Une histoire sans nom/Chapitre X

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 181-190).

X

Quand madame de Ferjol se montra à la messe d’une des paroisses qui entourent Olonde, elle ne produisit donc pas cet effet de curiosité et de surprise qu’elle aurait produit dans un autre temps. La préoccupation, enthousiaste chez les uns, effrayée chez les autres, d’une Révolution qui bouleversait toutes les têtes (même en Normandie, où le bon sens est séculaire) en attendant qu’elle les fît tomber, empêcha de beaucoup remarquer la venue de madame de Ferjol dans ce pays qui avait, du reste, presque oublié l’ancien scandale de son enlèvement. Le château d’Olonde, qui, pendant tant d’années, avait eu l’air de dormir au bord de la route où étaient plantées ses trois tourelles, ouvrit ses paupières, un matin, c’est-à-dire ses persiennes noircies et moisies par l’action du temps et des pluies, et l’on vit passer aux fenêtres la blanche coiffe de la vieille Agathe. Le rideau intérieur de planches, qui doublait la grille de la cour d’honneur, disparut, et pour les rares passants de ces contrées, la vie dans ses menus détails sembla avoir repris sans bruit ce château frappé de la mort, pire que la mort, de l’abandon. Mais, à la réflexion près de ceux qui passaient par là, le séjour de madame de Ferjol à Olonde ne fit pas plus d’étonnement et d’éclat dans le pays que son arrivée. Elle y vécut aussi solitaire, ne se cachant pas, qu’elle y avait vécu, cachée. Elle resta dans ce tête-à-tête avec sa fille qui devait être toute sa vie et que toute autre présence que celle d’Agathe ne devait jamais troubler. Elle pensait toujours à ce tête-à-tête, qui était pour elles deux — la mère et la fille — la fatalité de l’avenir ! Aucun mariage, songeait-elle souvent, n’est plus possible pour Lasthénie. Comment dire à l’homme qui l’aimerait assez pour l’épouser, et qui croirait, en l’épousant, épouser une jeune fille, qu’elle n’était plus qu’une veuve, et une veuve qui ne peut plus sortir de l’abjection de son veuvage ?… Comment faire la confidence du déshonneur de Lasthénie à un homme (n’y eût-il que celui-là sous la calotte des cieux !) qui viendrait demander sa main à sa mère, avec toute la foi et toutes les espérances de l’amour ? Probité, loyauté, religion, tous les atomes divins qui composaient cette noble femme, se levaient en madame de Ferjol pour repousser une telle pensée, et de toutes celles qui lui crucifiaient l’âme, ce n’était pas la moins saignante ! Sans doute, dans l’état de prostration et de dépérissement où Lasthénie était plongée, elle ne pouvait plus inspirer que de la pitié ; mais elle était si jeune, et il y a de si puissantes ressources dans la jeunesse ! Seulement, il n’y a pas de ressources contre la nécessité de dire la vérité, sous peine d’être infâme ! Et c’est cette idée d’infamie qui liait l’existence et le destin de madame de Ferjol au destin et à l’existence de sa fille, et qui les condamnait à vivre ensemble, dans cet isolement qu’elles ne connaissaient que trop ; — le terrible isolement des âmes, quand les cœurs sont dans l’espace, cœur contre cœur…

Mais cette hypothèse d’un homme qui aimerait un jour Lasthénie ne fut rien de plus qu’un rêve de sa mère, qui ajouta sa douleur à toutes celles que la réalité infligeait à madame de Ferjol. Lasthénie, chez qui madame de Ferjol avait cherché vainement un seul signe d’amour trahi, la triste nuit qu’elle devint mère, Lasthénie devait mourir sans être aimée. Sa beauté perdue ne refleurit pas. Elle ne lui revint point, ramenée par sa jeunesse. Quoiqu’elle eût dit à Agathe, le jour qu’elle revint de son pèlerinage, que Lasthénie allait mieux, madame de Ferjol, qui voulait le croire plus qu’elle ne le croyait, ne le crut plus du tout quand elle vit les jours et les mois s’entasser sur cette tête, charmante naguère, et la courber de plus en plus. Pour qui aurait été au courant de l’histoire de Lasthénie, on aurait dit que cet accouchement dont elle n’était pas morte et dont elle pouvait mourir, lui avait laissé on ne sait quelle rupture de l’épine dorsale vers les reins, car elle était sortie du lit voûtée… Quand elle et sa mère paraissaient le dimanche à l’église, on comprenait en les voyant que madame de Ferjol ne voulût recevoir personne, pour se consacrer tout entière à la santé de sa fille. L’opinion fut que cette enfant qu’elle y traînait avec elle, elle ne l’y traînerait pas longtemps.

Et cependant elle l’y aurait traînée bien longtemps encore, si la Révolution, à son apogée sanglante et sacrilège, n’avait pas tout à coup fermé les églises. Madame de Ferjol, qui n’avait plus de raisons pour cacher aux médecins Lasthénie, en appela plusieurs à Olonde ; mais les médecins ne virent en cette jeune fille, aussi faible et languissante de corps que d’esprit, qu’un de ces marasmes dont la cause était, pour eux, impénétrable. La cause du marasme de Lasthénie, madame de Ferjol seule, dans l’univers, la connaissait ! C’était son péché, pensait-elle, et la coupable ne devait mourir que de son péché. Pour elle, la farouche janséniste, qui avait, hélas ! plus de foi en la justice de Dieu qu’en sa miséricorde, c’était la rigoureuse justice de Dieu qui avait rompu sur son genou la taille de cette pauvre voûtée, — cette taille autrefois d’épi, balancé sur sa tige, qu’avaient pressée les bras d’un homme !

Cette tragédie intime dura longtemps entre ces deux femmes, au fond de cette campagne, qui ne ressemblait pas à l’entonnoir des Cévennes, mais sur laquelle elles ne pensèrent jamais à jeter seulement un regard par les fenêtres de leur demeure. On n’y vit jamais que la tête d’Agathe… qui y respirait, le soir, son pays. Et elles vécurent ainsi, si cela peut s’appeler vivre ! Madame de Ferjol, certaine que sa fille n’échapperait pas à la punition de son péché, la regardait tomber jour par jour sous le rongement du mal mystérieux qui la tuait, comme on regarde les débris d’un palais démoli tomber en poussière… Malgré tout ce qu’elle trouvait de criminel en cette fille qui lui avait résisté quand elle avait voulu savoir la vérité de son âme, malgré la dureté de sa foi religieuse, malgré tout enfin, madame de Ferjol souffrait de ce qui faisait souffrir Lasthénie ; mais, victime de la contraction de toute sa vie ramassée dans la mémoire de l’homme qu’elle avait idolâtré, elle n’exprimait pas de pitié à sa fille, qui n’était plus, du reste, capable de comprendre même la pitié qu’elle inspirait… Le marasme de Lasthénie qui déconcertait les médecins, et qu’après avoir vaguement parlé de moxas, ils déclarèrent incurable, n’était pas seulement au corps de la jeune fille, mais à son âme… Il la tenait tout entière… La raison de Lasthénie, qui avait déjà rasé de si près l’idiotisme, pencha le peu de clarté qui lui était restée vers les ténèbres d’une sombre démence, mais son silence garda sa folie. Elle se mourait comme elle avait vécu, sans parler… Avait-elle encore conscience d’elle-même ? Elle passait tous ses jours sans dire un mot, oisive, immobile, la tête contre le mur (signe de folie triste), ne répondant pas même à Agathe, noyée de pitié et de larmes, à Agathe, désolée de n’avoir pas sous la main cette ressource sur laquelle elle avait trop longtemps compté, un prêtre qui exorcisât sa chérie, sa pauvre « Possédée » ! Les prêtres alors étaient en fuite, et la Révolution en pleine furie… Et on ne le savait à Olonde que parce qu’il y manquait un prêtre pour exorciser Lasthénie ! Chose unique peut-être ! il y avait, dans ce petit château d’Olonde, que la Révolution n’a pas détruit et qui subsiste toujours avec ses trois tourelles, trois âmes de femmes assez malheureuses pour oublier, dans ce nid de douleurs où elles s’étaient blotties, tout ce qui n’était pas leurs cœurs saignants… Pendant que le sang des échafauds inondait la France, ces trois martyres d’une vie fatale ne voyaient que celui de leurs cœurs qui coulait… C’est pendant cet oubli de la Révolution oubliée que succomba Lasthénie, emportant dans la tombe le secret de sa vie, que madame de Ferjol croyait son secret. Rien n’avait pu faire prévoir à madame de Ferjol et à Agathe que sa fin fût si proche. Elle n’était pas plus mal ce jour-là que la veille et les autres jours. Elles n’avaient remarqué ni dans sa figure depuis longtemps d’une pâleur désespérée, ni dans l’égarement de ses yeux, de la couleur de la feuille des saules, et des saules pleureurs, car elle en avait été un qui avait assez pleuré de larmes ! ni dans l’affaissement de son corps inerte, si étrangement voûté, rien qui pût leur faire croire qu’elle allait mourir. D’ordinaire, elles n’avaient pas besoin de la surveiller. Elles la laissaient la tête contre le mur de sa chambre que sa tranquille démence avait adopté, et elles allaient et venaient dans cette maison où il n’y avait que deux choses éternelles, madame de Ferjol qui priait et Agathe qui pleurait, chacune dans son coin… Ce jour-là, elles la retrouvèrent comme elles l’avaient laissée, — à la même place, — la tête contre son mur, les yeux tout grand ouverts, quoiqu’elle fût morte, et l’âme partie ! cette pauvre âme qui n’était presque plus une âme ! À cette vue, Agathe se jeta aux genoux de sa « chérie », qu’elle lia passionnément avec ses bras et sur laquelle elle roula, en sanglotant, sa vieille tête pâmée de douleur. Mais madame de Ferjol, qui contenait mieux l’émotion d’un pareil spectacle, glissa la main sous le sein de celle qu’elle avait appelée si longtemps de ce nom qui lui convenait tant : « Ma fillette », pour savoir si ce faible cœur qui battait là ne battait plus et elle sentit quelque chose… Du sang, Agathe ! fit-elle d’une voix horriblement creuse. Elle en rapportait sur ses doigts quelques gouttes. Agathe s’arracha des genoux qu’elle embrassait, et à elles deux, elles ouvrirent le corsage. L’horreur les prit. Lasthénie s’était tuée, — lentement tuée, — en détail, et en combien de temps ? tous les jours un peu plus, — avec des épingles.

Elles en enlevèrent dix-huit, fichées dans la région du cœur.