Une horrible aventure/Partie II/Chapitre VI

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Journal L’Événement (p. 71-73).

VI


Il se fit un silence.

Chacun repassait dans sa mémoire les moindres détails de cet affreux récit et voyait en imagination le terrible tableau que notre héros venait de badigeonner si prestement.

— Ma foi, mon cher Labrosse, dit enfin un étudiant gascon — l’incrédule dont nous parlions tantôt — il faut avouer que vous vivez dans un singulier pays…

— C’est vrai, monsieur Verlac mais…

— Et que vous êtes régis, cadédis ! par un singulier gouvernement.

— Comment l’entendez-vous ?

— Eh ! sangdiou ! vit-on jamais pareille chose ?… une contrée où les gens sont égorgés, massacrés, torturés, mangés même aux portes de la capitale ?

— Que voulez-vous ! c’est dans les mœurs américaines. La vie d’un homme n’est rien dans ces vastes régions où la mort plane en permanence, où le danger se cache derrière chaque touffe d’herbe, chaque rocher fait trébucher sa victime à chaque pas qu’elle hasarde.

— Par le sang de mes pères ! je voudrais bien qu’il y eut des Sauvages en Gascogne : nous les exterminerions tous comme des lapins et nous en ferions de l’engrais pour nos champs.

— Ah ! attendez, mon ami. N’allez pas croire que nous nous laissons bénévolement inonder par ces brigands de Peaux-Rouge sans régimber un peu. Bien au contraire, nous les pourchassons comme des bêtes fauves, — autant par amusement, que pour gagner la prime de dix piastres accordée par le gouvernement pour chaque Sauvage tué.

— Ho ! ho ! les autorités canadiennes se sont donc émues des petits festins de vos bons amis les Peaux-Rouges, puisqu’elles ont mis leurs têtes à prix !

— La belle affaire ! Des troupes ont maintes fois été envoyées contre eux, mais le plus souvent sans résultats. Les démons leur échappaient, on ne sait trop comment. Ils ont des ruses diaboliques pour se dérober à leurs ennemis ; ils disparaissent et s’évanouissent, quand ils sont serrés de près, comme dans les contes de fées. Je les crois quelque peu en commerce avec maître Satanas.

— Parbleu ! fit-on en chœur : ce sont ses dignes fils.

— S’ils ne le sont pas, ils mériteraient de l’être ! cela revient au même.

— Comme ça, reprit l’étudiant gascon que Georges venait d’appeler Verlac, vous faites chez vous la chasse à l’homme ?

— Mais oui, mon très-cher, et j’avouerai volontiers que ce n’est pas le moindre de nos divertissements.

— C’est un divertissement lucratif, encore !

— Vous riez ! Eh bien ! sachez qu’il y a au Canada une foule d’individus qui ne vivent — eux et leur famille — que du seul produit de la chasse aux Sauvages.

— Vraiment ?

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire ! Eh ! mon Dieu, la chose est toute naturelle chez nous. On ne considère pas un Peau-Rouge comme un homme, et tout le monde à plus ou moins tué son Sauvage, dans mon pays. Tenez, moi qui vous parle, je suis rendu à mon vingtième…

Il est vrai que je suis quelque peu chasseur, ajouta modestement Georges.

L’ébahissement des étudiants ne connaissait plus de bornes ; et Verlac — plus épaté que les autres — s’écria, en se levant :

— Eh bien ! cadédis ! puisqu’il en est ainsi, mordiou ! je passe au Canada avec vous, et messieurs les Sauvages n’ont qu’à bien se tenir, ventrrrrebleu !

— C’est cela ! mort aux Sauvages ! hurlèrent en un chœur formidable tous les étudiants.

Georges, quelque peu fatigué par les émotions inhérentes à son rôle, regagna tout pensif sa mansarde.

D’un naturel essentiellement naïf, il en était à se demander si tout ce qu’il venait de dire n’était pas arrivé…

Ce garçon-là se pénétrait tellement de son rôle et était si prodigieusement crédule, que même lorsqu’il mentait le plus, il se croyait presque.