Une histoire sans nom/Chapitre XI

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 191-204).

XI

Un jour sous la Restauration, — ni plus ni moins qu’un quart de siècle après la mort de cette Lasthénie de Ferjol dont j’ai dit la mystérieuse histoire, — sa mère, la baronne de Ferjol, qui lui avait survécu, et qui vivait toujours — « rien ne peut me tuer », disait-elle avec la sauvage amertume d’un reproche à Dieu, qui l’avait épargnée — la baronne de Ferjol dînait, en grande cérémonie, chez le comte du Lude, son parent, et, par parenthèse, l’un des meilleurs maîtres de maison de cette petite ville de Saint-Sauveur où l’on avait beaucoup dansé, avant la Révolution, et même, elle, madame de Ferjol, alors mademoiselle Jacqueline d’Olonde, avec le bel officier blanc qui avait été son Ange noir, car il l'avait vêtue de noir pour sa vie. À présent, on n'y dansait plus. Autre temps, autres mœurs ! Mais on y dînait. Les dîners y avaient remplacé les contredanses. Vieillie deux fois par le chagrin et par les années, on pouvait peut-être s'étonner de rencontrer dans la fête d'un dîner joyeux madame de Ferjol, plus sévèrement pieuse que jamais, presque une sainte, si on pouvait être une sainte sans miséricorde. Elle y était, pourtant ! Cette femme, d'une force de caractère qu'on a pu juger, et l'ennemie de toute affectation extérieure, était revenue, longtemps après la mort de sa fille, il est vrai, au monde de la société à laquelle elle appartenait, et elle s'y montrait simplement et sobrement, mais enfin elle s'y montrait ! Elle y portait stoïquement ensevelie dans sa poitrine une idée qui était pour elle le cancer qu'on cache et qui vous mange le cœur sans qu'on pousse un cri. Cette idée, c'était l'impénétrable et l'inoubliable secret de sa fille, morte sans l'avoir révélé. Personne, nulle part, ne s'était jamais douté de ce que madame de Ferjol savait de la vie de sa fille, mais ce qui la faisait le plus souffrir, ce n’était pas ce qu’elle en savait, c’était ce qu’elle n’en savait pas… Le saurait-elle jamais ? Elle ne le croyait plus. En attendant, elle achevait de vivre, désespérée, avec un front calme qui ne disait pas qu’elle le fût. Elle n’était plus qu’une ruine, mais c’était une ruine comme le Colisée. Elle en avait la grandeur et la majesté. « Dans le bout de table où elle se tenait au dîner du comte du Lude, involontairement on parlait moins haut et l’on riait moins fort qu’à l’autre bout », disait le vicomte de Kerkeville, qui aimait à rire et que la présence de cette grandiose vieille femme forçait d’être sérieux de respect. Ce jour-là, à ce repas auquel elle assistait comme elle assistait à la vie, avec indifférence, il y avait autour d’elle de l’entrain et de la sympathie, quoique la compagnie y fût terriblement mêlée. C’était l’image en raccourci de cette société telle que nous l’ont faite la Révolution et l’Empire, qui ont confondu tous les rangs, mais on n’y souffrait pas, ce jour-là, de cette dégoûtante salade politique et sociale qu’il est maintenant impossible aux gouvernements de tourner. Le comte du Lude appelait spirituellement son dîner « la réunion des trois ordres », et, de fait, il y avait là du clergé, de la noblesse et du tiers. On y était très cordial et de très bonne humeur. Il est vrai que, dans cette petite ville du Saint-Sauveur d’alors, il y avait plus de bonhomie qu’à Valognes — ville voisine à quatre lieues de là — où, pour peu qu’on fût un peu noble, on se croyait un paladin de Charlemagne et où l’on vous aurait demandé vos lettres de noblesse, pour vous inviter à dîner !

Et ce que je vous conte là était si vrai qu’à ce dîner où les coudes n’avaient pas horreur de se toucher les uns les autres, il y avait justement entre la marquise de Limore, la plus foncée en aristocratie des femmes qui étaient là, et le marquis de Pont-l’Abbé, d’une noblesse aussi vieille que son pont, un convive, de gaillarde et superbe encolure, paysan d’origine très normande, mais qui s’était décrassé et qui était devenu un très authentique bourgeois de Paris. Il étalait alors son gilet de piqué blanc entre cette marquise et ce marquis, comme un écusson d’argent entre ses deux supports, dont l’un, à dextre, la marquise, faisait la licorne, et l’autre, à senestre, le marquis, faisait le lévrier ! Ce bourgeois de Paris, en villégiature à Saint-Sauveur, y venait promener tous les ans ses loisirs, car il avait les loisirs d’une fortune faite qu’il aurait volontiers défaite, pour le plaisir de la refaire. Il s’ennuyait. Il avait la nostalgie du commerçant qui a vendu son fonds, une maladie spéciale.

C’était en effet un ancien commerçant et, le croirait-on ? un épicier ! mais c’était de la haute épicerie. Il avait été l’épicier de Sa Majesté Napoléon, Empereur et Roi, dans les plus beaux temps de sa gloire, et sa boutique qui s’en est allée avec les autres maisons de la place du Carrousel, avait, dix ans, regardé, sans sourciller, en face, le palais des Tuileries qui, lui aussi, s’en est allé ! Cet impérial épicier, qui ne se serait certes pas donné pour le premier moutardier du Pape, et qui était assis et se prélassait et se gorgiassait à la table du comte du Lude, comme un Turcaret bon enfant, n’avait, du reste, ni le nom, ni le physique d’un épicier. Il se nommait d’un nom de général. Il s’appelait Bataille. La Providence, qui se permet parfois ces plaisanteries, ayant prévu l’empereur Napoléon, avait trouvé spirituel d’appeler l’homme qui lui vendait son sucre et son café, Bataille. Voilà pour le nom ! Mais elle avait eu encore une autre fantaisie, la Providence, c’était d’avoir fait d’un épicier un des plus beaux hommes d’un temps où presque tous les hommes étaient si fièrement beaux, et que David et Géricault nous ont peints, pour l’humiliation de notre âge… On l’appelait parmi les cuisinières « le bel épicier du Carrousel ». Il avait la tournure de son nom. Sa prestance était si militaire que pendant l’Empire, quand il sortait du café de l’angle de la rue Saint-Nicaise où il avait passé la soirée à jouer au domino et qu’il avait mis sur sa tête le claque que tout le monde portait alors, et sur ses larges épaules son grand manteau, galonné d’or au collet, les sentinelles de l’arcade des Tuileries lui portaient les armes comme à un général, et il leur rendait le salut comme un général, avec un impayable sérieux et une emphase militaire qui faisaient le bonheur de ses amis. Pendant une minute il était vraiment général, mais il se retrouvait bien vite épicier. Il l’était de cerveau, — d’un cerveau qui n’avait pas une idée quelconque à son service, ce qui expliquait sa belle santé, à plus de soixante ans, et quoiqu’il dît souvent, en fermant les yeux comme s’il se retirait en lui-même, les mains jointes sur son estomac, avec une expression indicible : « Je donne le bal à mes pensées ! » Quel bal ! et quelles danseuses ! Malgré cette vacuité cérébrale, il était fin comme un Normand, sous un drôle d’air niais qu’il savait prendre, sans doute pour plaisanter, car ce singulier homme, qui joignait le prénom de Gilles à son nom de Bataille, n’en était pas un. Il avait, pendant l’Empire, rendu beaucoup de petits services aux hobereaux de sa province, pour lesquels il s’était montré toujours respectueux, et qui lui achetaient ses cornichons par compatriotisme et par reconnaissance. Quelques-uns même d’entre eux lui remirent, parfois, des placets et des pétitions, parce qu’ils lui croyaient des relations avec le Palais, mais toutes ses relations étaient Moustache, le cocher, et Zoé, la négresse de Joséphine. La chute de l’Empire, dont il avait vécu, n’avait pas entraîné la ruine de sa fortune. En 1814, il avait abdiqué sa boutique, comme Napoléon son empire, mais ce Napoléon de la haute épicerie n’eut point, comme l’autre, de retour de l’île d’Elbe, et il mourut sans avoir fait le sien, en 1830, du choléra…

Tel était le personnage original que le hasard et les Révolutions avaient placé en face de madame de Ferjol, à la table du comte du Lude. Il s’y tenait dans ce qu’il appelait « son grand uniforme », car, se sachant beau, il avait toute sa vie mis en valeur par la toilette cette beauté qui subsistait encore. De fait, à le bien considérer, c’était un magnifique vieillard, relativement très jeune, très souple et très solide, et qui aimait à rappeler son inentamable solidité avec une fatuité hypocrite, quand il montrait d’un air qui mendiait la pitié un pouce très agile et qui se portait très bien, mais qu’il disait être resté paralysé depuis l’explosion de la Machine infernale, qui l’avait jeté, racontait-il, par la fenêtre du petit café de la rue Saint-Nicaise, au premier, où il lisait tranquillement le journal, et précipité absolument fou jusqu’à Chaillot, d’où il se fit ramener à sa femme, qu’il trouva sans connaissance dans les mains du docteur Dubois, lequel lui extrayait des seins les vitres brisées de sa boutique. C’était là même une de ses plus belles histoires ! Le pauvre paralysé, comme il s’appelait en riant, le pauvre explosionné avait mis ce jour-là, pour faire bonheur à son amphitryon, un habit bleu à boutons d’or qui moulait son torse d’Hercule, — avec la culotte de casimir blanc, les bas de soie à larges côtes et ces souliers fins à haut talon, aimés de l’Empereur et qu’il portait toujours quand il était débotté… Gilles Bataille, que les nobles de province qui le recevaient chez eux appelaient un peu trop familièrement « le père Bataille », car il n’avait rien d’un papa, reluisait d’une propreté anglaise qui sentait bon, comme le linge d’une femme. Il avait été blond, de ce blond qui rappelle l’origine scandinave de nous autres Normands, à ce qu’il paraissait, non plus à ses cheveux qui étaient blancs comme l’aile de l’albatros et qu’il portait très courts (à la mal content, comme on a dit depuis), mais au rose d’un teint qui n’était ni couperosé, ni fatigué, ni frelaté. Son regard, gai et bleu, vous atteignait de dessous une paupière épaisse et un peu lourde qu’il clignait comme s’il se fût moqué de ce qu’il disait et qu’il vous eût associé à sa moquerie. Ce à quoi sa vanité tenait le plus dans toute sa personne, c’étaient ses dents, qu’il soignait comme jamais femme n’a soigné les perles de son écrin, et qu’il montrait sans rire, pour le plaisir silencieux de les montrer… Il était venu, à ce dîner du comte du Lude, sa canne haute sur l’épaule comme un fusil (ce qui était sa manière habituelle de porter sa canne, un jonc indien !), et quand il l’eut laissée dans un angle du corridor, il était entré dans le salon, tenant avec les deux mains son chapeau, comme un amoureux de l’ancien Opéra-Comique chez son bailli, et il avait salué l’assemblée avec une niaiserie de paysan, qui n’était peut-être pas sincère, car cet homme qui s’appelait Gilles, aimait parfois à jouer aux Gilles… Il connaissait depuis longtemps madame de Ferjol, devant laquelle il dînait, et dont il était trop léger pour comprendre la profondeur. Pour lui, tout ce qui passait sa portée, il le traitait sans façon et non sans mépris de « manies ». Ce sont des manins, disait-il avec l’accent normand le plus allongé et le plus prononcé. Mais quand il s’agissait de madame de Ferjol, la femme noble tenait le vilain en respect. On ne peut pas dire qu’il eût mauvais ton. Il n’avait pas de ton. Où l’aurait-il pris ? Est-ce à vendre des milliers de petits verres aux cuisinières des maisons riches qui venaient chez lui faire leur provision de thé ou de chocolat, dès six heures du matin ? « À huit heures, j’avais fait ma journée », disait-il avec orgueil. C’était, en fait de ton, un homme de l’ignorance de M. de Corbière, qui mettait son mouchoir taché de tabac sur le bureau de Louis XVIII. Lui n’eût pas mis le sien — un foulard, passé au benjoin — sur la table du comte du Lude, mais dès le commencement du repas, il y avait mis sa tabatière qui était en chagrin, à miniature très fine : le portrait de son fils, en costume d’enfant, de velours bleu, tenant dans sa main, sans en jouer, une trompette d’or, et qui avait le nez aussi en trompette, ce qui faisait deux trompettes ! son fils, un exécrable môme, qui ne ressemblerait jamais à son père et qu’il appelait agréablement « Bataillon » !

Or, ce fut justement à cause de cette diable de tabatière, passée à l’un des convives, qui avait demandé à en voir de près le portrait, que le marquis de Pont-l’Abbé avisa au petit doigt de la main qui la passait devant lui, une émeraude, qui lui donna dans l’œil.

— Il faut que vous soyez fièrement coquet, maître Bataille, pour oser vous permettre de porter une bague de cette beauté et de ce prix-là, — dit le marquis de Pont-l’Abbé, scandalisé de voir un tel bijou à une main qui avait pesé des épices. — Mais voyons donc ! où diable, Bataille, avez-vous pris cette merveille-là ?

— Ma foi, — dit rondement et gaiement le Gilles Bataille, — vous ne devineriez jamais où je l’ai prise, et je parierais cinquante mille écus, comme disait La Mayonnet de Grandville, contre vingt-cinq louis, que vous n’êtes pas capable de le deviner.

— Allons donc !… fit le marquis de Pont-l’Abbé, incrédule.

— Eh bien ! essayez pour voir, repartit Bataille.

Mais le vieux roquentin de marquis, qui s’était recueilli une minute et avait cherché, mais n’avait pas trouvé probablement une chose assez honnête pour la dire devant cette redoutable dévote de madame de Ferjol, qui, du reste, ne les écoutait pas, ne les entendait pas, de l’autre côté de la table, dans le rongement éternel du cancer qui lui mangeait le cœur…

— Eh bien ! — fit, après le silence du marquis, Gilles Bataille, — je l’ai prise au doigt d’un voleur. Je lui ai rendu la monnaie de sa pièce. Le voleur a été volé. C’est une chose curieuse. En voulez-vous l’histoire ?

— Oui, dit le comte du Lude, dites-nous-la, Bataille. Cela nous aidera à faire passer ce chambertin.