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Une horrible aventure/Partie I/Chapitre VI

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Journal L’Événement (p. 24-30).

VI


Le vieux notaire était littéralement ahuri. Il ne connaissait pas à son neveu une si prodigieuse érudition et était à cent lieues de soupçonner, sous des dehors plus que modestes, tant de verve et tant de feu.

C’est pourquoi, désespérant de le vaincre de front et ne voulant cependant pas l’abandonner à ses borborygmes, il prit un biais.

— Mon cher Georges, dit-il, j’admire ton savoir et je reconnais volontiers que les auteurs de l’antiquité n’ont pas traité la question des borborygmes ; mais ils avaient une excellente raison pour cela : c’est que la maladie n’existait pas de leur temps…

— Ah ! voilà.

— Et qu’elle ne date, je crois, que du dernier siècle.

— Ne disais-je pas vrai, mon oncle ?

— Oui, je faisais erreur. — Je la soupçonne même d’avoir une origine américaine, tout comme la patate et le tabac.

— C’est ma foi, vrai. Quand je mange des patates…

— Cela n’empêche pas…

— Et que je fume par là-dessus…

— Cela n’empêche pas toutefois que mes conclusions restent les mêmes, qu’il faille remonter au déluge ou à la découverte de l’Amérique pour arriver au premier borborygme.

— C’est logique.

— Or…

— Ergo !

— Or, comme la présence de borborygmes dans les intestins dénote un mauvais état de santé, et que tu viens de m’avouer en avoir…

— Attendez…

— Il faut que tu te soignes…

— Mais…

— Que tu prennes ce soir même une bonne tisane carminative.

— Mais je ne vous ai pas dit que j’étais molesté dans le moment actuel.

— Tu en as eu !

— Oh ! mon oncle, si peu, si peu.

— C’est égal ; l’ennemi est dans la place ; il faut le déloger avant qu’il ne se fortifie.

— Le soir, je n’ai pas l’ombre d’un de ces maudits gaz dans tout le parcours de mon tube intestinal.

— Tu pourrais en avoir ; ça revient au même.

Il faut prévenir les choses.

Et l’entêté bonhomme, reprenant son austère figure de tuteur, tira le cordon d’une sonnette, dont le gland de soie pendant à sa portée.

Marguerite parut, une immense pot de tisane fumante à la main.

— Voilà ! Voilà ! dit-elle précipitamment, en déposant sur un guéridon la précieuse liqueur. Les graines de fenouil étaient un peu coriaces ; il m’a fallu un temps pour terminer la décoction !… Enfin, nous y sommes… et si vos borborygmes tiennent contre cela, je déclare que je ne m’y entends plus en médecine et que les carminatifs ne valent pas l’eau bouillante que l’on verse dessus…

À propos, sont-ils toujours à la même place ? Ont-ils monté ?… descendu ?

— Je n’en sais trop rien, ma foi ! Depuis quelque temps je les ai perdus de vue.

— C’est qu’ils sont cachés dans le gros intestin.

— Probablement.

— Cela arrive souvent. La preuve, c’est que le vieux docteur Purgatin — chez qui j’ai servi dix ans et dont je préparais les remèdes, comme vous savez — m’a raconté qu’un jour un gros borborygme, perçu par lui le matin à l’entrée du duodénum.

— En vérité ?

— C’est comme je vous le dis.

— Comment avait-il pu dérober sa progression à un homme aussi expert que feu monsieur Purgatin ?

— Ah ! dieu ! c’est ce que nous n’avons pu nous expliquer… Il s’était insinué en tapinois et faufilé petit à petit, comme un voleur.

— Le taquin !

— Pour les vôtres, nous les retrouverons bien, monsieur le notaire.

— Il faut espérer… Mais repêcheras-tu aussi ceux de mon neveu ?

Georges devint pâle et se sentit perdu.

— De votre neveu, dites-vous ?

— Oui. Figure-toi que ce garnement-là…

Le jeune homme eut beau lancer à son oncle un regard capable d’attendrir un tigre, le féroce notaire continua : — Est battu des borborygmes et qu’il ne m’en a fait l’aveu que tantôt !

Marguerite eut un geste grandiose de stupéfaction.

Comment, monsieur Georges, vous avez des borborygmes et vous ne me les dites pas !… Ah ! ce n’est pas bien cela !

— Je ne m’en étais pas aperçu.

— Malheureux !

— Ils étaient si bénins, si fluets, si doucereux !

— Raison de plus pour les redouter !

— D’ailleurs, c’est passé : je n’en ai jamais moins eu que ce soir.

— C’est ce que nous allons voir. Faites silence, et si dans deux minutes, vous ne vous avouez pas vaincu ; eh bien ! nous n’en parlerons plus.

Georges se crut sauvé.

À moins que le diable ne s’en mêlât, ses deux persécuteurs allaient bien avoir la preuve que son tube digestif n’était pas une usine à gaz.

Fatalité ! Si l’armée d’Hannibal, aux temps fameux des guerres puniques, ne se fut pas énervée à Capoue, Carthage écrasait Rome ; de même, si notre héros, en cette solennelle épreuve, n’eût pas cédé complaisamment au sentiment de satisfaction qui le gagna, il ne buvait pas de tisane carminative.

Malheureusement — comme tout homme qui vient d’échapper à un danger sérieux — il poussa un profond, un grandissime soupir… et ses muscles contractés se détendirent imprudemment.

— Hélas ! ce soupir géant perdit l’honnête garçon.

Une demi-minute ne s’était pas écoulée, que le diaphragme de Georges, en refoulant ses viscères abdominaux, fit sortir des profondeurs de son intestin grêle un borborygme monstre.

Les échos de la chambre le répercutèrent longtemps.

Quant à notre digne ami, comme si un puissant ressort se fût détendu sous lui, il se trouva, sur ses pieds, avant même que le dernier écho du maudit borborygme ne fût allé mourir dans les boiseries du plafond.

On voit d’ici la scène.

Pendant que Georges, en proie à une sage terreur, promenait un regard ahuri de Marguerite à son oncle et de son oncle à Marguerite, ceux-ci gardaient un silence de mauvais augure. Il y avait quelque chose d’étrange et de solennel sur leurs figures impassibles. Pas une parole, pas un geste. Seulement, entre eux, un coup-d’œil s’était échangé — rapide, froid, presque sinistre !

Marguerite ne dit qu’un mot, en se tournant vers le délinquant :

— Eh bien ?

— C’est pourtant vrai ! fut-il murmuré en réponse.

Majestueuse comme la science, l’élève de feu monsieur Purgatin s’avança vers le pot de tisane, en versa un plein verre et le présenta à notre ami.

Georges ferma les yeux et avala d’un trait.

Puis — pendant que le vieux notaire essuyait furtivement une larme d’attendrissement — Marguerite sortit avec une dignité froide.

La clientèle s’arrondissait !