Une horrible aventure/Partie II/Chapitre XIII

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Journal L’Événement (p. 96-101).

XIII


Nos deux personnages, l’un suivant l’autre, traversèrent la place St Michel et ne tardèrent pas à s’engager dans les spacieuses allées du jardin du Luxembourg.

Il n’y avait que de rares promeneurs à cette heure matinale, et, à part les roulades mélancoliques de quelques oiseaux frileux, on n’entendait que ce murmure lointain du faubourg qui s’éveillait.

Les beaux arbres de cet éden parisien commençaient à se dépouiller de leur manteau multicolore, et leurs feuilles desséchées jonchaient le sol durci des allées.

Un petit froid sec — un de ces froids vivifiants des belles matinées d’automne — mordait doucement le visage des deux nouveaux arrivants et les obligeait à marcher vite.

La jeune fille surtout, ouvrait et fermait le compas de ses petites jambes avec une prestance admirable. Encore une couple de minutes de cette marche rapide, et le jardin était traversé.

— Tonnerre d’un nom ! grommelait Georges, cette enragée va-t-elle m’échapper ?

Voulant à tout prix éviter pareil fiasco, notre ami s’engagea résolument à travers les arbres et les plate-bandes, bondit par dessus les haies et gagna une allée latérale, parallèle à celle qu’il abandonnait.

Là, il prit franchement sa course, espérant arriver avant la jeune fille au point de jonction des deux allées et la rencontrer de face, fortuitement.

Cette habile stratégie fut couronnée d’un plein succès.

Au tournant de l’allée qu’il venait de parcourir au galop, Georges, tout haletant, faillit piquer une tête, à la mode bretonne, dans le corsage dodu de la petite parisienne.

Il y eut deux exclamations :

— Ah !

— Oh !

Puis, les nez s’étant relevés, on se reconnut.

— Tiens, monsieur mon voisin !

— Tiens, mademoiselle ma voisine !

Pause de dix secondes. Puis, la jeune fille :

— Savez-vous que vous m’avez fait une peur ?…

— Et vous, donc ?… j’en suis encore tout tremblant.

— C’est votre faute… pourquoi arrivez-vous ainsi comme un ouragan ?

— Il fait si froid, qu’il faut bien prendre des allures un peu… désordonnées.

— Vous avez raison : c’est moi qui suis fautive. J’aurais dû ne pas marcher ainsi tête baissée : je vous aurais vu venir.

— Non pas, mademoiselle… Je revendique hautement la responsabilité de cette affaire, et me voici à vos genoux, implorant pardon et pénitence.

Et Georges fit mine de tomber sur ses rotules.

— Là ! là ! mon voisin, ne faisons point de tragédie.

— Je suis coupable : il me faut une pénitence.

— Vous l’aurez… mais je vous en prie, restez debout.

— Soit, puisque vous le voulez. Ainsi, j’ai votre pardon ?

— Je vous l’octroie de grand cœur.

— Merci. Voyons la pénitence, maintenant.

— Vous y tenez ?

— Énormément.

La fillette minauda et parut chercher pendant quelques temps.

— Avez-vous, du moins, la contrition parfaite, demanda-t-elle.

— Le cœur me saigne par vingt blessures…

— Et le ferme propos de n’y plus revenir ?

— J’ai tout ce que vous voudrez.

— Bien. Je vous impose donc pour pénitence… de ne plus regarder obstinément, comme vous le faites…

Georges dressa les oreilles.

— Continuez, mademoiselle, dit-il.

— Dans certaine chambre de jeune fille…

— Plaît-il ?

— Qui fait face à la vôtre, acheva la soubrette, en riant narquoisement.

Le pauvre Labrosse devint tout pâle.

— Vous voulez plaisanter, mademoiselle ?… balbutia-t-il.

— Mais pas du tout, monsieur.

— C’est que…

— Vous trouvez, peut-être, que je ne vous impose pas là une pénitence ?…

— Bien au contraire : jamais confesseur, jamais juge ne fut plus inexorable.

— Alors, je ne vois pas…

— Pourquoi, après avoir demandé un châtiment pour ma gaucherie, je cherche à me soustraire à celui-ci ?

— Précisément.

— Vous ignorez donc, adorée voisine, que cette chambre où vous défendez à mon regard de pénétrer, c’est mon paradis !

— Ah ! bah !

— C’est pendant l’orage, le coin bleu du ciel où se repose ma vue ! C’est dans le désert de mon existence, l’oasis verdoyant où se rafraîchit mon pauvre cœur brûlant.

— Oh !

— Pour moi l’horizon se ferme là et le monde extérieur n’existe pas.

— À votre tour vous voulez rire !

— Rire ? Ah ! jeune fille, quel mot vous prononcez-là ! Quand une immense douleur enveloppe mon âme dans une camisole de plomb ; quand les sanglots m’emplissent le cœur ; quand le sommeil lui-même n’est plus une trêve à la noire mélancolie qui m’étreint, — je n’ai pas envie de rire, croyez-moi.

Le grand chagrin de notre compatriote parut émouvoir la bonne soubrette. Une larme même eut l’air de briller dans son œil bleu.

Elle tendit au jeune homme sa petite main, qu’il serra dans les deux siennes.

— Cher voisin, câlina-t-elle, est-il bien vrai que vous souffrez ainsi ?

— Hélas !

— Ne puis-je rien pour apaiser cette souffrance ?

— Tout, adorable enfant, vous pouvez tout ! exclama Georges tendrement.

Puis aussitôt paraissant prendre un grand parti.

— Voulez-vous être la confidente de mes peines ?

— Je ne sais si je mérite une telle confiance…

— Oh ! mademoiselle, vous mériteriez d’être reine et adorée à deux genoux.

Et, sur ce madrigal boursouflé, le mélancolique Labrosse offrit son bras à sa nouvelle amie, disant :

— Tenez, je veux vous ouvrir mon cœur. Allons nous asseoir en quelque endroit écarté, où les importuns ne nous dérangeront point.

— Vous êtes un magnétiseur : on ne peut rien vous refuser. Allons.