Une horrible aventure/Partie II/Chapitre XII

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Journal L’Événement (p. 94-96).

XII


Ce n’était pas en vain que maître Georges Labrosse tenait, depuis plusieurs jours déjà, son regard obstinément fixé sur la fenêtre derrière laquelle languissait la malheureuse princesse Calamaki.

S’il se fût contenté de voir, avec les yeux du corps seulement, les ombres se mouvoir dans la mystérieuse mansarde, oh ! alors, son temps eût été presque perdu. Mais c’est que notre ami regardait surtout avec les yeux de son intelligence. En cette phase solennelle de sa vie, Georges se rappela fort à propos qu’il avait fait un cours d’études classiques à Québec, et que, par conséquent, il devait être ferré sur les prémisses et les conclusions, de même que sur les inductions et les déductions.

Procédant donc suivant toutes les règles philosophiques, notre héros, avec des données incertaines et nuageuses en arriva à des conclusions certaines et claires.

Le jeu des ombres lui indiqua, non-seulement la présence, dans la mansarde, de la petite princesse, mais encore ses moindres mouvements et lui fit connaître jusqu’aux occupations de la jeune captive.

Au reste, le cercle de ces occupations n’était pas bien grand, puisqu’il n’embrassait que le dessin, quelques travaux d’aiguille et, surtout, la lecture.

La princesse passait, en effet de longues heures près de sa fenêtre, un livre à la main, immobile comme une statue.

Quand Georges la voyait ainsi, il se demandait : Lit-elle ou rêve-t-elle ? et il était bien en peine de se répondre.

Une chose que notre ami fut heureux de constater, c’est que la belle Grecque n’était pas complètement seule avec son infâme Turc, puisque de temps en temps, l’ombre d’une autre femme allait et venait dans la chambre.

Georges se dit que cette ombre agissante devait être une soubrette au service de la princesse.

Et l’intelligent garçon ne se trompait pas : car deux ou trois fois, de grand matin, il vit l’ombre susdite — sous forme d’une jolie fillette en chair et en os — entr’ouvrir la fenêtre pour renouveler l’air de la mansarde, épousseter les meubles, promener le balai sur le tapis, agir enfin comme une servante.

Comprenant toute l’importance qu’il y aurait pour lui de s’attirer les bonnes grâces de cette fille, Georges se mit pour elle en frais d’amabilités et employa à cet effet toutes les ressources de la pantomime.

Quand on a seize ans, que l’on n’est pas plus laide qu’une autre et que le cœur nous tape dur dans la poitrine, on ne se laisse pas impunément lutiner par un joli garçon.

C’est probablement ce que se dit la soubrette, car elle ne tarda pas à goûter fort les gestes télégraphiques de Labrosse et à les lui renvoyer.

D’abord, ce furent de petits sourires qui avaient la prétention d’être pudiques, puis de coquines inclinations de tête, puis de véritables saluts, puis enfin de bons gros baisers, envoyés avec la main, par-dessus les chapeaux des passants de la rue des Grès.

Cela dura plusieurs jours, jusqu’à ce qu’un beau matin, Georges, voyant la fillette sortir et se diriger vers le Luxembourg, dégringola des hauteurs de son cinquième étage dans la rue et prit la même direction.

— Cré nom de nom ! se disait-il à mi-voix — il va sans dire que votre digne compatriote jurait depuis son arrivée à Paris — la position de l’ennemi est reconnue, mes batteries sont prête : ouvrons le feu !

Et, emboîtant le pas derrière sa nouvelle conquête — quoiqu’à une distance respectueuse, — Georges Labrosse disparut bientôt dans la rue de la Harpe.