Une française au pôle Nord/15

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Librairie Hachette et Cie (p. 291-307).


XV

hors du centre


Oui, le centre du globe était un trou, car, lorsque les voyageurs parvinrent sur ses bords, le jet d’eau n’existait plus, le lac d’argent avait disparu, et à sa place ils ne voyaient plus qu’un effrayant abîme, un gouffre de 1000 à 1200 mètres de diamètre, aux parois à pic, perpendiculaires, presque lisses, dont on n’apercevait pas le fond, mais dont le vide béant, plein de vertiges, était tapissé de vapeurs moutonnantes dont la nappe ondulait capricieusement à 10 mètres au-dessous du bord, sans l’atteindre jamais.

Les trois explorateurs eurent, une même pensée, ils jetèrent un même cri :

« Nous avons été le jouet d’un songe ou d’un mirage ! »

Cependant, ils s’étaient arrêtés. La fatigue les domptait enfin. La présence du jour continu les avait étrangement abusés, et leurs esprits, sollicités par les merveilles qu’ils rencontraient à chaque pas, ne leur avaient point permis de supputer exactement les heures. Quand Hubert s’avisa de consulter les instruments, il s’aperçut que vingt-deux nouvelles heures s’étaient écoulées depuis leur débarquement sur l’ilot.

Vingt-deux heures, une nuit et un jour ! La nature reprit ses droits et réclama le sommeil. Ils dressèrent la tente. Les sacs étaient inutiles sous une pareille température. Ils ne les ouvrirent donc pas et se jetèrent dessus tout habillés.

Un long et lourd sommeil les tint immobiles pendant des heures. À leur réveil, quelle ne fut pas leur surprise de constater que le lac avait reparu, et que la colonne du jet s’élevait, comme la veille, à 150 pieds d’élévation, se couronnant d’un panache de diamants liquides.

« Ho ! ho ! s’écria d’Ermont, je commence à comprendre. Ceci est une fontaine intermittente, une sorte de geyser merveilleux. La nappe qu’il décèle se trouve, grâce au mouvement de la terre, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de l’orifice que nous avons présentement sous les yeux. De là, la fuite régulière des eaux et leur retour périodique toutes les douze heures. Quant au jet d’eau, il est dû certainement à une pression supplémentaire, et sa grande hauteur a pour cause la pesanteur moindre de l’air au pôle qu’à l’équateur. »

Cette seconde hypothèse était aisément contrôlable, et fut tout de suite confirmée par le témoignage du baromètre. Pour vérifier la première, d’Ermont eut recours à un procédé fort simple.

Il alla se placer à l’extrémité opposée du lac et jeta à la surface une branche d’arbre préalablement dépouillée de son feuillage et agrémentée d’un morceau d’étoffe de couleur.

La branche parut tout d’abord devoir garder indéfiniment sa position.

Mais, le temps s’écoulant, elle s’éloigna insensiblement du bord et gagna le large, non en suivant le diamètre du lac, mais en décrivant une ligne courbe qui lui fit parcourir successivement tous les points cardinaux. Au bout de six heures, les eaux avaient disparu sous leur couche de brouillard. Hubert n’eut plus alors qu’à jeter la sonde. La corde ramenée accusa 60 mètres de profondeur. On était donc renseigné. Le fond de la nappe était à 120 mètres, un peu plus, un peu moins, en tenant compte de la hauteur différente des bords.

Le cinquième jour s’était écoulé depuis que les hardis jeunes gens avaient quitté leurs compagnons au bord du pack glacé. Ils n’avaient emporté que quinze jours de vivres, et il fallait songer au retour. Hubert répétait même en riant, avec une variante, le vers de La Fontaine :

Ce n’est pas tout de voir, il faut sortir d’ici.

Jusque-là, tout leur avait entièrement réussi. À part quelques incidents de détail, incidents plus pittoresques qu’inquiétants, ils avaient vu la voie s’ouvrir assez large devant eux. Maintenant, le problème était d’une exceptionnelle gravité.

Cette terre du Pôle, cet îlot invraisemblable était situé à quelque quatre cents mètres au-dessous du niveau de la mer. Bien plus, la mer le ceignait d’un infranchissable bourrelet de vagues, et, au delà, recommençait la barrière rocheuse sur laquelle on était bien passé une première fois, mais dont il fallait retrouver le mystérieux chemin.

La question était redoutable. Il fallait s’appliquer sans retard à la résoudre.

On fit une première tentative.

Elle consista à pousser le sous-marin dans la ceinture même de l’îlot, et d’essayer, au moyen de l’hélice, de remonter jusqu’à la crête de cet étrange ras de marée.

L’effort fut infructueux. Le frêle bateau en tôle d’aluminium ne put triompher de la résistance des eaux. Le mouvement giratoire du cercle s’exerçait avec la même force des deux côtés de sa ligne, mais, de celui-ci, on n’avait pas la faculté de s’immerger, puisqu’il fallait remonter une pente de vingt mètres sans le secours d’aucun support liquide.

Le désappointement des voyageurs fut grand. Un moment même, il faillit se changer en désespoir.

« Sommes-nous donc condamnés à demeurer enfermés au Pôle ? » demanda Isabelle.

Elle souriait en parlant ainsi, mais il y avait de l’inquiétude dans ses paroles.

« Non, répondit Hubert qui ne voulait que la rassurer. Nous sortirons d’ici. Mais combien je regrette que nous n’ayons pas emporté le ballon avec nous ! La force centrifuge qui nous interdisait l’entrée du Pôle nous eût, au contraire, grandement servi pour en sortir. »

Deux mortelles journées s’écoulèrent au milieu de ces perplexités et de ces angoisses.

Tous les jours, le lieutenant de vaisseau revenait sur les bords du lac et en interrogeait les sombres profondeurs. Il avait fait ainsi diverses observations qui ne laissaient pas de le troubler. Insectes et papillons enfermés dans l’île n’étaient pas assez puissamment doués pour le vol pour qu’on les pût supposer venus des terres lointaines et glacées qui avoisinent le pôle. Il fallait donc qu’ils eussent dans l’îlot même leur séjour et leur nourriture.

Un matin, Hubert put constater que la faune de l’île s’était accrue d’un ou deux oiseaux nouveaux appartenant à la famille des grands-ducs. C’étaient de ces grands harfangs que l’on retrouve aussi bien dans les mines creusées de main d’homme que dans les déserts glaciaires. En suivant le vol de l’un d’eux, d’Ermont le vit se plonger brusquement dans le gouffre laissé par la retraite des eaux du lac. Il en conclut immédiatement que ce gouffre devait être fait de vastes cavités tantôt sèches, tantôt submergées. Déjà il avait pu constater que les eaux du lac étaient douces.

De là à former le projet de sortir du pôle par le lac, il n’y avait qu’un pas.

Une série de calculs trouvés exacts permit au jeune homme d’acquérir la certitude que son projet n’était pas seulement raisonnable, mais encore d’une exécution relativement facile.

Il se mit donc à l’œuvre, en compagnie de Guerbraz, et le torpilleur démonté fut transporté, puis remonté pièce à pièce sur les bords du lac.

« Que comptez-vous donc faire ? » demanda curieusement Isabelle.

Le jeune homme sourit et lui expliqua son plan.

« Ma chère Isabelle, dit-il, vous allez me comprendre tout de suite. L’eau de ce lac est douce, preuve qu’elle n’a aucune communication avec la mer. Elle met douze heures à remplir une cavité de 120 mètres de profondeur sur une largeur moyenne de 1000. Ceci vous prouve qu’une immense nappe souterraine s’étend aux alentours du Pôle, et que de chaque côté se trouve un déversoir de plus de 60 kilomètres. À chaque tour de la terre, cette eau revient à son point de départ. Elle passe donc par tous les points cardinaux et collatéraux, conséquemment par le 41e degré de longitude occidentale. Il nous suffit donc de nous laisser descendre avec elle dans les entrailles de la terre, pour que cette eau, en s’abaissant, nous porte jusqu’au point externe de sa communication avec la terre. Or nous savons que la ceinture de roches de la banquise est distante de 40 kilomètres environ, et que la superficie de notre îlot est un cercle de 25000 mètres carrés. Donc, en nous laissant emporter par une branche du courant souterrain, nous sommes surs d’atteindre un îlot quelconque de la mer libre en communication avec le nôtre par ce corridor aqueux. La présence de la mer libre elle-même, l’existence de ces prodigieux amas de force magnétique nous assurent que cette hypothèse est hors de doute. »

Il parlait avec une telle conviction que la jeune fille la partagea sur-le-champ.

« Bravo ! dit-elle, et en avant par le corridor souterrain. »

On était au huitième jour. Les calculs de d’Ermont lui apprirent que, pour aboutir à la poussée intérieure de la nappe d’eau souterraine au voisinage du 41e degré, il fallait embarquer à midi précis.

Le sous-marin fut donc mis à l’eau et son équipage de trois personnes s’embarqua immédiatement.

Ainsi qu’on l’avait prévu, la descente de cette mer intérieure s’opéra circulairement.

De cette façon le bateau put faire l’inspection de tous les côtés du gouffre.

Jusqu’à 60 mètres de profondeur, le lac n’était qu’un puits cylindrique dont les parois lisses et nettes donnaient fort exactement l’image d’une construction en maçonnerie.

Mais, à cette profondeur, brusquement l’énorme cheminée s’évasait en une suite de couloirs et de grottes sans bornes, tout à fait semblables à celles qu’avait parcourues le sous-marin pendant sa traversée sous la banquise de récifs.

Hubert s’aperçût bien vite que son calcul sur les dimensions de l’abîme n’était point exact en ce qui concernait les fonds. Parvenu en effet à 120 mètres, distance à laquelle il pensait trouver le fond, le sous-marin reposa sur une nappe immense, sous une voûte rocheuse brillamment éclairée par les effluences électriques ; mais la sonde accusa 240 brasses.

Dès lors, la vérité éclatait aux yeux des navigateurs.

Ce qui causait le dénivellement du lac, ce n’était que la différence de hauteur entre les deux points extrêmes du Pôle, dénivellement dû à l’inclinaison de l’axe terrestre lui-même.

La caverne intérieure se vidait et se remplissait au fur et à mesure de sa situation supérieure ou inférieure à l’axe.

C’était ainsi que le puits devenait ou lac ou précipice selon les heures.

Ainsi renseigné, rassuré pour mieux dire sur la situation, d’Ermont n’eut plus qu’à s’en remettre au hasard du soin de diriger le sous-marin vers la délivrance.

Jusqu’à ce moment le torpilleur avait flotté à la surface de l’océan souterrain.

Maintenant la hauteur de la voûte au-dessus de leurs têtes, les vastes dimensions de la caverne permettaient de reprendre la manœuvre qui avait si bien servi pour franchir la ceinture des récifs. On rabattit donc les capots de tôle, on obtura toutes les issues, et, derechef, la Grâce de Dieu s’enfonça sous les eaux.

Seulement, cette fois, c’étaient des eaux douces qu’on allait traverser.

Par bonheur, l’illumination interne de cette grotte féerique, la chaleur épandue par le puissant foyer électrique, rendaient ce voyage moins fatigant et moins périlleux que le premier.

Il ne restait plus qu’une crainte : celle de s’engager dans quelque couloir sans issue, d’aboutir à quelque impasse où l’on serait abandonné par les ondes. Mais d’Ermont s’empressa de rassurer ses compagnons contre ces hypothèses chimériques. La présence de l’air respirable à de telles profondeurs, et même d’une certaine brise tiède, suffisait pour montrer jusqu’à l’évidence qu’un courant d’atmosphère régnait dans ces merveilleux conduits. En outre, leurs dimensions anormales établissaient qu’ils devaient, eux aussi, se vider en partie au moment du renversement du globe.

Les trois amis s’unirent en une prière commune au maître de toutes choses, et, réconfortés par ce recours au pouvoir divin, s’engagèrent résolument dans les tunnels souterrains.

Mais, cette fois, à la surprise émerveillée qui les possédait, venait se joindre un sentiment d’épouvante légitimé par la rencontre de choses totalement imprévues.

Jusque-là, en effet, les navigateurs n’avaient eu affaire qu’aux résistances de l’océan, aux mystérieuses concordances de l’ombre et des fantômes qui la peuplent. Cette lutte contre l’inanimé avait ses menaces sans doute, et le sous-marin les avait toutes affrontées ou subies déjà. Mais on n’y trouvait pas cette intervention de l’extraordinaire et du surnaturel qui tient tant de place dans la vie des hommes de mer.

Or, voici que du fond de ces eaux limpides sortaient maintenant d’étranges apparitions, se mouvaient des formes dignes des plus affreux cauchemars, telles qu’en décrivent les légendes tératologiques.

« Capitaine ! s’écria tout à coup Guerbraz en se signant, voyez donc cette horreur ! »

Hubert et Isabelle se précipitèrent simultanément aux hublots.

Un monstre venait de surgir de l’ombre d’un pilier. Il s’avançait, nageant entre deux eaux à la rencontre du sous-marin. Un corps long de 6 mètres environ et pourvu de nageoires ou plutôt de courtes pattes analogues à celles des cétacés était surmonté d’un cou presque aussi long, que terminait une tête relativement petite, une tête de lézard. Derrière ce spécimen bizarre d’une forme disparue depuis des milliers de siècles, s’en montraient d’autres beaucoup plus grands, tenant le milieu entre la baleine et le crocodile, des bêtes à peau de morse, à prunelles cloisonnées en facettes, à dents de sauriens.

D’Ermont ne put retenir un cri d’effroi en même temps que de surprise.

« Miséricorde ! mais c’est le monde antédiluvien qui ressuscite ! »

Et machinalement il se mit à prononcer des noms en énumérant des espèces.

« Celui-ci, avec son cou de cygne, c’est le plésiosaure ; ceux-là, des ichtyosaures. Là-haut, sur les corniches de rochers, voilà des mégalosaures ; au-dessous de nous, il y a des familles entières de squales géants ; des espadons, des requins, des scies, des marteaux.

— Qu’allons-nous devenir ? » murmura Isabelle terrifiée.

Le spectacle devenait en effet terrifiant. Le frêle bateau était entré dans une véritable fourmilière de monstres des âges antérieurs à l’époque quaternaire. Ceux-ci avaient survécu aux catastrophes du globe. Ils avaient trouvé dans les eaux douces et chaudes du centre de la terre un abri contre le refroidissement de la surface. Et la présence de cet intrus, de ce poisson en tôle, inférieur en taille à plusieurs d’entre eux, puisque le torpilleur sous-marin n’avait pas plus de douze mètres de longueur, les avait étonnés d’abord. Maintenant elle les irritait.

Aussi, groupés à l’entour, formant une sorte de ligne tacite, ils s’avançaient en rangs serrés à l’encontre du sous-marin.

Une attaque simultanée eût certainement mis en pièces la Grâce de Dieu.

D’Ermont ne perdit pas la tête. Il eut recours sur-le-champ à un moyen radical.

Rassemblant en un tas les divers couples de la batterie qui servaient à l’éclairage du bateau, il mit cette pile d’un nouveau genre en contact immédiat avec la carapace du torpilleur, la transformant ainsi elle-même en une bobine d’une incalculable puissance.

« Tenez-vous bien ! cria-t-il à Isabelle et à Guerbraz, et serrez les fourreaux de verre des mains-courantes. Il est probable que nous allons être secoués. »

il n’avait pas fini de parler, qu’une demi-douzaine de bêtes apocalyptiques se ruèrent sur le bateau.

Le choc fut rude. Vingt-deux couples réunis avaient donné au torpilleur une force capable d’abattre un troupeau de bœufs. Les monstres ne s’attendaient aucunement à ce choc, qui, par leur intermédiaire, se transmit à la foule entière, qui les pressait. En un clin d’œil l’immonde cohue d’animaux antédiluviens lut dispersée et s’enfuit dans toutes les directions.

« Il était temps, prononça Hubert avec un sourire de soulagement. Dieu soit loué ! Si ce moyen ne m’avait pas réussi, il ne m’en restait plus qu’un, et encore n’avais-je qu’une médiocre confiance en son efficacité.

— Lequel ? questionna Isabelle de Kéralio encore agitée par son émotion.

— J’aurais mis l’un de nos tubes d’hydrogène liquide en contact avec l’eau et je l’aurais ouvert brusquement. Il s’en serait suivi un abaissement foudroyant de la température et nous aurions tué ainsi un nombre assez respectable de ces vilaines bêtes qui ont eu le mauvais goût de survivre au déluge. »

Tandis que se tenait cette conversation, la Grâce de Dieu s’éloignait à toute vitesse du dangereux voisinage des monstres.

Le sous-marin avait rencontré un couloir spacieux qu’il suivait dans sa plus grande longueur.

Pendant quatre heures consécutives il navigua de la sorte sans faire de mauvaise rencontre.

Enfin, à la diminution progressive de l’illumination intérieure, les passagers comprirent qu’ils sortaient de la zone magnétique pour rentrer dans celle des terres moins favorisées. Il fallut recourir aux projecteurs du bateau sous-marin, et l’un des premiers rayons émanés, de ce puissant foyer montra le fond à moins de vingt brasses.

Le bateau vida ses réservoirs et remonta à la surface.

Tout ce qu’avait pressenti Hubert d’Ermont se réalisait.

Le sous-marin flottait sur une nappe d’eau douce d’une merveilleuse limpidité, enfermée en une vaste caverne presque entièrement semblable à celle du Pôle lui-même. Un point clair, pareil à une lueur jaillie d’une lentille, se laissait voir au sud. Guerbraz dirigea le bateau sur ce point.

C’était l’ouverture même de la grotte, son orifice au jour. Les eaux du lac y formaient en été une cascade tombant de plus de 100 mètres de hauteur. Mais à ce moment de l’année, le froid avait solidifié les premières chutes en gradins de cristal. Au-dessous s’étendait la banquise superficielle formant le mur d’enceinte du Pôle, et, tout en bas, la mer libre battait de ses flots le soubassement de roches.

« Nous sommes sauvés ! » s’écria Isabelle.

Certes on n’était pas au bout des dangers et des fatigues ; on aurait encore à souffrir cruellement. Mais, du moins, on avait atteint le but et obtenu le résultat désiré. Des hommes avaient réussi à pénétrer jusqu’au Pôle et ils en étaient revenus, rapportant des indications précises.

On saurait désormais, non seulement dans le monde de la science, mais dans le vulgaire même, que le Pôle nord est une île où règne une température printanière due à l’influence combinée des rayons solaires et des effluves magnétiques ; que cette île est baignée par une mer libre séparée elle-même en deux zones par une muraille de rochers surmontés de glaces éternelles, et qu’il n’est pas impossible de découvrir dans cette muraille les fissures qui, par leurs détroits, mettent en communication ces deux cercles concentriques de l’océan paléocrystique. Peut-être ce passage découvert permettrait-il à un navire de gagner le centre du globe.

On saurait, en outre, qu’une série de conduits souterrains et sous-marins mettent en communication, non seulement les deux mers, mais aussi les terres arctiques et le Pôle lui-même, et que des explorateurs, usant des mêmes moyens, pourraient renouveler la tentative aventureuse que deux hommes et une femme venaient de mener à bonne fin.

Ces réflexions versèrent de douces consolations aux cœurs des voyageurs.

« Voyons ! dit Hubert, nous n’avons pas termine notre besogne. Il nous reste à transporter notre bateau jusqu’à la bordure immédiate des murailles de roches, et ça ne va pas être une petite affaire. »

Cela fut une très longue affaire. Il fallut travailler dix heures au démontage, au transport, puis au remontage du bateau.

Le plus pénible fut le transport des pièces au travers de ces glaçons hérissés, cassants malgré leur dureté, et affreusement glissants sous les pieds. Pourtant, au bout de ces dix heures, le sous-marin se balançait paisiblement sur les flots de la mer libre, et les trois compagnons, désormais sûrs du retour, après avoir solidement fixé leur embarcation sous un abri de hauts rochers, purent se livrer aux douceurs du sommeil.

Toutefois, avant de s’accorder ce repos bien mérité, Hubert fît le point et releva la position exacte du tunnel souterrain.

Il se trouvait placé par 41° 48′ de longitude occidentale, mesurée sur le méridien de Paris.

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Douze jours entiers étaient écoulés depuis leur départ, lorsque les hardis explorateurs abordèrent le champ de glace sur lequel les attendaient leurs amis. Trois d’entre eux seulement s’y trouvaient. On avait dû, par prudence, renvoyer les autres, et parmi eux M. de Kéralio, que sa seule énergie avait soutenu jusque-là.

Le lieutenant Pol, le docteur Servant et un matelot n’avaient pas voulu quitter leur dure station sur le pack.

Ils avaient avec eux un traîneau et l’équipage de chiens indispensable à sa traction.

Le premier être vivant qui fit accueil aux voyageurs fut le brave Salvator.

On ne put le retenir au bord. Il se jeta à la mer et nagea à la rencontre du sous-marin, dont Isabelle lui facilita l’entrée avec le concours de Guerbraz.

Le vaillant chien fut prodigue de démonstrations. Ses transports de joie furent indicibles. Il semblait qu’il ne dût jamais se rassasier de la vue d’Isabelle, tant il lui manifesta, par ses bonds, par ses cris et ses caresses, l’allégresse qu’il ressentait de son retour.

On n’était plus dans la douce atmosphère du Pôle : on rentrait dans l’empire du froid.

La marche du retour vers l’île Courbet fut pénible au delà de toute expression, sous une température effroyable qui se maintenait au voisinage de 40 degrés au-dessous de zéro. Mais le bonheur de revenir à la station, la satisfaction d’avoir surmonté tous les obstacles, soutinrent le courage et les forces de la petite troupe.

Le 20 septembre, rejoints par une escouade de secours envoyée par le commandant Lacrosse, ils atteignirent enfin les quartiers de l’Étoile Polaire.

Hélas ! de douloureuses nouvelles les y attendaient.

Non seulement ils y apprirent la trahison et les projets néfastes du chimiste Schnecker, mais encore la mort de deux matelots du steamer.

On eut, en outre, le chagrin d’autres nouvelles aussi pénibles venues de la station du cap Washington.

Là encore, la mort avait fait des vides dans les rangs de ceux



qu’on y avait laissés. Enfin, et cette fois le coup frappa Isabelle

en plein cœur, Tina Le Floc’h avait dû s’aliter, et le docteur Le Sieur, l’auxiliaire du docteur Servan, ne lui accordait plus que quelques jours à vivre.

Le deuxième hivernage de l’expédition, en dépit des succès obtenus, s’annonçait sous les plus fâcheux auspices.