Une horrible aventure/Partie II/Chapitre VII

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Journal L’Événement (p. 73-75).

VII


C’est avec de semblables exagérations et des récits fantastiques de cet acabit, que maître Labrosse tenait en haleine la curiosité de ses nouveaux amis.

Très-jeunes pour la plupart ; n’ayant qu’une connaissance fort nuageuse des mœurs et de la civilisation américaines ; portés naturellement au merveilleux par leur imagination ardente et la chaleur de leurs juvéniles aspirations ; trop occupés, d’ailleurs, de leurs études et de leurs plaisirs pour contrôler les narrations de leur cousin d’Amérique — comme ils appelaient Georges — les malheureux avalaient tout, sans trop faire de grimaces.

De Lalande seul aurait pu les éclairer et leur faire comprendre que Georges s’amusait d’eux ; mais de Lalande était absent depuis plus d’une semaine, appelé en toute hâte dans son pays — la Bretagne — par une grave maladie de son père. Il venait d’écrire qu’il ne serait probablement pas de retour avant un mois.

Notre héros avait donc beau jeu. Aussi en profitait-il outrageusement et les histoires les plus fantastiques, les plus terrifiantes se succédaient-elles sans interruption.

Le digne homme avait décidément la bosse de l’exagération et réussissait, au-delà de ses espérances, à tenir son petit cercle d’auditeurs dans un état permanent de salutaire anxiété. On le choyait comme un troubadour du moyen-âge, et on avait pour lui ce respect instinctif que commande tout homme qui a vu beaucoup de choses, et surtout des choses comme on n’en voit plus.

C’était à qui le promènerait dans Paris, le conduirait au théâtre, lui ferait visiter les ravissantes villas des environs de la capitale.

Bref on se l’arrachait un peu, et le cousin d’Amérique trouvait sa nouvelle existence délicieuse. N’eût été la peine que lui causait le défauts d’aventures, qu’il était venu chercher si loin, sans en avoir encore trouvées, il se serait cru dans le paradis de Mahomet.

Plusieurs fois déjà, il s’était plaint à ses amis de cette lacune dans son existence parisienne, — ajoutant qu’il n’avait laissé le Canada dans le but unique d’avoir au moins une aventure, blasé qu’il était sur celles de son pays.

Mais soit qu’on ne le prit pas au sérieux, soit que réellement on n’eût pas, à Paris, à lui offrir d’aventure digne d’un homme qui en avait eu de si terribles, — il n’avait obtenu que des réponses évasives et provoqué des rires d’incrédulité.

— Farceur, va ! s’était-on contenté de lui répliquer.

Toutefois, Georges ne désespérait pas d’arriver à ses fins et de remplir les engagements qu’il avait pris vis-à-vis de lui-même, à son départ de Québec. Plus que jamais il y tenait ; et les mirobolants récits qu’il débitait depuis tantôt un mois l’avaient si bien grisé, qu’il se mourait d’avoir cette aventure tant désirée.

Chaque fois qu’il se mettait au lit, après une journée infructueuse, il se répétait solennellement :

— Rien encore aujourd’hui… mais, dussé-je passer dix ans à Paris, j’aurai mon aventure !