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Une légende de Montrose/4

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 370-380).



CHAPITRE IV.

le château de darnlinwarach.


Autrefois, n’importe à quelle époque, les Glunimies se rencontrèrent dans un vallon, tous aussi braves et aussi vigoureux que ceux qui ont jamais porté un dirk, une tarpe, une claymore, des bas courts, un plaid, une ceinture et des trews, dans l’ouest de Lochaber Skye ou Lewes, ou qui ont jamais couvert leur forte tête d’une toque. Si vous les aviez vus, vous l’avoueriez.
Meston.


Nos voyageurs avaient alors devant eux une colline couverte par une antique forêt de sapins d’Écosse : les arbres qui étaient sur son sommet, agitant leurs branches dépouillées vers l’horizon occidental, brillaient d’un éclat rougeâtre au soleil couchant. Au centre de ce bois, s’élevaient les tours ou plutôt les cheminées de la maison ou château, comme on l’appelait, qui devait être le terme de leur voyage.

Comme c’était l’usage à cette époque, un ou deux bâtiments étroits et élevés se croisant et s’interrompant l’un l’autre, formaient le corps de logis : plusieurs créneaux en saillie aux angles desquels on avait ajouté de petites tours semblables à des poivrières[1], avaient fait donner à Darnlinvarach le noble nom de château. Il était entouré d’une cour que protégeait un mur peu élevé, et qui servait d’enceinte à tous les bâtiments nécessaires et habituels.

À mesure qu’ils approchaient, nos voyageurs découvraient tout ce que l’on avait nouvellement ajouté aux défenses de la place, probablement à cause du peu de sûreté de ces temps désastreux. De récentes meurtrières pour la mousqueterie avaient été percées à différents endroits dans les bâtiments et dans le mur qui les entourait ; les fenêtres avaient été soigneusement garnies de barreaux de fer se croisant l’un l’autre en large et en long, comme les grilles d’une prison. La porte de la cour était fermée, et ce ne fut qu’après un pourparler prudent que l’un de ses battants fut ouvert par deux domestiques, vigoureux Highlanders, armés comme Bilias et Pandarus dans l’Énéide, et prêts à défendre l’entrée si quelque ennemi eût voulu pénétrer dans le château.

Lorsque les voyageurs eurent été introduits dans la cour, ils virent encore d’autres préparatifs de défense. Les murs étaient garnis d’échafauds qu’on avait dressés pour l’usage des armes à feu ; un ou deux petits canons appelés sackers[2] et fauconneaux étaient montés sur les tourelles qui flanquaient les angles du château.

Plusieurs domestiques, les uns dans le costume des Highlands, les autres dans celui des Lowlands, sortirent à l’instant de l’intérieur de la maison, et plusieurs d’entre eux se hâtèrent de prendre les chevaux, tandis que d’autres attendaient pour introduire les étrangers. Mais le capitaine Dalgetty refusa les services de celui qui voulut prendre soin de son cheval. « C’est mon habitude, mes amis, de voir Gustave (car j’ai donné à mon cheval le nom de mon invincible maître) soigné par moi-même ; nous sommes de vieux amis, des camarades de voyage, et comme j’ai souvent besoin de l’usage de ses jambes, je lui prête toujours le service de ma langue pour demander tout ce dont il a besoin. » Et sans une plus grande apologie, il suivit son coursier dans l’écurie.

Ni lord Menteith ni ses domestiques n’eurent la même attention pour leurs chevaux ; mais, les abandonnant aux soins des serviteurs du château, ils entrèrent dans la maison. Là, sous un vestibule voûté et obscur, parmi différents objets, on voyait un énorme baril d’ale légère devant lequel étaient rangées deux ou trois queichs ou coupes de bois placées, à ce qu’il paraissait, pour tous ceux qui voudraient s’en servir. Lord Menteith en appliqua lui-même une au robinet, et but sans cérémonie ; puis il tendit la coupe à Anderson, qui suivit l’exemple de son maître, mais non sans avoir auparavant rejeté les gouttes d’ale qui restaient dans la coupe et sans l’avoir légèrement rincée. — Que diable ! dit un Highlander, un domestique ne peut-elle[3] boire après son maître sans laver la coupe et répandre l’ale ! Que le diable l’emporte ! — J’ai été élevé en France, dit Anderson, où l’on ne boit jamais d ans la même coupe après personne, si ce n’est après une jeune femme. — Au diable leur délicatesse, dit Donald, et si l’ale est bonne, qu’importe que la barbe d’un autre homme ait trempé dans la coupe avant la vôtre ? »

Le compagnon d’Anderson but sans faire la cérémonie qui avait tant offensé Donald, et tous les deux suivirent leur maître dans une salle de pierre basse et voûtée, rendez-vous commun dans une famille des Highlands. Un grand feu de tourbe qui flambait dans l’immense cheminée placée au haut de la salle y répandait une faible clarté. Sa chaleur était nécessaire pour chasser l’humidité qui, même durant l’été, rendait l’appartement malsain. Vingt ou trente targes, autant de claymores, des dirks, des plaids, des fusils à mèche et à pierre, des arcs, des arbalètes, des haches du Lochaber, des armures plaquées de fer, des bonnets d’acier, des casques, d’anciens haubergeons ou chemises à réseaux de mailles, avec un capuchon et des manches pareilles, étaient suspendus confusément le long des murs, et auraient fourni pendant un mois aux amusements d’un membre de la société moderne des antiquaires. Mais on avait tellement l’habitude alors de voir tous ces objets, qu’ils n’y firent pas grande attention.

Au milieu de la salle était une grande table de chêne grossière, que l’hospitalité prévenante du domestique qui avait déjà parlé couvrit aussitôt de lait, de beurre, de fromage de chèvre, d’un flacon de bière et d’une mesure d’usquebo[4] : c’étaient les rafraîchissements offerts à lord Menteith. Un domestique d’un ordre inférieur faisait les mêmes préparatifs au bout de la table pour les domestiques du lord. L’espace qui les séparait était, suivant la mode du temps, une distinction suffisante entre le maître et les domestiques, quel que fût son rang. En attendant, ils se tenaient près du feu, le jeune homme sous le manteau de la cheminée et les domestiques à quelque distance.

« Que pensez-vous de notre compagnon de voyage, Anderson ? lui dit son maître. — Si tout ce qu’il a dit est vrai, c’est un vigoureux gaillard. Je voudrais bien que nous en eussions une vingtaine comme lui pour discipliner un peu nos Teagues[5]. — Je ne suis pas du même avis que vous, Anderson. Je pense que ce Dalgetty est une de ces sangsues chevaleresques qui, n’ayant fait qu’aiguiser leur soif pour le sang en pays étranger, viennent maintenant s’engraisser de celui de leur pays. Honte à ces hommes mercenaires qui vendent leur épée ! ce sont eux qui ont rendu dans toute l’Europe le nom Écossais synonyme de celui d’infâme mercenaire qui ne connaît ni honneur, ni principe, mais seulement sa paie ; qui passe d’un étendard à un autre, selon le bon plaisir de la fortune ou de celui qui le paie davantage. Et c’est à leur insatiable soif de pillage et de bons quartiers que nous devons en grande partie ces dissensions civiles qui nous font tourner nos épées contre notre propre sein. La patience a été sur le point de me manquer, en écoutant ce gladiateur qui loue son bras au plus offrant, et j’ai eu peine à m’empêcher de rire de son impudence extrême. — Votre Seigneurie, reprit Anderson, me pardonnera de lui recommander, dans les circonstances présentes, de cacher au moins une partie de sa généreuse indignation. Nous ne pouvons malheureusement venir à bout de notre entreprise sans le secours de ceux qui agissent par des motifs plus vils que les nôtres. Nous ne pouvons rejeter le secours d’hommes tels que notre ami le soldado ; et pour nous servir de la phrase hypocrite des saints du parlement anglais, les fils de Zerniah sont trop nombreux pour nous. — Je dissimulerai donc autant que je pourrai, comme j’ai fait jusqu’ici d’après vos conseils ; mais je donne cet homme au diable de tout mon cœur. — Vous devez vous rappeler aussi, milord, que pour guérir la morsure d’un scorpion, il faut en écraser un autre sur la plaie. Mais silence ! on pourrait nous entendre. »

Une porte de côté s’ouvrit dans la galerie, et un Highlander entra dans l’appartement. Sa haute stature, son équipage complet, la plume qui surmontait son bonnet, la confiance de sa démarche, annonçaient un homme d’un rang supérieur. Il s’avança lentement vers la table, et ne fit aucune réponse à lord Menteith qui, en l’appelant Allan, lui demandait comment il se portait.

« Il ne faut pas lui parler maintenant, » dit à voix basse un vieux serviteur.

Le grand Highlander se jeta sur un siège vacant près du feu, fixa les yeux sur le foyer embrasé, et sembla plongé dans une profonde rêverie. Ses yeux noirs, ses traits sauvages et pleins d’enthousiasme, lui donnaient l’air d’un homme qui, profondément occupé de ses sujets de méditation, fait peu d’attention à tous les objets qui l’entourent. Un air sombre et sévère, fruit peut-être de ses habitudes ascétiques et solitaires, aurait été, chez un Lowlander, attribué au fanatisme religieux ; mais ce fléau qui troublait tant de têtes en Angleterre et dans les basses terres d’Écosse, infectait rarement les Highlanders à cette époque. Ils avaient cependant aussi leurs superstitions qui obscurcissaient leurs esprits par de fréquentes visions, comme le fanatisme fascinait celui de leurs voisins. — Sa Seigneurie, » dit le serviteur highlander en s’approchant de lord Menteith, et à voix basse, « Sa Seigneurie ne doit pas parler à Allan dans ce moment ; car le nuage est sur son esprit. »

Lord Menteith lui fit un signe de tête affirmatif et ne fit pas davantage attention au silencieux montagnard,

« N’ai-je pas dit, » s’écria celui-ci en se levant tout-à-coup et regardant le domestique, « n’ai-je pas dit qu’ils viendraient quatre, cependant je n’en vois que trois dans cette salle ! — En effet, vous l’avez dit, Allan, répondit le vieux Highlander ; mais il y en a un quatrième qui sort maintenant de l’écurie ; il est à la porte, je l’entends ; il ressemble à une écrevisse. Il a le dos, la poitrine, les cuisses et les jambes couverts de fer. Mettrai-je son siège au haut de la salle, près celui de lord Menteith, ou en bas, à l’extrémité de la table, avec ces messieurs ? »

Lord Menteith répondit à la question en indiquant un siège auprès du sien.

« Le voilà qui s’avance, » dit Donald comme le capitaine Dalgetty entrait dans la salle. « J’espère, messieurs, que vous prendrez du pain et du fromage comme nous faisons dans nos vallons, en attendant qu’un meilleur repas soit préparé, jusqu’à ce que le Tiernach[6] soit revenu de la colline avec les gentilshommes du sud ; alors Dugald Cook[7] vous fera voir son habileté en vous servant un chevreuil et la venaison tuée dans la montagne. »

Pendant qu’il parlait, le capitaine Dalgetty était entré dans la salle, et, se dirigeant vers le siège placé auprès de lord Menteith, il s’appuya sur le dossier, les deux bras croisés. Anderson et son compagnon se tenaient au bout de la table dans une attitude respectueuse, attendant la permission de s’asseoir ; trois ou quatre Highlanders, sous la direction du vieux Donald, allaient et venaient, apportant de nouveaux mets qu’on ajoutait au repas, ou se tenaient debout prêts à servir les convives.

Au milieu de ces préparatifs, Allan se leva tout-à-coup, et arrachant une lampe des mains d’un domestique, il l’approcha du visage de Dalgetty, et examina ses traits avec l’attention la plus grave et la plus scrupuleuse.

« Sur mon honneur, » dit Dalgetty, à moitié mécontent, après qu’Allan l’eut examiné en secouant la tête d’un air de mystère, je réponds que ce garçon et moi nous nous reconnaîtrons si nous nous rencontrons une seconde fois. »

Allan descendit à l’extrémité de la salle, et ayant soumis, à l’aide de sa lampe, Anderson et son compagnon au même examen, il s’arrêta un moment comme plongé dans une profonde réflexion ; puis, se frappant le front, il saisit tout-à-coup Anderson par le bras, et avant qu’il pût lui opposer aucune résistance, il le traîna plutôt qu’il ne le conduisit à la place vacante au haut bout de la table, lui fit signe de s’y asseoir, en poussant le soldat avec la même violence impolie vers l’extrémité de la table.

Le capitaine, furieux au dernier point de cette liberté, essaya de se débarrasser d’Allan par la force : mais, tout vigoureux qu’il était, il se trouva moins fort que le gigantesque montagnard, qui le repoussa avec une telle violence, qu’après avoir chancelé quelques pas, le capitaine tomba tout de son long sur le carreau, et fit retentir les voûtes de la salle du bruit de son armure. Lorsqu’il se releva, son premier mouvement fut de tirer son épée et de courir sur Allan, qui, les bras croisés, semblait attendre son adversaire avec une indifférence méprisante. Lord Menteith et ses domestiques s’interposèrent pour rétablir la paix, tandis que les Highlanders, détachant les armes suspendues à la muraille, semblaient disposés à continuer la lutte.

« Il est fou, » lui dit à voix basse lord Menteith, « Il est entièrement fou, il n’a aucune envie de vous chercher querelle. — Si vous m’assurez qu’il est non compos mentis, répliqua le capitaine Dalgetty, ce que du reste son éducation et sa conduite semblent indiquer, la chose en restera là ; car un homme fou ne peut ni faire un affront ni donner une satisfaction honorable. Mais, sur mon âme, si j’avais fait un bon repas et que j’eusse eu une bouteille de vin du Rhin dans la tête, je me serais autrement conduit à son égard. Vraiment, il est malheureux qu’il soit faible d’esprit ; car il paraît être assez fort de corps pour manier la pique, le morgenstern[8] ou toute autre arme que ce soit. »

La paix étant rétablie, les convives reprirent d’eux-mêmes les places qui leur avaient été primitivement destinées, sans qu’Allan, qui était retourné s’asseoir près du feu, et qui semblait replongé dans ses méditations, y apportât aucun obstacle. Lord Menteith, s’adressant au principal serviteur, se hâta d’entamer un nouveau sujet de conversation qui pût effacer tout souvenir de la querelle qui avait eu lieu.

Si j’ai bien compris, Donald, dit-il au vieux serviteur, le laird est sur la montagne, avec quelques étrangers anglais. — Oui, Votre Honneur, il est sur la montagne, avec des cavaliers saxons : je veux dire, avec sir Miles Musgrave et Christophe Hall, du Cumraeg[9] ; c’est ainsi, je pense, qu’ils appellent leur pays. — Hall et Musgrave ? » dit lord Menteith en jetant un regard à ses domestiques, « ce sont précisément les hommes que nous désirions voir. — Pour moi, dit Donald, je voudrais bien ne les avoir jamais vus, car ils ne sont venus que pour nous chasser de la maison et nous ruiner. — Que dites-vous donc Donald ? Vous n’avez pas coutume d’être si avare de votre bœuf et de votre ale ; quoique du sud, ils ne dévoreront pas tous les troupeaux qui paissent sur les terres du château. — Qu’importe qu’ils les mangent tous ? je voudrais que ce fût là tout le mal ; car nous avons ici bon nombre de vigoureux montagnards qui ne nous en laisseront pas manquer, tant qu’il y aura des bêtes à cornes entre Darnlinvarach et Perth ; mais c’est bien pire que tout cela ; ce n’est rien moins qu’une gageure. — Une gageure ! » répéta lord Menteith d’un ton surpris.

« Oui, » continua Donald aussi empressé de dire ce qu’il savait que lord Menteith était curieux de l’apprendre. « Comme Votre Seigneurie est un ami et un parent de la maison, et comme vous pourrez l’entendre avant une heure, je puis vous le dire. Vous saurez donc que lorsque notre laird alla en Angleterre, où il va plus souvent que ces amis ne le voudraient, il demeura dans la maison de ce sir Miles Musgrave, et on mit sur la table six candélabres, qui sont, m’a-t-on dit, deux fois plus grands que ceux de l’église de Dumblane[10] ; ils ne sont ni en fer, ni en cuivre, ni en étain, mais en bel et bon argent, ni plus ni moins. Au diable leur orgueil anglais, qui est si grand et qu’ils savent si peu diriger ! Ils commencèrent à railler le laird, et à lui dire qu’il n’avait jamais vu rien de pareil dans son pauvre pays. Le laird, mécontent de voir traiter ainsi son pays sans que personne prît la parole pour soutenir son honneur, jura, en sa qualité de bon Écossais, qu’il avait des candélabres plus beaux et en plus grand nombre chez lui, dans son château, qu’on n’en avait jamais allumé dans une salle du Cumberland, si Cumberland est le nom de la contrée. — C’était l’amour du pays qui le faisait parler ainsi, dit lord Menteith. — C’est vrai ; mais Son Honneur aurait mieux fait de se taire ; car si vous dites quelque chose d’un peu extraordinaire devant des Saxons, ils vous proposeront tout de suite une gageure, aussi vite qu’un maréchal ferrant des Lowlands pourrait ferrer un poney des Highlands[11]. Et ainsi le laird se vit forcé de rétracter sa parole ou de soutenir une gageure de deux cents marcs ; et il la tint plutôt que de rougir devant des gens comme eux. Maintenant il faut qu’il paie, cela du moins paraît probable, et c’est pourquoi il tarde tant à rentrer ce soir. — Assurément, Donald, dit lord Menteith, d’après tout ce que je connais de l’argenterie de la famille, je pense que votre maître est sûr de perdre sa gageure. — Oh ! Votre Honneur peut bien le jurer ; et où pourra-t-il trouver l’argent ? je ne sais, quand même il puiserait dans vingt bourses. Je lui ai conseillé de saisir les deux gentilshommes saxons et leurs domestiques, de les descendre dans le puits de la tour, et de les y laisser jusqu’à ce qu’ils donnassent quittance de bonne volonté ; mais le laird n’a pas voulu entendre raison.

À ces mots, Allan se leva, fit quelques pas en avant, et interrompant la conversation, dit au domestique d’une voix de Stentor : « Eh ! qui ose donner à mon frère un avis si déshonorant ? Comment pouvez-vous dire qu’il perdra cette gageure, ou telle autre qu’il lui plaira de faire ? — En vérité, Allan Mac-Aulay, répondit le vieux domestique, il n’appartient pas au fils de mon père de contredire ce que le fils de votre père juge convenable de dire : aussi le laird peut gagner la gageure : tout ce que je sais, c’est qu’il n’y a pas de chandelier ou rien de semblable dans la maison, à moins que ce ne soit les vieilles branches de fer qui sont ici depuis le temps de lord Kenneth, et le chandelier d’étain que votre père a fait fabriquer par le vieux Willie-Winkie, le chaudronnier ; et du diable s’il y a jamais eu une once d’argenterie ou de vaisselle d’argent chez vous, à l’exception du vieux vase de la dame pour le posset[12] ; encore n’a-t-il plus de couvercle, et il lui manque une anse. — Paix, vieillard ! » dit Allan d’une vois fière ; « et vous, messieurs, si vous avez fini de vous rafraîchir, quittez cette salle ; je dois la préparer pour recevoir nos botes du sud. — Partons, » dit le domestique en tirant lord Menteith par la manche et en regardant Allan ; « son heure est arrivée[13] il ne faut pas le contrarier. »

Ils sortirent donc de la salle, Donald montrant le chemin à lord Menteith et au capitaine, et les deux domestiques conduits autre part par un Highlander. Les premiers avaient à peine gagné une espèce de chambre de repos, qu’ils furent joints par le maître du logis, nommé Angus Mac-Aulay, et ses hôtes anglais. La joie fut grande des deux côtés, car lord Menteith et les gentilshommes anglais se connaissaient depuis long-temps ; et, présenté par lord Menteith, le capitaine Dalgetty fut très-bien accueilli par le laird. Mais le premier mouvement d’enthousiasme une fois passé, lord Menteith put remarquer un nuage de tristesse sur le front de son ami le Highlander.

« Vous devez avoir appris, dit sir Christophe Hall, que notre belle entreprise du Cumberland a complètement échoué ; la milice ne voulut pas entrer en Écosse, et vos covenantaires aux oreilles droites sont peu favorables à nos amis dans les comtés méridionaux. Ayant appris qu’il y avait ici quelque chose à faire, Musgrave et moi, plutôt que de rester oisifs chez nous, nous sommes venus pour faire campagne avec vos kilts et vos plaids. — J’espère que vous avez amené avec vous des armes, des hommes et de l’argent ? dit lord Menteith en riant. — Seulement une douzaine ou deux de soldats que nous avons laissés dans le dernier village des Lowlands ; encore avons-nous eu assez de peine à les amener aussi loin. — Quant à l’argent, dit son compagnon, nous attendons une petite somme de notre hôte et ami que voici. »

À ces mots, le laird, dont les joues se couvrirent de rougeur, prit Menteith un peu à l’écart, et lui exprima son regret de s’être aventuré dans une folle gageure.

« J’ai tout appris de Donald, » dit lord Menteith, qui put à peine retenir un sourire.

« Au diable le vieillard ! dit Mac-Aulay ; il faut qu’il parle, ses paroles dussent-elles coûter la vie à quelqu’un. Mais ce n’est pas ici une chose risible pour vous non plus, milord ; car je compte sur votre bienveillance amicale et fraternelle, comme proche parent de notre maison, pour me prêter l’argent que je devrai à ces mangeurs de puddings ; s’il en était autrement, pour être franc avec vous, aucun Mac-Aulay ne se trouvera à l’appel, car je préférerais me faire covenantaire plutôt que de regarder en face ces Anglais sans les payer. Ce sera bien assez de le faire et de les voir se moquer de moi. — Vous pouvez savoir, cousin, dit lord Menteith, que je ne suis pas trop pourvu d’argent ; mais soyez assuré que je vous aiderai autant qu’il sera en mon pouvoir, par amour pour notre vieille parenté, notre alliance et notre voisinage. — Merci, merci, merci, répéta Mac-Aulay ; et comme ils dépenseront cet argent au service du roi, qu’importe que ce soit vous, eux ou moi qui le donne ? nous sommes tous les enfants du même père, je pense. Mais il faut, grâce à votre secours, que je sorte de ce mauvais pas, ou je m’en prendrai à mon André Ferrara ; car je ne voudrais pas passer pour menteur ni fanfaron à ma table, quand Dieu sait fort bien que je voulais seulement soutenir mon honneur, celui de ma famille et de mon pays. »

À ces mots, Donald entra ; sa figure était plus gaie qu’on ne devait s’y attendre, en raison du triste sort qui attendait la réputation et la bourse de son maître : « Messieurs, » dit-il avec emphase et du fond de la gorge, « le dîner est servi et les chandeliers sont placés. » — Que diable veut-il dite ? s’écria Musgrave en regardant son compatriote. Les yeux de lord Menteith semblèrent adresser la même question au laird, qui ne lui répondit que par un hochement de tête.

Une espèce de dispute qui s’éleva sur le cérémonial retarda un peu leur sortie de la chambre. Lord Menteith insistait sur ce qu’il devait céder la préséance due à son rang, parce qu’il était dans son pays et dans la maison de son parent ; les deux Anglais, en conséquence, furent introduits les premiers dans la salle, où un spectacle inattendu frappa leurs regards. La grande table de chêne était couverte d’énormes plats de viande, et des sièges étaient placés pour les convives. Derrière chaque siège se tenait un gigantesque Highlander, complètement armé et habillé à la mode de son pays, tenant de la main droite une épée nue, la pointe tournée vers la terre, et de la gauche une torche flamboyante de sapin des fondrières. Ce bois, qu’on trouve dans les marais, renferme une si grande quantité de térébenthine, que, lorsqu’il est fendu et desséché, on s’en sert souvent dans les Highlands en guise de chandelles. Ce spectacle imprévu et frappant était éclairé par la lueur rougeâtre des torches, qui faisait paraître les traits farouches, l’habillement bizarre et les armes brillantes de ceux qui les portaient, tandis que la fumée, s’élevant jusqu’à la voûte de la salle, la couvrait d’un nuage épais. Avant que les étrangers fussent revenus de leur surprise, Allan s’avança vers eux, et montrant avec son épée dans le fourreau les porte-torches, il leur dit d’une voix creuse et grave : « Vous voyez nobles cavaliers, les chandeliers de la maison de mon frère : c’est une ancienne coutume de notre famille ; aucun de ces hommes ne reconnaît d’autre loi que le commandement de son chef. Oseriez-vous leur comparer l’or le plus riche qui soit jamais sorti d’une mine ! Eh bien ! cavaliers, qu’en dites-vous ? votre gageure est-elle gagnée ou perdue ? — Perdue, perdue, dit gaiement sir Musgrave ; mes chandeliers d’argent sont fondus, et à cheval dans ce moment ; je voudrais bien que les gaillards qu’ils ont servi à enrôler fussent moitié aussi fidèles que ceux-ci. Mais monsieur, » dit-il en s’adressant au laird, « voici notre argent ; à la vérité cela diminue un peu les finances de Hall et les miennes, mais les dettes d’honneur doivent s’acquitter. — Que la malédiction de mon père retombe sur son fils, » dit Allan en l’interrompant, « s’il reçoit seulement un penny de vous ! Il suffit que vous n’ayez aucun droit à rien exiger de lui. »

Lord Menteith soutint vivement l’avis d’Allan, et Mac-Aulay se joignit bientôt à eux en disant que tout cela n’était qu’une folie, et ne méritait pas qu’on en parlât davantage. Les Anglais, après avoir hésité par courtoisie, se laissèrent persuader de regarder tout cela comme un jeu. « Maintenant, Allan, dit le laird, faites retirer les chandeliers. Car puisque nos hôtes saxons les ont vus, ils mangeront leur dîner aussi commodément à la lumière du vieux candélabre d’étain, sans que nous les enfumions comme des harengs. »

En conséquence, à un signe d’Allan, les chandeliers vivants levèrent leurs épées, et les tenant la pointe en l’air, sortirent de l’appartement, laissant les convives se livrer aux douceurs du repas.


  1. À des poivrières anglaises ; en Angleterre, le poivre est contenu dans des flacons minces et longs. a. m.
  2. Sackers, petits canons montés sur un pivot, et pouvant se diriger en tous sens. a. m.
  3. Les Highlanders se servent toujours du masculin au lieu du féminin et vice versâ. a. m.
  4. Usquebo ou whisky, eau-de-vie de grain. a. m.
  5. Irlandais. a. m.
  6. Tiernach, mot gallique, le chef. a. m.
  7. Dugald le cuisinier. a. m.
  8. C’était une sorte de masse ou massue qu’on employait au commencement du seizième siècle pour défendre les brèches et les remparts. Lorsque les Allemands insultèrent un régiment écossais assiégé dans Stratsund, en annonçant qu’ils avaient entendu dire qu’il leur arrivait un vaisseau de Danemark chargé de pipes à fumer, « un de nos soldats, dit le colonel Robert Monroe, leur montrant, par dessus les ouvrages de la place, une morgenstern faite d’un énorme bâton garni de fer, comme le manche d’une hallebarde, avec une boule à l’extrémité, armée de pointes de fer, leur cria : Voici une des pipes à fumer avec lesquelles nous vous briserons la tête quand vous nous donnerez l’assaut. » a. m.
  9. Expression abrégée qu’emploient les Écossais pour désigner le Cumberland. a. m.
  10. Petite ville d’Écosse, près de Stirling. a. m.
  11. Petit cheval des montagnes d’Écosse. a. m.
  12. Posset, breuvage anglais composé de vin ou d’eau-de-vie, de crème, de muscade, de sucre et d’œufs bien battus. a. m.
  13. His hour is on him, sorte d’adage qui signifie avoir une vision ou un accès de folie. a. m.