Une française au pôle Nord/12

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 231-247).


XII

emmurés


Cependant, sur le champ de glace, de plus en plus compact, Isabelle et ses compagnons poursuivaient leur dur trajet à la poursuite des voyageurs qui ne revenaient point.

Le froid devenait plus intense. La plaine, bossuée de hummocks énormes, s’étendait, muette et désolée, devant les pas de la petite troupe. Ceux qui la composaient commençaient à souffrir cruellement, et des découragements les prenaient. À ces heures, dans leur effort pour ne se point trahir mutuellement leurs angoisses, ils gardaient le silence, et ce silence était plus douloureusement éloquent que des plaintes.

Dix fois, déjà, depuis leur départ du navire, ils avaient dû subir les violences de la tourmente. La route s’allongeait, dans sa morne monotonie ; le ciel, maintenant tout gris, avait des aspects de linceul pesant sur la terre.

Rien n’annonçait l’approche de cette muraille de glace que d’Ermont et Schnecker n’avaient pu franchir à l’aide de l’aérostat. Avait-elle donc changé de place, s’était-elle fondue, ou bien les deux hommes n’avaient-ils été que les jouets d’une hallucination, les victimes du vertige des glaces ?

Cette question hantait l’esprit d’Isabelle. Malgré l’énergie surhumaine qui la soutenait, elle ne pouvait se défendre d’un sombre désespoir. On touchait aux derniers jours d’août, et l’on n’était pas plus avancé qu’aux premiers.

Brusquement, le matin du 26, les voyageurs eurent comme un éblouissement.

Ils venaient de relever la latitude du point : 87° 44′. Le firmament, barbouillé d’épaisses brumes, leur parut cependant plus clair et plus haut qu’à l’ordinaire. Le vent, très fort pendant la nuit, était tombé. Un calme insolite, inexplicable, régnait dans l’atmosphère. En même temps, par un de ces caprices étranges auxquels on s’était habitué, le mercure remontait dans le thermomètre. Il ne marquait plus que 12 degrés au-dessous de zéro.

Soudain, sans que rien fit pressentir un tel changement, le rideau de vapeurs se déchira du haut en bas. Le soleil, voilé depuis une semaine, se montra rayonnant, et ses lueurs éclatantes mirent de l’or en fusion sur toute la surface du pack. Les glaces bleues étincelèrent, pareilles à de gigantesques diamants, et, d’un bout à l’autre de la plaine gelée, ce fut un ruissellement de couleurs incomparables.

Isabelle ne put retenir un cri d’admiration. Elle joignit les mains.

« Que c’est beau ! que c’est beau ! » répéta-t-elle à plusieurs reprises.

Ses yeux, un moment éblouis, s’étaient faits à la magie du spectacle. Voici que, maintenant, les explorateurs pouvaient mesurer du regard toute l’étendue du champ qui les portait. À moins de 1 mille, ce champ s’arrêtait, coupé nettement, à pic, et au delà une nappe d’un bleu sombre, pailletée d’or, lui faisait comme une bordure, sur laquelle le blanc du pack éclatait avec plus de puissance.

« La mer ! s’écria Isabelle. La mer libre, entièrement libre ! »

À ce cri, Hubert d’Ermont était accouru, suivi de tous les autres membres de l’expédition.

C’était bien la mer, en effet, une mer si liquide, si mouvante, qu’on n’aurait pu, en la considérant, se croire sous de telles latitudes, aussi voisins du pôle.

Hubert fit entendre une seconde exclamation :

« Oui, la mer ! Mais, après la mer, la ceinture de glaces ! »

Et il montrait de sa main tendue l’horizon du nord. Une autre ligne blanche s’y montrait, d’abord confondue avec le ciel pâle, mais, à cette heure, réverbérant les rayons du soleil avec une telle intensité que l’œil n’en pouvait soutenir l’éclat.

Et, cette fois, les voyageurs étaient renseignés. Non, d’Ermont et Schnecker ne s’étaient pas trompés ! Non, ils n’avaient point été les jouets d’une hallucination ! Ils l’avaient vue, de leurs yeux vue, cette muraille paléocrystique, ce rempart vierge dont le pôle se fait une armure prodigieuse contre les tentatives des mortels audacieux. Telle qu’elle apparaissait, elle justifiait les dires de ceux qui les premiers l’avaient aperçue.

À cet aspect, tous les courages se ranimèrent. Laissant là les traîneaux et le campement, la petite troupe s’élança vers les bords de cet océan mystérieux qui, sous ce jour éclatant, leur paraissait être l’effet d’un mirage.

Ils l’atteignirent assez promptement. Au bout de 2 kilomètres, ils plongeaient leurs mains dans l’eau salée. Et ce leur fut une volupté de sentir le contact de cette eau plus chaude sur leurs épidermes brûlés par le souffle mortifiant de l’aquilon.

Hélas ! ce ne fut là qu’une joie momentanée. Le souci venait de renaître.

Puisqu’ils n’avaient point retrouvé M. de Kéralio dans le trajet qui avait précédé, comment pouvaient-ils espérer l’atteindre désormais ? N’étaient-ils pas aux limites mêmes du globe ?

Une morne tristesse s’abattit sur eux et les tint en proie à toutes les angoisses.

Une fois de plus, ce fut Isabelle qui réagit la première.

Elle s’adressa à ses compagnons.

« Messieurs, dit-elle, il me paraît certain, cette fois, que mon père et ses deux camarades ont réalisé leur projet et couronné triomphalement leur tentative. »

Hubert la considéra, un peu surpris.

« Sur quoi vous fondez-vous pour parler ainsi, Isabelle ? questionna-t-il.

— Oh ! c’est bien simple, répondit la jeune fille. Nous sommes au bord de la mer libre, et nous avons devant nous la muraille de glaces que vous et M. Schnecker n’avez pu franchir avec le ballon. Or mon père a emmené avec lui le bateau sous-marin, n’est-il pas vrai ?

— Oui, et jusqu’ici tout est exact, mais je ne vois pas le but de cette démonstration.

— Voyons, acheva Isabelle, n’est-il pas manifeste que l’expédition sous-marine a réussi ? Sans cela, à défaut des voyageurs que nous recherchons, nous trouverions au moins le bateau sous-marin.

— C’est vrai », firent les marins, se rendant à l’évidence.

Toutefois Hubert garda pour lui-même une réflexion pénible qui lui était venue : « Cela prouve bien que les voyageurs se sont immergés sous les flots pour tenter de passer sous la ceinture de glaces permanentes. Par contre, rien ne prouve qu’ils en sont revenus. »

Il s’efforça de chasser de son esprit ces prévisions affligeantes, et conclut même avec gaieté des paroles de Mlle de Kéralio qu’il fallait dresser la tente au point qu’on avait atteint et y demeurer le plus longtemps possible pour attendre le retour des voyageurs.

Dans l’intervalle, on visiterait les alentours, on étudierait la configuration de ces lieux étranges.

Ce plan fut adopté et le programme suivi, au pied de la lettre.

La journée du 27 fut aussi belle que celle qui l’avait précédée, mais le thermomètre retomba à 20 degrés au-dessous de zéro.

Le premier soin des voyageurs fut de courir au rivage pour vérifier l’état de la mer. Les flots se mouvaient librement ; pas le moindre frazi n’en ternissait la surface. La stupeur d’Ermont fut grande en constatant que le thermomètre, plongé à une profondeur de 15 pieds, remontait à 4 degrés, température normale et moyenne de l’eau.

Cette mer du pôle ne subissait donc pas l’action du gel intense qui régnait aux environs.

Plus que jamais s’alluma dans l’âme des voyageurs le désir de franchir la barrière de glaces, de pénétrer ce pôle mystérieux, latent derrière la formidable muraille d’icebergs.

Ils reprirent leur course, mais circulairement, cette fois, selon une parallèle qui suivait la bordure de l’océan paléocrystique.

Partout, ils purent constater les mêmes cassures nettes, tranchées, aigües, mais polies, peu à peu émoussées par l’action des flots. Çà et là, le pack, d’une épaisseur variant entre 12 et 18 mètres, était coupé de rides, de crevasses, d’allées, généralement étroites, et qu’on pouvait sauter à pieds joints. Mais il était, dès à présent, visible que sous l’action des tempêtes du sud, il pouvait se disloquer en grands quartiers, et laisser entre eux de vastes canaux susceptibles de livrer le passage à un grand navire.

Nares avait donc eu raison à son point de vue, Lockwood au sien : le premier, en affirmant, d’après son lieutenant Markham, que la mer libre est un mythe ; le second, dans son voyage de 1883, en déclarant qu’il avait vu les flots battre librement les côtes septentrionales du Groenland.

Résumant l’impression de tous, Hubert d’Ermont conclut que l’action du froid, variable avec les années plus encore qu’avec les saisons, devait s’exercer surtout sur les moindres surfaces de l’océan, et que la zone libre qu’on avait sous les yeux ne devait son immunité qu’à la présence de quelque courant très chaud qui passerait sous le pôle lui-même.

Il n’y avait plus à hésiter, Hubert donna l’ordre de mettre à l’eau l’une des chaloupes, et s’embarqua en compagnie du lieutenant Pol. Ils établirent les voiles et se laissèrent emporter par une brise de sud-ouest.

Il était dix heures du matin quand ils partirent ; il en était onze du soir, et le soleil était à la limite de l’horizon du sud quand ils rentrèrent. Ils avaient parcouru 16 milles avant d’atteindre le pied des falaises de glace.

Là, leur curiosité avait été promptement éveillée par la bizarrerie de ces falaises, qui leur parurent plutôt posées sur un socle de granit qu’immergées elles-mêmes dans l’océan. Ils furent promptement édifiés à ce sujet.

L’énorme mur de glaces n’avait aucun contact avec l’eau. Il reposait sur une sorte de corniche prodigieuse, une table de console, elle-même enfoncée à pic dans les profondeurs de l’abîme. Le lieutenant Pol fit sonder. À 225 brasses, on ne trouvait pas encore le fond.

Dès lors, tout s’expliquait. La masse océanienne qui sépare le pôle des terres les plus voisines, comme l’île Courbet ou le cap Washington, roule en volutes prodigieuses des eaux réchauffées par un courant souterrain ou par la présence de quelque latente fournaise. Le froid n’exerce plus d’action sur elle à ces niveaux, et la seule surface exposée au-dessus des eaux subit l’influence des grands abaissements de la température.

D’Ermont et Pol conclurent que le pôle lui-même devait être une grande île entièrement revêtue de glace. Il fallait renoncer désormais à y parvenir, puisque la barrière des blocs monstrueux n’avait aucune fissure, aucun degré permettant le passage ou tout au moins l’escalade.

Quand ils rentrèrent, ils trouvèrent le camp en grand émoi.

Il était survenu un incident de la plus haute gravité.

Mlle de Kéralio avait disparu.

Guerbraz, profondément désolé, mit rapidement Hubert au courant de ce qui s’était passé.

On avait, après le départ de la chaloupe, dirigé une excursion vers l’est. On était parvenu ainsi, sans encombre, jusque sur une partie du floe où les hummocks se multipliaient avec une fréquence comparable à celle de ces monticules de terre pulvérisée qui décèlent la présence de fourmilières. Quelques-uns de ces monticules de neige et de glace étaient d’une hauteur extraordinaire, atteignant tantôt 20, tantôt 40 mètres d’élévation.

On en avait déjà gravi plusieurs, et les explorateurs, harassés, allaient revenir au campement, lorsque Guerbraz découvrit sur le pack une bouteille entièrement dégagée de la gangue de neige durcie qu’elle avait dû avoir, mais dont l’empreinte était demeurée sur la glace.

Cette bouteille contenait un papier, qu’Isabelle s’empressa de lire, après avoir brisé le contenant. Et dès qu’elle eut jeté les yeux sur le document, elle fut prise d’une agitation fébrile.

« Je ne rentrerai point au camp que je n’aie retrouvé mon père ! s’écria-t-elle. Mon bon Guerbraz, vous remettrez ce papier à M. d’Ermont à son retour, en lui disant que mon père est ici, doit être ici, quelque part, peut-être vivant encore, et que je n’aurai de repos qu’après l’avoir retrouvé. »

Alors, quoi qu’on voulût dire ou faire, elle se mit à courir au milieu des hummocks, aidée par les raquettes qu’on avait mises pour ces longues excursions. Brusquement, au tournant de l’un d’eux, elle disparut.

« Et vous ne l’avez pas recherchée ! s’écria Hubert, fou de douleur.



— Faites excuse, capitaine ; nous n’avons même fait que cela. C’est à présent que nous rentrons, le temps de prendre des vivres, et nous repartons. Si vous voulez venir avec nous ? »

D’Ermont s’était arrêté. Sous les rayons obliques de l’astre, il lisait le document trouvé.

C’était une sorte de lettre, émanée de M. de Kéralio lui-même.

Voici ce qu’elle contenait :

« 16 août 188.. Je jette ce document, sans espoir et sans ressource, dans les flots libres, qui ne le seront bientôt plus. La congélation monte du sud au nord, et nous sommes présentement sur un glaçon qui dérive vers l’est. Tous nos instruments sont demeurés dans le canot. Nous n’avons ni tente, ni sacs. C’est un coup de mer qui nous a séparés du sous-marin a notre retour du Pôle. Les deux voyages aller et retour se sont très bien effectués. Le Pôle est une île ceinte de récifs qui supportent la muraille de glaces. Nous sommes passés au-dessous, à une profondeur de 200 mètres environ. Si la mer se prend, nous lâcherons de retrouver notre bateau. — Latitude 87° 48′ 20″, longitude 42° 16′ ouest. — C’est notre dernier point. Il est d’hier, et la catastrophe s’est produite cette nuit, à 6 h. 15 du matin. Il nous reste 10 livres de pain conservé et 800 grammes de pemmican. Si l’équipage de l’Étoile Polaire trouve cette bouteille, qu’on nous cherche à l’est. »

Quand il eut terminé sa lecture, l’officier eut un frémissement.

« En avant ! s’écria-t-il. Et que Dieu nous aide ! Il n’y a pas une minute à perdre. »

Tout le monde reprit le chemin du nord-est.

Une idée vint tout à coup à l’esprit d’Hubert. Il demanda à Guerbraz :

« Et le chien ? Qu’avez-vous fait du chien ? A-t-il suivi Mlle de Kéralio ? »

Guerbraz eut une hésitation. Puis il répondit :

« C’est probable, capitaine, car depuis que la demoiselle nous a quittés, nous n’avons plus vu le chien. »

D’Ermont poussa un soupir de soulagement, et leva les yeux au ciel.

« Dieu soit loué ! C’est une chance de plus pour Isabelle. Pourvu que nous arrivions à temps pour les autres ! »

Quelque bonne volonté qu’on mît, malgré l’emploi des raquettes, ces larges semelles de peau tendues sur des baguettes de bois et qui facilitent singulièrement la marche, les hommes étaient épuisés. Trois d’entre eux tombèrent, et ne se relevèrent que pour retomber au bout de quelques pas. Le froid devenait terrible. À minuit le thermomètre accusait 54 degrés au-dessous de zéro.

Hubert fit dresser les tentes. Comme le ciel était pur et que l’on n’avait aucune menace de neige à redouter, le lieutenant de vaisseau donna l’ordre de préparer le repas immédiatement. Afin d’en faciliter la cuisson et aussi pour réchauffer les malheureux engourdis par le froid qui grandissait d’heure en heure, il fit sous la plus grande des deux tentes la première application du fourneau à gaz que l’on avait emporté. L’hydrogène des tubes eut donc son rôle même hors du navire et des baraquements.

On conçoit que, pour lui-même, d’Ermont n’éprouvât aucune pitié. La pensée de la disparition de sa fiancée l’affolait. Il prit à peine quelques gorgées d’un potage bouillant et s’élança au dehors, laissant les hommes sous le commandement du lieutenant Pol.

Le docteur Servant et Guerbraz coururent sur ses traces et ne tardèrent pas à le rejoindre.

Hubert se tordait les mains.

« Avez-vous consulté le baromètre ? dit-il à ses deux compagnons. Nous allons très certainement à une effroyable bourrasque. Et cette malheureuse enfant qui est dehors par ce temps, qui n’a rien prévu, rien appréhendé ! Si encore nous la retrouvions vivante ! »

Ils couraient de toute leur vitesse sur le pack bossue de verrues énormes, faisant de lourdes chutes, s’enfonçant dans des trous de neige. Où donc Isabelle avait-elle pu disparaître ?

Le firmament s’assombrissait rapidement. La tempête accourait au galop.

Les trois hommes unirent leurs voix et, faisant de leurs mains un porte-voix, appelèrent Isabelle désespérément. •

Rien ne répondit sur la morne étendue. Il n’y eut pas même un écho.

Soudain Guerbraz eut une inspiration heureuse.

« Appelons le chien ! » fit-il.

Sans même attendre le consentement de ses compagnons, il cria de tous ses poumons :

« Salvator ! Salvator ! Salvator ! »

Tous trois se lurent et tendirent l’oreille. Il leur avait semblé entendre un autre cri lointain.

Ils ne se trompaient pas. Entre deux rafales du vent qui rasait le sol, une plainte vint jusqu’à eux.

C’était un aboiement sinistre, lamentable, une de ces voix qui donnent le frisson au plus brave.

« Oh ! mon Dieu ! pleura d’Ermont, elle est morte !

— Du courage, capitaine, prononça l’énergique Guerbraz, et en avant ! »

Pour la seconde fois, la plainte désolée du chien traversa l’air.

« Salvator ne gémirait pas ainsi, fit Hubert, si Isabelle était vivante.

— Il ne faut jamais désespérer », dit à son tour le docteur, qui doubla le pas.

Et Guerbraz, comme pour s’entraîner lui-même, jeta une robuste clameur :

« Tiens bon, Salvator, tiens bon ! On y va ! »

Maintenant les rafales, courant dû sud-ouest, emportaient leurs voix. En même temps, d’épais flocons les souffletaient, le tapis de neige s’amoncelait sous leurs pieds. Par bonheur le froid terrible qui régnait, un froid de 42 degrés au-dessous de zéro, durcissait ce tapis sous leurs pas. Ils ne couraient pas, ils volaient.

Enfin, il leur parut que les aboiements du chien se rapprochaient.

Oui ils se rapprochaient. La vaillante bête avait flairé les émanations des trois hommes, et, au lieu de la plainte lugubre de tout à l’heure, c’étaient de sonores aboiements d’appel qu’elle jetait à plein gosier.

Guerbraz l’aperçut le premier.

Salvator était accroupi devant un énorme hummock de 10 mètres au moins de hauteur. Ce monticule était fait de quartiers géants, conglomérés entre eux par un ciment de neige fraîche. De seconde en seconde, ce mortier d’un nouveau genre s’épaississait, malgré les efforts désespérés du chien pour l’écarter avec ses pattes. Devant l’animal on apercevait les traces d’un passage récemment pratiqué et tout aussitôt rebouché par le gel et la neige.

Avec les crosses de leurs carabines les trois hommes eurent promptement déblayé le trou.

Et comme s’il n’eût attendu que cette aide, Salvator, se ruant sur la mince croûte qui obstruait encore le conduit, la creva sous le choc et s’enfonça avec de furieux aboiements.

Hubert se coucha sur la neige, au niveau de l’orifice, et appela :

« Isabelle ! êtes-vous là ? Pour l’amour de Dieu, répondez ! » Une voix, qui parut très faible et qu’on eût dit sortant de dessous terre, répliqua :

« Oui, Hubert, je suis là. Je ne suis pas seule. Mon père… »

Le reste de la phrase se perdit. D’ailleurs elle n’était pas nécessaire. Tout aussitôt les trois hommes se mirent à la besogne.

L’épaule herculéenne de Guerbraz ébranla les parois de cette tombe de glace sous laquelle on devinait des vivants ensevelis. Hubert, faisant une fusée avec une poignée de poudre, s’en servit comme d’un pétard de mine pour désagréger les blocs monstrueux que le froid avait soudés ensemble.

Au bout de vingt minutes d’efforts presque surhumains, une dernière explosion, la cinquième au moins, rompit la muraille du sépulcre, et l’on vit s’ouvrir une sorte de couloir souterrain.

Les trois hommes jetèrent un même cri. Ce qu’ils avaient pris pour un hummock n’était autre chose que l’arrière même du sous-marin, dont le reste de la carène s’enfonçait profondément dans la neige. Le capot relevé donnait l’aspect d’une de ces huttes dont on retrouve encore des vestiges dans les régions les plus septentrionales du Groenland : et de la terre de Grinnell. Mais ici aucun doute n’eût été permis, alors même qu’on n’aurait pas reconnu le bateau sous-marin. Les Esquimaux sont des sauvages de trop de sens pour construire leur demeure sur un terrain aussi peu stable que la surface glacée de l’océan.

Hubert bondit sur les blocs branlants qui dominaient le bateau enlisé et pénétra le premier dans l’intérieur. Un spectacle navrant l’y attendait.

Isabelle, aussi pâle qu’une trépassée, était agenouillée auprès d’une créature humaine dont l’apparence était celle d’un cadavre. De temps à autre, elle versait sur les lèvres serrées et bleuies du malheureux quelques gouttes d’eau-de-vie, contrainte d’écarter elle-même les lèvres et de desserrer les dents du moribond.

« Hubert, dit-elle rapidement, celui-ci est mon père. Il vit encore. Ses deux compagnons sont morts. Vous retrouverez leurs corps à côté, près de la machine. C’est le froid qui les a tués. Ils n’avaient plus de combustible, et leurs provisions étaient gelées. »

Le docteur Servant s’était empressé auprès de M. de Kéralio.

« Capitaine, dit-il, il est urgent que l’un de nous se détache pour aller chercher du renfort. Nous ne pouvons laisser ici Mlle Isabelle et son père, et cette température est absolument insoutenable. »

D’Ermont hésitait. Il objecta que sa présence pouvait être utile sur les lieux.

Ce fut encore Guerbraz qui eut l’illumination de génie nécessaire à cette situation critique.

« Il y a le chien », dit-il.

Tous comprirent.

Tirant son carnet, Hubert y traça d’une main gourde l’appel suivant au lieutenant Pol :

« Envoyez trois hommes avec des vivres et l’un des tubes d’hydrogène. Suivez le chien. Il vous conduira. »

Il détacha la feuille du carnet et la fixa au collier de la bête.

Il ne restait plus qu’à expédier Salvalor vers le campement.

Qui ferait comprendre au vaillant animal le service que l’on attendait de lui ?

Isabelle se chargea de ce soin. Elle comptait, à juste titre, sur la merveilleuse intelligence de Salvalor, bien supérieure à celle de ses congénères. Sortant donc du sous-marin enlisé, elle remonta jusqu’au seuil du hummock factice, caressa le brave terre-neuve sur la tête, et, lui montrant l’horizon du sud-ouest perdu sous les lignes blanches des flocons qui ne s’interrompaient plus, elle lui dit simplement : « Va, bon chien ! »

Salvalor fit entendre un jappement joyeux, attacha sur sa maîtresse un doux et fier regard, et partit comme une flèche.