Une idylle tragique/XI

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Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 375-407).

Ely attendait la réponse de Pierre à sa lettre sans aucune appréhension. Elle lui avait écrit, aussitôt le départ d’Olivier, par un instinctif besoin de se réchauffer, de se purifier à cette tendresse dévouée et simple, après la cruelle scène dont elle sortait si brisée, si humiliée, si souillée. Pas une seule minute elle ne fit à Olivier l’injure de soupçonner qu’il pût, même possédé par la fureur du plus haïssable amour, toucher à l’image que Pierre se faisait d’elle, — cette image trop peu semblable à son passé, mais si vraie aujourd’hui, si pareille au fond même de son être présent. Elle n’avait rien dit à son ami dans cette lettre qu’elle ne lui eût répété dans vingt autres : d’abord qu’elle l’aimait, ensuite qu’elle l’aimait, enfin qu’elle l’aimait. Elle était sûre qu’il allait lui répondre, lui aussi, des phrases d’amour, lues et relues vingt fois déjà, mais dont chaque mot lui serait pourtant aussi délicieux, aussi neuf qu’un bonheur inéprouvé. Quand elle eut en mains l’enveloppe sur laquelle Pierre avait écrit son adresse, elle la soupesa enfantinement. Elle se dit : « Il m’envoie une longue lettre : comme il est bon ! … » et elle la déchira dans un ravissement aussitôt changé en une épouvante. Elle regarda sa propre lettre non décachetée, puis, de nouveau, l’enveloppe à son nom. Était-il possible qu’un tel outrage lui vînt réellement de « son doux », comme elle appelait son amant, avec la mignardise commune à toutes les tendresses, — de ce Pierre qui, cette nuit encore, la serrait dans ses bras avec tant de respect dans l’idolâtrie, presque une piété dans la passion ? Le doute, hélas ! ne lui était pas permis. L’adresse était bien écrite par le jeune homme. C’était bien lui qui renvoyait ce billet à sa maîtresse, sans avoir voulu même l’ouvrir. Survenant après l’explication de tout à l’heure, ce refus et ce renvoi signifiaient une rupture, et le motif apparaissait aux yeux consternés d’Ely avec une affreuse évidence. Elle ne pouvait pas connaître l’exacte vérité : la jalousie de Berthe Du Prat éveillée par tant d’indices, et ce long drame intérieur qui avait contraint la jeune femme à pousser vers le confident le plus intime de son mari l’appel le plus désespéré, le plus révélateur, C’était là une succession de hasards impossible à deviner, au lieu qu’une volontaire indiscrétion d’Olivier à son ami apparaissait comme si probable, si conforme à l’habituelle bassesse de l’orgueil masculin blessé ! Ely n’imagina pas, elle ne chercha pas d’autre cause à la foudroyante révolution d’âme accomplie chez Pierre et dont elle avait là, devant elle, une muette preuve plus indiscutable, plus affirmative que toutes les phrases. Le détail de la catastrophe se reconstituait très simplement, très logiquement : Olivier l’avait quittée, fou de rancune et de désir, de jalousie et d’humiliation ; et, dans un accès de demi-folie, il avait manqué à l’honneur. Il avait parlé. Qu’avait-il dit ? Tout… À cette seule idée, le sang se glaçait dans les veines de la malheureuse femme. Depuis la minute où, sur le quai du vieux port à Gênes, Hautefeuille lui avait tendu la dépêche annonçant le retour d’Olivier, elle avait traversé de si pénibles heures qu’il semblait que sa pensée dût s’être adaptée à ce danger, avoir admis la possibilité au moins de cet événement. Mais le cœur conserve en lui, quand il aime, de telles énergies de confiance, un si vivace pouvoir d’illusion, qu’elle arrivait à cette épreuve aussi peu préparée, aussi nouvelle, aussi peu résignée que nous arrivons tous à la mort… Ah ! si elle avait pu voir Pierre tout de suite, seule à seul, lui parler à son tour, plaider sa cause, se défendre, lui expliquer ce qu’elle avait été jadis et pourquoi, ce qu’elle était devenue, et pourquoi encore, et ses luttes, et son besoin de tout lui confesser la première, et qu’elle s’était tue par crainte de le perdre, par tremblement de lui faire mal, — par amour, uniquement par amour ! … Le voir ? Mais où ? Quand ? Comment ? … À l’hôtel ? Il ne la recevrait pas. Olivier était là, qui veillait, qui le gardait… Chez elle ? Il n’y reviendrait plus… À un rendez-vous ? Elle ne pouvait même pas lui en demander un. Il n’ouvrirait pas sa lettre… Cette nature demeurée primitive dans son fond intime sentit frémir en elle, contre les entraves qui la liaient, tout le sauvage esprit de ses ancêtres de la Montagne Noire. Elle eut, à travers son chagrin, un mouvement d’effrénée violence. Cette impuissante révolte se traduisit — comme elle pouvait se traduire — par une lettre, écrire à Olivier, au lâche dénonciateur. Elle le méprisait, en ce moment, de toute la foi qu’elle avait eue dans sa loyauté, de tout l’amour aussi qu’elle portait à Pierre. Cette nouvelle lettre était bien inefficace, bien indigne aussi de ce qu’elle se devait à elle-même. Mais donner un libre cours à sa fureur contre Olivier, c’était agir dans le sens de sa passion pour l’autre… Et puis, — car en remuant notre âme dans ses couches les plus intimes, la douleur fait se lever cet arrière-fonds d’espérance qui persiste en nous par-dessous tous les désespoirs, — et puis, qui sait si Olivier, mis en face de sa propre infamie, ne se repentirait pas, s’il n’irait pas à son ami lui dire : « Ce n’est pas vrai. J’ai menti. Je n’ai pas été l’amant de cette femme… » ? Cet ouragan d’idées folles, de vaines colères et de plus vaines hypothèses allait se briser contre un second fait aussi brutal que l’autre, Ely avait envoyé cette lettre à Olivier par un de ses domestiques, vers les sept heures. Une demi-heure après et pendant qu’elle achevait, fiévreuse d’attente, sa toilette du soir, cet homme avait rapporté la réponse : une large enveloppe fermée, dont l’adresse était écrite de la main d’Olivier, et dans cette enveloppe se trouvait sa lettre à elle, non décachetée…

Ainsi les deux amis s’entendaient pour lui infliger la même insulte sous la même forme ! C’était comme si elle les avait vus se prendre les mains et se jurer l’un à l’autre un pacte d’alliance contre elle, au nom de leur amitié. Pour la première fois cette âme, habituellement étrangère aux mesquineries de son sexe, éprouva contre cette amitié la haine irraisonnée que les maîtresses vulgaires portent même aux simples camaraderies de leur amant, cette instinctive antipathie du Féminin contre les sentiments d’un ordre exclusivement mâle, et dont il se devine à jamais banni. Durant les heures qui suivirent ce double outrage, Ely ne fut pas seulement la femme amoureuse et repoussée qui perd avec celui qu’elle aime sa joie de vivre, et qui en meurt. Elle subit aussi toutes les fureurs de la plus étrange jalousie. Elle fut jalouse d’Olivier, jalouse de l’affection qu’il inspirait et qu’il portait à Pierre. À travers le désespoir que lui causait la certitude d’un si cruel abandon, elle éprouvait une peine de plus à l’idée que ces deux hommes étaient heureux dans le triomphe de leur fraternelle tendresse, qu’ils habitaient sous le même toit, qu’ils se parlaient, qu’ils s’estimaient, qu’ils s’aimaient. Certes, des impressions de cet ordre ressemblaient peu à sa magnanimité innée. Mais les souffrances extrêmes ont ce trait commun qu’elles nous dénaturent le cœur. L’être délicat s’y fait brutal ; confiant, il y perd le noble pouvoir de se livrer ; cordial, il y devient misanthrope. Il n’y a pas de plus complet préjugé que celui dont un vers célèbre s’est fait l’écho :

L’homme est un apprenti, la douleur est son maître…

Un maître, soit. Mais d’égoïsme et de dépravation. Il faut, pour ne pas se corrompre en souffrant, accepter l’épreuve, comme un châtiment et comme un rachat. Ce n’est plus alors la douleur qui nous améliore, c’est la foi. Sans, doute, si la pauvre Ely n’avait pas été la désabusée qui croyait, comme elle l’avait dit énergiquement, « qu’il n’y a que ce monde », les obscures fatalités qui l’accablaient se fussent éclairées d’une lumière. Elle eût reconnu une mystérieuse justice, plus forte que nos intentions, plus infaillible que nos calculs, dans la rencontre qui voulait que son double adultère fut puni par cette amitié de ceux qui en avaient été les complices, et ces complices eux-mêmes l’un par l’autre. Elle ne voyait dans le coup qui la frappait que la basse vengeance d’un ancien amant, et une telle souffrance ne pouvait que la dégrader. Toutes les vertus de généreuse indulgence, de bonté attendrie, de scrupule sentimental que son amour, magnifique de spontanéité enthousiaste, avait éveillées dans son cœur, elle les sentait s’en aller ; et les hideurs de ses pires instincts les remplaçaient, avec l’idée que ces deux hommes, à qui elle avait appartenu, et dont elle aimait l’un à la folie, la méprisaient ensemble. Et elle revoyait en pensée le Pierre qu’elle avait là, auprès d’elle, vingt-quatre heures auparavant, si dévoué, si exalté, si heureux ! … Et cette âcreté se fondait en des crises de larmes où elle criait ce nom idolâtré. À quoi bon ? Celui à qui elle adressait tant de passionnés soupirs n’aurait même pas voulu les écouter !

Quelle soirée et quelle nuit l’infortunée passa de la sorte, enfermée seule dans sa chambre ! Et qu’il lui fallut de courage pour ne pas demeurer ainsi tout le jour d’après, les fenêtres closes, les rideaux baissés, à fuir le jour, la vie, à se fuir, plongée, abîmée dans le noir et dans le silence, dans ce qui ressemblait le plus à la mort ! … Mais, fille d’un officier et femme d’un prince, elle avait en elle cette marque d’une éducation deux fois militaire, l’absolue exactitude à tenir ses promesses, qui fait qu’à travers tous les événements la volonté dressée à cette discipline exécute à heure fixe les consignes acceptées. Ely s’était engagée la veille à intercéder auprès de Dickie Marsh en faveur du mari d’Yvonne, et elle devait donner la réponse dans l’après-midi. Sa lassitude était si grande, au matin, qu’elle faillit écrire à Mme de Chésy pour reculer cette réponse, et, du même coup, la visite nécessaire au yacht de l’Américain. Puis elle se dit : « Non. Ce n’est pas courageux… » Et, à onze heures du matin, le visage caché par un voile de gaze blanche qui ne laissait pas deviner ses yeux rougis, ses traits altérés, elle descendait de sa voiture sur le petit quai contre lequel s’amarrait la Jenny. Quand elle vit, sous le ciel pâle de chaleur, se dessiner le gréement du yacht et la coque blanche, elle se rappela son arrivée sur les mêmes pierres ensoleillées du petit quai, dans la même voiture, presque à la même heure, quinze jours auparavant, et sa joie profonde à reconnaître la silhouette de Pierre qui la guettait, du bateau, anxieusement. Ces deux semaines avaient suffi pour que sa romanesque et tendre idylle se transformât en une sinistre tragédie. Où était son amoureux du départ pour Gênes ? Où cachait-il l’affreuse peine, subie à cause d’elle, et qu’elle ne pouvait pas même consoler ? N’avait-il pas déjà quitté Cannes ? Depuis la veille au soir, cette idée que Pierre l’avait peut-être fuie pour toujours lui poignait sans cesse le cœur. Et cependant elle dévorait des yeux ce yacht où elle avait été si heureuse. Elle était assez près maintenant pour compter les hublots, dont la ligne dépassait tout juste le bastingage d’un cotre attaché à côté de la Jenny. Le neuvième était celui qui éclairait la cabine, leur cabine, l’asile nuptial où ils avaient goûté l’enivrement de leur première nuit d’amour. Un matelot était assis à côté, sur un siège mobile suspendu au bastingage, et cet homme badigeonnait la paroi extérieure du bateau avec un balai qu’il trempait à même un grand baquet. La trivialité de cette humble besogne, exécutée à cette minute et à cette place, achevait de donner à cette visite un caractère de contraste qui fit mal à la jeune femme. Aussi étouffait-elle d’émotion contenue en s’engageant sur la passerelle qui menait du quai au bateau, et son trouble était si visible que Dickie Marsh lui-même ne put s’empêcher de l’interroger, manquant pour une fois au grand principe Anglo-Saxon d’éviter les personal remarks.

— « Mais je n’ai rien, » répondit-elle, « ou, du moins, rien qui me concerne. » Et, faisant de cette question même un prétexte à entamer aussitôt l’entretien : « Vous me voyez bouleversée de ce que je viens d’apprendre par Yvonne… »

— « Voulez-vous que nous allions dans le fumoir ? … » dit l’Américain, que le nom de Mme de Chésy avait soudain fait tressaillir, « Nous y serons mieux pour causer… » On avait, en effet, introduit Ely dans l’office où Marsh se tenait comme toujours. Le tapotement saccadé de la machine à écrire maniée par un des secrétaires ne s’était ni arrêté ni ralenti à l’entrée de la jeune femme, tandis que le second avait continué de télégraphier par téléphone et le troisième de classer des fiches. Cette intensité d’application prouvait l’importance et la hâte du travail. Mais l’homme d’affaires avait laissé là ses dictées et ses calculs, comme un enfant jette son cerceau ou sa balle, pour questionner la messagère d’Yvonne avec une véritable fièvre : — « Ainsi le malheur est arrivé ? Ils sont ruinés ? … » demanda-t-il quand ils furent seuls ; puis, sur la réponse affirmative d’Ely :

— « Avais-je raison ? Je n’ai pas vu la vicomtesse ces temps-ci, et je n’ai pas cherché à la voir. J’ai bien pensé qu’il y avait du Brion là-dessous. J’étais sûr que vous me feriez signe au moment voulu, à moins que… Mais non, il n’y a pas d’à moins que… Je savais que cette brave enfant jugerait cet homme pour ce qu’il est, un abominable cad, et qu’elle le mettrait à la porte, au premier mot qu’il se permettrait sur ses véritables intentions… »

— « Elle est arrivée chez moi, » fit Ely, » toute frémissante, toute révoltée des ignobles propositions de ce drôle… »

— « Ah ! qu’il mériterait un sérieux punishment, » interrompit Marsh, en esquissant un geste qui commentait cette énergique expression de boxeur. « Et vous lui avez dit qu’elle pouvait s’adresser à moi ? … Son mari veut-il enfin travailler ? … »

— « Elle en était à me demander pour Gontran une place d’intendant chez l’archiduc, » répondit Ely.

— « Mais j’ai son affaire ! » reprit Dickie Marsh vivement. « Une très bonne affaire, encore meilleure pour moi que pour lui ! … Car j’ai un principe : tout service rendu doit d’abord être utile à celui qui le rend. Comme cela, si l’on oblige un ingrat, on est payé d’avance… Voici. Depuis Gênes, nous avons travaillé. Nous avons fondé à Marionville, entre quatre, — « les quatre gros », comme on nous appelle, — une société pour l’exploitation d’une vingtaine de ranches ruinés que nous avons rachetés dans le North-Dakota. Nous avons là des milles et des milles de prairie, sur lesquels nous voulons élever non pas des bœufs, mais des chevaux… Pourquoi des chevaux ? Voici encore. Aux États, ces bêtes ne valent plus rien. Mes compatriotes sont en train de supprimer cette bêtise et cette vanité : la voiture. Les chemins de fer, les tramways électriques et les cars à câble leur suffisent. Vous, en Europe, avec vos armées permanentes, c’est autre chose. Dans cinq ans, vous ne saurez pas comment monter votre cavalerie. Suivez l’affaire. Nous ramassons les chevaux là-bas par milliers, au rabais. Nous les refaisons sur la prairie. Nous les croisons avec des étalons Syriens ; je viens d’en acheter, par le télégraphe, cinq cents au sultan… » Il quitta le nous pour passer au je, exalté par les perspectives grandioses de son entreprise : « Je crée une race nouvelle, admirable pour le service de la cavalerie légère. Je monterai tous les hussards, tous les uhlans et tous les chasseurs d’Europe. J’ai calculé. Je puis livrer mes bêtes à Paris, à Berlin, à Rome, à Vienne, un quart en moins du prix que l’État paie en France, en Allemagne, en Italie et chez vous… Mais il me faut quelqu’un de compétent et de sûr pour veiller à mes haras. J’ai réservé cette place à Chésy. Je lui donne quinze mille dollars par an, ses voyages payés, plus un tant pour cent sur les bénéfices. Vous me direz : « Quand on veut s’enrichir par la charrue, il faut y mettre la main. » C’est vrai. Mais avec le câble, je suis là, pourvu que mon homme ne me vole pas… Chésy est probe. Il s’y connaît en chevaux comme un maquignon. Il m’économise tout ce qu’un filou m’aurait chipé, tout ce qu’un incapable m’aurait gâché. Dans dix ans, il revient en Europe, plus riche qu’avant les conseils de Brion, et sans me rien devoir… Mais acceptera-t-il ? … »

— « C’est tout accepté » répondit Ely. « J’ai rendez-vous avec Yvonne cette après-midi. Elle vous écrira… »

— « Alors, » continua Marsh, » je vais câbler pour qu’on presse leur installation à Marionville et à Silver-City. Ils auront deux maisons, aux frais de la société. J’irai aux Etats les établir moi-même. En juin, ils peuvent y être… Et s’ils acceptent, voulez-vous dire à la vicomtesse que nous partons après-demain pour Beyrouth avec la Jenny ? Je les y mène. Chésy commencera son métier tout de suite : il empêchera que les Bédouins ne nous vendent quelques rosses dans le tas. Je vais lui écrire, d’ailleurs, pour causer à fond… » Puis, après un silence : « Il y a quelqu’un que je voudrais bien emmener avec eux… »

— « Et qui donc ? » demanda Ely.

Le contraste était trop fort entre le sentiment de misère intime, de prostration désespérée, d’inutilité de toutes choses qui l’accablait, et l’énergie presque déréglée de l’homme d’affaires yankee. Elle en éprouvait, par-dessus son chagrin, une espèce d’ahurissement et elle en oubliait ce qu’elle savait des intentions de Marsh sur le mariage de sa nièce Florence.

— « Mais Verdier, naturellement ! » reprit l’Américain. « J’ai ma police, moi aussi, » continua-t-il, et cette fois avec plus de vivacité encore. L’admiration et la convoitise étaient visibles dans tout son être, tandis qu’il entonnait l’éloge du préparateur du prince et de ses inventions : « Je sais qu’il a fini de résoudre son problème… Ils ne vous en ont pas parlé ? Eh bien ! c’est merveilleux ! Vous allez comprendre… Vous savez que l’aluminium est un métal unique de légèreté. Il n’a qu’un défaut : il coûte trop cher. Verdier a d’abord inventé un procédé pour le fabriquer par electrolyse directe, sans traitements chimiques, à vil prix, et, avec cet aluminium, il a créé un nouveau type d’accumulateur électrique : quinze fois plus d’énergie à poids égal que les accumulateurs actuels… Il est trouvé, le chemin de fer électrique ! Il est trouvé ! … J’emmène Verdier aux États. Nous jetons à bas, du coup, armés de son brevet, toutes les compagnies de tramways de Marionville, de Cleveland et de Buffalo. Hé ! hé ! mais c’est la mort de Jim Davis, sa fin, son écrasement, sa faillite ! … Mais vous ne connaissez pas Davis ? Cest mon ennemi… Vous avez bien un ennemi, de par le monde, quelqu’un avec qui vous vous battez en duel depuis dix ans, quinze ans, enfin depuis que vous vous sentez vivre… Ce quelqu’un pour moi, c’est Jim… Toutes ses affaires vont mal en ce moment. Avec l’invention de Verdier, je l’égorge, et, du même coup, c’en est fait du parti républicain dans l’Ohio… »

— « Je ne peux pourtant pas aller au laboratoire me faire donner ses appareils ! … » interrompit Mme de Carlsberg. Malgré sa peine, elle n’avait pu s’empêcher de sourire en subissant ce flot de confidences mi-politiques, mi-industrielles, qui échappaient à Marsh pêle-mêle. Lui, avec son mélange habituel de froideur et d’excitabilité, ne perdait pas de vue son objet. Il venait de rendre un service à la baronne Ely : donnant, donnant ; il lui en demandait un :

— « Non. Mais vous pouvez savoir ce que ce garçon a contre Flossie, » répondit-il. « Vous savez que j’ai arrangé ce mariage dans ma tête. L’enfant ne vous l’a pas dit ? Moi, je vous le dis. Ce mariage, mais c’est admirable : la fortune pour lui ; pour elle, le bonheur ; pour moi, un outil… Ah ! quel outil que cet homme de génie entre ces mains-là, un autre Edison ! … » Et il eut un geste d’ouvrier saisissant les poignées d’une machine qu’il va manœuvrer. « Tout semblait marcher ; tout craque… Il y a cinq ou six jours, je vois la petite sérieuse, presque triste. Je lui demande : « Êtes-vous engagée, Florence ? — « Non, mon oncle, et je ne le serai jamais… » Je l’ai fait causer. Pas beaucoup ; assez pour comprendre qu’il y a là-dessous une querelle d’amoureux… Si vous l’interrogez, baronne, vous en saurez plus long que moi et vous pourrez parler à Verdier… Je vous demande un peu s’ils ont le sens commun, de traîner comme cela quand ils s’aiment ! Car ils s’aiment… Moi, j’ai rencontré mistress Marsh, je veux dire miss Poth, un jeudi, à un Bazaar ; le samedi nous étions fiancés… Le temps, voyez-vous, le temps ! Il ne faut pas en perdre un jour, une heure, une minute. Nous n’en perdrons que trop dans notre bière… »

— « Alors vous voulez que je sache de Florence la raison de sa tristesse et de cette rupture ? Je vais la savoir… Et que je rarrange tout ? J’essaierai… »

— « C’est cela, baronne, » dit Marsh, qui ajouta naïvement : « Ah ! si ma nièce était comme vous ! Je la prendrais comme partner dans toutes mes affaires. Vous êtes si intelligente, si vive, si matter of fact, quand il faut l’être ! … Vous la trouverez dans sa chambre. Quant aux Chésy, c’est convenu… Si vous permettez, je vais câbler pour eux… »

— « Faites ! » dit Ely, qui se dirigea toute seule vers la cabine de miss Marsh. Elle dut, pour y arriver, passer devant la porte de la chambre qui avait été la sienne durant l’inoubliable nuit. Elle entrouvrit cette porte avec une horrible mélancolie. La petite pièce, inoccupée en ce moment, était si impersonnelle, si prête à recevoir une autre hôtesse de passage, à protéger d’autres bonheurs ou d’autres chagrins, d’autres rêves ou d’autres regrets ! Etait-il possible cependant que de l’émotion éprouvée à cette place tout eut ainsi disparu à jamais ? Soit que les discours de Marsh eussent communiqué à la jeune femme, par suggestion, un peu de leur vitalité, soit qu’arrivée à un certain degré de découragement l’âme ait un instinct de réagir, — comme le corps qui se noie a un instinct de se débattre, — Ely se répondit : « Non. » Sur le seuil de l’étroite cellule qui avait été son paradis d’une heure, elle se fit à elle-même le serment de ne pas se rendre, de lutter pour son bonheur, de le reconquérir… Ce ne fut qu’un passage : il suffit pour qu’elle n’offrit pas à la curiosité de Florence, plus perspicace que celle de Marsh, un visage trop profondément marqué d’un sceau de tristesse. La jeune Américaine était occupée à peindre. Elle copiait une magnifique gerbe d’œillets et de roses, — d’œillets sarranés, teintés de soufre, presque dorés, de roses sanglantes, pourpres, presque noires. Cette harmonie en jaune et en rouge avait séduit son œil épris de couleurs vives. Son pinceau encore inhabile plaquait sur la toile des touches crues, et elle s’obstinait, elle s’appliquait avec une énergie dans la patience égale à celle de son oncle dans l’entreprise ! Pourtant, malgré ses allures si fermes, si décidées, elle était bien femme, et son émotion visible à l’entrée d’Ely le racontait trop : elle avait deviné que la baronne, dont elle évitait la maison depuis ces quelques jours, allait lui parler de Verdier. D’ailleurs, elle ne rusa pas avec son amie, et à la première allusion elle répondit :

— « C’est mon oncle qui vous a dépêchée comme messagère ? Il a eu raison. Ce que je n’ai pas voulu, ce que je n’ai pas pu lui dire à lui, je vous le dirai, à vous. C’est vrai. Je suis brouillée avec M. Verdier, parce qu’on m’a indignement calomniée auprès de lui et qu’il m’a crue coupable. Voilà tout… »

— « On, c’est l’archiduc, n’est-ce pas ? … » demanda Mme de Carlsberg après un silence.

— « Toutes les apparences étaient contre moi, » reprit Florence, sans relever la phrase de la baronne ; « mais quand on a foi dans quelqu’un, les apparences ne sont rien… Ne pensez-vous pas comme moi ? »

— « Je pense que Verdier vous aime, » répondit Ely, « et que dans tout amoureux il y a un jaloux… Mais que s’est-il passé ? … »

— « On ne peut pas aimer ce qu’on n’estime pas, » dit vivement la jeune fille, « et on n’estime pas une femme que l’on croit capable de certaines complicités… Vous savez, » continua-t-elle avec une colère de plus en plus grandissante et qui prouvait combien elle avait senti l’outrage, « qu’Andriana et son mari ont loué une villa au Golfe-Jouan. J’y ai accompagné Andriana, M. Verdier l’a su. Comment ? Je ne m’en étonne pas trop. Car une ou deux fois, comme nous y allions à l’heure du thé, il m’a semblé reconnaître dans les environs le profit de M. de Laubach. Et savez-vous ce que M. Verdier a osé penser de moi, une Américaine, ce qu’il m’a reproché ? … Que je chaperonnais une intrigue entre Andriana et Corancez, une de ces vilaines choses que vous appelez une liaison… »

— « Mais c’était si simple de vous justifier ! » interrompit Ely.

— « Je ne pouvais pas trahir Andriana, » répondit Florence, « je lui avais promis le secret absolu, et je n’ai pas voulu lui demander de m’autoriser à parler : d’abord, parce que je ne m’en suis pas reconnu le droit ; et puis… » Sa physionomie traduisit toute la fierté de l’honneur froissé : « Et puis, l’on ne se défend pas contre le soupçon. J’ai dit à M. Verdier qu’il se trompait ; il ne m’a pas crue… Tout est fini entre nous… »

— « Comme cela, » dit Ely, « vous acceptez l’idée de ne pas l’épouser, par orgueil, par rancune, pour ne pas lui donner une aussi simple explication ! … Mais s’il vient ici lui-même, sur le bateau de votre oncle, vous supplier de lui pardonner ce qu’il a pensé, plutôt ce qu’il a cru penser ? … S’il fait mieux, s’il vous demande votre main, d’être votre mari et que vous soyez sa femme, lui répondrez-vous non, et que tout est fini entre vous ? »

— « Il ne viendra pas, » dit Florence : « depuis huit jours, il m’aurait écrit, il aurait fait une démarche. Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Vous allez m’ôter mon courage ; et, croyez-moi, j’en ai besoin… »

— « Vous êtes encore une enfant, Flossie ! » reprit Ely en l’embrassant ; « vous saurez un jour que l’on n’a pas de courage contre celui qu’on aime et de qui l’on est aimée… Laissez-moi faire. Vous serez fiancés avant ce soir… »

Elle dit ces paroles d’exhortation et d’espérance avec un accent que Florence ne lui connaissait pas. En écoutant la jeune fille raconter le malentendu si léger qui la séparait de Verdier, elle avait eu la sensation plus vive de sa propre misère. Cette querelle des deux amoureux était la brouille d’une enfant, comme elle avait appelé miss Marsh, avec un autre enfant ; et, par comparaison, elle avait pensé à sa rupture à elle, avec Pierre, à ce qu’il y avait entre eux, maintenant, d’amer, de flétri, d’inexpiable. Devant cette jolie fierté de l’Américaine, innocente et calomniée, elle avait senti comme il est dur d’être accusée justement, et de devoir ou mentir, ou avouer sa honte en implorant pitié ! En même temps elle était saisie d’une véritable indignation contre les procédés d’espionnage employés par l’archiduc pour garder Verdier. Elle retrouvait là ce qui la soulevait de haine contre Olivier depuis la veille : cet attachement de l’homme pour l’homme, cette amitié jalouse de l’amour, hostile à la femme, et la poursuivant, la traquant, par tous les moyens, afin d’en préserver l’ami. Certes le sentiment du prince pour son collaborateur n’était pas tout à fait pareil à celui d’Olivier pour Pierre et de Pierre pour Olivier. C’était l’affection d’un savant pour un compagnon de laboratoire, d’un maître pour son disciple, presque d’un père pour son fils. Mais cette amitié, tout intellectuelle, n’en était pas moins une amitié passionnée, et à se mettre en campagne pour la briser, comme elle fit, aussitôt la Jenny quittée, Mme de Carlsberg éprouvait le soulagement d’une sorte de revanche personnelle. Pauvre revanche et qui ne l’empêcha pas, à travers ces démarches entreprises pour le bonheur d’une autre, d’avoir le cœur ravagé par le désespoir de son propre bonheur perdu… Son premier soin, après sa conversation avec Florence, fut de courir à la villa qu’Andriana occupait sur la route de Fréjus, à l’autre extrémité de Cannes. Elle n’eut besoin de rien demander à la généreuse Italienne. Celle-ci n’eut pas plutôt appris le malentendu qui séparait Verdier et miss Marsh :

— « Mais pourquoi n’a-t-elle pas parlé ? » s’écria-t-elle. « Pauvre chère créature ! Je voyais bien qu’elle avait quelque chose, les derniers jours. Et c’était cela ! … Mais je veux tout de suite aller chez vous, voir ce Verdier, voir le prince, leur dire la vérité. Il faudra bien qu’ils reconnaissent que Florence ne s’est prêtée à rien de mal… D’ailleurs, j’en ai assez de toujours me cacher, de toujours mentir. Je veux déclarer mon mariage, et dès aujourd’hui. Je n’attendais qu’une occasion pour décider Corancez. La voici… »

— « Et votre frère ? » demanda Ely.

— « Ah ! … Mon frère ? … Mon frère ? … » répéta la Vénitienne. Sur son beau visage où le sang coulait en si fraîches ondées, une rougeur courut à cette évocation, puis une pâleur. Il était visible qu’un dernier combat se livrait dans cette nature longtemps asservie : un reste de terreur y luttait contre la force morale enfin reconquise. Elle avait deux motifs puissants pour être courageuse : son amour, encore exalté par le bonheur et la volupté, puis sa toute récente espérance d’être mère. Elle allait elle-même la dire à Ely, avec la magnifique impudeur, presque l’orgueil des épouses vraiment éprises : — « D’ailleurs, » ajouta-t-elle, « je n’aurai plus le choix longtemps : je crois que je suis enceinte… Mais envoyons chercher Corancez tout de suite. Ce que vous lui conseillerez, vous, il le fera. Insistez… Je ne comprends pas ce qui le fait hésiter. Si je n’avais pas tant de confiance en lui, je croirais qu’il regrette déjà de s’être lié… »

Contrairement aux craintes exprimées par la sentimentale Andriana, le Provençal ne formula aucune objection lorsque Mme de Carlsberg lui demanda de révéler à l’archiduc et au préparateur tout le mystère — ou toute la comédie — du matrimonio segreto. Son vieux père aurait une fois de plus prononcé la phrase topique : « Marius est un fin merle… » s’il avait pu voir la cordiale condescendance avec laquelle fut accordée cette permission qui marquait pour l’aimable intrigant le terme suprême de ses vœux. Il y a du Grec et du Toscan chez ces Méridionaux du voisinage de Marseille, et ils semblent tous porter écrit dans le fond de leur cœur le dicton où se résume la philosophie Italienne ou Levantine : Chi ha pazienza, ha gloria… Celui-ci avait bien compté rendre le mariage public, aussitôt qu’il aurait une espérance d’être père. Mais consentir à cette publicité sur la prière de la baronne Ely et par dévouement pour une jeune fille calomniée, quelle occasion de se montrer magnanime et pratique ! Et toutes ses complexités de personnage imaginatif et retors se retrouvaient dans le discours qu’il débita aux deux femmes, — sincèrement ou presque :

— « Il faut suivre sa chance, Andriana. C’est ma grande maxime, vous savez. Cette histoire de miss Marsh et de Verdier, c’est pour nous l’indication… Nous devons annoncer notre mariage, quoi qu’il en doive arriver… J’aurais tant voulu prolonger ce mystère ! C’est si délicieux, notre aventure ! Moi, je suis un romanesque avant tout, un homme de la vieille école, un troubadour… La voir, l’adorer, » il montrait Andriana qui rougissait de plaisir à ces protestations, « et sans autres complices de notre bonheur que des amis comme vous, » il se tournait vers Ely, « comme Pierre, comme miss Marsh, c’était l’Idéal réalisé… Ce sera un autre Idéal mais tout de même un Idéal, que de dire fièrement à tous : c’est moi qu’elle a choisi… Mais, » et il prit un temps pour souligner l’importance de son conseil, « si Corancez est un troubadour, c’est un troubadour qui se pique d’avoir du doigté. Sauf avis contraire, je ne crois pas très sage qu’Andriana et moi allions annoncer notre mariage au prince… Vous me permettez de vous parler franchement, baronne ? D’ailleurs, je n’ai jamais su flatter… Le prince… Comment exprimer cela ? … Enfin le prince… est très prince. Il n’aime pas beaucoup être contrarié, et le sentiment de Verdier pour miss Marsh ne lui plaît guère. Il n’est pas sans connaître leur brouille. Peut-être même a-t-il jugé sévèrement la jeune fille devant son préparateur. Il voudrait le garder au laboratoire, ce garçon. C’est bien naturel : Verdier, paraît-il, a tant de talent ! Bref, tout cela ne peut pas lui rendre bien agréable que de braves gens viennent lui dire : « Vous savez, on a calomnié miss Marsh. Elle a été la confidente de la plus honnête, de la plus loyale des femmes, dans la plus honnête, la plus légitime des unions… » Et puis, reconnaître une erreur de ce genre devant des témoins étrangers ! … Bref, il me paraît plus simple et plus utile, pour la réconciliation finale, que Monseigneur apprenne tout par vous, chère baronne, et par vous seule… Andriana va vous écrire une lettre ici même, je la lui dicterai, pour vous prier d’être son interprète, notre interprète auprès de Son Altesse, et de lui annoncer notre mariage. Tout le reste ira de soi, pendant que nous nous arrangerons, nous, comme nous pourrons, avec ce brave Alvise… »

Ainsi les influences les plus diverses aboutissaient à mettre Mme de Carlsberg dans un conflit nouveau avec son mari, au moment où elle traversait une crise si douloureuse qu’elle était incapable de prévoyance, de défense, ou, simplement, d’observation. Elle devait souvent, plus tard, se rappeler cette matinée et quel tourbillon de circonstances, où il semblait que ni Pierre, ni Olivier, ni elle-même ne dussent jamais être mêlés, l’avait emportée, elle d’abord, pour atteindre ensuite les deux jeunes gens. Que Chésy se fût sottement ruiné à ta Bourse et que Brion voulût profiterde cette ruine pour séduire la pauvre Yvonne, — que celle-ci ressemblât trait pour trait à la fille morte de Marsh et que cette identité de physionomie intéressât le nabab de Marionville au point de le déterminer à la plus romanesque et à la plus pratique des charités, — que Verdier eût fait une découverte d’une immense valeur industrielle, et que le même Marsh essayât de se procurer le bénéfice de cette invention par le plus sûr moyen, en donnant sa nièce pour femme au jeune physicien, — qu’Andriana et Corancez fussent à l’aguet d’une occasion pour rendre public leur invraisemblable mariage secret, — c’étaient là autant d’histoires différentes de la sienne et qui paraissaient ne devoir jamais lui importer qu’indirectement. Chacune de ces histoires entrait cependant pour quelque chose, comme par un concours prémédité, dans la démarche qu’elle se préparait à faire sur le conseil de Corancez ; et cette démarche elle-même allait préparer un dénouement inattendu et terrible à la tragédie morale où elle était engagée sans y voir d’issue. Ce jeu des événements les plus disparates les uns sur les autres, qui donne au croyant la pacifiante évidence d’une justice supérieure, nous inflige, au contraire, une impression de vertige lorsque, ne croyant pas, nous constatons seulement le stupéfiant imprévu de ces ren contres. Que de fois Ely s’est demandé quel eût été l’avenir de sa passion, même après l’entretien d’Olivier avec Pierre, si elle n’était pas allée sur la Jenny, ce jour-là, pour rendre service à Yvonne, si Marsh ne lui avait pas demandé de réconcilier Verdier et Florence, enfin si le mariage d’Andriana et de Corancez n’avait pas été annoncé à l’archiduc dans des conditions de bravade qui achevèrent d’exaspérer sa rancune ? Stériles hypothèses et qui font sentir plus durement, à ceux qui se livrent à cet enfantin travail de recommencer leur vie en pensée, la marche irrésistible du sort ! En se dirigeant vers la villa Helmholtz, avec la lettre d’Andriana roulée dans son gant, Ely ne soupçonnait guère ce redoutable et tout proche avenir. Elle n’était certes pas joyeuse, — il n’y avait plus de joie pour elle, séparée de Pierre et si brutalement, — mais elle éprouvait une amère satisfaction de vengeance, qu’elle devait payer trop cher. À peine rentrée, elle fit demander au prince, qui ne déjeunait plus jamais avec elle, s’il pouvait lui accorder un entretien, et elle fut introduite dans le laboratoire où elle n’était pas entrée trois fois. Là, dans ce décor d’usine scientifique, le corps enveloppé du grand tablier, la petite calotte sur le haut de la tête, l’héritier des Habsbourg se tenait debout devant un fourneau de forge, au feu duquel il chauffait lui-même, de ses mains corrodées, une tige de fer. Un peu plus loin, Verdier disposait des piles électriques, vêtu comme son patron ; et ce n’étaient partout dans la nudité de la vaste pièce, éclairée d’en haut, que machines compliquées, instruments mystérieux, appareils d’aspect inintelligible pour un ignorant. Les deux physiciens, surpris ainsi dans l’exercice de leur profession, avaient cette physionomie attentive et lente que la science expérimentale finit par donner à tous ses fervents. On y reconnaît la soumission à l’objet, la patience qu’impose la durée nécessaire des phénomènes, la certitude dans l’attente, ces hautes vertus intellectuelles que produit la vision constante de la loi. Cependant, même à travers la sérénité du travail, il était visible qu’un souci tourmentait le préparateur. Le prince, lui, semblait rajeuni à force de gaieté, — mais une gaieté mauvaise et méchante, que la présence de sa femme sembla rendre plus cruelle encore. Il l’accueillit par cette phrase, chargée de haineux sous-entendus :

— « Qui nous vaut l’honneur de votre visite, ma chère amie, dans notre pandemonium ? Ce n’est pas très réjouissant au premier coup d’œil. Pourtant on y est plus heureux qu’ailleurs. Les sciences naturelles nous procurent une sensation que la vie ne donne guère, celle de la vérité. Il ne peut y avoir ni mensonge ni déception dans une expérience bien faite. N’est-ce pas, Verdier ? »

— « Je suis heureuse d’entendre Votre Altesse me parler ainsi, » répliqua la jeune femme, et, rendant à son époux ironie pour ironie : « Puisque vous aimez tant la vérité, vous m’aiderez, j’espère, à faire rendre justice à une personne que l’on a calomniée indignement ici, peut-être auprès de vous, monseigneur, et certainement auprès de M. Verdier. »

— « Je ne vous comprends pas, » dit l’archiduc, dont le visage s’était soudain rembruni. « Nous ne sommes pas des gens du monde, nous, et nous ne laissons, M. Verdier et moi, calomnier qui que ce soit devant nous. Lorsque nous croyons quelque chose de quelqu’un, c’est que nous avons des preuves ; n’est-ce pas, Verdier ? » Il s’était retourné vers le préparateur, qui ne répondit pas. La phrase de la baronne Ely avait été aussi claire pour les deux hommes que si elle eût nommé miss Marsh, et le regard de Verdier révéla combien il aimait la jeune Américaine, combien il avait souffert de ne plus l’estimer. Cette constatation nouvelle d’un sentiment détesté fut trop pénible à l’archiduc, et sa voix devint tout à fait autoritaire, presque brutale, pour conclure : « D’ailleurs, madame, nos instants sont comptés. Les expériences n’attendent pas, et vous m’obligeriez beaucoup de parler autrement que par énigmes. »

— « J’obéis, monseigneur, » répondit Mme de Carlsberg, « et je serai brève ; j’ai su par mon amie, M11e Marsh… »

— « Si c’est pour nous parler de cette intrigante que vous êtes venue ici, » fit brusquement le prince, « la conversation est inutile… »

— « Monseigneur… »

C’était Verdier qui se rapprochait. L’insulte lancée par l’archiduc à Florence venait de le faire tressaillir jusque dans le plus intime de son être.

— « Eh bien ? » reprit le maître en se retournant vers son préparateur : « oui ou non, avons-nous la preuve que MmeBonaccorsi a des rendez-vous dans une petite maison du Golfe-Jouan ? Oui ou non, l’y avons-nous vue entrer ? Oui ou non, savons-nous par qui la maison est louée, et l’amant avec qui elle s’y retrouve ? Oui ou non, miss Marsh l’accompagne-t-elle ? Oui ou non, si vous aviez un frère, un ami, lui laisseriez-vous épouser une fille dont vous sauriez qu’elle est la complice d’une aventure de cette espèce ? … »

— « Elle n’est la complice d’aucune aventure, » interrompit Ely avec une indignation qu’elle ne dissimulait pas : « Mme Bonaccorsi n’a pas d’amant. » Elle répéta : « Non, Mme Bonaccorsi n’a pas d’amant… Puisque vous m’y avez autorisée, laissez-moi mettre les points sur les i monseigneur… Le 14 de ce mois, vous entendez ? à Gênes, moi qui vous parle, j’ai assisté à son mariage avec M. de Corancez dans la chapelle du palais Fregoso, et miss Marsh y assistait comme moi. À tort ou à raison, ils ont voulu que la cérémonie fut secrète. Ils avaient leurs motifs. Ils ne les ont plus, et voici la lettre par laquelle Andriana me prie d’annoncer officiellement son mariage à Votre Altesse… Vous voyez bien, » elle s’adressait à Verdier, « que Florence n’a jamais cessé d’être la plus honnête, la plus droite, la plus pure des jeunes filles, et combien j’avais raison de dire qu’elle a été calomniée, cruellement, indignement… »

L’archiduc avait pris le billet d’Andriana. Il le lut, puis il le rendit à sa femme, sans commentaires. Il la regarda bien en face, du regard aigu et altier qu’ont si aisément les princes et dont l’impérieuse inquisition lit jusqu’au fond d’une conscience. Il vit qu’elle ne mentait pas. Il regarda Verdier ensuite, mais avec des yeux ou là colère se fondait en une profonde tristesse ; et, sans prêter plus d’attention à Ely que si elle n’était pas là, il interpella le jeune homme, avec le tutoiement qu’avaient autorisé la différence de leurs âges et de leurs positions, mais que, devant témoins, il épargnait d’ordinaire à son aide :

— « Ami, » lui dit-il, et sa voix si âpre, si métallique d’ordinaire, s’attendrissait, « avoue-moi la vérité : tu regrettes ta résolution ? »

— « Je regrette d’avoir été injuste, » répondit Verdier avec un accent aussi ému que celui de son maître, « c’est vrai, monseigneur ; et je voudrais pouvoir demander pardon à la personne que j’ai méconnue… »

— « Tu auras tout le temps de te faire pardonner, » reprit l’archiduc. « Sois-en bien sûr. C’est de sa part que l’on est venu… Est-ce exact, madame ? » demanda-t-il à Ely.

— « C’est exact, » dit la jeune femme.

— « Tu vois, » fit le prince. « Allons, » continuait-il, avec un singulier mélange de pitié et de brusquerie, « descends dans ton cœur ; tu as eu huit jours pour y voir clair : tu l’aimes toujours ? »

— « Je l’aime, » répondit Verdier après un silence.

— « Encore un homme au rancart, » dit le prince en haussant les épaules, mais il accompagna la trivialité brutale de son expression d’un profond soupir qui en sauvait le cynisme. « Ainsi, malheureux, » continua-t-il, « cette vie que nous menions ensemble, si pleine, si haute, si libre, ne te suffit plus ; cette joie virile, cette fière exaltation de la découverte, que nous avons goûtée à nous deux dans ce laboratoire, pleinement, longuement, royalement, tu en as assez ? Tu veux rentrer dans cette infâme société que je t’avais appris à juger pour ce qu’elle vaut, te marier, quitter cet asile, quitter la Science, quitter ton maître, ton ami ? … »

— « Mais, monseigneur, » interrompit Verdier, « ne puis-je pas être marié et continuer à travailler auprès de vous ? »

— « Avec cette femme-là ! … jamais, » répondit l’archiduc, sur un ton d’énergie passionnée ; et, la colère le gagnant : « Jamais ! … » insista-t-il, « Séparons-nous, puisqu’il le faut, mais sans hypocrisie, sans mensonges, d’une manière vraiment digne de ce que nous avons été l’un pour l’autre. Tu le sais bien, que la première condition à ton mariage avec cette fille, c’est que tu livres à son brigand d’oncle ce secret-ci, » et il frappa de la main un des accumulateurs rangés sur la table. « Ne me dis pas que tu refuseras, parce que l’invention est à nous deux : je t’en donne ma part, entends-tu, je te la donne. Tu arriverais à me trahir par faiblesse, par ce lâche amour que je te vois au cœur. Tu n’auras pas ce remords-là. Épouse cette femme. Vends notre invention à ce brasseur d’affaires. Vends-lui la Science. Je t’y autorise. Mais je ne te verrai plus. Car c’est cela que tu vas lui vendre, entends-tu : la Science ! Fais-le, mais sache que tu le fais, et sache aussi qu’en le faisant tu participes à toute l’ignominie de l’époque, à ce vaste crime collectif que les niais appellent la civilisation. De ta découverte, de tes découvertes, car tu continueras de travailler et d’avoir du génie, ton nouveau maître fera des millions et encore des millions, ce qui signifie un luxe abject et des vices immondes en haut, en bas un fumier de misère et d’esclavage humain… Ah ! cette fille, que je l’avais bien jugée au premier jour ! Voilà son œuvre. Elle est apparue et tu n’as pu tenir… Contre quoi ? Contre des sourires et des regards qui auraient été à d’autres si tu ne t’étais pas trouvé là, au premier imbécile venu avec du torse et des moustaches. Contre des toilettes surtout et contre du luxe ! … Laisse-moi continuer ! Dans une heure tu seras près d’elle et tu riras de ton vieux maître, de ton ami, tant que tu voudras, avec elle… Un ami comme moi, et qui t’aime comme je t’aimais, tu ne sais pas ce que c’est ! Tu le comprendras un jour, quand tu auras mesuré la différence entre ce que tu quittes, cette mâle communion d’idées, cette haute intimité de pensées, et ce que tu préfères : cette vie où tu vas entrer, étiolante, dégradante, empoisonnée… Adieu, Verdier, » et l’étrange personnage eut pour dire ce mot : « Adieu, » un accent d’une amertume et d’une tristesse infinies. « Tu épouseras cette fille, je le lis dans tes yeux. Puisqu’il en est ainsi, décide-toi tout de suite. Va-t’en, je préfère ne plus jamais te revoir. Fais ta fortune avec ce que tu as appris chez moi. Tu l’aurais appris ailleurs, et nous sommes quittes. Je t’ai dû les meilleures heures de ma vie depuis des années. À cause de cela je te pardonne. Mais je te répète, que je ne te revoie plus. Tout est fini, de toi à moi… Et vous, madame, » continua-t-il en enveloppant Ely d’un véritable jet de haine, « vous, je vous promets que je vous retrouverai… »