Une horrible aventure/Partie II/Chapitre XIX

La bibliothèque libre.
Journal L’Événement (p. 122-129).

XIX.


Georges, en pénétrant dans la chambre de la princesse Calamaki, crut avoir franchi les Dardanelles et être tombé dans un harem de Stamboul.

Il se trouvait dans une pièce de moyenne grandeur, tendue de draperies voyantes, garnie de sofas à la couverture veloutée, et dont le plancher disparaissait sous un épais tapis d’Orient.

Une ottomane basse était disposée près d’une portière de velours rouge.

C’est là que se tenait la princesse, dans une attitude à la fois nonchalante et mélancolique.

La belle Grecque portait un costume mi-partie athénien, mi-partie turc.

Son beau corps était enseveli dans les plis bouffants de larges pantalons à raies vertes, qui s’attachaient à la taille et au-dessus des genoux, puis retombaient jusque sur ses mignons pieds, chaussés de mules brodées.

Pour corsage à cette singulière jupe, elle avait une sorte de camisole en soie blanche, ouverte par devant et garnie de larges manches, qui laissaient voir les plus beaux bras du monde.

Par-dessus cette camisole, une longue robe — appelée antari — habillait les épaules, le buste et le reste du corps, qu’elle dépassait pour se diviser en trois bandes distinctes, lesquelles étaient relevées jusqu’à une magnifique ceinture de cachemire qui emprisonnait la taille.

La princesse portait, en outre, la veste de velours nationale et avait pour coiffure un riche mouchoir brodé, coquettement attaché sur l’oreille.

Ce costume était tout bonnement féerique et produisait, dans ce boudoir oriental, le plus merveilleux effet.

La lumière était disposée de façon à laisser la figure de la princesse dans la pénombre ; mais les soieries du vêtement pouvaient étinceler tout à leur aise et envoyaient leurs reflets chatoyants dans les prunelles dilatées du pauvre Labrosse.

Le digne homme tombait des nues.

Jamais, même dans ses rêves les plus extravagants, il n’avait entrevu pareil enchantement et semblable situation. Il eut un instant l’idée de retourner ses poches, pour s’assurer si quelque miniature de la lampe d’Aladin ne s’y trouvait pas, d’aventure.

Mais une voix douce, une voix de femme, au timbre harmonieux, ne lui en donna pas le temps et le rappela un peu à la réalité.

— Asseyez-vous, mon ami, disait cette musique, pendant qu’une main d’albâtre indiquait un fauteuil près de la porte.

Mon ami !… la voix avait dit : mon ami !

Georges joignit les mains et glissa sur un genou.

— M’asseoir, madame ! dit-il… Oh ! non : c’est dans l’attitude de l’adoration que je dois parler à la plus admirable des femmes.

— Je vous en prie !

— De grâce, madame, souffrez que je demeure ainsi. Je suis un grand coupable et j’ai à me faire pardonner une bien énorme faute.

― Quelle est donc cette si terrible faute ?

― Celle, ô divine princesse, d’avoir osé élever les yeux jusqu’à vous !

— Je n’ai pas à vous pardonner, monsieur, mais à vous remercier.

Georges ploya l’autre genou.

— Ah ! madame, exclama-t-il tendrement, mon cœur ne m’avait pas trompé : vous êtes aussi bonne que belle, aussi magnanime que noble.

— Je ne suis rien de tout cela, répondit la princesse, qui laissa tomber son front dans sa main : je suis malheureuse…

— Malheureuse !… Hélas !… je ne le sais que trop, et les misérables que j’ai vus, sommeillant à votre porte m’ont trop bien révélé toute l’étendue de votre infortune.

— Depuis deux longues années, soupira la belle Grecque, je vis ainsi captive, sans une consolation pour ma pauvre âme affaissée, sans nouvelles de ma patrie — l’île enchantée de Corfou — sans une amie, sans une joie, sans une espérance…

— Pauvre enfant ! murmura Georges, toujours à genoux et recueillant avec extase les paroles lentes et tristes de la jeune fille.

Celle-ci poursuivit, comme se parlant à elle-même :

— De quel droit cet homme sinistre vint-il, une nuit d’orage, m’arracher des bras de mes parents et m’entraîna-t-il, sur la grande mer bleue, loin des rivages aimés de Corfou ?… De quel droit abreuve-t-il mon existence d’amertume ?… et qu’ai-je fait à Dieu pour qu’un misérable ravisseur puisse impunément venir tous les jours me parler de son odieux amour ?…

La princesse se tut, et quelque chose comme un sanglot souleva sa poitrine.

Cette navrante douleur secoua Labrosse des talons à la nuque. Il se leva, tragique, et, posant une main sur son cœur :

— Ô ma princesse adorée ! dit-il, c’en est trop, et mon âme n’en peut supporter davantage. Depuis un mois que je connais votre poignante histoire et l’affreuse situation qui vous est faite, je souffre toutes les tortures de l’enfer. Mes jours et mes nuits sont des siècles d’une horrible agonie…

J’encourrai peut-être votre courroux ; j’en mourrai assurément… mais je veux vous dire que je vous aime comme les anges du bon Dieu s’aiment, que vous êtes pour moi plus que la vie : vous êtes l’idole aux pieds de laquelle se consume à petit feu mon cœur endolori…

Georges fit ici une pause pleine d’anxiété et fixa sur la jeune femme un regard interrogateur.

Mais celle-ci, la figure cachée dans ses mains, se contenta d’exhaler un profond soupir.

— Oh ! par pitié, ne repoussez pas un malheureux qui est prêt à verser pour vous jusqu’à la dernière goutte de son sang, reprit Georges, en joignant les mains dans une attitude suppliante.

Nouveau soupir de la princesse.

— Laissez-vous fléchir, noble fille d’Orient !… continua Labrosse, avec un redoublement de tendre prière ; ne laissez pas mourir de désespoir, à vos pieds, un infortuné jeune homme qui vous adore !

Cette fois la belle princesse releva à demi sa belle tête éplorée, et fixant sur Georges ses grands yeux noirs :

— Pauvre ami, dit-elle d’une voix émue, c’est une destinée bien malheureuse qui vous place sur mon chemin. Je suis fatale à tous ceux qui m’aiment.

— Princesse, répondit avec chaleur le tenace Labrosse, un cœur qui bat pour vous n’est pas accessible à la peur. Dites-moi un mot d’encouragement, un seul, et je défie hautement la fatalité.

— Hélas !… j’ai souvenance qu’un jour, un beau jeune homme comme vous eut pitié de mon infortune et fit entendre à mon oreille le doux langage de l’amour : le malheureux périt sous mes yeux, assassiné par mon impitoyable ravisseur.

— Cette perspective ne m’épouvante aucunement, madame, et je mourrais le sourire sur les lèvres, si je pouvais lire dans vos beaux yeux que vous n’êtes pas insensible à mon amour.

La jeune Grecque joignit ses petites mains :

— Ô France, terre de l’héroïsme et du dévouement ! murmura-t-elle, en courbant lentement sa noble tête.

Puis, reprenant aussitôt, comme si elle eût été agitée par des sentiments de crainte superstitieuse :

— Oh ! elle est puissante, la main qui riva ma chaîne !… Il est bien long et bien fort, le bras qui m’arracha de Corfou pour me jeter ici !…

Notre héros eut un geste de mâle défi.

— Si puissante que soit cette main, si long que soit ce bras, dit-il, je saurai, madame, vous mettre hors de leurs atteintes. Il y a, par delà le vaste Océan, un grand et beau pays qui s’appelle le Canada ; c’est ma patrie bien-aimée. Nous irons cacher notre bonheur sur cette terre de liberté. Nous parlerons ensemble de votre Grèce chérie, du beau ciel de votre pays, des flots harmonieux qui chantent sur le rivage de Corfou !…

Oh ! princesse, voulez-vous que ce beau rêve s’accomplisse ?… dites, le voulez-vous ?

La jeune femme semblait prête à succomber. Un suprême effort de Georges enleva ses dernières hésitations.

— Voyons, madame, soupira-t-il avec des larmes dans la voix, ayez pitié de vous et de moi : acceptez.

— Eh bien ! oui ! fit résolument la princesse… Que votre Dieu et le mien nous protègent ; je vous aime et je vous suis !