Une heure chez M. Barrès/La politique

La bibliothèque libre.
Un faux Renan ()
Tresse & Stock (p. 13-22).


I

LA POLITIQUE


Quand nous fûmes sur le pont de la Concorde, M. Barrès me dit :

— « Cet endroit est plein de souvenirs pour moi. Ah ! cher maître, si vous aviez vu, l’an dernier, avant les échecs définitifs du parti auquel j’appartiens, les manifestations populaires qui nous y étaient offertes. Nous traversions ce pont et cette place, à la sortie de la Chambre en serrant des milliers de mains revisonnistes !… C’était touchant… »

Cela était débité avec une nuance charmante de raillerie. M. Barrès, après avoir enflé la voix aux mots « manifestations populaires », lançait le « mains revisionnistes » sur un crescendo de ton, en scandant les dernière syllabes. L’expression me parut heureuse, d’ailleurs. C’est, je crois, une vraie trouvaille.

— « Mais, reprit-il, toutes ces vaines agitations de vos contemporains vous laissent assez froid… Dites-moi, cher maître, n’avez-vous pas découvert de « Général Boulanger » dans l’histoire des Assyriens ? »

— Oui, répondis-je, payant d’audace,… à chaque fois que les hommes voulurent cesser d’être libres !

— « Si je n’étais respectueux, cher maître, je vous dirais que c’est là une phrase que j’ai maintes fois entendue dans les réunions publiques… Mais, sans doute, désirâtes-vous faire une allusion délicate à une de mes œuvres ? En ce cas, vous savez, peut-être, qu’en écrivant : Un Homme Libre je ne songeais guère à la politique ».

Mon rôle commençait à m’embarrasser. M. Barrès me collait facilement, en me parlant des Assyriens. Le « peut-être » de sa dernière phrase m’indiquait qu’il avait dû envoyer son volume à M. Renan. Je sais que les auteurs font ainsi présent de leurs œuvres aux personnes dont l’estime a pour eux quelque prix. Je le sais, ayant reçu deux fois des traductions d’Horace, en vers français, dues à la plume d’un de mes collègues en notariat.

Mais j’évitai une réponse en disant :

— Ah ! la politique ! Chose bien compliquée. Quelle idée d’en faire, à votre âge ! Laissez cela à ceux qui ont épuisé la vie ? Vous êtes jeune, vous avez du talent, vous avez de l’esprit. Vous êtes assez beau cavalier pour que les belles dames ne vous soient point sévères. Si vous perdez votre temps à correspondre avec vos électeurs, quand ferez-vous des chefs-d’œuvre ? Quand aimerez-vous ? Quand vivrez-vous ?

— « Laissez-moi vous apprendre, cher maître, répliqua M. Barrès, que je ne corresponds guère avec mes électeurs. Les députés gouvernementaux sont assaillis de réclamations des fonctionnaires qui firent pour eux campagne. Il leur faut courir les ministères, demander de l’avancement pour celui-ci, une augmentation pour celui-là, puis, obtenir un bureau de tabac pour un président de comité, un sursis d’appel pour un réserviste, une réduction d’amendes pour un fraudeur bien pensant… enfin, entretenir des relations avec le préfet, les sous-préfets, les maires et les gardes-champêtres du département… Ils reçoivent, le matin, cinquante lettres exigeant une réponse, et, si le département est proche de Paris, vingt visites, au moment du déjeuner, ce qui bouleverse l’estomac… Mais moi, je suis de l’Opposition… Un fonctionnaire se garderait bien de m’écrire, de peur d’être révoqué. Mes électeurs ne me demandent rien, sachant que je ne puis rien obtenir… Et puis, ce sont de braves ouvriers, heureux d’avoir un représentant connu… Périodiquement, ma signature paraît, dans un journal très répandu, au bas d’un article traitant, le plus souvent, des questions sociales… à un point de vue élevé… Je ne pense pas qu’ils aient jouissance à me lire… Mais ils constatent que je m’occupe d’eux. Ils savent mes votes… J’ai une feuille à ma dévotion là-bas, qui parle de moi fréquemment… J’ai déjà, deux fois, rendu compte de mon mandat avec succès… Et en voilà encore pour trois ans et demi… »

Comme M. Barrès se taisait, pour reprendre haleine, je lui dis, avec sincérité :

— Ah ! c’est très curieux tout cela… du moins ce que vous m’apprenez sur le bonheur des députés de l’Opposition. Mais, votre situation personnelle, à la Chambre ?… Vous amusez-vous énormément ?

Il reprit :

— « À vrai dire, non. Ce n’est point chose digne de l’attention d’un philosophe qu’un débat sur le « Rétablissement du Droit de vaine pâture », débat auquel prennent part quatre personnages qui vous parlent du « sein de la Commission » et que seuls trois ruraux écoutent. Pendant ces longues séances, les ministériels font leur courrier. Moi, je préfère aller à la bibliothèque ».

— Ou à la buvette ? interrompis-je avec esprit.

— « Je ne bois jamais ! me répondit sévèrement M. Barrès. Ma seule débauche est d’aller fumer un cigare dans les couloirs… Si un scrutin se présente, des camarades complaisants ont l’honneur de mettre dans les urnes des bulletins à mon nom. C’est très commode… »

— Et, dans quels termes êtes-vous avec vos collègues ?

— « Bien, avec mes amis politiques, naturellement. Au mieux avec quelques membres de la droite… les socialistes catholiques… des gens bien élevés… Mal avec quelques gouvernementaux connus jadis et qui me reprochèrent sottement le boulangisme… Le reste, indifférent. Beaucoup d’imbéciles, là-dedans… Aucun intérêt à les fréquenter… Aucune conversation. En somme, très peu de valeurs réelles à la Chambre. Je cherche des gens qui soient l’équivalent de Berryer, de Lamartine… je mets Hugo en dehors… Parmi mes amis, un homme que je crois très fort, c’est Laguerre… »

— Vous n’avez pas encore parlé à la tribune ? Vous êtes-vous découvert un talent d’orateur ?

— « C’est un genre spécial… De l’esprit, de bons mots, réparties vives aux interruptions, et de belles phrases, pour finir, point pompeuses, mais bien rhytmées, dans les notes douces, avec des idées générales… Je n’ai encore parlé qu’en réunions électorales, où je me fis applaudir, bien que n’employant point les habituelles formules… »

— À quand vos débuts à la Chambre ?

— « Oh ! c’est très difficile !… On ne se figure pas au dehors la façon dont tout cela s’organise… Une fois je veux « prendre la parole », mes amis m’en empêchent. Pas d’ordres, bien entendu… Mais on me prie de laisser un des chefs de file faire le discours… À droite, une autre fois, on me représente que si c’est un boulangiste qui attache le grelot, l’affaire est perdue et on m’engage à y renoncer… Alors quoi ?… C’est d’ailleurs chose inutile qu’une interpellation… Le gouvernement est toujours assuré du triomphe… On se fait huer par les ministériels, et Floquet vous morigène avec des sentences que lui souffle son secrétaire… Non… je parlerai un jour, sans l’annoncer, sur une question ouvrière… J’apporterai des chiffres. On sera étonné… Je serai très court… Je dirai que je ne viens pas faire de phrases… Si je préparais une séance ? Une salle à la sauce Deschanel ? Je serais coulé, sûrement… J’ai des amies qui m’ont prié de les avertir… elles voudraient m’entendre… je m’en garderai bien. C’est une trop grosse partie à jouer, pour le moment… L’an dernier, l’Opposition se faisait écouter… Ah ! si nous avions réussi !…, Mais, maintenant… à moins d’événements bien inattendus et qu’on ne peut même pas prévoir… rien à faire… On verra venir… »

— Et le général Boulanger ? demandai-je.

— « Cher maître, me dit M. Barrès, nous voici arrivés à la porte de mon logis… Voulez-vous me faire l’honneur de vous y reposer un instant ? Le général Boulanger ?… Ç’a été un très bon tremplin ! »