Une horrible aventure/Partie II/Chapitre V

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Journal L’Événement (p. 67-70).

V


Les quinze jours qui suivirent ce coup de théâtre furent marqués, pour notre ami, par une série de petites ovations et par de nombreux succès de racontars.

Son entrée en scène pleine de rondeur l’avait posé, et sa fière narration des exploits accomplis dans le Nouveau-Monde par ses pères sous le drapeau de la France, avait impressionné favorablement ses camarades en pension.

Il s’en fallait de bien peu qu’on ne le considérât comme une espèce de personnage antédiluvien, venu de parages inexplorés et exhalant un parfum de romanesques légendes…

C’est que, pour répondre à toutes les questions plus ou moins… fantaisistes que lui adressèrent à l’envi ces messieurs de Paris, Georges dut se mettre en frais d’invention et surcharger un tantinet le tableau.

Au reste, la chose était assez du goût de Labrosse, et il n’eût pas à se faire violence pour lâcher la bride à son exubérante imagination.

Il fallait voir surtout avec quelle effroyable verve il parlait aux étudiants de la férocité des sauvages, et quelles sombres couleurs s’amoncelaient sur sa palette pour peindre les souffrances qu’ils faisaient endurer à leurs prisonniers.

Ce n’était que fer, flamme et sang, quoi !

— Mais… hasarda un soir, timidement, certain incrédule, vous n’avez plus à craindre maintenant d’horreurs semblables, car ces diables rouges doivent être refoulés dans les forêts ou domptés…

— Refoulés dans les forêts ??… domptés ? répliqua notre héros avec véhémence… Ah ! je vois bien que vous ne connaissez pas mon pays et que vous ignorez complètement les mœurs de ces démons. Tenez, pas plus tard que l’année dernière, un de mes cousins a encore été littéralement dévoré vif par eux…

Dévoré vif !

— Dévoré vif, messieurs : c’est comme je vous le dis. Il était parti de grand matin, de Québec pour une expédition de chasse dans les bois en arrière de Charlesbourg — un village à quelques milles de la capitale. Le gibier abonde dans ces forêts presque vierges ; aussi mon pauvre cousin eut-il fait d’emplir sa carnassière.

Il aurait pu terminer là son expédition et regagner la ville bien avant le coucher de soleil. Malheureusement, la passion de la chasse l’emporta sur la prudence, et le gibier — poil et plume — se laissa tuer si complaisamment, que la nuit surprit mon infortuné parent en plein bois.

— Or, sachez, messieurs, que, la nuit, les bois autour de Québec fourmillent de Sauvages, qui guettent les voyageurs attardés ou les imprudents que leur mauvaise étoile a conduite là.

Mon cousin, brusquement ramené à la réalité, se jugea perdu.

Néanmoins, comme il était brave, il résolut de tenter le sort et commença sa retraite vers Québec, marchant avec des précautions infinies, se faufilant sans bruit à travers les taillis et les halliers.

Mais il n’avait pas fait deux arpents, que des hurlements épouvantables ébranlèrent la forêt et qu’une vingtaine de grands diables bondirent sur lui, le terrassèrent et, après l’avoir soigneusement garrotté, l’entraînèrent dans l’épaisseur du bois.

Georges, en bon comédien, fit ici une pause, pour juger de l’effet produit.

— Et qu’arriva-t-il ensuite ! firent les étudiants anxieux.

— Ce qu’il arriva, messieurs ?… je vais vous le dire, répondit le narrateur, dont la voix prit alors de sombres accents.

Les sauvages emmenèrent mon pauvre cousin, plus mort que vif, jusqu’à leur campement, situé à plusieurs milles de distance. Là, ils l’attachèrent solidement à un arbre et le laissèrent quatre jours sans manger.

Quand ce laps de temps fut écoulé, on alluma près de lui un grand feu, au-dessus duquel on suspendit une chaudière. Puis les brigands rouges enlevèrent au prisonnier, ci et là sur les parties charnues, des morceaux de chair saignants, qu’ils firent cuire dans la chaudière.

Le fumet de cette diabolique cuisson montait au nez du malheureux blanc, mourant de faim.

Chose horrible, messieurs, et qui prouve combien cette sensation de la faim est effroyable dans sa tyrannie : mon cousin humait avec d’étranges délices les chaudes émanations de sa propre viande !

Chose plus horrible encore : ses bourreaux lui présentèrent une tranche à peine rôtie de cette chair palpitante, et le prisonnier la dévora fiévreusement ! il mangea de grand appétit !…

— Horreur ! murmura l’auditoire stupéfait.

— Oui, horreur, mais vérité, répondit Labrosse.

— Achève-t-on ce martyr, enfin ?

— Les démons rouges mirent six heures à tuer l’infortuné jeune homme. Il fut littéralement disséqué, muscle par muscle, lambeau par lambeau.

Quand il n’eut plus qu’un souffle, on jeta cette masse de chair et de sang dans le feu…

Puis les sauvages dansèrent en rond, avec des cris sataniques, autour du bûcher !