Une horrible aventure/Partie I/Chapitre VII

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Journal L’Événement (p. 31-34).

VII


Quand les émotions de ce coup de théâtre furent un calmées, l’oncle impotent et souffreteux redevint tuteur. Il se rehaussa dans son fauteuil, rajusta son bonnet et raffermit ses lunettes sur la périlleuse arête de son nez. Puis, d’une voix grave, il dit, en se retournant tout-à-fait vers notre héros.

— Maintenant, mon cher Georges, que les affaires de ta santé sont régimes… où en voie de l’être, nous aller causer sérieusement.

— Je ne demande que cela, mon oncle.

— Sans biais ni ambages, je te poserai carrément cette question : Que te proposes-tu de faire dans le monde ?

Georges, qui avait la jambe gauche croisée sur la droite, défit cet arrangement et croisa la jambe droite sur la gauche… mais il ne répondit rien.

Le vieillard poursuivit :

— Je t’ai laissé à toi-même depuis près d’un mois ; tu as sans doute réfléchi profondément sur la profession que tu dois embrasser. Tu as bien fait de ne pas te prononcer trop brusquement. C’est un moment solennel que celui où l’on tourne toutes les facultés de son intelligence, toutes les forces vives de son individualité morale vers un but déterminé. Une fois engagé dans une voie, il ne faut pas regarder en arrière, nourrir, entretenir dans son cœur de timides hésitations, des regrets à demi-étouffés. Non. On doit marcher d’un pas ferme et sûr, aller droit devant soi, sans crainte des obstacles, qui diminuent toujours d’importance à mesure qu’on les approche… D’ailleurs, tout citoyen se doit à sa patrie ; il est tenu de faire fructifier les talents que Dieu lui a donnés, pour le plus grand bien du pays où il a vu le jour ; et c’est un crime de lèse-nation que de rester inactif, quand on peut aider à la prospérité générale de quelque manière que ce soit…

Il y a aussi bien d’autres considérations qui doivent engager un jeune homme à prendre un état honorable ; mais je les passerai sous silence, dans la certitude où je sais que tu as pesé toutes ces choses.

Je le répéterai donc : Que te proposes-tu de faire dans le monde ?

Notre héros — qui n’avait pas plus songé à son avenir, que votre serviteur à visiter le Monomotapa — ne fut pas médiocrement embarrassé lorsqu’il se vit acculé à une question aussi catégorique.

Néanmoins, sachant que le bonhomme malgré ses borborygmes — avait des entrailles paternelles, il résolut de gagner du temps et répondit :

— Mon cher oncle, vous me prenez au dépourvu. Je ne m’attendais pas, ayant laissé, il y a à peine un mois les harnais du collège, à m’atteler sitôt au char de la patrie. Je sais, sans doute, que je ne dois pas rester oisif et qu’il me faudra bientôt me remettre à l’œuvre, pour travailler, dans la mesure de mes forces, à l’avancement de ma renommée et à celui de l’état… Mais aussi, par Horatius Coclès ! il ne faut pas que l’esprit de l’homme soit toujours tendu ; comme le corps, il a besoin de repos, après le travail. Cette sage maxime : après le travail le repos, a été comprise de tous les peuples, comme de tous les individus. Elle est aussi vieille que le monde, puisque c’est Dieu lui-même qui, le premier, l’a mise en pratique, après avoir créé et lancé dans l’infini les globes innombrables qui s’y meuvent, il prit un jour entier pour se reposer…

Vous savez, mon oncle, que je suis un partisan enragé des principes. Je n’ai pas plus voulu transiger avec celui-ci qu’avec les autres ; et voilà pourquoi j’ai pris tout un mois pour me reposer des fatigues de mes études. C’est peu, comme vous voyez, mais c’est égal : je sauve le principe !

Le vieil oncle — qui était, par-dessus tout, aristocrate, routinier et ennemi des innovations de la société moderne — ne put s’empêcher de se pâmer d’aise, sous cape, en entendant son neveu manifester un si grand respect pour les choses établies. Aussi répondit-il au jeune homme, en se frottant les mains et relevant ses lunettes :

— Mon cher Georges, ce que tu me dis là est parfaitement logique ; et je songe si peu à le mettre en contradiction avec les idées reçues, que je t’accorde encore quinze jours pour réfléchir sur le choix de ton état. Va, mon cher neveu, et pendant le laps de temps que tu as devant toi, songe à l’avenir ; regarde, dans le mirage du passé, la grande silhouette de ton père qui t’encourage à marcher sur ses traces… Il ne faut pas que le respectable nom de Labrosse périclite, car il a toujours été porté haut et ferme.

Allons, bonsoir, et… Dominum vobiscum ! — Et cum spiritus meo ! répondit Georges, qui n’était jamais à court de réparties latines.

Et content d’en être quitte à si bon marché, notre ami regagna en toute hâte ses appartements.

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Les divers incidents de cette soirée se passaient au deuxième étage d’une grande maison de la rue St Jean, à Québec, le 1er août 1861.

Georges avait donc jusqu’à 15 jours pour prendre une détermination.

Nous allons voir à quoi il s’arrêta.