Une française au pôle Nord/16

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Librairie Hachette et Cie (p. 311-327).

XVI

un siège


Assurément la situation matérielle de l’expédition ne laissait point à désirer.

L’Étoile Polaire, supérieurement abritée dans la crique Longue, n’avait point à redouter les tempêtes du large et les secousses de l’icefield. Solidement fixée sur son berceau, encastrée entre deux hautes murailles de syénite, elle n’avait qu’à attendre la fin des mauvais jours pour reprendre la route de France par les mers du sud.

Les provisions ne manquaient point. Indépendamment de la réserve d’hydrogène liquéfié, on avait en charbon le combustible suffisant au chauffage quotidien. Le luminaire ne manquait pas davantage, et si l’on ne possédait pas la même abondance de vivres frais, si l’on manquait surtout des merveilleuses ressources de la terre improvisée l’hiver précédent, on avait encore des conserves en quantité suffisante pour fournir à toutes les exigences de l’appétit le plus vorace.

En outre, les chasseurs de l’équipage n’avaient point encore perdu l’espoir de quelque heureux coup de fusil avant la venue de la redoutable nuit polaire. Même, on avait reçu du cap Washington des assurances très réjouissantes sur la présence d’un gibier aussi varié que nombreux pour les fusils de la campagne d’automne.

Ce n’était donc pas du sort des hommes valides et en bonne santé qu’il y avait lieu de se préoccuper.

Malheureusement, le moral était atteint. Le spectacle de ces morts survenues en si peu de temps et d’une manière presque foudroyante avait assombri les fronts et relâché les énergies. On avait appris, au retour de M. de Kéralio, quel avait été le sort de ses deux compagnons de vaillance et de misère. De plus, quelques cas de scorbut s’étaient produits, bientôt compliqués d’une dysenterie épuisante, qui, en moins de rien réduisait les pauvres malades à un état de faiblesse physique et de dénuement intellectuel absolus.

Isabelle s’était sur-le-champ vouée à la besogne de soigner le personnel, et elle avait fort à faire.

On la voyait se multiplier, portant partout le soulagement des maux physiques, la consolation et l’espérance pour les souffrances morales. Mais elle avait besoin elle-même de tout son courage pour ranimer celui de ses compagnons, surtout lorsqu’elle se trouvait en présence de douleurs qui l’affligeaient personnellement. Et c’était là surtout son cas en face de la maladie de sa nourrice Tina Le Floc’h.

La pauvre Bretonne était perdue, et elle le savait. Avec une résignation admirable, elle se soumettait au décret qui lui retranchait des jours qu’elle aurait peut-être vécus dans son doux pays de France. Elle n’avait pas une parole amère, mais elle laissait éclater sur ses traits la joie que lui causait le voisinage de cette enfant qu’elle avait nourrie de son lait, dont elle avait été en quelque sorte la seconde mère.

Elle traînait péniblement son existence condamnée, entre les murs de planches de ce navire immobile, dans cette atmosphère peu favorable à la respiration, dans la clarté factice des lampes électriques. La nuit polaire lui semblait plus pesante qu’à tout autre. Elle la subissait toutefois sans murmurer.

L’hiver était d’une rigueur atroce. Les grands froids de l’année précédente étaient dépassés. Le 20 novembre, le mercure des thermomètres fut gelé. Le 1er décembre, ce fut le tour des acides et des alcools, qui s’épaissirent en une sorte de sirop. À partir de ce moment, la température se maintint presque constamment à 40 degrés au-dessous de zéro. Dans les premiers jours de janvier, elle descendit à ces niveaux mortels où le froid se montre foudroyant : 50, 52, 54, 56 degrés au-dessous de zéro, une rigoureuse hygiène fut ordonnée et appliquée. Défense fut faite aux hommes de sortir, et on la maintint pendant une semaine entière.

Alors aussi, on dut renoncer au chauffage au charbon, et, derechef, l’hydrogène brûla dans les poêles installés dans le carré, dans le poste des matelots et dans les cabines. On conserva de la sorte une température presque constante de 4 degrés.

Par bonheur, l’hiver, s’il fut terrible, fut aussi relativement court.

Le 15 janvier, le thermomètre remonta brusquement au point de congélation du mercure. En même temps, une pression barométrique considérable annonça la survenance d’une tempête du sud.

Elle dura trois jours et fut affreuse. Malgré sa situation à l’abri, l’Étoile Polaire eut beaucoup à souffrir.

Une roche d’un poids énorme se détacha de la crête des murailles et, tombant à pic, priva l’artimon de sa hune et de sa vergue barrée, puis défonça le pont à l’arrière. Parmi les cabines que cet accident dégrada se trouvèrent celles d’Isabelle et de sa nourrice. En outre, deux matelots furent atteints par la chute de ce bloc monstrueux. L’un d’eux fut tué sur le coup ; l’autre, les jambes brisées, languit trois jours à la suite de l’amputation reconnue indispensable, et mourut.

C’étaient autant de causes de tristesse, que le retour du soleil ne parvint pas à dissiper.

Quand vint février, le froid n’était plus guère que de 25 à 32 degrés. Afin de relever les énergies, le commandant Lacrosse donna l’ordre de reprendre les courses extérieures. Une première escouade, sous la conduite du vaillant Guerbraz, se dirigea vers le cap Washington, qu’elle atteignit après six jours d’une marche des plus pénibles. Elle y laissa deux des hommes qui la composaient, et en rapporta de fort mauvaises nouvelles : le lieutenant Rémois avait succombé à une entérite causée par les grands froids, et, avec lui, deux autres matelots, tous deux Canadiens, avaient péri.

Ces trois décès portaient à douze le nombre des victimes de l’expédition.

Il restait encore trente et un hommes et deux femmes. On tint conseil à bord de l’Étoile Polaire, pour décider si l’on maintiendrait les deux stations. Il semblait en effet plus pratique et plus prudent de réunir tout le personnel, soit à bord du steamer, soit dans les baraquements du cap Washington. Cela rendait plus faciles les soins à donner aux malades, et surtout, cela permettrait aux deux médecins de ne point isoler leur action. Enfin, avantage précieux, cela réduisait considérablement la dépense de luminaire et de combustible. On s’arrêta donc à ce parti, le plus sage, et l’on donna l’ordre aux gardiens de la station du sud de rallier au plus tôt l’Étoile Polaire et le poste de l’île Courbet.

Le conseil eut également à statuer sur le sort du traître Schnecker, toujours gardé à vue.

Reconnu coupable à l’unanimité, condamné à la peine de mort, le chimiste ne dut son salut qu’aux prières d’Isabelle. La jeune fille se présenta, des larmes plein les yeux, devant les juges.

« Messieurs, supplia-t-elle, je n’invoquerai pour vous attendrir qu’une seule considération. Douze des nôtres sont déjà morts au champ d’honneur de notre entreprise. D’autres, dont nous ignorons le nombre, tomberont probablement encore, et mon cœur a déjà pris le deuil d’une existence qui m’est particulièrement chère. Je vous en supplie, n’ajoutez pas, par l’exécution d’une sentence aussi rigoureuse que juste, un moyen nouveau à ceux dont la mort se sert pour faucher dans nos rangs. Ne mettez pas une tache de sang, même honorable, sur vos mains. Je sais que cet homme est un misérable, qu’il a attenté à la vie de chacun de nous et à celle de l’universalité. Je sais que, par son crime, deux de nos plus vaillants matelots sont morts, et que le chef de notre expédition, mon père, a été lui-même victime d’une véritable tentative d’assassinat, dirigée contre lui par ce malheureux. Mais je veux oublier ses forfaits pour ne me souvenir que des services rendus jadis, et, surtout, que cet homme a été le compagnon de nos souffrances et de nos efforts. Donnez-lui le temps de comprendre la grandeur de son crime et de s’en repentir. »

Ces paroles touchantes émurent le tribunal.

Séance tenante, on fît comparaître le misérable en présence de son avocat improvisé, et on lui signifia que, sur la demande de Mlle de Kéralio, il bénéficiait de circonstances atténuantes. En conséquence, on le gardait à bord jusqu’au retour. Mais, une fois débarqués sur le territoire français, ses juges du moment le remettraient aux mains de l’autorité compétente pour qu’il eût à s’expliquer.

Schnecker remercia sa bienfaitrice en termes rogues et sous lesquels perçait moins de reconnaissance que de satisfaction d’échapper à un supplice immédiat. Il fut donc reconduit à sa cabine et placé sous la surveillance d’un matelot qu’on relevait toutes les deux heures. Bientôt, devant l’impossibilité manifeste d’une fuite, on se relâcha de cette surveillance, et toute liberté d’aller et de venir fut laissée au chimiste.

Puis on se livra aux préparatifs nécessaires à l’aménagement définitif du steamer, non seulement en vue du retour des hommes détachés au cap Washington, mais aussi du départ du navire lui-même. L’élévation constante de la température, la survenance de tempêtes continues du sud, la dislocation par plaques de l’icefield, permettaient en effet d’espérer un printemps précoce et exceptionnellement doux.

Pendant ce temps, Hubert d’Ermont, le lieutenant Hardy, le docteur Servan, M. de Kéralio et Isabelle employaient une partie de leurs loisirs à rédiger le rapport de leur voyage, le compte rendu détaillé de cette expédition sans précédent, sans analogue, si remplie de péripéties émouvantes, si pleine de résultats inespérés.

Le 10 mars, s’opéra la jonction des deux troupes.

Mais elle s’accomplit en des circonstances et dans des conditions dont aucun des membres de l’expédition ne devait perdre la mémoire.

Depuis que la décision en avait été prise et notifiée aux hivernants de la côte grœnlandaise, chaque jour une escouade de six hommes se risquait hors du navire et s’aventurait sur le pack, le plus avant possible, à la rencontre de ceux dont on attendait la venue. Ces courses n’allaient pas sans périls de toute sorte, la glace subissant tous les jours des altérations profondes dans sa surface et dans sa constitution. À chaque pas, les mêmes obstacles que l’on connaissait déjà surgissaient ; l’océan, dont on sentait la présence dans l’agitation incessante de l’instable écorce qui recouvrait sa surface, tendait les mêmes pièges effrayants : crevasses aussitôt refermées qu’entr’ouvertes, allées d’eau inattendues, fissures dans les monticules pressés des hummocks. En outre, se fondant sur les observations de Lockwood et de Brainard, les marins de l’Étoile Polaire étaient autorisés à croire que, malgré les froids terribles de l’hiver, la côte du Groenland offrait moins de sécurité que la nappe de glace qui s’étendait en deçà d’elle.

Ce jour-là, la colonne avait parcouru 6 milles, lorsqu’elle vit surgir devant elle la troupe qu’elle allait rejoindre.

Les douze hommes qui la composaient semblaient presser le pas. On les voyait à distance courir aussi vite que pouvait le leur permettre la largeur des raquettes dont ils étaient chaussés. Ils n’avaient avec eux qu’un seul traîneau et quelques chiens. Il devint promptement manifeste aux yeux des gens de l’Étoile Polaire que leurs compagnons essayaient de se soustraire à un danger imminent.

Bientôt on n’eut plus de doutes à cet égard.

Les premiers qui rejoignirent la colonne s’empressèrent d’expliquer les motifs de leur fuite.

Ils avaient à peine parcouru 6 à 7 kilomètres à partir du cap Washington que les chiens avaient donné des signes non équivoques de terreur. Surpris à bon droit, les matelots s’étaient massés autour des traîneaux, et quelle n’avait pas été leur désagréable surprise en apercevant, à quelque cent mètres de leur route, deux ours de taille gigantesque. Contrairement à leurs habitudes de lâcheté, les redoutables plantigrades n’avaient pas battu en retraite. Mais les coups de feu de la troupe les avaient écartés.

Cette première rencontre était presque oubliée, lorsque, au bout de 10 nouveaux kilomètres, trois autres ours s’étaient montrés. Ceux-ci avaient paru moins hardis, mais plus tenaces que leurs devanciers, et ils avaient suivi la troupe, bien qu’à une distance respectueuse, jusqu’au lieu de son campement.

La nuit que les pauvres matelots avaient dû passer sur la glace avait été hantée de terribles cauchemars.

Par bonheur, les farouches compagnons de leur route avaient maintenu leur distance. Une prudence innée les avait fait se méfier du voisinage des armes à fou.

Les marins n’avaient dû qu’à cette circonstance de n’être point attaqués pendant les ténèbres.

Mais, au lever du soleil, leurs terreurs s’étaient converties en une épouvante sans mesure.

Ce n’était plus trois ours, c’était douze qu’ils avaient autour d’eux, douze ours, un par homme !

Dans de telles conditions le péril devenait extrême, et si les infortunés voyageurs ne franchissaient point dans leur journée les 70 kilomètres qui les séparaient de l’Étoile Polaire, ils n’étaient que trop sûrs d’avoir à subir un assaut au cours de la nuit qui allait venir.

L’imminence du péril leur avait donné des ailes. Ils avaient fait des efforts surhumains.

Mais les bêtes affamées, comprenant sans doute que leur proie allait échapper, s’étaient rapprochées peu à peu, et le moment était venu où ils s’étaient formés en ligne d’attaque, à moins de 500 mètres des fuyards.

Ceux-ci avaient cependant franchi les deux tiers de leur étape et pouvaient espérer atteindre sans trop d’encombre le navire sauveur, quand, brusquement, une bande nouvelle était apparue.

Alors on avait pris un parti héroïque.

Dételant l’un des deux traîneaux, on l’avait laissé en arrière, en prenant soin de découvrir tout ce qui pouvait être dévoré. Les chiens étaient venus s’ajouter au premier équipage. On l’avait surchargé des hommes les plus épuisés par la fatigue de cette marche forcée, et l’on avait littéralement couru sur le pack.

Mais ce n’avait été là qu’un répit momentané. Les assaillants avaient eu tôt fait de mettre en pièces et de se dispuler les débris des provisions chargées sur le traîneau. Puis, mis en goût par le régal inattendu, ils avaient repris leur poursuite.

Et au moment où l’escouade de secours venait de rejoindre les pauvres émigrants du cap Washington, ceux-ci voyaient déjà surgir l’avant-garde de leurs ennemis.

« Ils sont au moins vingt ! » s’écria le maître Guilvinec, qui commandait le détachement depuis la mort de Rémois.

Heureusement la distance à franchir désormais pour regagner le steamer n’était point excessive. Le lieutenant Hardy, qui commandait l’escouade de secours, donna l’ordre de-laisser prendre les devants au traîneau et à ceux qui l’escortaient, tandis que lui-même et ses cinq compagnons couvriraient la retraite.

Et, ne résistant pas à la tentation de tirer un beau coup de fusil, il attendit de pied ferme que l’une des bêtes fût à portée de son arme, pour lui envoyer, le plus civilement du monde, une balle à pointe d’acier.

Il eut la joie et l’orgueil de constater que le coup avait porté.

L’ours, atteint au défaut de l’épaule, tomba foudroyé. Il avait eu le cœur traversé par le projectile. Malgré la gravité de la situation, ses hommes ne purent se défendre d’admirer avec enthousiasme ce magnifique résultat.

« Bravo, capitaine ! » criaient-ils, en soulevant leurs bonnets de fourrure.

Mais cet exploit cynégétique ne fut rien moins qu’utile, bien loin de là.

Les animaux affamés accoururent en grondant, et s’empressèrent de se partager les dépouilles de leur congénère En un clin d’œil l’ours mort fut déchiqueté et dévoré par ses frères voraces.

Cela fait, et sans autre souci de leur brutale action, les plantigrades s’élancèrent de nouveau sur la piste des fugitifs.

Mais ceux-ci, aidés et protégés par leurs camarades du steamer, avaient pu enfin atteindre le navire, et la bande grondante n’arriva au pied de l’Étoile Polaire que pour voir les derniers membres de la colonne empoigner les échelles et les cordes à eux préparées pour réintégrer le bord.

Déjà, par un sabord artistement ménagé dans la carcasse du navire par le maître charpentier du bord, on avait fait entrer les chiens et mis à l’abri le traîneau avec toute sa cargaison.

Ce dut donc être pour les ours une cause de singulier désappointement. Mais comme les ours sont des animaux philosophes et patients, ils s’assemblèrent en conseil autour du navire, et en firent un siège dans toutes les règles.

Ce n’était pas que leur présence fût, en soi, bien inquiétante. Mais elle était gênante.

En effet, tant que ces voisins incommodes se tiendraient là, il ne faudrait pas songer aux excursions qu’imposait l’hygiène la plus élémentaire. Il devenait donc nécessaire de s’en débarrasser au plus tôt.

Il fut décidé qu’on ne balancerait pas dans le choix des moyens. Les plus violents et les plus expéditifs furent réputés les meilleurs.

Les assiégés se distribuèrent donc en trois sections de dix hommes chacune, dont la première eut pour chef le commandant Lacrosse, la seconde Hubert d’Ennont, la troisième le lieutenant Hardy.

Chacune d’elles se vit assigner un jour de garde et une fonction déterminée.

Jusque-là on ne s’était préoccupé que très médiocrement de cette ennuyeuse compagnie. Il fallut pourtant lui faire l’honneur d’une plus grande attention, lorsqu’on vit son nombre s’accroître dans de fantastiques proportions.

« Ah çà ! il pleut des ours dans ce pays-ci ! » s’exclama le lieutenant Pol, en prenant le premier son quart sur le pont, et en inspectant la glace du pack.

« Que voulez-vous dire ? interrogea Bernard Lacrosse, qui avait entendu l’exclamation.

— Dame ! commandant, lit le jeune officier en riant, voyez vous-même. Hier, il y avait vingt-deux de ces satanées bêtes autour de nous : je veux être pendu s’il n’y en a pas cinquante aujourd’hui. »

Le commandant Lacrosse n’eut qu’un coup d’œil à jeter sur les alentours du navire pour s’apercevoir que le lieutenant n’exagérait pas.

Les ours étaient de tous les côtés, et le chiffre de cinquante, si extraordinaire qu’il parût, n’avait rien d’outré. Il en conçut une véritable inquiétude.

« Il s’est donc passé quelque chose d’extraordinaire dans ces régions ! » s’écria-t-il.

On se concerta de nouveau. La situation, sans être absolument critique, n’en était pas moins inquiétante.

En effet, il devenait impossible de sortir du navire, et la présence de ces hôtes dangereux laissait prévoir la venue d’un moment où toute l’armée des ours, pressée par la faim, donnerait l’assaut au steamer.

À l’intérieur, l’état des malades ne s’améliorait pas. Vers le 15 mars une recrudescence du froid obligea les hivernants à se claquemurer derechef. Le mercure avait gelé une fois de plus, et la glace du pack, qui paraissait à la veille de se rompre, avait repris son épaisseur et sa consistance antérieures.

Le scorbut fit son apparition parmi les hommes valides des trois escouades.

Le 20, la troupe ne pouvait plus compter que sur un chiffre de vingt-quatre matelots, et, chose plus grave, le docteur Le Sieur, l’aide et l’ami du docteur Servan, dut s’aliter en personne, succombant à l’excès de fatigue que l’on avait dû s’imposer. Cette maladie du médecin n’était pas faite pour relever le moral de l’équipage.

Mais ce qui affligeait peut-être le plus cruellement les témoins de ce lugubre drame, c’était le spectacle de la lente agonie de Tina Le Floc’h. La pauvre nourrice, en effet, se mourait, et ses derniers jours étaient encore attristés par l’impossibilité où l’on se trouvait de lui procurer le moindre adoucissement.

Isabelle, brisée de fatigue, ne quittait plus le chevet de sa compagne.

La mourante n’avait conservé aucune illusion ; résignée à son sort, elle n’éprouvait qu’un regret, celui de ne point revoir la terre d’Armor.

Et Mlle de Kéralio redoublait d’énergie et de soins pour prolonger une existence désormais condamnée.

Cependant l’atmosphère intérieure devenait irrespirable.

La provision d’oxygène liquéfié était épuisée. Il n’en restait plus qu’un tube, réservé avec le plus de soin possible pour les cas extrêmes, et spécialement pour l’usage des malades.

Il était urgent d’aérer les chambres et la batterie, et l’on n’avait pu le faire jusqu’ici qu’en ouvrant avec précaution quelques-uns et l’invasion de l’acide carbonique délétère rendait nécessaire une aération totale et complète.

Ce n’étaient pas seulement les gaz du chauffage quotidien qui entretenaient cette atmosphère méphitique, c’étaient surtout les respirations accumulées dont quelques-unes sortaient des poitrines malades ; c’étaient enfin les exhalaisons des cuisines, dont les odeurs rancies empestaient au loin l’air ambiant et devaient surexciter étrangement au dehors l’appétit vorace des ours à jeun.

L’équinoxe était passé. La détente du froid que l’on avait espérée ne se produisait pas encore.

Le 22, les officiers, sur le conseil du docteur Sevran, décidèrent que l’on enlèverait les capots des écoutilles, et que, malgré une température de 30 degrés au-dessous de zéro, on laisserait pendant quelques minutes l’air extérieur pénétrer dans le navire.

Après d’assez longs débats, on s’était refusé à distribuer le contenu du dernier tube d’oxygène.

On prit donc toutes les précautions indispensables pour atténuer la brusque entrée du froid, car on n’avait point à se dissimuler que l’ouverture des panneaux allait amener un abaissement énorme de la température, celle-ci étant encore de 6 degrés dans l’intérieur du navire, grâce au chauffage de l’hydrogène.



Afin de ménager autant que possible les transitions, on commença par ouvrir les sabords un à un. Quand le niveau de la température se fut ainsi abaissé à zéro, on interrompit le chauffage au gaz, en se tenant prêt à le reprendre aussitôt. Puis on enleva le capot du grand panneau.

En ce moment, un bruit singulier qui se fit sur le pont attira l’attention du personnel.

Des pas lourds, des raclements significatifs, un bruit de cordes qui se rompent, un bris de bois, indiquaient la présence d’hôtes imprévus sur le navire.

Aux premières rumeurs, les gens de l’équipage comprirent à quel genre de visiteurs on avait affaire.

« Les ours ! » s’écria Guerbraz qui surveillait la manœuvre d’aérage.

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage : les planches du panneau craquèrent sous un poids considérable et s’enfoncèrent à l’instar d’une trappe qui se rabat sur leurs supports tordus.

La gueule sanglante et les yeux rouges d’un ours apparurent dans la baie découverte, en même temps qu’un courant d’air glacé faisait violemment irruption dans les flancs du navire.