Une heure chez M. Barrès/L’arrangement de la vie

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Un faux Renan ()
Tresse & Stock (p. 23-35).


II

L’ARRANGEMENT DE LA VIE


Donc, nous étions arrivés à la porte de la demeure de M. Barrès. En l’écoutant parler, je n’avais point pris attention au chemin parcouru.

— Vous avez choisi un beau quartier, lui dis-je. Quelle est donc cette place ?

— « La place Malesherbes, répondit M. Barrès. En face, voici l’hôtel Gaillard. Moi, j’habite l’ancien atelier de Bastien-Lepage… l’appartement, pour mieux dire… l’atelier est inoccupé. Il me sert de salle d’armes… »

Nous traversâmes un long couloir et montâmes un escalier à rampe de chêne où je faillis me rompre le cou, vu l’obscurité. Une vraie entrée de cloître… J’ai cherché le bénitier… Trop de moyen-âge, pour un jeune homme aussi moderne. Deux étages. Nous entrâmes. M. Barrès me dit :

— Voici, cher maître, mon souffroir, comme dirait mon ami Bourget.

Je ne sais quel est ce dernier personnage. Un soir qu’un vieux camarade de l’École de Droit m’entraîna, en souvenir des fêtes de notre jeunesse, dans de mauvais lieux, j’entendis avec plaisir, au café-Concert, un chanteur, déguisé en ouvrier pochard, qui, je crois, portait ce nom. Est-ce de lui qu’a voulu me parler M. Barrès ? Toutes proportions gardées, M. Gambetta, le grand orateur, ne fréquentait-il pas M. Coquelin, de la Comédie-Française ? et Napoléon n’admettait-il pas Talma parmi ses familiers ? Mais, passons.

J’inspectai rapidement l’endroit où je me trouvais. C’était une pièce de cinq mètres de long, sur quatre de large. Pas de tapis sur le parquet ciré. Les murs étaient recouvert d’une étoffe bleu-de-soldat. Pas de tableaux, ni de gravures. Sur la chemisée, entre deux candélabres de bronze, une photographie du général Boulanger, en petite tenue, avec une dédicace datée de Jersey. Les meubles, riches et de bon goût. D’abord, une large table de noyer à pieds tournés, couverte de livres, de journaux et de papiers, avec tout ce qu’il faut pour écrire. Une autre table, en palissandre incrusté d’ivoire. Un cabinet de même style. Pas de bibliothèque, ce qui me surprit. Deux fauteuils.

Enfin, un divan, long, recouvert d’un vieux tapis persan, avec un coussin.

Comme je regardais ce divan, M. Barrès me déclara :

— « Oui, c’est -dessus… »

Je compris et me contentai de répliquer :

— N’en abusez pas !…

— « En user, de façon discrète, suffit bien ! répondit M. Barrès. Ce n’est, après tout, intéressant que comme intermède ! Et je n’y vois point, cher maître, la large joie que vous dites, un jour, être l’une des meilleures choses de la vie… Ce ne furent pas souvent les objets, une minute désirés, que j’y possédai… Il m’eût fallu dépenser trop d’instants et trop de soins… Je suis incapable d’une longue attente… Je profitai plutôt de hasards, que je ne cherchais point à faire naître… Je récompensai aussi des insistances… Des dames viennent quelquefois me demander des billets, pour assister à une séance de la Chambre, ou me prier de signer une des mes œuvres… Ces aventures pourraient divertir un sanguin… Elles m’enlèvent de précieuses heures de méditation, sans compensation suffisante. C’est ce que j’y vois de plus clair… »

— Pourtant… hasardai-je, timidement, les femmes ont du bon !…

— « Le seul instant où je pense cela, reprit mon interlocuteur, est celui-ci : Après un fin dîner, auquel j’ai peu fait honneur, quelques gouttes de vin authentique et vieux m’ayant légèrement surexcité, je suis au milieu de jeunes dames, très belles, très élégantes et très décolletées, et de respectables amies très spirituelles, je contrefais M. de V… ou dis quelques méchancetés sur M. Z…., l’auditoire sourit avec complaisance. Il y a comme une possession de ces cerveaux. Et parfois, mes yeux s’arrêtent une seconde de plus qu’il n’est convenable sur des yeux brillants, qui semblent consentir… Mais il faudrait que la chose ne fût pas remise au lendemain ! »

— Vous aimez beaucoup aller dans le monde ? demandai-je.

— « C’est une distraction plus noble que la fréquentation des brasseries, dites littéraires, répondit M. Barrès. Les artistes qui font fi des salons, me paraissent être ceux qui n’y peuvent pénétrer. J’aime mieux écouter de charmantes niaiseries, dites par une personne gracieuse, ou des banalités débitées par un homme considérable, et cela dans un décor réjouissant l’œil, que d’entendre, pour la centième fois, dans le bruit des soucoupes, un raté débiner mes confrères, ou un grossier écrivain de talent exposer son criterium, en fumant sa pipe. Je me fourvoyai jadis dans ces milieux et m’y énervai. C’est toujours la même chose. Celui qui ne sait pas en sortir n’arrivera jamais à une situation enviable. Ce n’est point là que se bâtit une réputation. Pas plus qu’au boulevard. Fini, le boulevard… Les ancêtres nous le montrent comme l’endroit où se font les célébrités. Ce fut peut-être vrai, dans le temps ; mais, aujourd’hui, pensez-vous qu’un article de Wolff ou un écho de Scholl suffise pour lancer un homme ? Les choniqueurs peuvent aider. C’est tout. Dix fois, les journaux du boulevard, réunis, consacrèrent leur Premier-Paris à un roman dont l’auteur était un confrère influent ou un amateur à la bourse largement ouverte ; on vendit deux éditions. Ce sont les papotages de salon qui sont utiles, avant tout. Il y a des exceptions, mais rares… C’est moins l’œuvre de Zola elle-même, qui lui donna sa situation, que le scandale qu’elle causa dans les milieux mondains. Et, voyez : Zola, désireux de devenir votre collègue à l’académie, et de tâter sa gloire, autrement que par les rapports de Paul-Alexis, s’est fait présenter dans plusieurs salons, heureux d’ailleurs de le recevoir… Puisqu’un indépendant comme lui finit par faire amende honorable, pourquoi ne pas commencer par où il termine ? Il est des auteurs, de talent très médiocre, qui seraient méprisés par tout le monde s’ils habitaient le Chat-Noir, et qui vendent à cinq éditions, parce qu’ils sont de bonne compagnie… Vous ignorez, cela, cher maître, parce que vous avez eu des débuts très spéciaux. Mais croyez-vous qu’on eût pris au sérieux l’auteur de la Vie de Jésus s’il avait pris l’absinthe, tous les jours, sur le perron de Tortoni et passé la moitié de ses nuits autour de la table de baccarat du Cercle de la Presse ? »

J’approuvai de la tête. M. Barrès continua :

— « J’ai ce bonheur d’avoir peu de vices, et d’être irritable. C’est dans cette pièce que je me réfugie pour fuir les fâcheux, et, quand j’y suis, nulle passion violente ne m’appelle au dehors. J’ai l’intérieur d’un homme marié, dont la femme serait, à sa grande joie, toujours en voyage. Dès que cela me fut possible, je pris à mon service une vieille femme discrète et louai un appartement confortable. Je déjeune et dîne chez moi. Je ne vais jamais plus au restaurant. C’est le manque de « chez soi » qui conduit à la paresse trop d’esprits distingués. On travaille en revenant d’une soirée dans le monde. C’est chose impossible lorsqu’on rentre, après avoir lu, par ennui, dix journaux, sur une banquette de brasserie, au milieu de commerçants faisant une partie de piquet, — je hais le jeu, — ou causant de leurs affaires… »

— Pourtant, interrompis-je, les affaires, cela doit intéresser un député ? Vous connaissez le mot célèbre : « Pas de politique, des affaires ! »

M. Barrès me regarda, comme surpris :

— « Voyons, cher maître, me dit-il, vous ne pensez pas sérieusement que, quoique député, je veuille m’occuper, soit d’affaires, soit de politique. Je disais, jadis, dans l’Homme Libre, que je demandais à l’existence d’être perpétuellement nouvelle et agitée. L’an dernier, les circonstances firent que je pus me présenter à la députation, avec des chances d’être élu. Je vis là une lutte… la lutte électorale, d’abord… C’était une période nouvelle, pour moi, et agitée !… Je faillis être assommé par des adversaires trop violents… Une fois député, j’ai trouvé que cette situation a des avantages. On parla de moi, parce que j’étais boulangiste ; parce que j’arrivai, à l’ouverture de la session, avec un bras en écharpe — je m’étais battu la veille, à l’épée ; — parce que j’étais un des plus jeunes élus ; parce que, pour faire de l’esprit facile, des journalistes parlementaires dirent que j’étais un député — décadent, allusion à mes œuvres, mal jugées par ces publicistes. En somme, il m’arriva cette aubaine de n’être point, pour le grand public, l’un des quatre cents inconnus du Parlement. C’est à la fois le député et l’homme de lettres que l’on invite dans le monde. Ceux qui me connaissent ne réclament que moi, sans aucun titre. Mais, si je n’étais point député, et bien que je n’aie joué qu’un rôle de figurant muet, au Palais-Bourbon, ce que je signe, dans les périodiques, aurait-il la même valeur ? Je suis heureux, je ne m’en cache point, d’être député. Comme je tiens à être, plus tard, réélu, et, en attendant, à remercier mes électeurs, je m’occupe un peu des questions qui les intéressent. Questions sociales. Mais, là où un esprit borné consacrerait ses jours et ses nuits, je passe, avec autant de profit, j’ose le croire, de temps en temps, une heure ou deux. Je vote ainsi que je le leur ai promis. Ils auraient pu tomber plus mal. Je me demande parfois si je ne compatis point réellement aux misères des travailleurs. Il me peine, en ce cas, d’avoir fait entrevoir prochaines des réformes qui viendront si tard ! Quant à avoir des ambitions politiques ? Non pas ! Outre que toute porte m’est fermée de ce côté-là, vu mon étiquette, je ne pense pas, pour le moment — changerai-je d’avis un jour ?… — qu’être ministre à quarante ou cinquante ans, pendant quelques mois, soit une compensation sérieuse à dix ou vingt années d’intrigues basses de couloirs et d’études du Budget… Je passe sur les terribles chutes du pouvoir… Voyez mon compatriote Jules Ferry, qui est quelqu’un, en somme… Certes, la députation m’a donné quelques satisfactions d’amour-propre… à cause de mon âge… Je me suis même laissé rajeunir un peu… mais je démissionnerais si j’avais quarante ans… Ah ! je n’ai point besoin de m’interroger beaucoup pour voir que je suis, avant tout, un homme de lettres… »