Une jeune fille à la page/01

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(auteur présumé Michèle Nicolaï)
(p. 3-10).

CHAPITRE PREMIER

Antal et Claude, mes frères, tombent toujours amoureux de la même femme. Ils prétendent que c’est parce qu’ils sont jumeaux. Je n’y crois guère. Bien que jumeaux, ils s’appliquent, d’habitude, à vouloir des choses différentes.

Quoi qu’il en soit, dès que l’un d’eux jette son dévolu sur une femme, l’autre la veut à tout prix. Il finit généralement par l’avoir, soit le premier, soit le deuxième, quelquefois d’accord avec son frère, mais le plus souvent en employant des moyens moins honnêtes.

Ce jour, toute la famille est sur la terrasse fleurie. C’est l’heure exquise de fin d’après-midi, l’heure du thé, qui nous réunit d’habitude. L’automne et la senteur des bois pourrissants, senteur mâle et vivifiante, nous encense par bouffées.

Antal et Claude sont penchés sur la liste des invités qui vont arriver ce soir, pour les chasses, au château de Valfosse. Et c’est sur cette liste qu’ils ont fait un choix d’où leur dispute est née.

Je délaisse un moment mon livre et leur demande :

— Vous lui avez demandé son avis, à Claire ?

— Non, bien sûr. Nous arrangeons d’abord entre nous celui qui va lui faire la cour, répond Antal.

— Et vous croyez qu’elle acceptera comme ça ?

— Naturellement, elle n’a aucune raison de refuser. Les filles sont toujours contentes de trouver un garçon pour les aimer, rétorque Claude dédaigneusement.

— Je voudrais bien en trouver un, moi aussi, dis-je.

— Veux-tu te taire ! s’écrie ma mère, une jeune fille ne doit pas parler comme ça.

— J’en ai assez d’être jeune fille et s’il ne tenait qu’à moi, je choisirais aussi sur la liste…

— Assez, dit papa qui est resté silencieux, lisant et relisant une lettre avec nervosité, je n’aime pas que ma fille s’exprime comme une théâtreuse.

Nous baissons les yeux. Quand papa a une crise de moralité, c’est que sa maîtresse le trompe, lui ment ou vient de lui envoyer une facture trop salée.

En ce moment il est amoureux d’une actrice. Nous ne l’ignorons pas. Papa est romantique, frivole, inconstant ― et nous l’adorons.

Il est grand, avec un beau visage régulier, un nez fin, des yeux sombres, couleur de nuit sans lune. La quarantaine ne l’a pas touché encore dans sa sveltesse. Il a gardé d’un duel lointain une légère claudication qui ajoute encore à l’intérêt qu’on lui porte immédiatement.

— Il faudra bientôt qu’on te marie, Florence, dit-il avec un soupir.

J’évite de m’étendre sur ce sujet épineux. Il gronde :

— Tu m’entends ?

Je lui réplique par une citation de mon livre : « Sous le désir, mon corps s’entrouvre comme une grenade mûre… »

Il sursaute.

— Que racontes-tu là ?…

— Rien, je lis simplement.

— Tu as l’air de choisir tes lectures avec soin.

— Mais papa, je lis le dernier livre de maman : Le Semeur de Rêves.

— Ça te plaît ?… interroge maman sans s’émouvoir.

— Beaucoup, c’est si excitant.

— Tu me le passeras, fait Claude aussitôt.

— Et voilà ! fait mon père. Voilà comment on élève les enfants de nos jours !…

Maman rit aux éclats.

— Plains-toi de tes enfants. Ils sont vivants, gais et sains. Tu le dis toi-même à longueur de journée…

Père reprend, après quelques instants de silence.

— De quoi parle ce livre ?

— D’amour, papa, et je t’assure que c’est bien expliqué, tu devrais le lire.

— Hum !… Naturellement !… Mais je me demande où votre mère va chercher ce qu’elle écrit. Parce que j’ai de bonnes raisons de croire que ses expériences à ce sujet sont restreintes.

Nous regardons maman.

C’est un petit bout de femme, toujours mal fagotée. Menue, fragile, son visage s’orne d’immenses yeux noisette pleins de rire, et d’un teint exceptionnellement frais et jeune. C’est une romancière très connue, ce qui ne l’empêche pas de tenir sa maison et de recevoir avec une grâce que lui ont acquise des générations de grand-mères, châtelaines modèles.

Depuis ma naissance, elle s’est détachée de l’amour.

Fut-elle déçue par ce mari trop beau que toutes les femmes lui disputaient ? Elle n’en a jamais rien dit et continue d’en faire, dans tous ses livres, un personnage de roman. En tout cas, ce Don Juan, qui ajoute toujours de nouvelles conquêtes à ses listes amoureuses, elle a su le garder près d’elle, comme elle nous garde, dans la maison heureuse et chaude.

Mes frères ont repris leur discussion.

Je suggère :

— Jouez donc Claire au poker dice.

— Chic idée, fait Antal.

— Et dépêchez-vous, parce qu’il est bientôt l’heure d’aller à la gare.

Pendant que les jumeaux disputent au sort le droit d’étreindre Claire, je parcours à mon tour la liste des invités.

— Qui est Jacques Anglade ? Qui le connaît ?

— Moi, répond papa. Sa mère était une femme vraiment belle. Pulpeuse, comestible, avec des cheveux blonds qui lui descendaient jusqu’aux genoux et une taille qui ployait…

— Hum !… fait maman qui trouve qu’il exagère.

Papa se tait.

Trop tard. Nous avons compris. L’enthousiasme de père se rapporte à d’anciennes amours.

— Et Boby Blake, qui l’a invité ?

— Moi, réplique Claude, c’est un jeune Anglais, grand et blond, chasseur émérite et amateur de tout.

— Il est bien ? demandai-je, anxieuse.

— Tu parles, un beau mâle !

Eh bien, mon choix est fait ! C’est Boby qui aura ce que personne n’a jamais eu de moi.

J’ai dix-huit ans. Dans cette maison baignée d’érotisme où tout le monde aime, parle ou écrit sur l’amour, seul un préjugé stupide m’oblige à demeurer vierge.

Si l’amour est si doux, pourquoi m’en passerais-je ? Et puis… et puis… aurais-je besoin de le dire aux autres, que je connais le plaisir ?…

Il y a tant de choses que je leur cache.

Me voici dans ma chambre dont j’ai fermé la porte à clef. Je suis excitée. J’ai trop lu, trop pensé…

Comme ça se trouve. Chaque soir j’ai trop lu et trop vu de choses… Et je sais bien comment cela va finir.

J’enlève ma culotte. La fièvre monte en moi, l’envie d’y être vite, aidée encore par la contemplation d’un de ces livres que je vole régulièrement dans la bibliothèque de mon père, pleins de mots qui me font honte et me plaisent à la fois. Ce n’est pas du tout désagréable ces grands mots prétentieux et savants : l’orifice de la vulve. Mon doigt s’appuie et entre doucement, encouragé par cette eau qui mouille… La petite bouche dure, serre, puis s’amollit, bat des ailes et demande au doigt de rester…

C’est amusant et suggestif de se dire qu’il y a en France, à cette heure-ci, probablement cinq cent mille petites filles qui se caressent comme moi. On devrait les réunir toutes ensemble.

Quel joli spectacle cela ferait : un demi million de petites filles branleuses, les jambes relevées, sur un immense tapis de laine mauve, en train de se masturber, place de la Concorde !… Quelle fête pour les yeux !

Dans les caresses que je me donne toute seule, je mets beaucoup à contribution les gens que je connais. Les visiteurs, les amis de papa, mes camarades de tennis. Comme cela au moins ils servent à quelque chose, ces gourdes-là ! Quand on m’en présente un et qu’il est à mon goût, je me dis : « Toi, ce soir, je t’utiliserai à quelque chose… À quelque chose qui t’étonnerait et que tu ne mérites certainement pas !… »

J’ai comme cela dans ma tête une collection d’hommes dans laquelle je puise… J’appelle et ils viennent. Ils viennent dès que j’ai un moment de libre, audacieux, décidés, sachant ce qu’ils ont à faire.

En voilà encore un qui se permet une incursion dans ce que j’ai de plus intime… Il a troussé ma jupe, il a relevé mes cuisses sur le petit fauteuil profond où l’on s’enfonce…

Je me débats doucement contre lui.

— Oh ! non, pas là !…

Il comprend… Il comprend et il continue… Il s’applique, invisible et présent, tandis que sa bouche mordille et cueille la pointe de mes seins.

Je sens son doigt, son doigt qui s’en va et qui reste. Celui qui a l’ongle plus court, celui de la main droite.

— Pourquoi cet ongle coupé ras ?…

J’ai demandé un jour des détails et on a ri. Je me suis sentie honteuse soudain et ravie parce que j’avais compris !… Et je recommence, renouvelant et précisant la scène.

Voilà encore un de mes fantômes qui vient.

Cette fois-ci c’est moi qui demande. Je lui laisse tout ce dont je n’ai pas besoin en lui : sa conversation, ses goûts, ses petits projets ; je ne prends que sa main. Il la donne, la frotte, et je le dirige :

— Pose ta paume ici, tourne doucement… Oh ! tu vas trop loin, tu me fais mal. Prends mon sein !… écrase !… Plus fort !… Là !… ici !…

Il appuie, j’appuie pour lui.

— Tu sens comme je mouille ?…

Cela remonte doucement, de plus loin que tout à l’heure et plus fort… En moi, quelque chose fond !…

Alerte !… Tout à coup on m’appelle. Je me lève, je remets ma culotte.

On ne m’appelle plus, probablement on n’a plus besoin de moi. Je reste près de la porte, debout. Je remets ma main à l’endroit. De peur d’un nouvel appel, je n’ai pas enlevé ma culotte, cette fois. Ma main passe dans l’intervalle entre le satin et la peau.

Ce n’est guère commode l’étoffe me tire et me coupe, mais je n’aime pas tout le temps les commodités pour ce genre d’exercice. J’aime aussi quand c’est mal commode. Ça fait plus vécu, plus réel.

Comme cela, debout, sous ma culotte gênante, au milieu d’une émotion folle, il me semble que quelqu’un m’a saisie au passage dans un couloir obscur, vite, avec une sorte de gourmandise.

Il me semble qu’on va nous voir. Qu’ils vont entrer, « ils », les ennemis…

— Dépêche-toi !… dépêche !… frotte vite !…

Debout, je m’écarte le plus que je peux, je lui facilite l’entrée. Son autre main voyage, comme j’aime.

— Ne mets pas ton doigt là, tu vas me déchirer ma culotte… là, tu la déchires !…

Mais il le met quand même, et il enfonce.

— Ah ! il a raison !… il a raison !…

Humide, je l’approuve.