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Une légende de Montrose/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 331-552).



UNE LÉGENDE


DE MONTROSE.




CONTES DE MON HÔTE. — 3e SÉRIE.









La Légende De Montrose a été publiée sous le titre de l’Officier de fortune dans la traduction de M. Defauconpret. a. m.



INTRODUCTION


mise en tête de la dernière édition d’édimbourg.




La Légende de Montrose fut écrite principalement dans la vue de placer sous les yeux du lecteur la triste fin de lord John Kilpont, fils aîné de William, comte d’Airth et de Menteith, et les singulières circonstances qui accompagnèrent la naissance et remplirent l’histoire de James Stewart d’Ardvoirlich, de la main duquel l’infortuné lord périt.

Notre sujet nous conduit à parler de sanglantes querelles, et nous devons commencer par en raconter une plus ancienne encore que celle à laquelle notre histoire se rapporte. Sous le règne de Jacques IV, une grande inimitié entre les puissantes familles de Drummond et de Murray divisa le comté de Perth. La première étant la plus nombreuse et la plus puissante, enferma cent soixante membres de l’autre famille dans l’église de Monivaird, et y mit le feu. Les femmes et les enfants des victimes qui avaient aussi trouvé un abri dans cette église, périrent dans la même conflagration. Un seul homme, appelé David Murray, échappa aux flammes par l’humanité d’un des membres de la famille Drummond, lequel le reçut dans ses bras au moment qu’il s’élançait du milieu du feu. Comme le roi Jacques IV gouvernait avec plus de vigueur que beaucoup de ses prédécesseurs, ce crime horrible fut sévèrement puni, et plusieurs des coupables eurent la tête tranchée à Stirling. En conséquence de la persécution exercée contre son clan, le Drummond par l’assistance duquel David Murray avait été sauvé, s’enfuit en Irlande, où il resta jusqu’à ce que, par l’entremise de celui qui lui devait la vie, il obtint de retourner en Écosse, sa patrie, où lui et ses descendants se distinguèrent sous le nom de Drummond-Eirinich ou Ernoch, c’est-à-dire Drummond d’Irlande ; et le même titre fut donné à leur propriété ou manoir.

Le Drummond-Ernoch qui vivait du temps de Jacques VI était un des forestiers du roi dans la forêt de Glenartney, et le hasard le fit employer à la recherche du gibier vers l’année 15888 ou 1589). Cette forêt était adjacente aux principaux endroits fréquentés par les Mac-Gregor, ou une branche particulière de leur clan, connue sous le titre de Mac-Eagh ou Enfants du brouillard. Ils considéraient la fréquentation de la forêt dans leur voisinage comme une digression, ou peut-être voyaient-ils dans le garde un ennemi, à la suite de menaces qu’il aurait faites à quelqu’un des leurs, ou pour toute autre raison analogue. Cette tribu des Mac-Gregor était proscrite et persécutée, comme le lecteur peut le voir dans l’Introduction de Rob-Roy ; et la main de chaque homme étranger leur étant hostile, leurs mains, en revanche, étaient hostiles à tous les autres hommes. Bref, ils surprirent et tuèrent Drummond-Ernoch, lui coupèrent la tête, et l’emportèrent avec eux enveloppée dans le coin d’un plaid.

Au fort de l’exaltation de leur vengeance, ils s’arrêtèrent à la maison d’Ardvoirlich, où ils demandèrent à se rafraîchir ; ce qui effraya la dame qui s’y trouvait, car c’était une sœur de Drummond-Ernoch, assassiné : son mari était alors absent, elle n’osa point refuser les rafraîchissements demandés. Elle fit placer du pain et du fromage sur la table, devant les Mac-Gregor, et donna des ordres pour que des mets plus substantiels fussent préparés. Pendant qu’elle était sortie pour hâter les apprêts du repas, les barbares mirent la tête de son frère sur la table, avec un morceau de pain et de fromage dans la bouche, en lui commandant de manger en souvenir des joyeux festins auxquels il avait pris part dans cette maison.

À son retour, la malheureuse, apercevant la tête sanglante de son frère, poussa un cri d’effroi et s’enfuit dans les bois, où, comme on le rapporte dans le roman, elle promena au hasard sa frénésie maniaque et se déroba quelque temps à toute société humaine. Un reste de sentiment instinctif la porta enfin à jeter de loin, à la dérobée, un regard sur les jeunes filles qui trayaient les vaches ; son mari Ardvoirlich en étant averti, parvint à la ramener chez lui, et la retint jusqu’à ce qu’elle eût donné le jour à un enfant dont elle était enceinte. Après ses couches, elle recouvra peu à peu sa raison.

Les proscrits s’étaient portés aux dernières insultes contre l’autorité royale, qu’à la manière dont elle était exercée ils avaient peu sujet de respecter. Le même trophée qu’ils avaient avec tant de barbarie exposé à la vue de lady d’Ardvoirlich, ils le portèrent en triomphe dans la vieille église de Balquidder, située presque au centre de leur pays, où le laird Mac-Gregor et tout son clan réuni à cet effet posèrent successivement leurs mains sur la tête de la victime égorgée, et jurèrent, comme de vrais sauvages, de défendre l’auteur du crime. Cette féroce combinaison de vengeance procura à sir Alexandre Boswell, baronnet, le sujet d’un poëme intitulé ; le vœu du clan Alpin (clan Alpin’s vow), qui fut imprimé, mais non, je crois, publié, en 1811.

Le fait est confirmé par une proclamation du conseil privé, datée du 4 février 1589, et autorisant l’emploi du fer et du glaive, contre les Mac-Gregor. Cette terrible injonction fut exécutée avec une furie peu commune. John Buchanan de Cambusmore a montré à l’auteur une correspondance entre son aïeul et le laird de Buchanan et lord Drummond, sur la dévastation de certaines vallées avec leurs adhérents, et sur une douce vengeance, y est il dit, pour la mort de leur cousin Drummont-Ernoch. Cependant, malgré tout ce que l’on peut faire, la tribu des Mac-Gregor, vouée au carnage, nourrit encore des survivants pour soutenir et exercer de nouvelles cruautés ainsi que de nouveaux outrages.

Le jeune James Stewart d’Ardvoirlich grandissait à vue d’œil, au point d’acquérir une taille, une force et une activité extraordinaires ; on prétend que la pression de sa main faisait jaillir le sang des narines à ceux qui luttaient avec lui en faisant assaut de force. Son caractère était bizarre, entier et irascible ; cependant il doit avoir eu quelques bonnes qualités ostensibles, puisqu’il était fort aimé de lord Kilpont, le fils aîné du comte d’Airth et de Menteith.

Ce vaillant jeune homme joignit Montrose au moment où celui-ci déployait son étendard, en 1644, un peu avant la bataille décisive de Tippermuir, qui eut lieu le 1er septembre de la même année. À cette époque, Stewart d’Ardvoirlich partageait la confiance du jeune lord pendant le jour, et son lit dans la nuit, lorsqu’environ cinq jours après la bataille Ardvoirlich, par un accès ou de soudaine furie ou de profonde méchanceté, long-temps entretenue contre son crédule ami, plongea le poignard au cœur de lord Kilpont, et s’échappa du camp de Montrose, en tuant une sentinelle qui avait essayé de l’arrêter. L’évêque Guthrie donne pour raison de cette action abominable, que lord Kilpont avait rejeté avec horreur une proposition d’Ardvoirlich pour assassiner Montrose. Mais il ne semble pas exister de fondement propre à soutenir une telle accusation, qui reste dans le doute. Le meurtrier Ardvoirlich se sauva certainement près des covenantaires, qui l’employèrent en lui accordant de l’avancement. Il obtint à l’occasion du meurtre de lord Kilpont un pardon absolu que le parlement confirma en 1644, et il fut nommé major du régiment d’Argyle, en 1648. Tels sont les faits du roman que nous présentons comme une légende des guerres de Montrose ; le lecteur les trouvera considérablement altérés dans les fictions du récit.

L’auteur a tâché d’animer l’action tragique du roman par l’introduction d’un personnage adapté au temps et au pays, et d’excellents juges lui ont déclaré qu’il avait réussi jusqu’à un certain point dans son projet. Le mépris qu’entretenaient pour le commerce les jeunes gens qui avaient des prétentions à la noblesse et aux bonnes manières, le dénûment ou l’état de pauvreté dans lequel se trouvait l’Écosse, la disposition naturelle de ses habitants à courir le monde et à chercher des aventures, tout engageait les Écossais à entrer au service des gouvernements en guerre les uns contre les autres. Ils se distinguèrent sur le continent par leur bravoure ; mais en adoptant la profession des soldats mercenaires, ils portèrent nécessairement préjudice à leur caractère national. Les connaissances superficielles qu’ils possédaient dégénérèrent en pédanterie ; leur bonne éducation devint un pur cérémonial ; la crainte du déshonneur ne les retint plus davantage éloignés de ce qui était réellement indigne de considération, si ce n’est pour s’attacher à certaines observances tout à fait ridicules ou futiles. Un cavalier rempli d’honneur et cherchant fortune pouvait, par exemple, changer de service comme de chemise, combattre, comme le brave capitaine Dalgetty, en passant d’un parti à un autre, sans s’informer du fondement de la querelle, et piller avec une effrénée rapacité les paysans que le sort des armes lui soumettait ; mais il devait éviter, même d’un prêtre, le plus léger reproche, s’il avait trait à ses devoirs. Ce qui va suivre démontrera la vérité de ce que j’avance.

« Ici je ne dois pas oublier, dit un chroniqueur, le nom d’un prédicateur, maître William Forbesse, qui prêchait aux soldats, homme plein de courage, de discrétion et de conduite, beaucoup plus capable que d’autres officiers de ma connaissance. À cette époque, non seulement il priait pour nous, mais il allait avec nous jusqu’à remarquer, je crois, la mine des hommes : ayant trouvé un sergent qui négligeait son devoir, il l’épia à point en se cachant, et promit de me le signaler ; ce qu’il fit, en effet, après le service. Le sergent, appelé devant moi et accusé, repoussa l’accusation, ajoutant que si ce n’eût pas été le pasteur qui l’eût articulée, il en aurait demandé raison. Le pasteur offrit de se battre avec lui, pour prouver qu’il avait dit vrai. Je cassai le sergent et donnai sa place à un plus digne, appelé Mungo Gray, homme de mérite et de cœur. Le sergent cassé n’appela point maître William en duel ; il se retira et quitta le service. »

Le livre d’où est tiré ce passage porte un titre formidable, de vingt-cinq à trente lignes de longueur, que nous croyons pouvoir nous dispenser de reproduire ici ; il fut imprimé à Londres, en 1637.

Un autre individu de la même école, et presque du même caractère que le Monro dont il est question dans cet ouvrage, est sir James Turner, soldat de fortune, qui parvint à un rang distingué sous le règne de Charles II, eut un commandement en Galloway et ailleurs pour la suppression des conventicules, et fut fait prisonnier par les covenantaires peu avant la bataille de Pentland. Sir James était un homme d’un mérite supérieur à celui de Monro, et il avait pris ses degrés de maître-ès-arts au collège de Glasgow. Dans les derniers temps de sa vie, il composa plusieurs discours sur des sujets historiques ou littéraires, et dont le club de Bannalyne a imprimé plusieurs fragments sous le titre de Mémoires de sir James Turner. J’en ai extrait le passage suivant, comme un exemple de ce que le capitaine Dalgetty eût pu consigner dans son journal, s’il en avait tenu un, ou, pour donner une idée plus exacte de son caractère, tel que de Foe l’aurait tracé, en donnant à un récit de pure invention les couleurs de la vérité :

« Ici je raconterai un accident qui m’arriva ; car, bien que non extraordinaire, il fut très-ennuyeux sous tous les rapports. Mes deux brigades occupaient un village à un demi-mille d’Appleby ; j’avais mon propre quartier dans la maison d’un gentleman, qui était un ritmaster, ou quartier-maître, chez qui à cette époque se trouvait sir Marmaduke. Sa femme tenait la chambre qu’elle occupait toute prête pour la recevoir au lit. Le château étant abandonné et Lambert assez loin, je résolus de me coucher toutes les nuits, à cause de mes fatigues des journées précédentes. La première nuit, je dormis assez bien ; le lendemain matin j’avais perdu un bas de fil, un demi-bas de soie et une chaussette ; je ne pus les retrouver. Comme j’en possédais d’autres, je m’habillai et me rendis au quartier. À mon retour je ne pus avoir aucune nouvelle de mes bas. La nuit suivante je me mis au lit, et le matin je me trouvai dans le même état, perdant trois bas pour une seule jambe, et les trois autres ayant été laissés intacts comme ils l’étaient la veille. Une recherche plus minutieuse que la première fois eut lieu sans plus de succès. Cependant j’avais en réserve une paire de bas complète et une paire de bottines plus grandes que les premières. Je les mis. Le troisième jour je trouvai la même chose, c’est-à-dire qu’on ne m’avait laissé de bas que pour une jambe. C’est alors que moi et mes domestiques nous supposâmes que les rats devaient s’être emparés de mes bas, et la maîtresse de la maison, qui le savait très-bien, ne voulait pas me le dire. On visita avec des lumières la chambre qui était très-basse, et l’on aperçut le haut de mes bottines en un trou dans lequel avait été attiré le reste. Je sortis et fis lever les gens de la maison, pour voir comment les rats avaient disposé de ma chaussure. L’hôtesse envoya une de ses domestiques pour assister à la perquisition. Le trou étant un peu ouvert, un de mes petits garçons y introduisit sa main et rapporta vingt-quatre pièces d’or et un angèle[1]. La servante affirma que tout cela appartenait à sa maîtresse. Le petit garçon m’ayant apporté l’or, j’allai trouver l’hôtesse et lui dis que Lambert ayant logé dans cette maison, il était probable que quelques-uns de ses domestiques avaient caché cet or, et que s’il en était ainsi, la trouvaille me revenait légalement, mais que si elle pouvait prouver que cet or lui appartenait, je le lui rendrais sur-le-champ. La pauvre dame avoua en pleurant que son mari n’étant pas des plus sobres (et en effet c’était un vrai prodigue), elle avait caché cet or à son insu, pour l’employer dans l’occasion, surtout en cas de maladie ; et elle me conjura, puisque j’aimais le roi, pour lequel son mari et elle avaient beaucoup souffert, de ne point lui retenir son or. Elle ajouta que s’il y avait plus de vingt-quatre pièces entières et deux demi-pièces, le surplus ne lui appartiendrait pas, et qu’elle les avait renfermées dans une bourse de velours vert. Après que je l’eus rassurée quant à son or, une nouvelle recherche fut faite ; on trouva l’autre angèle, la bourse verte en pièces comme mes bas ; je rendis aussitôt l’or à la bonne dame. J’ai souvent ouï dire que le rongement ou déchirement des habits par des rats est un pronostic annonçant quelques fâcheuses affaires à celui auquel ils appartiennent. Je rends grâce à Dieu de n’avoir jamais été porté à croire de tels présages, ou de n’y avoir fait aucune attention. Il est vrai que des malheurs plus grands m’arrivèrent alors peu de temps après ; mais je suis sûr que j’aurais pu les prévoir moi-même, beaucoup mieux que des rats ou toute autre vermine, et cependant je ne le fis pas. J’ai entendu conter de belles histoires de rats, comment ils avaient abandonné des maisons et des vaisseaux, lorsqu’on allait mettre le feu aux premières et submerger les seconds. Des naturalistes disent qu’il y a des créatures sagaces, et je le crois ; mais je ne serai jamais de l’opinion qu’elles puissent prévoir les événements que le diable lui-même ne pourrait ni connaître ni deviner ; de tels événements étant de ces choses que l’Éternel a cachées dans le sein de sa divine prescience et la question de savoir si le Dieu tout-puissant a préordonné ou prédestiné ces choses qui nous arrivent, de manière à éclore en échappant à toute prévision ou contrôle, est encore insoluble. »

En citant ces anciennes autorités, je ne dois pas oublier un Essai plus moderne d’un soldat écossais de la vieille mode, Essai rédigé par une main habile, dans le caractère de Lesmahagow, puisque l’existence de ce brave capitaine doit seule priver l’auteur actuel de tous droits à une entière originalité. En outre, Dalgetty, comme fruit de sa propre imagination, a été un favori si rapproché de son parent, qu’il est tombé dans l’erreur en donnant au capitaine une trop grande part dans l’histoire. C’est l’opinion d’un critique placé au plus haut rang dans la littérature, et l’auteur s’estime tellement heureux d’avoir encouru sa censure, qu’elle laisse à sa modestie une excuse convenable pour laisser passer les éloges qu’il eût eu mauvaise grâce à rapporter sans mélange. Le passage dont il s’agit se trouve dans la Revue d’Édimbourg, au no 55, renfermant une critique d’Ivanhoe ; le voici :

« On a beaucoup trop donné, peut-être, de place à Dalgetty dans l’ouvrage ; car on nous entretient constamment de lui, et l’auteur a montré plus de penchant pour cet homme incomparable qui éclipserait les Falstaffs et les Pistols[2], acte par acte, scène par scène, et les occuperait par son inépuisable faconde, sans épuiser leur gaieté, ou sans changer une note de son ton distinctif, autrement que dans ses grands exemples réitérés de l’éloquence du redouté Ritt-Master. L’idée générale du caractère est familière à nos auteurs comiques postérieurs à la restauration, et l’on peut dire qu’il est, jusqu’à un certain point, formé de ceux du capitaine Fluellen et de Bobadil mais la combinaison du soldado avec l’étudiant du collège Mareschal est tout à fait originale ; et un mélange de talent, d’amour-propre, de courage, de grossièreté et d’orgueil, ne fut jamais plus heureusement conçu. Ses discours, nombreux comme ils le sont, portent tous un cachet particulier, et, suivant nous, ils sont extrêmement divertissants. »




Pendant que ces pages étaient livrées à l’impression, l’auteur recevait du gentleman qui porte actuellement le nom de Robert Stewart d’Ardvoirlich, une lettre dans laquelle ce dernier racontait le meurtre de lord Rilpont d’une manière différente et plus vraisemblable que celle que donne l’évêque Wishart, dont le récit suppose une entière folie ou la plus noire trahison de la part de James Stewart d’Ardvoirlich, un des ancêtres de la famille actuelle de ce nom. Nous ne pouvons mieux faire que de donner une entière connaissance de ce document, plus détaillé que les histoires de cette époque.

« Quoique je n’aie pas l’honneur d’être personnellement connu de vous, j’espère que vous excuserez la liberté que je prends de m’adresser à vous au sujet d’un événement auquel vous avez fait allusion plus d’une fois, et qui concerne malheureusement un des ancêtres de ma famille. Je veux parler du meurtre de lord Kilpont, fils du comte d’Airth et de Menteith, en 1644, par James Stewart d’Ardvoirlich. Comme la cause de ce triste événement et la querelle qui l’amena n’ont jamais été clairement établies dans les histoires du temps auquel il se rapporte, et persuadé que, puisque, dans vos admirables romans sur l’histoire d’Écosse, vous avez adopté la version de Wishart, il peut en résulter une authenticité qu’elle ne mérite pas, je crois devoir, dans la vue de rendre justice, autant que possible, à la mémoire de mon aïeul infortuné, vous envoyer le récit de cette affaire tel qu’il s’est transmis dans la famille.

« James Stewart d’Ardvoirlich, qui vivait au commencement du XVIIe siècle, et qui fut le malheureux auteur du meurtre de lord Kilpont, devint le chef d’une des compagnies indépendantes levées dans les Highlands, à l’origine des troubles arrivés sous le règne de Charles Ier ; une autre de ces compagnies était commandée par lord Rilpont. Tous deux étaient unis d’une étroite et ancienne amitié. Lorsque Montrose arbora l’étendard royal, Ardvoirlich fut un des premiers à se déclarer pour lui, et on dit qu’il fut un des principaux qui entraînèrent lord Kilpont dans la même cause. En conséquence, avec sir John Drummond et leurs adhérents, comme le raconte Wishart, ils rejoignirent Montrose à Buchanty. Tant qu’ils servirent ensemble, leur intimité était si forte qu’ils vivaient et couchaient ensemble sous la même tente.

« En même temps, Montrose avait été aussi rejoint par des Irlandais sous le commandement d’Alexandre Macdonald ; ceux-ci, dans leur marche, commirent quelques excès sur les terres appartenant à Ardvoirlich, lesquelles se trouvaient dans la ligne de leur route depuis la côte occidentale, Ardvoirlich s’en plaignit à Montrose, qui, vraisemblablement, dans le désir de se concilier ses nouveaux alliés, répondit au grief d’une manière évasive. Ardvoirlich, homme aux passions violentes, n’ayant point reçu la satisfaction qu’il avait demandée, provoqua Macdonald en un combat singulier. Avant qu’il eût lieu, toutefois, Montrose, sur l’avis que lui en donna Kilpont, imposa aux deux combattants les arrêts forcés. Montrose, prévoyant les suites fâcheuses d’une semblable querelle en un temps si critique, opéra une sorte de réconciliation entre eux, et les obligea de se toucher la main devant lui ; on dit qu’à cette occasion Ardvoirlich, homme très-fort, serra la main de Macdonald au point d’en faire jaillir le sang par les doigts ; ce qui fit voir qu’Ardvoirlich n’était nullement calmé.

« Peu de jours après la bataille de Tippermuir, lorsque Montrose avec son armée était campé à Collace, une fête fut donnée par lui à ses officiers, en l’honneur de la victoire qu’il avait remportée, et Kilpont, avec son ami Ardvoirlich, était de la partie. De retour à leurs quartiers, Ardvoirlich, qui paraissait toujours garder rancune à Macdonald, et qui avait la tête échauffée par le vin, commença à blâmer lord Kilpont de la part qu’il avait prise dans l’affaire en empêchant qu’il obtînt le redressement demandé, et il se plaignit de Montrose pour ne lui avoir pas accordé ce qu’il regardait comme une réparation légitime. Kilpont défendit sa conduite et celle de son parent Montrose ; on finit par en venir à de gros mots, et dans l’état où ils se trouvaient alors l’un et l’autre, passant aux voies de fait, Ardvoirlich saisit son dirk ou poignard et en frappa à mort Kilpont. Il s’enfuit aussitôt, et à la faveur d’un épais brouillard il échappa aux poursuites dirigées contre lui, laissant sur le lit de mort son propre fils Henri, qui avait été dangereusement blessé à la bataille de Tippermuir.

« Ses partisans se séparèrent brusquement de Montrose, et il ne lui resta d’autre ressource que de se jeter dans les bras de la faction opposée, qui lui fit bon accueil. Son nom est souvent mentionné dans les campagnes de Leslie, et en plus d’une occasion il est cité comme ayant protégé plusieurs de ses anciens amis, lorsque la cause du roi devint désespérée.

Le récit qui précède diffère matériellement, je le sais, de celui que donne Wishart, qui prétend que ce James Stewart d’Ardvoirlich ayant ourdi un complot pour assassiner Montrose, tua lord Kilpont pour n’avoir pas voulu tremper dans le complot. Il peut maintenant m’être permis de remarquer qu’outre que Wishart a toujours été considéré comme un historien partial et d’une autorité fort équivoque sur ce sujet, quand même Stewart aurait conçu un tel dessein, Kilpont, à cause de son nom et de ses relations de parenté, eût sans doute été le dernier que Stewart eût choisi pour son confident et son complice. D’un autre côté, le récit précédent, quoique jamais, j’en suis persuadé, on n’y ait fait jusqu’ici allusion, a été une constante tradition de famille ; et d’après la date récente de l’événement et les sources de la tradition qui l’a fait parvenir jusqu’à nous, je n’ai aucune raison pour révoquer en doute sa parfaite authenticité. Ce récit fut rapporté, dans tous ses détails les plus circonstanciés, à mon père, il y a bien des années, par un homme allié à la famille et qui vécut jusqu’à l’âge de cent ans. Cet homme était un arrière-petit-fils de James Stewart, par John, son fils naturel, dont les histoires de ce pays ont souvent fait mention sous le nom de John Dhu-Mhor. Ce John était alors avec son père ; et fut sans contredit témoin de l’affaire ; il vécut long-temps encore après la révolution, et c’est de lui que tenait l’information ci-dessus, l’homme qui l’avait communiquée à mon père.

« J’ai bien des pardons à vous demander pour avoir si longtemps abusé de votre patience ; mais j’éprouvais le désir bien naturel de rectifier ce que je regardais comme une imputation sans fondement contre la mémoire d’un de mes ancêtres, avant qu’elle pût obtenir par vous l’autorité de l’histoire. Je ne prétends point nier que mon aïeul n’ait eu des passions vives, comme le prouvent beaucoup de faits dont la tradition s’est conservée : mais sa conduite et ses principes ne permettent pas de concevoir l’idée qu’il ait pu former le projet d’assassiner Montrose. Sa fuite dans le parti opposé n’eut lieu que pour se soustraire aux coups des amis de Kilpont alors très-nombreux, et qui n’eussent pas manqué de venger sa mort.

« Vous pouvez faire de cette déclaration l’usage qu’il vous plaira, et je suis prêt à vous fournir de plus amples détails, si vous le désirez, pour confirmer ceux que je viens de vous présenter. »

« Ardvoirlich, 16 janvier 1850. »

La publication de ce document, qui me semble réunir tous les caractères de la vérité, est une dette que je paie à la mémoire de James Stewart, qui fut victime, à ce qu’il paraît, de sa propre violence, mais qui, peut-être, fut incapable d’un acte prémédité de trahison.

Abbotsford, 1er août 1830.






INTRODUCTION


à la première édition anglaise.




Le sergent More Mac Alpin, pendant son séjour parmi nous, fut un des habitants les plus respectés de Ganderscleugh. Personne ne pensait à lui disputer le samedi soir ses titres au grand fauteuil de cuir placé au coin le plus chaud de la cheminée de la salle commune des Armes de Wallace[3] ; et notre sacristain John Duirward n’aurait pas regardé comme une usurpation des moins répréhensibles que quelqu’un se plaçât dans le banc à gauche de la chaire, que le sergent occupait régulièrement tous les dimanches. C’était là qu’il s’asseyait vêtu de son uniforme bleu des invalides, brossé avec la propreté la plus scrupuleuse. Deux médailles de mérite qui brillaient à sa boutonnière, aussi bien que la manche vide qu’aurait dû remplir son bras droit, étaient des marques éclatantes de ses services pénibles et honorables. Ses traits vieillis par le temps, ses cheveux gris qui se terminaient en une queue mince, selon la mode militaire de l’ancien temps, et sa tête un peu tournée en l’air et de côté pour mieux entendre la voix du ministre, attestaient sa profession et ses infirmités. À ses côtés était assise sa sœur Jeannette, petite vieille toute proprette, avec une coiffe des Highlands et un plaid de tartan ; les yeux toujours fixés sur son frère, qui était pour elle le plus grand homme de la terre, et cherchant avec soin pour lui dans sa bible à fermoirs d’argent, les textes que le ministre citait ou expliquait.

Je pense que ce fut le respect témoigné généralement au digne vétéran par tous les habitants de Ganderscleugh indistinctement qui l’avait engagé à choisir notre village pour sa résidence ; car telle n’avait pas été sa première intention.

Il était parvenu au grade de sergent-major d’artillerie, après avoir fait plusieurs campagnes pénibles dans diverses parties du monde, et il était reconnu pour un des plus braves et des plus expérimentés soldats de l’artillerie écossaise. Une balle qui lui traversa le bras dans la guerre de la Péninsule[4], lui procura à la fois une honorable retraite avec une pension de Chelsea, et une bonne gratification sur les fonds patriotiques. De plus, le sergent More Mac Alpin avait été aussi prudent que brave ; et avec l’argent des prises et de ses épargnes, il se trouva possesseur d’une petite somme dans les trois pour cent consolidés.

Il se retira du service, avec l’intention de jouir de son revenu dans le vallon sauvage des Highlands, où, durant son enfance, il avait gardé le noir[5] bétail à cornes et les chèvres, avant que le son du tambour lui eût fait relever son chapeau d’un air martial, et suivre ses roulements près de quarante ans. Dans son souvenir, ce lieu, quoique retiré, ne pouvait être comparé en beauté aux sites magnifiques qu’il avait vus dans ses excursions. La vallée heureuse de Rasselas[6] même n’aurait pu soutenir la comparaison. Rentré dans le vallon natal, il revit ce site enchanteur : ce n’était qu’une vallée stérile, entourée de montagnes escarpées et traversée par un torrent venant du nord ; mais ce qui était le pis, trente foyers avaient cessé de fumer. Il put à peine distinguer quelques pierres brutes de la cabane de ses pères. Le langage était presque entièrement changé : l’ancienne race dont il se vantait de descendre avait cherché un refuge au-delà de l’Atlantique. Un fermier du sud, trois bergers aux plaids gris et six chiens, étaient alors en possession de toute la vallée, qui, pendant l’enfance du sergent, avait fait vivre dans le contentement, sinon dans l’abondance, plus de cent habitants.

Dans la maison du nouveau tenancier, le sergent Mac Alpin trouva cependant une source inattendue de plaisir, et l’occasion de déployer ses affections sociales. Sa sœur Jeannette heureusement avait toujours eu un si fort pressentiment que son frère reviendrait un jour, qu’elle avait refusé d’accompagner ses parents dans leur émigration. Et elle avait consenti, mais non pas sans se sentir humiliée, à prendre du service chez le propriétaire lowlander, qui, quoique Saxon, disait-elle, s’était montré un homme humain à son égard. Cette rencontre inespérée avec sa sœur sembla être un remède à tous les désappointements que le sort avait fait subir au sergent More ; et cependant ce ne fut pas sans laisser échapper une larme involontaire qu’il entendit raconter par la seule femme qui restât de sa tribu, l’histoire de l’expatriation de sa famille.

Elle lui raconta les inutiles offres qu’ils avaient faites d’augmenter leur fermage, ce qui les aurait réduits à une extrême pauvreté, qu’ils auraient pourtant supportée avec joie, puisqu’il leur aurait été permis de vivre et de mourir sur leur sol natal. Elle n’oublia pas non plus de raconter à son frère les prodiges qui avaient annoncé le départ de la race celtique et l’arrivée des étrangers : car deux années avant l’émigration, lorsque le vent soufflait pendant la nuit dans le défilé de Ballachra, on entendit distinctement ces mots, Ha til mi tulidh[7], paroles que les émigrants employaient ordinairement pour faire leurs adieux à la terre natale. Les cris sauvages des bergers étrangers et les hurlements de leurs chiens s’étaient fait souvent entendre au milieu des brouillards, long-temps avant leur arrivée dans le pays. Un barde, le dernier de sa race, avait célébré l’expulsion des naturels de la vallée dans un chant qui fit pleurer le vétéran, et dont la première stance peut être ainsi rendue :


« Malheur, malheur à toi, fils des vertes campagnes !
Pourquoi quitter les champs à peine reverdis ?
Pourquoi venir troubler les enfants des montagnes,
Et dévaster le val si fortuné jadis ? »


Ce qui ajouta au chagrin du sergent More Mac Alpin dans cette occasion, fut que le chef par lequel ce changement avait été opéré était regardé par la tradition et l’opinion générale comme représentant les anciens chieftains, ou chefs, aïeux des fugitifs ; et jusqu’ici un des principaux objets de l’orgueil du sergent More avait été de prouver par un arbre généalogique à quel degré de parenté il appartenait à ce personnage. Il s’opéra alors une étrange modification dans ses sentiments à son égard.

« Je ne puis le maudire, » dit-il en se levant et en parcourant la chambre à grand pas, lorsque Jeannette eut achevé son histoire, « Je ne le maudirai pas ; il est le descendant et le représentant de mes ancêtres. Mais jamais homme ne m’entendra à l’avenir prononcer son nom. Et il tint parole ; car, jusqu’au jour de sa mort, personne ne l’entendit nommer ce chieftain égoïste et au cœur dur.

Après avoir consacré un jour à ses tristes réflexions, l’esprit entreprenant qui l’avait guidé à travers tant de dangers fortifia son cœur contre ce cruel désappointement. « J’irai, disait-il, rejoindre mes parents au Canada, où ils ont donné à un vallon transatlantique le nom de celui de leurs pères. Jeannette fera son paquet comme la femme d’un soldat. Au diable la distance ! C’est le saut d’une puce, en comparaison des voyages et des marches que j’ai faits pour de plus légères causes. »

Dans cette intention, il quitta les Highlands ; et il passa à Ganderscleugh avec sa sœur, en se rendant à Glasgow, dans l’intention de s’embarquer pour le Canada. Mais à cette époque l’hiver commençait, et il pensa qu’il serait prudent d’attendre le printemps pour s’embarquer, car alors le Saint-Laurent serait ouvert, et il se fixa parmi nous pour le peu de mois qu’il devait rester dans la Grande-Bretagne. Comme nous l’avons dit plus haut, ce respectable vieillard trouva une grande déférence et de grandes attentions pour lui dans tous les rangs de la société. Aussi lorsque le printemps fut de retour, il se trouva si satisfait de ses quartiers d’hiver, qu’il ne fut plus question de ses projets de voyage. Jeannette craignait la mer, et lui-même ressentait les infirmités de l’âge et du service, plus qu’il ne l’avait d’abord pensé. Il en parla au ministre, et mon digne patron M. Cleisbotham lui répondit qu’il valait mieux rester avec des amis éprouvés, que d’aller au loin, pour rencontrer pis. Il s’établit donc tout-à-fait à Ganderscleugh, à la grande satisfaction, comme nous l’avons déjà dit, de tous ses habitants, pour lesquels son intelligence militaire, et ses savants commentaires sur les journaux, les gazettes et les bulletins, en firent un véritable oracle et l’interprète de tous les événements des guerres passées, présentes ou futures.

Il est vrai que le sergent n’était pas conséquent avec lui-même. Il était zélé jacobite ; son père et ses quatre oncles avaient été dehors en 1745[8]. Mais il n’en était pas moins un zélé sujet du roi George, au service duquel il avait gagné sa petite fortune et perdu trois frères ; aussi vous pouviez également lui déplaire en appelant le prince Charles le Prétendant, ou en disant quelque chose d’attentatoire à la dignité du roi George. De plus, on ne peut pas nier que, lorsque le jour de recevoir ses dividendes était arrivé, le sergent avait l’habitude de rester le soir à l’auberge des Armes de Wallace plus long-temps qu’il ne convenait à la stricte tempérance, ou même à ses intérêts particuliers. Car dans ces occasions ses camarades de bouteilles savaient flatter ses opinions en chantant des refrains jacobites, en buvant à la confusion de Bonaparte et à la santé du duc de Wellington, en sorte que le sergent se trouvait à la fin non-seulement flatté de payer tous les écots, mais conduit quelquefois à prêter de petites sommes à ses amis intéressés. Après de telles frasques, comme il les appelait lui-même, il manquait rarement de remercier Dieu et le duc d’Yorck qui avaient rendu plus difficile à un vieux soldat de se ruiner par ses folies qu’il ne l’aurait pu dans un âge moins avancé.

Ce n était pas en de telles occasions que je faisais partie de la société du sergent More Mac Alpin. Mais souvent, lorsque j’en avais le loisir, j’allais le chercher à ce qu’il appelait sa parade du soir et du matin, et à laquelle, lorsque le temps était beau, il paraissait aussi régulièrement que s’il y eût été appelé par le roulement du tambour. Sa promenade du matin était sous les ormes, dans le cimetière ; car la mort, disait-il, avait été si long-temps sa voisine qu’il ne pourrait se pardonner de rompre avec une vieille connaissance. Sa promenade du soir était sur le gazon où on faisait blanchir la toile, au bord de la rivière : là on le voyait quelquefois assis sur un banc sans dossier, ses lunettes sur le nez, lisant le journal aux politiques du village qui faisaient cercle autour de lui, leur expliquant les termes militaires, et aidant l’intelligence de ses auditeurs en traçant des figures sur la terre avec le bout de sa canne. D’autres fois, il était entouré d’une troupe d’enfants de l’école, que tantôt il formait à la manœuvre, et que tantôt aussi, ce qui avait moins l’approbation des parents, il initiait à l’art mystérieux de faire des feux d’artifice ; car, dans les réjouissances publiques, le sergent était le pyrotechniste, suivant le terme de l’encyclopédie, du village de Ganderscleugh.

C’était dans ses promenades du matin que je rencontrais le plus fréquemment le vétéran. Et je puis encore à peine regarder le chemin du village, ombragé par une rangée d’ormes élevés, sans me figurer que je le vois, avec sa taille droite, s’avancer vers moi d’un pas mesuré, sa canne portée en avant, prêt à me faire le salut militaire. — Mais il est mort ! et il repose avec sa fidèle Jeannette, sous le troisième arbre, en les comptant à partir de la barrière[9] qui est au côté occidental du cimetière.

Les charmes que je trouvais dans la conversation du sergent Mac Alpin ne venaient pas seulement du récit de ses propres aventures, et il n’en avait pas manqué dans le cours d’une vie errante, mais de ses souvenirs de traditions des Highlands, que, dans sa jeunesse, il avait entendu raconter à ses parents, et à son âge il aurait regardé comme une espèce d’hérésie de révoquer en doute leur authenticité. Bon nombre de ces traditions avaient rapport aux guerres de Montrose, dans lesquelles quelques-uns des ancêtres du sergent avaient, à ce qu’il semble, joué un rôle distingué. Quoique ces discordes civiles eussent fait le plus grand honneur aux Highlanders, puisque ce fut vraiment la première occasion où ils se montrèrent supérieurs[10] ou du moins égaux, dans les rencontres militaires, à leurs voisins les Lowlanders, il était arrivé qu’elles étaient moins célébrées parmi eux qu’on n’aurait pu s’y attendre d’après le nombre des traditions qu’ils avaient conservées sur des sujets moins intéressants. C’était donc avec un grand plaisir que j’obtenais de mon ami le vétéran quelques particularités curieuses sur ces temps de désordre. Elles se ressentaient de la rudesse et de l’amour du merveilleux qui caractérisaient l’époque et le narrateur ; mais je ne ferai nullement un reproche au lecteur de les recevoir avec défaveur, pourvu qu’il soit assez bon pour ajouter foi d’une manière implicite aux événements naturels de l’histoire, qui, non moins que toutes celles que j’ai déjà eu l’honneur de soumettre à son examen, repose sur un fond véritable.


UNE LÉGENDE
DE MONTROSE.



CHAPITRE PREMIER.

ÉTAT DE L’ÉCOSSE ET DE L’ANGLETERRE.


Gens que l’on voit fonder leur foi sur le texte saint de la pique et du fusil, décider toutes les controverses par une artillerie infaillible, et prouver que leur doctrine est orthodoxe par des coups et des blessures apostoliques.
Butler. Hudibras.


C’est pendant la période de cette grande et sanglante guerre civile qui agita la Grande-Bretagne vers le seizième siècle, que commence notre histoire. L’Écosse était jusqu’alors restée à l’abri des ravages d’une guerre intestine, quoique ses habitants fussent très-divisés dans leurs opinions politiques, et que beaucoup d’entre eux, fatigués du contrôle des états du parlement, et désapprouvant la mesure hardie qu’ils avaient prise d’envoyer en Angleterre une nombreuse armée au secours du parlement révolté, fussent déterminés pour leur part à embrasser la première occasion de se déclarer pour le roi, et de faire une diversion telle, qu’elle pût au moins forcer à rappeler l’armée du général Leslie en Écosse, si elle ne remettait pas une grande partie de ce royaume sous l’autorité royale. Ce plan fut surtout adopté par la noblesse du nord de l’Écosse, qui avait résisté avec une grande opiniâtreté à l’adoption de la ligue solennelle et du covenant[11], et par beaucoup de chefs des clans highlanders, qui pensaient que leurs intérêts et leur autorité étaient attachés à la royauté. Ces chefs avaient en outre une aversion décidée pour les formes de la religion presbytérienne, et étaient dans cet état à demi sauvage de la société où la guerre est toujours mieux accueillie que la paix.

D’après ce concours de circonstances, on s’attendait généralement à de grandes commotions ; et cette coutume d’incursion et de pillage, que les Écossais Highlanders ont de tous temps exercée sur les basses terres, commença à prendre une forme avouée, suivie et méthodique, comme faisant partie d’un système général d’opérations militaires.

Ceux qui se trouvaient alors à la tête des affaires n’étaient point aveuglés sur le péril qui les menaçait, et dans leurs inquiétudes ils faisaient des préparatifs pour le combattre et le repousser. Ils considéraient pourtant qu’aucun chef de nom illustre n’avait encore paru pour assembler une armée de royalistes, ou même pour diriger les efforts de ces bandes irrégulières que l’amour du pillage, peut-être autant que les principes politiques, avaient engagées à prendre des mesures hostiles. On espérait généralement qu’en établissant un nombre suffisant de troupes dans les basses terres voisines des Highlands, on tiendrait en respect les chieftains des montagnes, tandis que le pouvoir des différents barons du nord qui avaient embrassé le parti du covenant, tels que le comte Mareschal, les grandes familles de Forbes, de Leslie et d’Irvine, les Grants, et d’autres clans presbytériens, pouvait contrebalancer et harceler non seulement les forces des Ogilvies et des autres cavaliers[12] d’Angus et de Kincardine, mais encore la puissante famille des Gordons, dont le pouvoir étendu n’était égalé que par l’extrême aversion qu’elle avait pour toutes les doctrines presbytériennes.

Dans l’ouest des Highlands, le parti dominant comptait beaucoup d’ennemis ; mais on supposait que le pouvoir de ces clans malintentionnés était sans effet, et l’esprit de leurs chieftains intimidés par l’influence dominante du marquis d’Argyle, dans lequel la convention des états mettait sa confiance avec la plus grande sécurité, et dont la puissance dans les Highlands, déjà immense, s’était beaucoup accrue par les concessions extorquées au roi lors de la dernière pacification. Argyle passait généralement pour un homme redoutable, plus par ses entreprises politiques que par son courage personnel, et plus propre à ménager une intrigue d’état qu’à soumettre les tribus de montagnards en armes ; mais la population de son clan, le courage des gentilshommes qui marchaient sous sa bannière, pouvaient, supposait-on, compenser les qualités qui lui manquaient ; et comme les Campbell avaient déjà fortement humilié plusieurs des tribus voisines, on pensait qu’elles ne voudraient pas de si tôt provoquer de nouveau une querelle avec un corps si puissant.

Ayant ainsi à leur disposition tout l’ouest et le sud de l’Écosse, sans contredit la plus riche portion du royaume, le comté de Fife étant en grande partie pour eux, et possédant de nombreux et de puissants amis, même au nord du Forth et du Tay, les états d’Écosse ne virent pas de danger suffisant pour les déterminer à s’écarter du plan de politique qu’ils avaient adopté, ou pour rappeler d’Angleterre, où elle était allée au secours de leurs frères du parlement britannique, cette armée auxiliaire de vingt mille hommes, qui, par sa jonction aux troupes parlementaires, avait réduit le parti du roi à la défensive, au moment où il entrait dans la carrière des succès et des triomphes.

Les causes qui portèrent la convention des états, à cette époque, à prendre une part si immédiate et si active à la guerre civile d’Angleterre, sont détaillées dans nos historiens, mais il est bon de les rappeler ici sommairement. Les états n’avaient à se plaindre d’aucune nouvelle injure ou insulte faite par le parti du roi, et la paix qui avait été jurée entre Charles et ses sujets d’Écosse avait été religieusement observée. Mais les chefs du parti dominant en Écosse n’ignoraient pas que cette paix avait été arrachée au roi, aussi bien par l’influence du parti parlementaire en Angleterre que par la crainte de leurs propres armes. Il est vrai que le roi Charles, ayant depuis visité la capitale de son ancien royaume, avait consenti à la nouvelle organisation de l’Église, et décerné des honneurs et des récompenses aux chefs du parti qui s’étaient montrés le plus contraires à ses intérêts ; mais on pouvait craindre que des distinctions accordées si à contre-cœur ne fussent révoquées à la première occasion. L’affaiblissement du parlement anglais était vu avec crainte, et l’on en concluait que si Charles triomphait par la force des armes de ses sujets rebelles d’Angleterre, il ne serait pas long à tirer de ceux d’Écosse la vengeance qu’il croyait juste envers ceux qui avaient donné l’exemple de l’insurrection.

Telles étaient les mesures politiques qui avaient fait envoyer une armée auxiliaire en Angleterre ; les états les avouèrent dans un manifeste où ils expliquaient les raisons qui les engageaient à donner un secours si opportun et si important au parlement anglais. Le parlement anglais, y disaient-ils, s’était déjà montré l’ami de l’Écosse, et pouvait l’être encore, tandis que le roi, quoiqu’il eût dernièrement établi la religion parmi eux suivant leurs désirs, ne leur avait pas donné de motifs suffisants de se confier en sa parole royale, attendu que ses actions ne répondaient pas à ses promesses. « Notre conscience, finissaient-ils par dire, et l’Être Suprême, qui est plus grand que notre conscience, nous portent à nous rappeler que nous tendons à la gloire de Dieu, à la paix des nations et à l’honneur du roi, en renversant et punissant d’une manière légale ceux qui ont porté le trouble dans Israël, les tisons de l’enfer, les Corés, les Balaams, les Doëgs, les Rabzacès, les Amans, les Tubies, les Sanballahs de notre temps, et cela terminé nous serons satisfaits. Nous n’avons envoyé une armée en Angleterre que comme un moyen d’accomplir nos pieuses intentions. Tous les autres sur lesquels nous comptions ayant été inutiles, et cette voie seule nous restant, c’était ultimum et unicum remedium, le seul et unique remède.

Laissant aux casuistes à déterminer si un parti qui à juré une trêve solennelle peut être justifié de la rompre, sur le soupçon que, dans une occasion future, elle sera enfreinte par l’autre parti, nous continuerons à mentionner deux autres circonstances qui avaient sur la nation écossaise et sur ceux qui la gouvernaient une influence non moins grande que tous leurs doutes sur la bonne foi du monarque.

La première était la nature et l’état de leur armée ; elle avait à sa tête une noblesse pauvre et mécontente, sous laquelle commandaient principalement, comme officiers, des soldats de fortune écossais qui avaient servi dans les guerres d’Allemagne, et qui avaient fini par y perdre toute distinction de principe politique et même national, pour adopter cette foi mercenaire, que le premier devoir d’un soldat est la fidélité à l’état ou au souverain dont il reçoit la paie, sans avoir égard à la justice de la cause ou aux liaisons qu’il pouvait avoir avec le parti opposé. C’est des hommes de cette trempe que Grotius a fait ce portrait sévère : Nullum vitæ genus est improbius, quam eorum, qui sine causæ respectu, mercede conducti militant[13]. Pour ces soldats mercenaires, aussi bien que pour la pauvre noblesse qui les commandait, et qui se pénétrait facilement des mêmes opinions, les succès de la courte et dernière invasion en Angleterre durant l’année 1641 étaient un suffisant motif pour renouveler une entreprise aussi profitable. La bonne paie et les excellents quartiers de l’Angleterre avaient fait une forte impression sur le souvenir de ces aventuriers militaires, et la perspective de lever huit cent cinquante livres par jour faisait place à tous les arguments, soit politiques, soit moraux. Une autre cause enflammait en grande partie les esprits de la nation, non moins que la perspective attrayante des richesses de l’Angleterre animait les soldats. On avait tant écrit et tant parlé des deux côtés sur la forme du gouvernement de l’Église, que ce sujet était devenu aux yeux du peuple d’une plus grande importance que les doctrines religieuses que les deux églises avaient embrassées. Les prélatistes et les presbytériens[14] les plus fanatiques devinrent aussi intolérants que les papistes ; ils accordaient à peine la possibilité du salut hors la communication de leurs églises respectives. On faisait en vain remarquer à ces fanatiques que si le fondateur de notre sainte religion eût considéré une forme particulière d’Église comme nécessaire au salut, elle aurait été révélée avec la même précision que l’ancienne loi l’avait été dans le vieux Testament. Les deux partis continuèrent néanmoins à être aussi acharnés que s’ils avaient reçu du ciel des préceptes capables de justifier leur intolérance. Laud, dans les jours de sa domination, avait mis le feu aux poudres[15], en s’efforçant d’imposer au peuple écossais des cérémonies religieuses étrangères à ses habitudes et à ses opinions. Le succès avec lequel on l’avait combattu, les formes presbytériennes qui les avaient remplacées, les avaient rendues chères à la nation comme la cause dans laquelle elle avait triomphé. La ligue solennelle et le covenant adopté avec tant de zèle par la plus grande partie du royaume, et imposé à la pointe de l’épée à l’autre partie, avaient principalement pour but d’établir la doctrine et la discipline de l’Église presbytérienne, et de détruire l’erreur et l’hérésie. Étant parvenus à établir dans leur pays ce candélabre d’or[16], les Écossais, dans leur libéralité fraternelle, voulurent en faire de même en Angleterre. Ils pensèrent qu’ils y parviendraient facilement en prêtant au parlement anglais le secours efficace de leurs troupes. Les presbytériens, qui formaient dans le parlement anglais un parti nombreux et redoutable, s’étaient mis à la tête de l’opposition élevée contre le roi, tandis que les indépendants et d’autres sectaires qui, dans la suite, sous Cronnvell, prirent le pouvoir par l’épée et renversèrent les formes presbytériennes en Angleterre et en Écosse, se contentaient encore de se cacher sous la protection d’un parti plus riche et plus puissant. La perspective de soumettre les royaumes d’Angleterre et d’Écosse à une discipline et à un culte uniformes semblait donc aussi favorable qu’ils le désiraient.

Le célèbre Henri Vane, un des commissaires qui négocièrent l’alliance entre l’Angleterre et l’Écosse, vit la puissance de ce charme sur les esprits de ceux avec lesquels il traitait ; et quoiqu’il fût un indépendant fanatique, il trouva moyen de satisfaire et d’éluder tout ensemble les désirs les plus empressés des presbytériens en qualifiant l’obligation de réformer l’Église d’Angleterre, de « changement qui devait être exécuté suivant la parole de Dieu et la pratique des églises réformées. » Trompés par leur empressement, ne concevant eux-mêmes aucun doute sur le jus divinum[17] de leurs établissements ecclésiastiques, et ne pensant pas qu’il fût possible à d’autres d’en avoir, les états et l’Église d’Écosse pensèrent que de telles expressions avaient nécessairement rapport à l’établissement du presbytérianisme. Ils ne furent détrompés que quand leurs secours étant devenus inutiles, les autres sectaires leur donnèrent à entendre que cette phrase pouvait aussi bien être appliquée à l’indépendance ou à toute autre forme de culte que ceux qui étaient à la tête des affaires à cette époque pouvaient considérer comme agréable « à la parole de Dieu et à la pratique des Églises réformées. » Ils ne furent pas moins étonnés de trouver que les desseins des sectaires anglais étaient de détruire la constitution monarchique de la Grande-Bretagne, eux qui n’avaient eu que l’intention de réduire le pouvoir du roi, mais nullement de renverser la royauté. Ils agissaient en cette circonstance comme des médecins imprudents qui commencent, en traitant un malade, par le réduire à un tel état de faiblesse que les fortifiants ne peuvent ensuite le rendre à la santé. Mais ces événements étaient encore enveloppés dans le sein de l’avenir. Alors le parlement écossais croyait que son alliance avec l’Angleterre reposait sur la justice, la prudence et la piété ; et son entreprise militaire semblait remplir ses désirs. La jonction de l’armée écossaise avec celles de Fairfax et de Manchester mit le parti du parlement en état d’assiéger York et de livrer la bataille décisive de Long-Marston-Moor, où le prince Rupert et le marquis de Newcastle furent battus. Les auxiliaires écossais, il est vrai, eurent dans cette action moins de gloire que leurs compatriotes auraient pu le désirer. David Leslie, à la tête de leur cavalerie, combattit bravement, et remporta avec la brigade des indépendants de Cromwell l’honneur de la journée. Mais le vieux comte de Leven, général du covenant, fut repoussé du champ de bataille par la charge impétueuse du prince Rupert, et il en était déjà à trente milles et en pleine fuite vers l’Écosse, lorsqu’il fut arrêté par la nouvelle que son parti avait remporté une victoire complète.

L’absence de ces troupes dans cette croisade pour l’établissement du presbytérianisme en Angleterre, avait considérablement diminué le pouvoir de la convention des états d’Écosse, et avait donné naissance, parmi les anti-cuvenantaires, à ces mouvements dont nous avons parlé au commencement de ce chapitre.






CHAPITRE II.

le cavalier de fortune.


Sa mère put lui donner pour berceau la cuirasse de fer rouillée de son époux ; son bruit retentissant fit taire le marmot, qui ne se plaignit jamais de sa rude couche. Alors il rêva aux fatigues des guerres prochaines, s’éveilla, combattit, et remporta des victoires, même avant de pouvoir se tenir debout.
Hall. Satires


C’était vers la fin d’une soirée d’été, à l’époque désastreuse dont nous venons de parler, qu’un jeune homme de qualité, bien monté et bien armé, suivi de deux domestiques, dont l’un conduisait un cheval de bat, gravissait lentement un de ces passages escarpés par lesquels les Highlands sont accessibles du côté des Lowlands du Perthshire[18]. Ils avaient, pendant quelque temps, dirigé leur route le long des rivages d’un lac dont les eaux profondes réfléchissaient les rayons rougeâtres du soleil couchant. Le chemin boisé qu’ils suivaient non sans quelque difficulté, était en plusieurs endroits ombragé par d’anciens bouleaux et de vieux chênes, et dans d’autres dominé par les saillies d’un énorme rocher. Ailleurs, la colline qui formait le côté septentrional de cette belle nappe d’eau s’élevait d’une pente rapide, mais moins escarpée, et était couverte de bruyères d’un pourpre foncé. Aujourd’hui un site si romantique serait regardé par un voyageur comme possédant les plus grands charmes ; mais ceux qui voyageaient dans ces jours de trouble et de terreur faisaient peu d’attention aux scènes pittoresques.

Le maître, aussi souvent que les arbres le permettaient, marchait de front avec l’un de ses domestiques ou tous les deux, à la fois, et semblait causer attentivement avec eux, probablement parce que les distinctions de rang sont facilement mises de côté parmi ceux qui courent les mêmes dangers. Le caractère des chefs qui habitaient cette contrée sauvage, et la probabilité qu’ils prendraient part aux convulsions politiques dont on était menacé, étaient le sujet de leur conversation.

Ils n’avaient pas encore parcouru plus de la moitié du chemin le long du lac, et le jeune gentilhomme montrait du doigt à ses domestiques le lieu où la route qu’il se proposait de suivre tournait vers le nord, lorsque, quittant les bords du Loch[19], et gravissant un ravin à droite, ils aperçurent un homme à cheval. Il était seul, et suivait le rivage, comme s’il fût venu à leur rencontre. Le reflet des rayons du soleil sur son casque et sa cuirasse montrait qu’il était couvert d’une armure, et le projet des autres voyageurs était qu’il ne passât pas sans être questionné. « Il faut que nous sachions qui il est, dit le jeune gentilhomme, et où il va. » Et donnant de l’éperon à son cheval, il courut à sa rencontre avec ses deux domestiques aussi vite que le mauvais état du chemin le permettait, jusqu’à ce qu’il eût atteint le point où la route qui longeait les bords du lac était coupée par celle qui descendait du ravin, s’assurant ainsi que l’étranger ne pourrait les éviter en prenant la dernière direction avant qu’ils pussent le joindre.

L’étranger d’abord avait fait doubler le pas à son cheval, lorsqu’il aperçut les trois cavaliers s’avancer rapidement vers lui ; mais, lorsqu’il les vit faire halte et former un front en occupant entièrement le chemin, il retint son cheval et avança avec une grande précaution ; ainsi chaque parti eut le temps de faire une pleine reconnaissance de l’autre. L’étranger montait un bon cheval, propre au service militaire et au poids énorme qu’il avait à supporter ; son cavalier occupait sa demi-pique ou selle militaire, d’un air qui montrait qu’il en avait une grande habitude. Il avait un casque brillant et poli, avec un panache de plumes, et portait une cuirasse dont le devant était assez épais pour résister à une balle de mousquet, tandis que le derrière était d’un métal plus léger. Il avait ses armes défensives par-dessus une jaquette de buffle, avec des gantelets ou gants de mailles, dont les manchettes montaient jusqu’au coude, et qui, comme le reste de son armure, étaient d’un acier brillant. Sur le devant de sa selle étaient des fontes qui contenaient des pistolets bien supérieurs au calibre ordinaire, ayant près de deux pieds de long, et portant des balles de vingt à la livre. Un ceinturon de buffle avec une large boucle d’argent soutenait d’un côté une épée longue, large et droite, à deux tranchants, ayant une forte garde et une lame propre à tailler et à percer. Du côté droit pendait une dague d’environ dix-huit pouces de longueur. Un baudrier soutenait derrière son dos un mousqueton ou une espingole, et il était croisé par une bandoulière où était attachée une giberne contenant ses munitions. De minces plaques d’acier, appelées cuissards, venaient joindre le haut de ses grosses bottes fortes, et complétaient l’équipement d’un cavalier bien armé de cette époque.

L’extérieur du cavalier lui-même répondait bien à son attirail militaire, auquel il semblait accoutumé depuis long-temps. Il était au-dessus de la taille moyenne, et d’une force suffisante pour soutenir le poids de ses armes défensives. Il pouvait être âgé d’environ quarante ans, et sa mine était celle d’un vétéran résolu, qui avait supporté les intempéries des saisons, pris part à bien des combats, et qui en avait rapporté pour témoignage plus d’une cicatrice. À soixante pas environ il fit halte, s’arrêta tout court, se leva sur ses étriers, comme pour reconnaître et s’assurer quel était le dessein du parti opposé, plaça son mousqueton sous son bras droit, prêt à s’en servir si l’occasion l’exigeait. Excepté le nombre, il avait l’avantage sur ceux qui semblaient disposés à intercepter son passage.

Le chef de la petite troupe, il est vrai, était bien monté et vêtu d’un justaucorps de buffle richement brodé, petit uniforme militaire de cette époque. Mais ses domestiques avaient seulement des vestes grossières d’un feutre épais, qui auraient à peine résisté au tranchant d’un épée maniée par un homme vigoureux, et aucun d’eux n’avait d’autres armes qu’une épée et des pistolets, sans lesquels les gentilshommes ou leurs domestiques voyageaient rarement.

Lorsqu’ils se furent examinés pendant environ une minute, le jeune gentilhomme fit la question qui était communément dans la bouche de tous les étrangers qui se rencontraient à cette époque : « Pour qui êtes-vous ? — Déclarez-moi d’abord, dit le soldat, pour qui vous êtes. C’est au parti le plus fort à parler le premier. — Nous sommes pour Dieu et le roi Charles ; et maintenant que vous connaissez notre parti, dites-nous quel est le vôtre. — Je suis pour Dieu et mon étendard. — Et quel est cet étendard ? Est-ce celui des Cavaliers ou celui des Têtes-rondes ? celui du roi ou celui du parlement ? — Par ma foi, monsieur, je ne voudrais pas vous répondre par un mensonge ; car c’est une chose qui ne convient pas à un cavalier de fortune et à un soldat. Mais pour le faire avec la véracité convenable, il serait nécessaire que je décidasse moi-même quel parti j’embrasserai parmi ceux qui divisent aujourd’hui le royaume, et c’est un sujet sur lequel mon esprit n’est pas encore précisément déterminé. — J’aurais pensé, répondit le jeune noble, lorsqu’il s’agit de la loyauté et de la religion, qu’un gentilhomme ou un homme d’honneur ne devait pas être long à choisir son parti. — En vérité, monsieur, si vous parlez ainsi pour me blâmer, en attaquant mon honneur ou ma noblesse, je vous les prouverai tout de suite, en soutenant cette querelle moi seul contre vous trois. Mais si ce n’est que par forme de raisonnement logique, comme j’ai étudié dans ma jeunesse au collège Mareschal à Aberdeen, je suis prêt à vous prouver iogicè que ma résolution de différer pour un certain temps d’embrasser un des deux partis, non seulement me convient comme gentilhomme et cavalier d’honneur, mais aussi comme homme de sens et de prudence, qui a appris les belles-lettres dans sa première jeunesse, et qui, depuis, a fait la guerre sous la bannière de l’invincible Gustave, le lion du Nord, et sous beaucoup d’autres héros, tant luthériens et calvinistes que papistes et arméniens. »

Après avoir échangé un ou deux mots avec ses domestiques le jeune gentilhomme répliqua : « Je serais flatté, monsieur, d’avoir un entretien avec vous sur une question si intéressante, et je serais fier de pouvoir vous décider pour la cause que j’ai moi-même embrassée. Je me rends ce soir à la maison d’un ami, à trois milles d’ici ; si vous voulez m’accompagner, vous y trouverez bon logement pour cette nuit, et libre permission de reprendre votre chemin demain matin, si vous pensez ne pas pouvoir vous joindre à nous. — Et de qui recevrai-je parole sur ce point ? demanda le prudent soldat. Un homme doit connaître ses garanties, ou il risque de tomber dans une embuscade. — Je suis le comte de Menteith, répondit le jeune homme, et je pense que vous recevrez mon serment sur l’honneur comme un gage suffisant. — Le comte de Menteith est un digne gentilhomme, et dont la parole ne peut être mise en doute. » En parlant ainsi, il replaça son mousqueton derrière son dos, il fit un salut militaire au jeune comte, et continuant de parler en poussant son cheval pour le joindre : « Et je réponds, dit il, que je serai buen camarado pour Votre Seigneurie, soit en paix, soit en guerre, pendant le temps que nous vivrons ensemble ; ce qui n’est pas non plus à dédaigner dans un temps où, comme on dit, la tête d’un homme est plus en sûreté sous un casque d’acier que dans un palais de marbre. — Je vous assure, dit lord Menteith, qu’à en juger d’après votre apparence, j’apprécie hautement l’avantage de votre escorte ; mais je suppose que nous n’aurons aucune occasion d’exercer votre valeur, car je vous conduis chez un ami où vous trouverez de bons quartiers. — De bons quartiers, milord, sont toujours acceptés, et ils ne sont inférieurs en mérite intrinsèque qu’à une bonne paie ou à un bon butin, pour ne pas parler de l’honneur du cavalier et de l’accomplissement exact des devoirs du service. Et véritablement, milord, votre offre n’est pas la moins bienvenue, car je ne savais pas précisément où moi et mon pauvre compagnon, » frappant le cou de son cheval, « nous aurions trouvé un logement pour cette nuit. — M’est-il permis de vous demander maintenant à qui j’ai la bonne fortune de servir de quartier-maître ? — Certainement, milord. Mon nom est Dalgetty, Dugald Dalgetty, le ritt-master Dugald Dalgetty de Drumthwacket, prêt à vous servir et à exécuter vos honorables commandements. C’est un nom que vous pouvez avoir vu dans le Gallo-belge, la Gazette suédoise, ou, si vous lisez l’allemand, dans le Mercure volant de Leipsick[20]. Mon père ayant, par sa conduite prodigue, réduit à rien un beau patrimoine, je n’eus pas de meilleur expédient, lorsque j’eus atteint mes dix-huit ans, que de porter les connaissances que j’avais acquises au collège Mareschal d’Aberdeen, mon sang noble et mon titre de Drumthwacket, avec deux bras vigoureux et deux bonnes jambes, dans les guerres d’Allemagne, pour y faire mon chemin comme cavalier de fortune. Milord, mes jambes et mes bras me servirent plus que ma noblesse et ma science, et je me trouvai traînant une pique comme simple gentilhomme, sous le vieux sir Ludovic Leslie, où j’appris si bien les règles du service, que je ne les oublierai de long-temps. Milord, on me fit monter la garde pendant huit heures, depuis midi jusqu’à huit heures du soir, au palais, revêtu de ma cuirasse, de mon casque et de mes brassards, armé jusqu’aux dents, par un froid piquant et lorsque la glace était aussi dure que la pierre ; et tout cela, pour être resté un instant à parler à mon hôtesse, lorsque j’aurais dû me rendre à l’appel. — Et sans doute, monsieur, répliqua lord Menteith, vous avez eu des moments aussi chauds que cette faction dont vous parlez était froide ? — Sûrement, milord : il ne me sied pas de le dire, mais celui qui a vu les plaines de Leipsick et de Lutzen peut dire qu’il a vu des batailles rangées ; et un homme qui a assisté à l’attaque de Francfort, de Spanheim, de Nuremberg et autres places, peut parler avec connaissance de cause d’assauts, de sièges, de prises et de redditions de villes. — Mais votre mérite, monsieur, et votre expérience, durent sans doute vous élever en grade ? — Cela vient lentement, milord, aussi lentement que le jour du jugement dernier ; mais comme mes compatriotes écossais, les pères de la guerre, et les chefs de ces valeureux régiments écossais qui étaient la teneur de l’Allemagne, tombaient en grand nombre, soit par les maladies, soit par l’épée, nous, leurs enfants, nous recueillîmes leur héritage. Milord, je fus six ans premier cadet de la compagnie et trois ans speisade, regardant comme indigne de ma naissance de porter une hallebarde. C’est pourquoi je fus enfin promu au grade de fahndragger comme disent les Allemands, ce qui signifie porte-drapeau, dans le régiment des chevaux noirs de la garde du roi ; ensuite je m’élevai aux grades de lieutenant, et de ritt-master, sous cet invincible monarque, le boulevard de la foi protestante, le lion du Nord, la terreur de l’Autriche, Gustave-le-Victorieux. — Si je vous comprends bien, capitaine…, car je pense que ce titre correspond à votre titre exotique de ritt-master. — C’est précisément le même grade ; ritt-master signifie littéralement chef de file. — Je vous ferai observer, continua lord Menteith, que si je vous entends bien, vous avez quitté le service de ce grand prince… — Après sa mort, milord, lorsque je fus dégagé de tous les liens qui m’attachaient à son service. Il y avait dans ce service, milord, des choses qui répugnaient à un cavalier d’honneur, et principalement la paie, qui n’était pas des meilleures, seulement soixante dollars par mois pour un ritt-master, et encore l’invincible Gustave ne payait jamais plus d’un tiers de cette somme ; et ce tiers nous était distribué chaque mois par forme de prêt, quoique, à bien considérer, ce fût véritablement un emprunt que ce grand monarque faisait à ses soldats, des deux tiers additionnels qui leur étaient justement dus. Et j’ai vu des régiments entiers de la Hollande et du Holstein se révolter sur le champ de bataille comme de vils mercenaires, en criant gelt ! gelt ! Par ces mots ils demandaient leur paie, au lieu d’en venir aux mains comme nos bonnes lames écossaises, qui ont toujours dédaigné, milord, de préférer à l’honneur un vil gain. — Mais ces arriérés n’étaient-ils pas payés au soldat à des époques fixes ? — Milord, je jure sur ma conscience qu’à aucune époque et par aucun moyen possible on ne pouvait recouvrer seulement un creutzer. Et moi-même, je ne me vis jamais possesseur de vingt dollars, à moi appartenant, tout le temps que je servis sous l’invincible Gustave, à moins que ce ne fût par la chance d’un assaut ou d’une victoire, ou par une imposition sur une ville ou sur un bourg ; et c’est alors qu’un cavalier de fortune, qui connaît les usages de la guerre, manque rarement de faire quelques petits profits. — Je commence à m’étonner beaucoup plus, monsieur, que vous ayez continué si longtemps à servir la Suède, que de ce que vous vous soyez décidé à la quitter. — Je n’aurais jamais quitté son service, répondit le ritt-master ; car ce grand roi, notre chef, notre général, le lion du Nord, le boulevard de la foi protestante, avait une manière de gagner les batailles, de prendre les villes ; de soumettre les pays et de lever des contributions, qui donnait à son service un charme irrésistible pour les cavaliers bien élevés qui suivent la carrière des armes. Tel que vous me voyez ici, milord, j’ai commandé tout l’évêché de Dunklespiel, sur le Bas-Rhin, occupant le palais du Palatin, buvant ses vins fins avec mes camarades, ordonnant des contributions, des réquisitions, des impositions, et n’oubliant pas de lécher mes doigts après les avoir trempés dans la sauce, comme doit le faire tout bon cuisinier. Mais toute cette gloire déchut bien vite, lorsque le grand capitaine eut reçu trois balles à la bataille de Lutzen ; c’est pourquoi, trouvant que la fortune avait changé de côté, que les prêts et les emprunts devaient, comme auparavant, se faire sur notre paie, et qu’on n’avait plus ni contributions ni casuel, je rendis ma commission et je pris du service sous Wallenstein, dans le régiment irlandais de Walter Butler. — Et, » dit lord Menteith, que le récit des aventures de ce soldat de fortune paraissait intéresser, « puis-je vous demander comment vous vous trouvâtes de ce changement de service ? — Assez bien, assez bien. Je ne puis pas dire que l’empereur payât beaucoup mieux que le grand Gustave. Pour de bons coups, nous en avions en quantité. J’étais souvent obligé de me cogner la tête contre mes vieilles connaissances les plumes suédoises, et par-là Votre Honneur doit entendre des pieux à double pointe, garnis de fer à chaque extrémité, et plantés devant les régiments de piqueurs, pour empêcher la charge de la cavalerie, lesquelles plumes suédoises, quoique d’une vue agréable, ressemblant à des arbrisseaux ou à de jeunes arbres d’une forêt, tandis que les fortes piques rangées en bataille derrière elles représentaient de grands pins, n’étaient cependant pas aussi douces que de la plume d’oie. Néanmoins, malgré les bons coups et la paie légère, un cavalier de fortune peut faire assez bien ses affaires dans le service impérial ; car ses profils particuliers ne sont pas surveillés de si près qu’en Suède : de sorte que, si un officier fait son devoir sur le champ de bataille, ni Wallenstein, ni Pappenheim, ni le vieux Tilly avant eux, n’écoutent les plaintes que les paysans ou les bourgeois portent contre le commandant ou le soldat par lesquels ils se sont trouvés un peu rançonnés. Ainsi un cavalier expérimenté, sachant comment il faut s’y prendre, comme dit notre proverbe écossais, pour lier la tête de la truie à la queue du marcassin, peut prélever sur le pays la paie qu’il ne saurait obtenir de l’empereur.

— Et on en use largement, sans doute, et en soignant bien ses intérêts ? — Certainement, milord » répondit Dalgetty avec le plus grand sang-froid. « Car il serait doublement honteux pour un soldat de rang, de voir citer son nom pour de minces délits.

— Et, je vous prie, monsieur, continua lord Meinteith, qui vous a fait quitter un service si lucratif ? — Le voici, milord : le major de notre régiment était un cavalier irlandais nommé O’Quilligan, et j’avais eu le soir précédent quelques mots avec lui sur la valeur et la prééminence de nos nations respectives ; il lui plut, le lendemain, de me donner des ordres avec la pointe de sa canne en l’air, comme s’il m’eût menacé, au lieu de la baisser et de l’incliner à terre, comme c’est la coutume d’un officier courtois commandant son égal en rang, quoique inférieur peut-être, en grade militaire : nous nous battîmes en duel pour cette querelle, monsieur ; et comme, dans les perquisitions qui suivirent, il plut à Walter Butler, notre oberst ou colonel, d’infliger la punition la plus légère à son compatriote, et la plus grande à moi, choqué d’une telle partialité, je changeai ma commission contre une autre au service de l’Espagne. — J’espère que vous vous trouvâtes mieux de ce changement ? — De bonne foi, je n’eus pas beaucoup à m’en plaindre. La paie était assez régulière, étant fournie par les riches Flamands et Wallons des Pays-Bas. Nos quartiers étaient excellents, le bon pain de froment de Flandre était meilleur que le grossier pain de seigle de la Suède, et nous avions le vin du Rhin plus en abondance que je n’ai jamais vu la bière noire de Bostock dans le camp de Gustave. Le service était nul, le devoir peu de chose, et nous pouvions le remplir ou le laisser là, suivant notre bon plaisir ; excellente retraite pour un cavalier qui est un peu fatigué des batailles et des sièges, qui a payé de son sang tout l’honneur que le service peut lui rapporter, et qui désire avoir un peu ses aises et faire bombance. — Et puis-je vous demander pourquoi vous, capitaine, qui êtes, je suppose, dans l’état que vous venez de décrire, vous avez aussi quitté le service espagnol ? — Vous devez considérer, milord, que l’Espagnol est un personnage qui, à ses yeux, n’a pas d’égal ; aussi ne tient-il aucun compte des valeureux cavaliers étrangers à qui il plaît de prendre du service chez lui. Et c’est une chose vexatoire pour tout honorable soldado de se voir mis de côté, oublié, et obligé de céder le pas à chaque signor[21] boursoufflé d’orgueil qui, s’il était question de monter le premier à l’assaut la pique à la main, serait disposé volontiers à céder la place à un cavalier écossais. Et de plus, milord, ma conscience était tourmentée à cause de la religion. — Je n’aurais jamais pensé, capitaine Dalgetty, qu’un vieux soldat qui a changé de service tant de fois, aurait été si scrupuleux en pareil cas. — Aussi ne les uis-je que faiblement ; car je pense que c’est le devoir du chapelain du régiment de se mêler de cela pour moi comme pour tout autre brave cavalier, d’autant plus qu’il ne fait rien autre chose, que je sache, pour gagner sa paie et ses appointements. Mais c’était un cas particulier, milord, un casus improvisus, comme je puis dire, dans lequel je n’avais pas de chapelain de ma croyance pour me servir de conseiller. En un mot, quoique je fusse protestant, je trouvai qu’on fermait les yeux là-dessus, parce que j’étais un homme d’exécution, et que j’avais plus d’expérience que tous les Dons de notre tertia ensemble[22] ; mais, en garnison, on voulait que j’allasse à la messe avec le régiment. Cependant, milord, comme véritable Écossais, et élevé au collège Mareschal à Aberdeen, j’étais obligé de regarder la messe comme un acte de papisme aveugle et d’entière idolâtrie, que je ne devais pas volontairement reconnaître par ma présence. Il est vrai que je consultai sur ce point un digne, compatriote, le P. Fatsides[23], du couvent écossais de Wurtzbourg. — Et vous obtîntes sans doute une claire décision de votre directeur de conscience ? — Aussi claire qu’elle pouvait l’être après avoir bu six flacons de vin du Rhin, et presque deux pintes de kirchenwasser. Le père Falsides me dit que, pour un hérétique comme moi, autant qu’il pouvait en juger, cela ne signifiait pas grand’chose d’aller ou de ne pas aller à la messe, vu que ma damnation éternelle était signée et scellée sans rémission, à cause de mon impénitente et opiniâtre persévérance dans une hérésie damnable. Découragé par cette réponse, je m’adressai à un pasteur hollandais de l’Église réformée ; il me répondit qu’il pensait que je pouvais légalement aller à la messe, parce que le prophète avait permis à Naaman, puissant guerrier et honorable cavalier de Syrie, de suivre son maître dans le temple de Rimmon, faux dieu ou idole qu’il adorait, et de saluer, tandis que le roi s’appuyait sur son bras. Mais cette réponse ne me satisfit point encore, parce qu’il y avait une grande différence entre un roi de Syrie qui a été oint, et notre colonel espagnol, que mon souffle eût fait voler comme une pelure d’oignon, et principalement parce que je ne pouvais découvrir que cette chose me fût commandée par aucun règlement militaire ; et je ne trouvais aucune considération, même dans ma paie, qui pût balancer les remords de ma conscience. — Ainsi, vous changeâtes de nouveau de service ? — Oui, en vérité, milord ; et après avoir essayé pendant quelque temps de deux ou trois autres gouvernements, je pris du service sous leurs hautes puissances les États de Hollande. — Et comment votre humeur s’accommoda-t-elle de leur service ? — Oh ! milord, » dit le soldat avec une sorte d’enthousiasme, » pour la paie leur conduite pourrait servir de modèle à toute l’Europe. Pas de prêts, pas d’emprunts, ni de retenues, ni d’arriérés ; tout est balancé et payé comme un livre de banque. Les quartiers aussi sont excellents, et l’on ne peut rien dire contre les vivres ; mais, d’un autre côté, milord, c’est un peuple scrupuleux et précis, et qui ne passe aucune peccadille. Si un paysan se plaint d’une tête brisée, un cabaretier de canettes cassées, ou si une maudite coquine pousse des cris plus hauts qu’à l’ordinaire, et assez forts pour être entendus, un soldat d’honneur se voit traîné, non devant la cour martiale de son régiment, seule compétente pour de telles affaires, mais devant un vil artisan, un bourguemestre, qui le menace de la maison de correction, de la corde, et de je ne sais quoi, comme s’il était un de ces misérables et lourds paysans amphibies. Aussi, ne pouvant plus demeurer plus long-temps parmi ces ingrats plébéiens qui, bien que incapables de se défendre par leurs propres forces, n’accordent aux nobles cavaliers étrangers qui s’engagent avec eux rien au-delà de la simple paie, que jamais un homme d’honneur ne mettra en comparaison avec une licence libérale, un privilège honorable, je résolus de quitter le service des mynheers. Et ayant appris à cette époque, à ma grande satisfaction, qu’il y aurait pour moi quelque chose à faire cet été dans mon cher pays natal, je suis venu ici, comme on dit, tel qu’un mendiant à une noce, pour faire profiter mes chers compatriotes de l’expérience que j’ai acquise dans les pays étrangers. Ainsi Votre Seigneurie a une esquisse abrégée de mon histoire, excepté les passages de combats, de sièges, d’assauts, de carnage, qui seraient fatigants à raconter, et qui sans doute siéraient mieux à une autre bouche qu’à la mienne. »






CHAPITRE III.

le mercenaire.


Que les hommes d’état tourmentent leur cervelle pour trouver des prétextes d’appuyer leurs droits ! Les batailles, voilà mon état ; le pain voilà ma récompense ; et je puis dire, comme le Suisse qui vend son épée, la meilleure des causes est la meilleure paie.
Donne.


La route en cet endroit devint si étroite et tellement difficile, que les voyageurs furent obligés d’interrompre leur converssation ; lord Menteith, retenant son cheval en arrière, eut pendant un moment un entretien particulier avec ses domestiques. Le capitaine, qui formait alors l’avant-garde de la petite troupe, après environ un quart de mille d’une marche lente et pénible dans une montée âpre et raboteuse, entra dans une vallée montagneuse, arrosée par un ruisseau ; ses bords verdoyants étaient assez larges pour permettre aux voyageurs de poursuivre leur route d’une manière plus agréable. Aussi lord Menteith reprit-il la conversation qui avait été suspendue par les obstacles du chemin.

« J’aurais pensé, dit-il au capitaine Dalgetty, qu’un cavalier de votre mérite, qui a si long-temps suivi le vaillant roi de Suède, et conçu un mépris si juste pour les vils et mercantiles États de Hollande, n’aurait pas hésité à embrasser la cause du roi Charles, de préférence à celle de ces hommes de basse naissance, de ces brigands hypocrites en rébellion contre son autorité. — Vous parlez raisonnablement, milord, et cœteris paribus[24], je serais engagé à voir la chose sous le même jour. Mais un proverbe anglais dit : Belles paroles ne mettent pas de beurre dans les panais[25]. J’en ai appris assez depuis que je suis arrivé dans ce pays, pour savoir qu’un honorable cavalier peut prendre, dans ces discordes civiles, le parti qu’il trouve le plus convenable à son intérêt particulier. Loyauté est votre mot d’ordre, milord. Liberté ! s’écrie un autre du côté opposé de la rivière. Le roi ! crie l’un ; le parlement ! crie l’autre. Montrose pour toujours ! crie Donald agitant son bonnet. Argyle et Leven ! crie un Saunders[26] du midi, faisant le fier avec son chapeau et son panache. Combattez pour les évêques, dit un prêtre avec son camail et son rochet. Restez fermes pour l’Église d’Écosse, crie un ministre avec son bonnet et son rabat de Genève. Tous bons mots d’ordre, excellents mots d’ordre. Quelle cause est la meilleure, je ne puis le dire. Mais je suis sûr que j’ai plusieurs fois combattu, dans le sang jusqu’aux genoux, pour une cause dix fois pire que la plus mauvaise des deux. — Et veuillez me répondre, capitaine Dalgetty : puisque les prétentions des deux partis vous semblent également justes, quelles circonstances pourront déterminer votre préférence ? — Simplement deux considérations, milord. La première, de quel côté mes services m’assureront le grade le plus honorable ; et la seconde, qui n’en est qu’un corollaire, dans quel parti ils seront probablement le plus rétribués. Et pour être tout-à-fait franc avec vous, mon opinion sur ces deux points incline plutôt du côté du parlement ? — Vos raisons, s’il vous plaît, dit Menteith, et je serai peut-être à même de leur en opposer d’autres qui seront plus puissantes. — Milord, je suis docile à de bonnes raisons, pourvu qu’elles s’adressent à mon honneur et à mon intérêt. Eh bien donc, milord, voici, je suppose, une espèce d’armée des Highlands assemblée, ou qu’on va rassembler dans ces montagnes sauvages pour servir le roi. Or, vous connaissez le caractère des Highlanders : je ne nierai pas que ce ne soit un peuple fort de corps et vaillant du cœur, et assez courageux dans sa farouche manière de combattre, qui est aussi éloignée des usages et de la discipline de la guerre que l’était autrefois celle des anciens Scythes, ou que l’est maintenant celle des sauvages Indiens de l’Amérique. Ils n’ont pas même un fifre allemand ou un tambour, pour battre une marche, la générale, la charge, la retraite, la diane, le rappel, ou toute autre batterie ; et leurs diables de cornemuses criardes, qu’eux seuls prétendent comprendre, sont tout-à-fait inintelligibles pour les oreilles de tout cavalier accoutumé à faire la guerre chez les nations civilisées. Ainsi, si j’entreprenais de discipliner ces hordes sans culottes, il me serait impossible de me faire entendre. Et si j’étais compris, je vous en fais juge, milord, quelle chance aurais-je de me faire obéir par une bande d’hommes à moitié sauvages, qui sont habitués à payer aveuglément[27] à leurs lairds et à leurs chefs ce respect et cette obéissance qu’ils devraient payer à des officiers commissionnés. Si je leur enseignais à se mettre en bataille par l’extraction de la racine carrée, c’est-à-dire à former leur bataillon carré d’un nombre d’hommes égal à la racine carrée de leur nombre total, que pourrais-je attendre en retour pour leur avoir communiqué ces divins trésors de la tactique militaire, si ce n’est de recevoir un coup de dirk[28] dans le ventre, pour avoir placé quelque Mac Alister More, quelque Mac Shemei ou Mac Caperfae[29], sur le flanc ou à l’arrière, lorsqu’il demandait à être sur le front ? En vérité, l’Écriture sainte a bien raison lorsqu’elle dit : « Si vous jetez des perles devant des pourceaux, ils se retourneront contre vous et vous déchireront. — Je pense, Anderson, » dit lord Menteith en se retournant pour regarder un de ses domestiques, qui marchaient tous deux derrière lui, » que vous pouvez assurer à ce gentilhomme que si nous avons besoin d’officiers expérimentés, nous sommes plus disposés à profiter de leurs connaissances qu’il ne semble le croire. — Avec la permission de Votre Seigneurie, » dit Anderson en ôtant respectueusement son bonnet, « lorsque nous serons rejoints par l’infanterie irlandaise qu’on attend et qui devrait être débarquée, nous aurons besoin de bons officiers pour discipliner nos recrues.

— Et j’aimerais beaucoup, oui, beaucoup, à être engagé dans un tel service, dit Dalgetty ; les Irlandais sont de braves gens, de fort braves gens, je n’en demanderais pas de meilleurs sur un champ de bataille. J’ai vu une fois une brigade d’Irlandais, à la prise de Francfort-sur-l’Oder, épée et pique en main, repousser les brigades suédoises bleues et jaunes, qui avaient cependant la réputation d’être aussi braves que les meilleures de l’armée de l’immortel Gustave ; et quoique le vaillant Hephurn, le brave Lumsdale, le courageux Monroe, avec d’autres cavaliers et moi, nous nous fussions fait jour à la pointe de la lance, toujours est-il que si nous avons rencontré partout une telle résistance, nous nous serions retirés avec une grande perte et peu de profit. Néanmoins ces braves Irlandais, quoique tous passés au fil de l’épée, comme c’est l’usage en pareil cas, n’en acquirent pas moins un honneur et une gloire immortelle ; aussi, en leur souvenir, est-ce toujours les soldats de cette nation que j’ai le plus honorés et le plus aimés après ceux de l’Écosse ma patrie.

— Je pourrais presque, dit lord Menteith, vous promettre un commandement dans les troupes irlandaises, si vous étiez disposé à embrasser la cause royale. — Et cependant, la seconde et la plus grande difficulté est toujours là ; car, quoique je regarde comme une chose vaine et sordide pour un soldat de n’avoir à la bouche que les mots de paie et d’argent, comme ces vils coquins de lansquenets allemands dont je vous ai déjà parlé, et quoique je sois prêt à soutenir, l’épée à la main, que l’on doit préférer l’honneur à la paie, aux bons quartiers, aux arriérés, cependant, contrario, la paie d’un soldat étant le contrepoids de son engagement, il convient à un cavalier sage et prudent de considérer quelle récompense il recevra de son service et sur quels fonds il sera payé. Et, en vérité, d’après ce que je vois et ce que j’entends dire, c’est le parlement qui tient la bourse. Les Highlanders, à la vérité, peuvent se laisser tenter par l’appât de voler le bétail. Quant aux Irlandais, Votre Seigneurie et vos nobles associés, suivant la coutume de semblables guerres, peuvent les payer aussi rarement et aussi peu qu’il conviendra à leur bon plaisir et à leur volonté. Mais on ne peut traiter ainsi un cavalier comme moi, qui doit entretenir ses chevaux, ses domestiques, ses armes, ses équipages, et qui ne peut ni ne veut faire la guerre à ses dépens. » Anderson, le domestique qui avait déjà parlé, s’adressa respectueusement à son maître : « Je pense, milord, dit-il, qu’avec la permission de Votre Seigneurie, je puis dire au capitaine Dalgetty quelque chose qui détruira sa seconde objection. Il nous demande comment nous ferons pour rassembler l’argent de la paie ? Mon pauvre esprit me dit que les ressources nous sont aussi bien ouvertes qu’aux covenantaires. Ils taxent le pays suivant leur bon plaisir, et pillent les domaines des amis du roi ; maintenant, si nous sommes une fois dans les basses terres, à la tête de nos Highlanders et de nos Irlandais, l’épée à la main, nous pourrons trouver plus d’un traître bien gras, dont les richesses mal acquises rempliront notre caisse militaire et satisferont nos soldats. En outre, les confiscations iront bon train ; et en faisant des terres confisquées des donations à chaque cavalier de fortune qui rejoindra son étendard, le roi récompensera ses amis tout en punissant ses ennemis. En un mot, celui qui se joindra à ces chiennes de têtes-rondes n’a la perspective que d’une misérable paie ; mais celui qui passera sous notre étendard a la chance de devenir chevalier, lord ou comte, si le bonheur le favorise. — Avez-vous jamais servi, mon bon ami ? dit le capitaine à Anderson. — Un peu, monsieur, dans nos troubles domestiques, répondit modestement le valet. — Mais jamais en Allemagne, ou dans les Pays-Bas ? — Je n’ai point eu cet honneur, répondit Anderson. — Je vous assure ; » dit Dalgetty en s’adressant à lord Menteith, « que le valet de Votre Seigneurie a des idées sensées, naturelles et justes sur l’art militaire, quoiqu’un peu irrégulières, et il me rappelle l’homme qui vend la peau de l’ours avant de l’avoir abattu. Néanmoins je réfléchirai à cela. — Vous ferez bien, capitaine, dit lord Menteith ; vous aurez la nuit pour y penser, car nous sommes près de la maison où j’espère que l’on vous fera une réception hospitalière. — Et cela viendra bien à propos, dit le capitaine ; car je n ai pris aucune nourriture depuis le point du jour, excepté un gâteau d’avoine que j’ai partagé avec mon cheval. Aussi ai-je été forcé de resserrer mon ceinturon de trois points par exténuation, de peur que la faim et la pesanteur du fer ne le fissent tomber.



CHAPITRE IV.

le château de darnlinwarach.


Autrefois, n’importe à quelle époque, les Glunimies se rencontrèrent dans un vallon, tous aussi braves et aussi vigoureux que ceux qui ont jamais porté un dirk, une tarpe, une claymore, des bas courts, un plaid, une ceinture et des trews, dans l’ouest de Lochaber Skye ou Lewes, ou qui ont jamais couvert leur forte tête d’une toque. Si vous les aviez vus, vous l’avoueriez.
Meston.


Nos voyageurs avaient alors devant eux une colline couverte par une antique forêt de sapins d’Écosse : les arbres qui étaient sur son sommet, agitant leurs branches dépouillées vers l’horizon occidental, brillaient d’un éclat rougeâtre au soleil couchant. Au centre de ce bois, s’élevaient les tours ou plutôt les cheminées de la maison ou château, comme on l’appelait, qui devait être le terme de leur voyage.

Comme c’était l’usage à cette époque, un ou deux bâtiments étroits et élevés se croisant et s’interrompant l’un l’autre, formaient le corps de logis : plusieurs créneaux en saillie aux angles desquels on avait ajouté de petites tours semblables à des poivrières[30], avaient fait donner à Darnlinvarach le noble nom de château. Il était entouré d’une cour que protégeait un mur peu élevé, et qui servait d’enceinte à tous les bâtiments nécessaires et habituels.

À mesure qu’ils approchaient, nos voyageurs découvraient tout ce que l’on avait nouvellement ajouté aux défenses de la place, probablement à cause du peu de sûreté de ces temps désastreux. De récentes meurtrières pour la mousqueterie avaient été percées à différents endroits dans les bâtiments et dans le mur qui les entourait ; les fenêtres avaient été soigneusement garnies de barreaux de fer se croisant l’un l’autre en large et en long, comme les grilles d’une prison. La porte de la cour était fermée, et ce ne fut qu’après un pourparler prudent que l’un de ses battants fut ouvert par deux domestiques, vigoureux Highlanders, armés comme Bilias et Pandarus dans l’Énéide, et prêts à défendre l’entrée si quelque ennemi eût voulu pénétrer dans le château.

Lorsque les voyageurs eurent été introduits dans la cour, ils virent encore d’autres préparatifs de défense. Les murs étaient garnis d’échafauds qu’on avait dressés pour l’usage des armes à feu ; un ou deux petits canons appelés sackers[31] et fauconneaux étaient montés sur les tourelles qui flanquaient les angles du château.

Plusieurs domestiques, les uns dans le costume des Highlands, les autres dans celui des Lowlands, sortirent à l’instant de l’intérieur de la maison, et plusieurs d’entre eux se hâtèrent de prendre les chevaux, tandis que d’autres attendaient pour introduire les étrangers. Mais le capitaine Dalgetty refusa les services de celui qui voulut prendre soin de son cheval. « C’est mon habitude, mes amis, de voir Gustave (car j’ai donné à mon cheval le nom de mon invincible maître) soigné par moi-même ; nous sommes de vieux amis, des camarades de voyage, et comme j’ai souvent besoin de l’usage de ses jambes, je lui prête toujours le service de ma langue pour demander tout ce dont il a besoin. » Et sans une plus grande apologie, il suivit son coursier dans l’écurie.

Ni lord Menteith ni ses domestiques n’eurent la même attention pour leurs chevaux ; mais, les abandonnant aux soins des serviteurs du château, ils entrèrent dans la maison. Là, sous un vestibule voûté et obscur, parmi différents objets, on voyait un énorme baril d’ale légère devant lequel étaient rangées deux ou trois queichs ou coupes de bois placées, à ce qu’il paraissait, pour tous ceux qui voudraient s’en servir. Lord Menteith en appliqua lui-même une au robinet, et but sans cérémonie ; puis il tendit la coupe à Anderson, qui suivit l’exemple de son maître, mais non sans avoir auparavant rejeté les gouttes d’ale qui restaient dans la coupe et sans l’avoir légèrement rincée. — Que diable ! dit un Highlander, un domestique ne peut-elle[32] boire après son maître sans laver la coupe et répandre l’ale ! Que le diable l’emporte ! — J’ai été élevé en France, dit Anderson, où l’on ne boit jamais d ans la même coupe après personne, si ce n’est après une jeune femme. — Au diable leur délicatesse, dit Donald, et si l’ale est bonne, qu’importe que la barbe d’un autre homme ait trempé dans la coupe avant la vôtre ? »

Le compagnon d’Anderson but sans faire la cérémonie qui avait tant offensé Donald, et tous les deux suivirent leur maître dans une salle de pierre basse et voûtée, rendez-vous commun dans une famille des Highlands. Un grand feu de tourbe qui flambait dans l’immense cheminée placée au haut de la salle y répandait une faible clarté. Sa chaleur était nécessaire pour chasser l’humidité qui, même durant l’été, rendait l’appartement malsain. Vingt ou trente targes, autant de claymores, des dirks, des plaids, des fusils à mèche et à pierre, des arcs, des arbalètes, des haches du Lochaber, des armures plaquées de fer, des bonnets d’acier, des casques, d’anciens haubergeons ou chemises à réseaux de mailles, avec un capuchon et des manches pareilles, étaient suspendus confusément le long des murs, et auraient fourni pendant un mois aux amusements d’un membre de la société moderne des antiquaires. Mais on avait tellement l’habitude alors de voir tous ces objets, qu’ils n’y firent pas grande attention.

Au milieu de la salle était une grande table de chêne grossière, que l’hospitalité prévenante du domestique qui avait déjà parlé couvrit aussitôt de lait, de beurre, de fromage de chèvre, d’un flacon de bière et d’une mesure d’usquebo[33] : c’étaient les rafraîchissements offerts à lord Menteith. Un domestique d’un ordre inférieur faisait les mêmes préparatifs au bout de la table pour les domestiques du lord. L’espace qui les séparait était, suivant la mode du temps, une distinction suffisante entre le maître et les domestiques, quel que fût son rang. En attendant, ils se tenaient près du feu, le jeune homme sous le manteau de la cheminée et les domestiques à quelque distance.

« Que pensez-vous de notre compagnon de voyage, Anderson ? lui dit son maître. — Si tout ce qu’il a dit est vrai, c’est un vigoureux gaillard. Je voudrais bien que nous en eussions une vingtaine comme lui pour discipliner un peu nos Teagues[34]. — Je ne suis pas du même avis que vous, Anderson. Je pense que ce Dalgetty est une de ces sangsues chevaleresques qui, n’ayant fait qu’aiguiser leur soif pour le sang en pays étranger, viennent maintenant s’engraisser de celui de leur pays. Honte à ces hommes mercenaires qui vendent leur épée ! ce sont eux qui ont rendu dans toute l’Europe le nom Écossais synonyme de celui d’infâme mercenaire qui ne connaît ni honneur, ni principe, mais seulement sa paie ; qui passe d’un étendard à un autre, selon le bon plaisir de la fortune ou de celui qui le paie davantage. Et c’est à leur insatiable soif de pillage et de bons quartiers que nous devons en grande partie ces dissensions civiles qui nous font tourner nos épées contre notre propre sein. La patience a été sur le point de me manquer, en écoutant ce gladiateur qui loue son bras au plus offrant, et j’ai eu peine à m’empêcher de rire de son impudence extrême. — Votre Seigneurie, reprit Anderson, me pardonnera de lui recommander, dans les circonstances présentes, de cacher au moins une partie de sa généreuse indignation. Nous ne pouvons malheureusement venir à bout de notre entreprise sans le secours de ceux qui agissent par des motifs plus vils que les nôtres. Nous ne pouvons rejeter le secours d’hommes tels que notre ami le soldado ; et pour nous servir de la phrase hypocrite des saints du parlement anglais, les fils de Zerniah sont trop nombreux pour nous. — Je dissimulerai donc autant que je pourrai, comme j’ai fait jusqu’ici d’après vos conseils ; mais je donne cet homme au diable de tout mon cœur. — Vous devez vous rappeler aussi, milord, que pour guérir la morsure d’un scorpion, il faut en écraser un autre sur la plaie. Mais silence ! on pourrait nous entendre. »

Une porte de côté s’ouvrit dans la galerie, et un Highlander entra dans l’appartement. Sa haute stature, son équipage complet, la plume qui surmontait son bonnet, la confiance de sa démarche, annonçaient un homme d’un rang supérieur. Il s’avança lentement vers la table, et ne fit aucune réponse à lord Menteith qui, en l’appelant Allan, lui demandait comment il se portait.

« Il ne faut pas lui parler maintenant, » dit à voix basse un vieux serviteur.

Le grand Highlander se jeta sur un siège vacant près du feu, fixa les yeux sur le foyer embrasé, et sembla plongé dans une profonde rêverie. Ses yeux noirs, ses traits sauvages et pleins d’enthousiasme, lui donnaient l’air d’un homme qui, profondément occupé de ses sujets de méditation, fait peu d’attention à tous les objets qui l’entourent. Un air sombre et sévère, fruit peut-être de ses habitudes ascétiques et solitaires, aurait été, chez un Lowlander, attribué au fanatisme religieux ; mais ce fléau qui troublait tant de têtes en Angleterre et dans les basses terres d’Écosse, infectait rarement les Highlanders à cette époque. Ils avaient cependant aussi leurs superstitions qui obscurcissaient leurs esprits par de fréquentes visions, comme le fanatisme fascinait celui de leurs voisins. — Sa Seigneurie, » dit le serviteur highlander en s’approchant de lord Menteith, et à voix basse, « Sa Seigneurie ne doit pas parler à Allan dans ce moment ; car le nuage est sur son esprit. »

Lord Menteith lui fit un signe de tête affirmatif et ne fit pas davantage attention au silencieux montagnard,

« N’ai-je pas dit, » s’écria celui-ci en se levant tout-à-coup et regardant le domestique, « n’ai-je pas dit qu’ils viendraient quatre, cependant je n’en vois que trois dans cette salle ! — En effet, vous l’avez dit, Allan, répondit le vieux Highlander ; mais il y en a un quatrième qui sort maintenant de l’écurie ; il est à la porte, je l’entends ; il ressemble à une écrevisse. Il a le dos, la poitrine, les cuisses et les jambes couverts de fer. Mettrai-je son siège au haut de la salle, près celui de lord Menteith, ou en bas, à l’extrémité de la table, avec ces messieurs ? »

Lord Menteith répondit à la question en indiquant un siège auprès du sien.

« Le voilà qui s’avance, » dit Donald comme le capitaine Dalgetty entrait dans la salle. « J’espère, messieurs, que vous prendrez du pain et du fromage comme nous faisons dans nos vallons, en attendant qu’un meilleur repas soit préparé, jusqu’à ce que le Tiernach[35] soit revenu de la colline avec les gentilshommes du sud ; alors Dugald Cook[36] vous fera voir son habileté en vous servant un chevreuil et la venaison tuée dans la montagne. »

Pendant qu’il parlait, le capitaine Dalgetty était entré dans la salle, et, se dirigeant vers le siège placé auprès de lord Menteith, il s’appuya sur le dossier, les deux bras croisés. Anderson et son compagnon se tenaient au bout de la table dans une attitude respectueuse, attendant la permission de s’asseoir ; trois ou quatre Highlanders, sous la direction du vieux Donald, allaient et venaient, apportant de nouveaux mets qu’on ajoutait au repas, ou se tenaient debout prêts à servir les convives.

Au milieu de ces préparatifs, Allan se leva tout-à-coup, et arrachant une lampe des mains d’un domestique, il l’approcha du visage de Dalgetty, et examina ses traits avec l’attention la plus grave et la plus scrupuleuse.

« Sur mon honneur, » dit Dalgetty, à moitié mécontent, après qu’Allan l’eut examiné en secouant la tête d’un air de mystère, je réponds que ce garçon et moi nous nous reconnaîtrons si nous nous rencontrons une seconde fois. »

Allan descendit à l’extrémité de la salle, et ayant soumis, à l’aide de sa lampe, Anderson et son compagnon au même examen, il s’arrêta un moment comme plongé dans une profonde réflexion ; puis, se frappant le front, il saisit tout-à-coup Anderson par le bras, et avant qu’il pût lui opposer aucune résistance, il le traîna plutôt qu’il ne le conduisit à la place vacante au haut bout de la table, lui fit signe de s’y asseoir, en poussant le soldat avec la même violence impolie vers l’extrémité de la table.

Le capitaine, furieux au dernier point de cette liberté, essaya de se débarrasser d’Allan par la force : mais, tout vigoureux qu’il était, il se trouva moins fort que le gigantesque montagnard, qui le repoussa avec une telle violence, qu’après avoir chancelé quelques pas, le capitaine tomba tout de son long sur le carreau, et fit retentir les voûtes de la salle du bruit de son armure. Lorsqu’il se releva, son premier mouvement fut de tirer son épée et de courir sur Allan, qui, les bras croisés, semblait attendre son adversaire avec une indifférence méprisante. Lord Menteith et ses domestiques s’interposèrent pour rétablir la paix, tandis que les Highlanders, détachant les armes suspendues à la muraille, semblaient disposés à continuer la lutte.

« Il est fou, » lui dit à voix basse lord Menteith, « Il est entièrement fou, il n’a aucune envie de vous chercher querelle. — Si vous m’assurez qu’il est non compos mentis, répliqua le capitaine Dalgetty, ce que du reste son éducation et sa conduite semblent indiquer, la chose en restera là ; car un homme fou ne peut ni faire un affront ni donner une satisfaction honorable. Mais, sur mon âme, si j’avais fait un bon repas et que j’eusse eu une bouteille de vin du Rhin dans la tête, je me serais autrement conduit à son égard. Vraiment, il est malheureux qu’il soit faible d’esprit ; car il paraît être assez fort de corps pour manier la pique, le morgenstern[37] ou toute autre arme que ce soit. »

La paix étant rétablie, les convives reprirent d’eux-mêmes les places qui leur avaient été primitivement destinées, sans qu’Allan, qui était retourné s’asseoir près du feu, et qui semblait replongé dans ses méditations, y apportât aucun obstacle. Lord Menteith, s’adressant au principal serviteur, se hâta d’entamer un nouveau sujet de conversation qui pût effacer tout souvenir de la querelle qui avait eu lieu.

Si j’ai bien compris, Donald, dit-il au vieux serviteur, le laird est sur la montagne, avec quelques étrangers anglais. — Oui, Votre Honneur, il est sur la montagne, avec des cavaliers saxons : je veux dire, avec sir Miles Musgrave et Christophe Hall, du Cumraeg[38] ; c’est ainsi, je pense, qu’ils appellent leur pays. — Hall et Musgrave ? » dit lord Menteith en jetant un regard à ses domestiques, « ce sont précisément les hommes que nous désirions voir. — Pour moi, dit Donald, je voudrais bien ne les avoir jamais vus, car ils ne sont venus que pour nous chasser de la maison et nous ruiner. — Que dites-vous donc Donald ? Vous n’avez pas coutume d’être si avare de votre bœuf et de votre ale ; quoique du sud, ils ne dévoreront pas tous les troupeaux qui paissent sur les terres du château. — Qu’importe qu’ils les mangent tous ? je voudrais que ce fût là tout le mal ; car nous avons ici bon nombre de vigoureux montagnards qui ne nous en laisseront pas manquer, tant qu’il y aura des bêtes à cornes entre Darnlinvarach et Perth ; mais c’est bien pire que tout cela ; ce n’est rien moins qu’une gageure. — Une gageure ! » répéta lord Menteith d’un ton surpris.

« Oui, » continua Donald aussi empressé de dire ce qu’il savait que lord Menteith était curieux de l’apprendre. « Comme Votre Seigneurie est un ami et un parent de la maison, et comme vous pourrez l’entendre avant une heure, je puis vous le dire. Vous saurez donc que lorsque notre laird alla en Angleterre, où il va plus souvent que ces amis ne le voudraient, il demeura dans la maison de ce sir Miles Musgrave, et on mit sur la table six candélabres, qui sont, m’a-t-on dit, deux fois plus grands que ceux de l’église de Dumblane[39] ; ils ne sont ni en fer, ni en cuivre, ni en étain, mais en bel et bon argent, ni plus ni moins. Au diable leur orgueil anglais, qui est si grand et qu’ils savent si peu diriger ! Ils commencèrent à railler le laird, et à lui dire qu’il n’avait jamais vu rien de pareil dans son pauvre pays. Le laird, mécontent de voir traiter ainsi son pays sans que personne prît la parole pour soutenir son honneur, jura, en sa qualité de bon Écossais, qu’il avait des candélabres plus beaux et en plus grand nombre chez lui, dans son château, qu’on n’en avait jamais allumé dans une salle du Cumberland, si Cumberland est le nom de la contrée. — C’était l’amour du pays qui le faisait parler ainsi, dit lord Menteith. — C’est vrai ; mais Son Honneur aurait mieux fait de se taire ; car si vous dites quelque chose d’un peu extraordinaire devant des Saxons, ils vous proposeront tout de suite une gageure, aussi vite qu’un maréchal ferrant des Lowlands pourrait ferrer un poney des Highlands[40]. Et ainsi le laird se vit forcé de rétracter sa parole ou de soutenir une gageure de deux cents marcs ; et il la tint plutôt que de rougir devant des gens comme eux. Maintenant il faut qu’il paie, cela du moins paraît probable, et c’est pourquoi il tarde tant à rentrer ce soir. — Assurément, Donald, dit lord Menteith, d’après tout ce que je connais de l’argenterie de la famille, je pense que votre maître est sûr de perdre sa gageure. — Oh ! Votre Honneur peut bien le jurer ; et où pourra-t-il trouver l’argent ? je ne sais, quand même il puiserait dans vingt bourses. Je lui ai conseillé de saisir les deux gentilshommes saxons et leurs domestiques, de les descendre dans le puits de la tour, et de les y laisser jusqu’à ce qu’ils donnassent quittance de bonne volonté ; mais le laird n’a pas voulu entendre raison.

À ces mots, Allan se leva, fit quelques pas en avant, et interrompant la conversation, dit au domestique d’une voix de Stentor : « Eh ! qui ose donner à mon frère un avis si déshonorant ? Comment pouvez-vous dire qu’il perdra cette gageure, ou telle autre qu’il lui plaira de faire ? — En vérité, Allan Mac-Aulay, répondit le vieux domestique, il n’appartient pas au fils de mon père de contredire ce que le fils de votre père juge convenable de dire : aussi le laird peut gagner la gageure : tout ce que je sais, c’est qu’il n’y a pas de chandelier ou rien de semblable dans la maison, à moins que ce ne soit les vieilles branches de fer qui sont ici depuis le temps de lord Kenneth, et le chandelier d’étain que votre père a fait fabriquer par le vieux Willie-Winkie, le chaudronnier ; et du diable s’il y a jamais eu une once d’argenterie ou de vaisselle d’argent chez vous, à l’exception du vieux vase de la dame pour le posset[41] ; encore n’a-t-il plus de couvercle, et il lui manque une anse. — Paix, vieillard ! » dit Allan d’une vois fière ; « et vous, messieurs, si vous avez fini de vous rafraîchir, quittez cette salle ; je dois la préparer pour recevoir nos botes du sud. — Partons, » dit le domestique en tirant lord Menteith par la manche et en regardant Allan ; « son heure est arrivée[42] il ne faut pas le contrarier. »

Ils sortirent donc de la salle, Donald montrant le chemin à lord Menteith et au capitaine, et les deux domestiques conduits autre part par un Highlander. Les premiers avaient à peine gagné une espèce de chambre de repos, qu’ils furent joints par le maître du logis, nommé Angus Mac-Aulay, et ses hôtes anglais. La joie fut grande des deux côtés, car lord Menteith et les gentilshommes anglais se connaissaient depuis long-temps ; et, présenté par lord Menteith, le capitaine Dalgetty fut très-bien accueilli par le laird. Mais le premier mouvement d’enthousiasme une fois passé, lord Menteith put remarquer un nuage de tristesse sur le front de son ami le Highlander.

« Vous devez avoir appris, dit sir Christophe Hall, que notre belle entreprise du Cumberland a complètement échoué ; la milice ne voulut pas entrer en Écosse, et vos covenantaires aux oreilles droites sont peu favorables à nos amis dans les comtés méridionaux. Ayant appris qu’il y avait ici quelque chose à faire, Musgrave et moi, plutôt que de rester oisifs chez nous, nous sommes venus pour faire campagne avec vos kilts et vos plaids. — J’espère que vous avez amené avec vous des armes, des hommes et de l’argent ? dit lord Menteith en riant. — Seulement une douzaine ou deux de soldats que nous avons laissés dans le dernier village des Lowlands ; encore avons-nous eu assez de peine à les amener aussi loin. — Quant à l’argent, dit son compagnon, nous attendons une petite somme de notre hôte et ami que voici. »

À ces mots, le laird, dont les joues se couvrirent de rougeur, prit Menteith un peu à l’écart, et lui exprima son regret de s’être aventuré dans une folle gageure.

« J’ai tout appris de Donald, » dit lord Menteith, qui put à peine retenir un sourire.

« Au diable le vieillard ! dit Mac-Aulay ; il faut qu’il parle, ses paroles dussent-elles coûter la vie à quelqu’un. Mais ce n’est pas ici une chose risible pour vous non plus, milord ; car je compte sur votre bienveillance amicale et fraternelle, comme proche parent de notre maison, pour me prêter l’argent que je devrai à ces mangeurs de puddings ; s’il en était autrement, pour être franc avec vous, aucun Mac-Aulay ne se trouvera à l’appel, car je préférerais me faire covenantaire plutôt que de regarder en face ces Anglais sans les payer. Ce sera bien assez de le faire et de les voir se moquer de moi. — Vous pouvez savoir, cousin, dit lord Menteith, que je ne suis pas trop pourvu d’argent ; mais soyez assuré que je vous aiderai autant qu’il sera en mon pouvoir, par amour pour notre vieille parenté, notre alliance et notre voisinage. — Merci, merci, merci, répéta Mac-Aulay ; et comme ils dépenseront cet argent au service du roi, qu’importe que ce soit vous, eux ou moi qui le donne ? nous sommes tous les enfants du même père, je pense. Mais il faut, grâce à votre secours, que je sorte de ce mauvais pas, ou je m’en prendrai à mon André Ferrara ; car je ne voudrais pas passer pour menteur ni fanfaron à ma table, quand Dieu sait fort bien que je voulais seulement soutenir mon honneur, celui de ma famille et de mon pays. »

À ces mots, Donald entra ; sa figure était plus gaie qu’on ne devait s’y attendre, en raison du triste sort qui attendait la réputation et la bourse de son maître : « Messieurs, » dit-il avec emphase et du fond de la gorge, « le dîner est servi et les chandeliers sont placés. » — Que diable veut-il dite ? s’écria Musgrave en regardant son compatriote. Les yeux de lord Menteith semblèrent adresser la même question au laird, qui ne lui répondit que par un hochement de tête.

Une espèce de dispute qui s’éleva sur le cérémonial retarda un peu leur sortie de la chambre. Lord Menteith insistait sur ce qu’il devait céder la préséance due à son rang, parce qu’il était dans son pays et dans la maison de son parent ; les deux Anglais, en conséquence, furent introduits les premiers dans la salle, où un spectacle inattendu frappa leurs regards. La grande table de chêne était couverte d’énormes plats de viande, et des sièges étaient placés pour les convives. Derrière chaque siège se tenait un gigantesque Highlander, complètement armé et habillé à la mode de son pays, tenant de la main droite une épée nue, la pointe tournée vers la terre, et de la gauche une torche flamboyante de sapin des fondrières. Ce bois, qu’on trouve dans les marais, renferme une si grande quantité de térébenthine, que, lorsqu’il est fendu et desséché, on s’en sert souvent dans les Highlands en guise de chandelles. Ce spectacle imprévu et frappant était éclairé par la lueur rougeâtre des torches, qui faisait paraître les traits farouches, l’habillement bizarre et les armes brillantes de ceux qui les portaient, tandis que la fumée, s’élevant jusqu’à la voûte de la salle, la couvrait d’un nuage épais. Avant que les étrangers fussent revenus de leur surprise, Allan s’avança vers eux, et montrant avec son épée dans le fourreau les porte-torches, il leur dit d’une voix creuse et grave : « Vous voyez nobles cavaliers, les chandeliers de la maison de mon frère : c’est une ancienne coutume de notre famille ; aucun de ces hommes ne reconnaît d’autre loi que le commandement de son chef. Oseriez-vous leur comparer l’or le plus riche qui soit jamais sorti d’une mine ! Eh bien ! cavaliers, qu’en dites-vous ? votre gageure est-elle gagnée ou perdue ? — Perdue, perdue, dit gaiement sir Musgrave ; mes chandeliers d’argent sont fondus, et à cheval dans ce moment ; je voudrais bien que les gaillards qu’ils ont servi à enrôler fussent moitié aussi fidèles que ceux-ci. Mais monsieur, » dit-il en s’adressant au laird, « voici notre argent ; à la vérité cela diminue un peu les finances de Hall et les miennes, mais les dettes d’honneur doivent s’acquitter. — Que la malédiction de mon père retombe sur son fils, » dit Allan en l’interrompant, « s’il reçoit seulement un penny de vous ! Il suffit que vous n’ayez aucun droit à rien exiger de lui. »

Lord Menteith soutint vivement l’avis d’Allan, et Mac-Aulay se joignit bientôt à eux en disant que tout cela n’était qu’une folie, et ne méritait pas qu’on en parlât davantage. Les Anglais, après avoir hésité par courtoisie, se laissèrent persuader de regarder tout cela comme un jeu. « Maintenant, Allan, dit le laird, faites retirer les chandeliers. Car puisque nos hôtes saxons les ont vus, ils mangeront leur dîner aussi commodément à la lumière du vieux candélabre d’étain, sans que nous les enfumions comme des harengs. »

En conséquence, à un signe d’Allan, les chandeliers vivants levèrent leurs épées, et les tenant la pointe en l’air, sortirent de l’appartement, laissant les convives se livrer aux douceurs du repas.



CHAPITRE V.

le récit.


Par-là il devint si terrible et si épouvantable, que son propre père, qui connaissait son déguisement, tremblait souvent à son horrible vue. Dans la crainte qu’il ne lui arrivât malheur, il lui recommandait de ne pas mépriser les bêtes féroces, et de ne pas les provoquer ; car il voulait enseigner au lion à se coucher humblement devant lui, leçon bien difficile, et forcer le léopard à ne pas rugir lorsque dans sa rage il voulait se venger.
Spencer.


Malgré l’appétit gastronomique des Anglais qui, à cette époque, était déjà passé en proverbe en Écosse, les convives de Mac-Aulay furent éclipsés par le capitaine Dalgetty, quoique ce brave soldat eût déployé beaucoup de vigueur et de persévérance dans l’attaque qu’il avait dirigée sur les rafraîchissements qu’on lui avait offerts à son arrivée. Il ne dit pas un mot pendant tout le temps du dîner, et ce ne fut que lorsque les mets furent près d’être enlevés qu’il donna au reste de la compagnie, qui l’avait regardé avec quelque surprise, un exposé des raisons pour lesquelles il mangeait si vite et si long-temps.

« Il avait acquis la première qualité, disait-il, lorsqu’il avait une place à la table des boursiers au collège Mareschal à Aberdeen, à laquelle, si on ne remuait pas ses deux mâchoires aussi vite qu’une paire de castagnettes, on risquait bien de ne rien avoir ; et quant à la quantité d’aliments, je ferai connaître à l’honorable compagnie, continua le capitaine, que c’est un devoir pour tout commandant de forteresse, dans toutes les occasions qui lui sont offertes, de s’assurer autant de munitions et de vivres que ses magasins peuvent en contenir, ne sachant pas quand il aura à soutenir un blocus ou un siège. C’est dans ces principes, messieurs, qu’un cavalier qui trouve une provende bonne et abondante, doit, selon moi, s’approvisionner sagement pour trois jours au moins, ne sachant pas quand il trouvera d’autres vivres. »

Le laird lui exprima qu’il reconnaissait comme lui la prudence de ce principe, et recommanda au vétéran d’ajouter une tasse d’eau-de-vie et un flacon de claret aux provisions qu’il avait déjà faites, offres auxquelles le capitaine se rendit facilement.

Quand le dîner fut desservi et les domestiques retirés, excepté le page ou benchman du laird, qui resta dans l’appartement pour faire venir ou apporter ce qui pourrait manquer, ou, en un mot, pour suppléer à l’invention moderne de nos sonnettes, la conversation commença à tomber sur la politique et l’état du pays. Lord Menteith demanda avec anxiété et d’une manière toute particulière, quels dans on attendait pour venir se joindre à la troupe des amis du roi…

« Cela dépend beaucoup, milord, du personnage qui lèvera la bannière, dit le laird ; car vous savez que nous autres Highlanders nous n’obéissons pas facilement à nos chefs de tribu, et pour tout dire, encore moins à celui d’une autre. Nous savons, il est vrai, que Colkitto, ou plutôt le jeune Colkitto, ou Alaster Mac Donald, a passé la kile[43], venant d’Irlande, avec un corps de troupes du comte d’Antrim, et qu’ils sont déjà arrivés à Ardnamurchan. Ils auraient pu être ici déjà depuis long-temps, mais je suppose qu’ils pillent le pays qu’ils traversent. — Colkitto ne sera-t-il pas votre chef alors ? dit lord Menteith. — Colkitto ! dit Alian Mac-Aulay avec mépris ; qui parle de Colkitto ? Il n’y a qu’un seul homme que nous suivrons, et cet homme est Montrose. — Mais Montrose, monsieur, dit sir Christophe Hall, on n’en a pas entendu parler depuis notre tentative inutile de soulèvement dans le nord. On pense qu’il est retourné vers le roi à Oxford, pour obtenir de plus amples instructions. — Retourné ! » dit Allan avec un rire de dédain ; « je pourrais vous apprendre où il est, mais ce n’est pas le moment, vous le saurez assez tôt. — Sur mon honneur, Allan, répliqua lord Menteith, vous fatiguerez vos amis avec cette humeur insupportable, revêche et morose. Mais j’en connais la cause, » ajouta-t-il en riant, « vous n’avez pas vu Annette Lyle aujourd’hui. — Qui n’ai-je pas vu ? » demanda Allan d’une voix sévère.

« Annette Lyle, la fée, la reine des chants et des ménestrels. — Plût à Dieu que je ne la revisse jamais, » dit Allan en poussant un soupir, « à condition que le même arrêt fut prononcé contre vous ! — Et pourquoi contre moi ? » demanda le lord avec insouciance.

« Parce qu’il est écrit sur votre front que vous causerez notre ruine réciproque. » À ces mots, il se leva et sortit de la salle.

« Y a-t-il long-temps qu’il est dans cet état ? dit lord Menteith en s’adressant à son frère.

« Environ trois jours, répondit Angus ; l’accès est presque passé, demain il sera mieux. Mais allons, messieurs, ne laissez pas vos coupes vides[44]. À la santé du roi, la santé du roi Charles I et puisse le chien de covenantaire qui la refusera aller au ciel par le chemin de Grassmarket[45]. »

Les coupes furent promptement vidées, et la santé du roi fut suivie de près par plusieurs autres, toutes portées dans l’esprit du parti, et toutes avec un redoublement de chaleur fanatique. Le capitaine Dalgetty cependant crut qu’il était nécessaire de faire une protestation.

« Gentilshommes cavaliers, dit-il, je bois à ces santés, primo, par respect pour l’honorable et hospitalière maison où je me trouve ; et secundo, parce que je pense qu’il ne vaut rien d’être scrupuleux sur de tels sujets inter pocula ; mais je proteste, conformément à la garantie accordée par cet honorable lord, que je serai libre, malgré ma complaisance actuelle, de prendre du service demain chez les covenantaires, si toutefois telle est mon intention. »

Mac-Aulay et ses convives anglais se regardèrent en tressaillant de surprise à cette protestation, qui certainement aurait amené une querelle, si lord Menteith, se saisissant de l’affaire, n’eut raconté les circonstances de sa rencontre avec Dalgetty, et leurs conditions. « J’espère, dit-il en finissant, que nous pourrons assurer à notre parti le secours du capitaine Dalgetty. — Et si cela ne se fait pas, reprit le laird, je proteste, comme dit le capitaine, que rien de ce qui s’est passé ce soir, pas même mon pain et mon sel qu’il a mangés, mon eau-de-vie, mon bordeaux et mon usquebaugh avec lesquels il m’a fait raison, ne m’empêcheront de lui fendre la tête jusqu’à l’os du cou. — Et vous serez tout à fait le bienvenu, dit le capitaine, à moins que mon épée ne puisse défendre ma tête, ce qu’elle a fait dans de plus grands dangers que ceux dont votre haine pourrait me menacer. »

Ici lord Menteith interposa une seconde fois son autorité, et l’union se trouvant, non sans quelque difficulté, rétablie dans la compagnie, fut cimentée par d’amples libations. Lord Menteith cependant fit quitter la table plus tôt que ce n’était l’usage au château, sous prétexte de fatigue et d’indisposition ; ce qui désappointa un peu le vaillant capitaine qui, parmi les habitudes qu’il avait prises dans les Pays-Bas, avait rapporté une disposition à boire et à supporter sans incommodité une grande quantité de liqueurs fortes.

Leur hôte les conduisit lui-même dans une sorte de dortoir, où il y avait un lit à quatre colonnes, avec des rideaux de tartan, et un grand nombre de croches ou de longs paniers placés le long du mur, dont trois, bien garnis de bruyère en fleurs, étaient préparés pour recevoir les hôtes du laird.

« Je n’ai pas besoin d’expliquer à Votre Seigneurie, dit Mac-Aulay à lord Menteith qu’il prit un peu à l’écart, « notre manière de nous loger, nous autres Highlanders. Seulement, ne voulant pas vous laisser dormir dans cette chambre seul avec ce vagabond d’Allemand, j’ai ordonné qu’on plaçât les lits de vos domestiques dans cette galerie. Par Dieu, milord, nous vivons dans un temps où des hommes qui vont au lit avec la gorge intacte et en aussi bon état que toutes celles qui ont jamais été arrosées d’eau-de-vie, peuvent, avant le lendemain matin, l’avoir ouverte comme une huître qui bâille. »

Lord Menteith lui fit de sincères remercîments de l’arrangement qu’il avait pris. « Il est très-convenable, lui dit-il, car bien que je ne craigne aucune violence de la part du capitaine Dalgetty, Anderson est un homme qui a des qualités, et un gentilhomme qu’on aime à avoir toujours près de soi. — Je ne vous ai pas encore vu cet Anderson, dit Mac-Aulay ; l’avez-vous pris en Angleterre ? — Oui, répondit le lord ; vous le verrez demain ; en attendant, je vous souhaite une bonne nuit. »

Son hôte sortit de la galerie, après lui avoir souhaité le bonsoir. Il était près de le souhaiter aussi au capitaine Dalgetty ; mais observant que le capitaine était profondément engagé dans une discussion avec une haute cruche pleine d’eau-de-vie, il pensa que ce serait un malheur pour lui d’être troublé dans une si louable occupation, et il prit congé d’eux sans plus de cérémonie.

À peine fut-il parti, que les deux domestiques de lord Menteith arrivèrent. Le bon capitaine, qui, en ce moment, était un peu chargé de bonne chère, commença à trouver un peu difficile de défaire les agrafes de son armure, il s’adressa à Anderson, en ces mots, que venait parfois interrompre un léger hoquet : Anderson, mon bon ami, vous avez pu lire dans l’Écriture que celui qui ôte son armure ne se vante pas autant que celui qui la met : cependant je pense que ce n’est pas là le véritable mot d’ordre ; mais il est certain que je dormirai avec ma cuirasse, comme plus d’un honnête camarade qui ne s’est jamais réveillé, si vous ne m’aidez à défaire cette boucle. — Détachez-lui son armure, Sybbald, dit Anderson à l’autre domestique. — Par saint André ! » s’écria le capitaine en se tournant et dans la plus grande surprise, « voici un étonnant camarade ! Un mercenaire qui gagne quatre livres par an et un habit de livrée se trouve trop grand pour servir le ritt-master Dugald Dalgetty, de Drumthwacket, qui a fait ses humanités au collège Mareschal, à Aberdeen, et qui a servi la moitié des princes de l’Europe ! — Capitaine Dalgetty. » dit lord Menteith qui avait rempli le rôle de pacificateur toute la soirée, « sachez qu’Anderson ne sert que moi seul ; mais j’aiderai moi-même volontiers Sybbald à défaire votre cuirasse. — Ce serait trop de peine pour vous, milord, dit Dalgetty, quoique cependant cela ne vous nuirait pas de savoir comment l’on met et l’on ôte une belle armure. Je puis entrer dans la mienne comme dans un gant, et en sortir de même ; seulement ce soir, quoique non ebrius, je suis, selon la phrase classique, vino ciboque gravatus[46]. »

Pendant ce temps, Sybbald l’avait débarrassé de son armure, et il se tint debout devant le feu, réfléchissant en ivrogne sur les événements de la soirée. Ce qui semblait l’intéresser surtout, c’était le caractère d’Allan Mac-Aulay. « Tromper si adroitement les Anglais avec ses porte-torches highlanders ! huit Rories sans culottes pour six candélabres d’argent ! c’est une maîtresse pièce ; un tour de passe[47], une parfaite adresse ; et avec tout cela être fou : Je doute, milord ; ici il secoua la tête si, malgré sa parenté avec Votre Seigneurie, je puis lui accorder les privilèges d’un homme qui a toute sa raison, et si je dois le bâtonner suffisamment pour qu’il expie sa violence, ou autrement lui offrir un duel comme cela convient à un cavalier insulté. — Si vous voulez entendre une longue histoire, dit Menteith, quoique la nuit soit déjà un peu avancée, je puis vous raconter les circonstances de la naissance d’Allan : elles sont si bien en rapport avec son caractère bizarre, que vous ne penserez plus à lui demander satisfaction de l’insulte qu’il vous a faite. — Une longue histoire, milord, après un bon souper, et un chaud bonnet de nuit, est ce qu’il y a de meilleur pour vous plonger dans un profond sommeil. Et puisque Votre Seigneurie veut bien prendre la peine de la raconter, je resterai son tranquille et reconnaissant auditeur. — Anderson, dit lord Menteith, et vous, Sybbald, vous mourez d’envie, je suppose, d’entendre aussi l’histoire de cet homme singulier. Je crois devoir me rendre à votre curiosité, afin que vous sachiez à l’avenir comment vous conduire avec lui. Vous serez mieux près du feu. »

Ayant ainsi réuni un auditoire autour de lui, lord Menteith s’assit sur le bord du lit à quatre colonnes, tandis que le capitaine Dalgetty, essuyant les restes de l’eau-de-vie qui étaient dans sa barbe et dans ses moustaches, et répétant le premier verset du psaume luthérien, Alle guter geister loben den Herren[48], s’enfonça dans un des lits, et, sortant sa tête de dessous les couvertures, il écoula la narration de lord Menteith dans cet état de parfaite jouissance, moitié endormi, moitié éveillé.

« Le père des deux frères Angus et Allan Mac-Aulay, dit lord Menteith, était un gentilhomme de famille et de rang ; il était chef d’un clan de Highlanders d’une bonne réputation, quoique peu nombreux. Sa femme, la mère de ces deux jeunes gens, appartenait à une famille noble, si je puis parler ainsi, puisqu’elle était proche parente de la mienne. Son frère, jeune homme honorable et courageux, obtint du roi Jacques VI la place de forestier et d’autres privilèges dans une chasse royale près de ce château ; et en exerçant et défendant ses droits, il fut assez malheureux pour se prendre de querelle avec quelques-uns de nos pillards ou caterans des Highlands, dont je pense que vous avez entendu parler, capitaine Dalgetty. — Certainement, » dit le capitaine se soulevant pour répondre. « Avant que je quittasse le collège Mareschal, à Aberdeen, Dugal Garr faisait déjà le diable dans le Garioch, les Farquharsons sur les rives de la Dee, et le clan Chattan sur les terres des Gordons, et les Grants et les Camerons sur celles des Moray. Et depuis, comme j’ai vu les Cravates et les Pandours en Pannonie et en Transylvanie, les Cosaques des frontières de la Pologne, les voleurs, les bandits, les barbares de bien d’autres contrées, j’ai une idée exacte de vos brigands highlanders. — Le clan avec lequel l’oncle maternel de Mac-Aulay avait eu querelle, reprit lord Menteith, était une petite bande de brigands, appelés les Enfants du Brouillard, parce qu’ils n’avaient pas d’habitation et qu’ils erraient sans cesse dans les montagnes et les vallons. C’était une peuplade féroce et hardie, animée de ces passions de vengeance, de ressentiment et de cruauté, qui sont le fait d’hommes qui n’ont jamais connu les liens de la société civilisée. Quelques-uns d’entre eux attendirent l’infortuné gardien de la forêt, le surprirent lorsqu’il chassait seul et sans défiance, et le massacrèrent avec tous les raffinements que put inventer leur cruauté, ils lui coupèrent la tête, et résolurent par bravade, de la porter dans le château de son beau-frère. Le laird était absent, et son épouse, malgré sa répugnance, les reçut comme des hôtes auxquels, peut-être, elle craignait de fermer les portes. On servit des rafraîchissements aux Enfants du Brouillard ; ils ôtèrent la tête de leur victime du plaid qui l’enveloppait, la placèrent sur la table, et lui mirent un morceau de pain entre les dents, lui disant de remplir ses fonctions à cette table où autrefois elle avait mangé de si bons morceaux. La dame, qui était sortie pour vaquer aux soins de sa maison, rentrait en ce moment : à la vue de la tête de son frère, elle partit comme un éclair de la maison, et se sauva dans les bois en poussant clameurs sur clameurs. Les brigands satisfaits de leur exécrable triomphe, s’éloignèrent. Les domestiques épouvantés, revenus de l’alarme qu’ils avaient eue, cherchèrent partout leur infortunée maîtresse, et ils ne la trouvèrent nulle part. Son malheureux époux revint le lendemain, et, avec le secours de ses gens, il fit des recherches plus suivies et dans des endroits plus éloignés ; mais elles furent également sans succès. On pensa généralement que, dans le premier mouvement de sa frayeur, elle avait pu se jeter dans un de ces nombreux précipices qui bordent la rivière, ou dans un lac profond qui est environ à un mille du château. Ce qui rendait sa perte encore plus sensible, c’est qu’elle était enceinte de six mois ; Angus Mac-Aulay, son fils aîné, était né environ huit mois auparavant… Mais je vous fatigue, capitaine Dalgetty, et vous semblez avoir envie de dormir. — Nullement, répondit-il, je n’ai aucune envie de dormir ; j’entends toujours mieux les yeux fermés. C’est une habitude que j’ai prise lorsque j’étais en sentinelle. — Et je crois, dit lord Menteith à Anderson, que le poids de la hallebarde du sergent de ronde les lui a souvent fait rouvrir. »

Mais, étant probablement en humeur de raconter, le jeune noble continua en s’adressant principalement à ses domestiques, s’embarrassant peu si le vétéran dormait.

« Chaque baron, dit-il, jura de tirer vengeance de ce crime atroce. Ils prirent les armes avec les parents et le beau-frère de la victime, et donnèrent la chasse aux Enfants du Brouillard, avec autant de cruauté, je pense, que ceux-ci en avaient montré eux-mêmes. Dix-sept têtes, trophées épouvantables de leur vengeance, furent distribuées entre les alliés, et servirent de pâture aux corneilles au-dessus des portes de leurs châteaux. Ceux qui échappèrent au carnage cherchèrent une retraite plus sûre dans des endroits plus éloignés. — À droite, contre-marche et à vos premières places, » dit le capitaine Dalgetty, la dernière phrase de lord Menteith lui faisant prononcer cette formule de commandement militaire correspondante, et se levant, il assura qu’il avait été très-attentif à tout ce qui avait été dit.

Sans s’inquiéter de son apologie, lord Menteith continua : C’est la coutume en été d’envoyer les vaches aux pâturages dans les montagnes, afin qu’elles puissent paître l’herbe nouvelle, et les filles du village et les servantes s’y rendent pour les traire soir et matin. Un jour que les servantes de cette maison étaient occupées de ce travail, elles s’aperçurent, à leur grande terreur, que leurs mouvements étaient surveillés à quelque distance par une figure pâle, maigre et grande, qui avait une étonnante ressemblance avec leur maîtresse défunte, et qu’elles prirent naturellement pour son ombre. Quelques-unes des plus hardies résolurent d’aborder cette forme flétrie ; mais, à leur approche, elle s’enfuit dans le bois en poussant des cris sauvages. Le mari, informé de cette circonstance, se rendit dans le vallon avec quelques serviteurs, et prit si bien ses mesures qu’il coupa la retraite à cette infortunée fugitive, et s’assura de la personne de sa malheureuse femme. Son esprit était totalement dérangé. Comment elle avait vécu pendant tout le temps qu’elle erra dans le bois, c’est ce qu’on ne put savoir ; quelques-uns supposèrent qu’elle s’était nourrie de racines et de fruits sauvages, dont les bois sont remplis dans cette saison ; mais la majeure partie du vulgaire voulut qu’elle eût vécu seulement du lait des brebis sauvages, ou qu’elle eût été nourrie par des fées, ou de toute autre manière également merveilleuse. Sa réapparition était plus facile à expliquer ; elle avait vu, des buissons où elle se cachait, les servantes traire les vaches : surveiller cet ouvrage avait été autrefois son occupation favorite, et l’habitude l’avait emporté sur l’état dérangé de son esprit.

« Cette femme infortunée accoucha à terme d’un garçon qui non seulement ne paraissait pas avoir souffert des malheurs de sa mère, mais qui semblait être un enfant d’une force et d’une santé peu commune. Après ses couches, la malheureuse mère recouvra sa raison, du moins en grande partie, mais jamais sa gaieté et sa santé. Allan était sa seule joie. Elle veillait sur lui avec une sollicitude qui ne se démentit jamais ; et, sans aucun doute, elle imprima dans son jeune esprit bon nombre de ces idées superstitieuses qu’un caractère rêveur et enthousiaste le disposait si bien à recevoir. Il avait environ dix ans lorsqu’il la perdit. Ses dernières paroles furent pour lui ; elle les lui adressa en particulier ; mais on ne peut douter qu’elles ne continssent un ordre de la venger des Enfants du Brouillard, ordre qui ne fut que trop bien exécuté.

« Depuis ce moment les habitudes d’Allan Mac-Aulay changèrent totalement. Jusque-là il avait constamment tenu compagnie à sa mère, écoutant ses songes, lui racontant les siens, et nourrissant son imagination, qui probablement était déjà dérangée par les circonstances qui précédèrent sa naissance, de ces farouches et terribles superstitions si communes aux montagnards, et auxquelles sa mère était devenue plus accessible depuis la mort de son frère. En vivant de cette manière, l’enfant était devenu farouche et timide ; il avait l’air égaré, aimait à se cacher dans les solitudes du bois, et n’était jamais plus effrayé que par l’approche d’un enfant de son âge. Je me rappelle que dans une visite que mon père fit au château, il m’amena avec lui, et quoique plus jeune qu’Allan, je n’ai jamais pu oublier l’étonnement avec lequel je vis cet enfant sauvage éviter toutes les tentatives que je faisais pour l’engager dans les jeux naturels de notre âge. Je me souviens aussi que son père comparait son caractère au mien, et disait en même temps qu’il lui était impossible de retirer à sa femme la société de cet enfant qui semblait être pour elle la seule consolation qui lui restât sur la terre, et que le charme qu’elle trouvait dans la compagnie d’Allan paraissait prévenir le retour, au moins dans toute sa force, de cette terrible maladie qu’elle avait déjà eue.

« Mais après la mort de sa mère, les habitudes et les manières de l’enfant changèrent tout à coup. Il est vrai qu’il resta pensif et sérieux comme auparavant ; et de longs accès de silence et de rêverie montraient clairement que sous ce rapport son caractère n’était nullement changé. Cependant il se rendait quelquefois aux rendez-vous de la jeunesse du clan, que jusqu’ici il avait paru éviter avec tant de soin ; il prenait part à leurs exercices, et, par sa force corporelle extraordinaire, il surpassa bientôt son frère et les autres jeunes gens d’un âge même beaucoup plus avancé que lui. Ceux qui jusqu’alors l’avaient méprisé, le craignaient maintenant s’ils ne l’aimaient pas ; et au lieu de regarder Allan comme un garçon rêveur, efféminé, et d’un esprit faible, ceux qui étaient en relation avec lui dans les jeux ou les exercices militaires, se plaignaient de ce que, échauffé par le combat, il était trop porté à prendre le jeu au sérieux, et à oublier qu’il faisait seulement avec un ami l’essai de ses forces. — Mais je parle à des oreilles sourdes, » dit lord Menteith en s’interrompant, car le nez du capitaine faisait alors entendre d’une manière indubitable qu’il était plongé dans les bras du sommeil. — Si vous parlez des oreilles de ce pourceau qui ronfle, milord, dit Anderson, elles sont, il est vrai, faites pour tout ce que vous direz ; néanmoins cette chambre étant convenable pour un entretien particulier, j’espère que vous aurez la bonté de continuer pour Sibbald et pour moi. Il y a quelque chose d’attachant et de farouche dans l’intérêt qu’inspire l’histoire de ce pauvre jeune homme.

« Vous saurez donc, reprit lord Menteith, qu’Allan continua à augmenter en force et en agilité jusqu’à sa quinzième année : vers cette époque, il prit un caractère tout à fait indépendant ; il supportait impatiemment les remontrances, et son père, qui vivait encore, en fut très-alarmé. Il s’absentait des jours et des nuits entières, errant dans les bois sous prétexte de chasser, quoiqu’il ne rapportât jamais aucun gibier. Son père en était d’autant plus effrayé, que les Enfants du Brouillard, encouragés par les troubles croissants de l’état, s’étaient hasardés à revenir dans leur ancien repaire, et qu’il ne pensait pas qu’il fût prudent de renouveler une attaque contre eux. Le danger que courait Allan dans ses excursions d’éprouver les effets de la vengeance de ces brigands, était un sujet continuel de craintes.

« J’étais moi-même au château lorsque la crise arriva. Allan courait les bois depuis le point du jour, et je l’avais cherché en vain ; la nuit était déjà bien noire, et il ne revenait pas. Son père exprimait toute son inquiétude, il parlait d’envoyer au point du jour à sa recherche, lorsque, au moment où nous nous mettions à table pour souper, la porte s’ouvrit tout à coup, et Allan entra dans la chambre d’un air fier, ferme et confiant ; son caractère intraitable aussi bien que l’état dérangé de son esprit avaient une telle influence sur son père, qu’il ne lui exprima son déplaisir qu’en lui faisant observer que j’avais tué un daim gras, et que j’étais revenu avant le coucher du soleil, tandis qu’il supposait que lui, Allan, qui avait été sur la montagne jusqu’à minuit, était revenu sans gibier. — « Êtes-vous sûr de cela ? » dit Allan fièrement ; « voici quelque chose qui va vous faire changer de langage ! »

« Nous remarquâmes alors que ses mains étaient ensanglantées, et qu’il y avait des traces de sang sur son visage. Nous attendions la solution de ce problème avec impatience, lorsque tout à coup, dénouant le coin de son plaid, il fit rouler sur la table une tête humaine ensanglantée et fraîchement coupée, disant en même temps : « Reste sur cette table où la tête d’un meilleur homme fut placée avant toi. » À ces traits sauvages, à ces cheveux roux, à cette barbe en partie grisonnée par l’âge, son père et ceux qui étaient présents reconnurent la tête d’Hector du Brouillard, un chef bien connu de ces brigands, redouté par sa force et sa férocité, qui avait pris une part active au meurtre du malheureux gardien de la forêt, et qui s’était échappé, par sa bravoure désespérée et son agilité extraordinaire, lorsque tous ses compagnons avaient été mis à mort. Nous fûmes tous, il faut le dire, frappés de surprise : mais Allan refusa de satisfaire notre curiosité, et nous conjecturâmes seulement qu’il avait tué son ennemi après un combat opiniâtre, car nous découvrîmes qu’il avait reçu plusieurs blessures dans le combat. On prit alors toutes les mesures pour le mettre à l’abri des vengeances de cette race ; mais ni ses blessures, ni les ordres positifs de son père, ni même la précaution qu’on prit de fermer les portes du château et celles de sa chambre, ne purent empêcher Allan d’aller à la recherche des êtres qu’il poursuivait particulièrement. Il s’échappa la nuit par la fenêtre de sa chambre, en se riant des vaines précautions de son père. Il apporta un jour la tête d’un Enfant du Brouillard, et une fois encore celles de deux autres. À la fin, ces hommes, tout braves qu’ils étaient, s’effrayèrent de l’audace et de l’animosité invétérée avec lesquelles Allan les poursuivait dans leurs retraites. Comme il n’hésitait jamais à les attaquer, quel que fût leur nombre, ils conclurent qu’il portait un charme, ou qu’il combattait sous la protection de quelque influence surnaturelle.

« Ni fusil, ni dirk, ni dourlach, disaient-ils, ne peuvent rien contre lui. Ils attribuaient cela aux circonstances remarquables de sa naissance, si bien que cinq ou six des plus braves de ces catérans highlanders auraient fui à la voix d’Allan, ou au son du cor qu’il portait. Dans le même temps, cependant, ils reprirent leur ancienne habitude, et firent aux Mac-Aulay, à leurs alliés et à leurs parents, tout le mal qu’ils purent. Cela provoqua une autre expédition contre la tribu, à laquelle je pris part. Nous les surprîmes en nous emparant à la fois des passages supérieurs et inférieurs du pays, comme c’est d’usage en pareil cas. Nous mîmes tout à feu et à sang devant nous. Dans cette terrible guerre, les femmes elles-mêmes, et ceux qui ne pouvaient porter les armes, n’échappaient pas toujours à la mort. Une petite fille seule, qui sourit à Allan au moment qu’il tenait le dirk levé sur elle, désarma sa vengeance. D’après mes pressantes sollicitations, elle fut amenée au château, et élevée sous le nom d’Annette Lyle, et c’est la plus jolie fée qui ait jamais dansé sur la bruyère au clair de la lune.

Il se passa un long temps avant qu’Allan pût souffrir la présence de cette enfant. Enfin il s’imagina, peut-être d’après ses traits, qu’elle n’était pas du sang odieux de ses ennemis, mais qu’ils l’avaient enlevée dans quelques-unes de leurs incursions ; circonstance qui n’est pas impossible en elle-même, mais à laquelle il croit aussi fermement qu’à l’Écriture sainte. Il est surtout charmé par son talent pour la musique, qui est si parfait, qu’elle surpasse de beaucoup les meilleurs joueurs de harpe ou de clairshach de la contrée. On découvrit qu’elle produisait sur l’esprit troublé d’Allan, dans ses sombres rêveries, un effet bienfaisant, semblable à ceux qu’éprouvait autrefois le roi juif ; et le caractère d’Annette Lyle est si charmant, sa gaieté et son innocence sont si enchanteresses, qu’elle est regardée et considérée dans le château, plutôt comme la sœur du laird que comme une femme qu’il nourrit par charité. En vérité, il est impossible de la voir sans se sentir profondément ému par son ingénuité, sa douceur et sa gentillesse. — Prenez garde, milord, » dit Anderson en riant, « il y a du danger à exagérer un pareil éloge ; Allan Mac-Aulay, comme Votre Seigneurie le disait fort bien, ne serait pas un rival très-sûr. — Bah ! bah ! » dit lord Menteith, riant et rougissant en même temps, « Allan n’est pas accessible à la passion de l’amour ; et pour moi, ajouta-t-il plus gravement, la naissance inconnue d’Annette est une raison suffisante contre tout projet sérieux, et son état d’orpheline sans appui me défend de penser à tout autre. — C’est parler comme vous le devez, milord. Mais j’espère que vous continuerez votre intéressante histoire. — Elle est presque finie ; j’ai seulement à ajouter que, d’après la grande force et le courage d’Allan Mac-Aulay ; d’après son caractère énergique et intraitable, et l’opinion généralement établie, et encouragée par lui-même, qu’il a des communications avec les êtres surnaturels, et qu’il peut prédire l’avenir, le clan a pour lui plus de déférence que pour son frère lui-même, qui est un Highlander courageux, mais qui ne peut lui être comparé en rien. — Un tel caractère, dit Anderson, ne peut que produire le plus grand effet sur les esprits des montagnards. Il faut nous assurer d’Allan à tout événement, milord. Par sa bravoure et sa seconde vue… — Silence ! dit lord Menteith, la chouette s’éveille. — Ne parlez-vous pas de seconde vue, deuteroscopia ? dit le soldat ; je me rappelle que l’illustre major Monro me dit que Murdoch Makenzie, né à Assint, volontaire dans la compagnie, et joli soldat, avait prédit la mort de Donald Tough, du Lochaber, et d’autres, aussi bien que la blessure du major Aufanant, pendant le siège de Stralsund. — J’ai souvent entendu parler de cette faculté, observa Anderson, mais j’ai toujours pensé que ceux qui prétendaient l’avoir, étaient ou des enthousiastes ou des imposteurs. — Il ne me convient pas, dit lord Menteith, d’appliquer une de ces deux épithètes à mon parent Allan Mac-Aulay. Il a montré en plusieurs occasions trop de raison et de bon sens, et vous en avez eu une preuve ce soir, pour le traiter de fanatique ; et ses nobles sentiments, son mâle caractère, l’exemptent du reproche d’imposture. — Votre Seigneurie, dit Anderson, croit donc à ces attributs surnaturels ? — Nullement, dit le jeune noble : je pense qu’il se persuade à lui-même que ses prédictions, qui sont en réalité le résultat du jugement et de la réflexion, sont le résultat d’impressions surnaturelles, comme les fanatiques pensent que les rêves de leur cerveau sont une inspiration divine. Du moins, si cette explication ne vous suffit pas, Anderson, je n’en ai pas de meilleure à vous donner. Et il est temps de nous reposer après les fatigues du voyage d’aujourd’hui. »



CHAPITRE VI.

anette lyle.


Les événements futurs jettent leur ombre en avant.
Campbell.


Les hôtes du château se levèrent le matin de bonne heure ; après un instant de conversation particulière avec ses domestiques, lord Menteith s’adressa au soldat, qui, assis dans un coin, polissait sa cuirasse avec de la pierre ponce et un morceau de peau de chamois, tandis qu’il fredonnait une chanson en l’honneur du victorieux Gustave-Adolphe :

« Lorsque le canon gronde et que le boulet vole,
Le brave voit la mort comme un objet frivole. »

« Capitaine Dalgelty, dit lord Menteith, le moment est arrivé où il faut nous séparer, ou devenir compagnons d’armes. — Pas avant le déjeuner, j’espère, dit le capitaine. — Je pensais, répliqua lord Menteith, que la place était approvisionnée au moins pour trois jours. — J’ai encore des magasins de reste pour le bœuf et les gâteaux d’avoine, et je n’ai jamais manqué une occasion favorable de renouveler mes vivres. — Mais, dit lord Menteith, un général sage ne doit point souffrir qu’un parlementaire ou un corps neutre reste dans son camp plus long-temps que la prudence ne le permet. Ainsi donc nous devons connaître vos intentions, et, selon le parti que vous prendrez, nous vous donnerons un sauf-conduit pour vous retirer en liberté, ou vous serez le bienvenu parmi nous. — En vérité, puisque c’est ainsi, je ne chercherai point à retarder la capitulation en feignant de parlementer ; ruse excellente qui fut employée par sir James Ramsay au siège de Hanau, en l’an de grâce 1636 ; mais je vous avouerai franchement que, si j’aime autant votre paie que votre provende et votre compagnie, je ne serai pas long à prêter serment à votre étendard. — Notre paie sera bien mince, quant à présent, puisqu’elle provient des fonds communs qu’ont versés le petit nombre d’entre nous qui peuvent disposer de quelques richesses ; avec le grade de major et d’adjudant, je ne puis vous promettre, capitaine Dalgetty, plus d’un demi-dollar par jour. — Que le diable emporte les demies et les quarts ! Pour mon choix, je ne consentirai pas plus à partager un dollar que la femme du jugement de Salomon ne consentit à voir partager en deux le fruit de ses entrailles. — La comparaison ne vaut rien, capitaine, car je pense que vous consentirez à partager le dollar plutôt qu’à l’abandonner tout entier à votre adversaire. Cependant, en forme d’arriéré, je vous promets que l’autre demi-dollar vous sera payé à la fin de la campagne. — Ah ! ces arriérés, on vous les promet toujours, et on n’en touche jamais rien ! En Espagne, en Autriche, en Suède, c’est toujours la même chanson. Oh ! vivent les Hollandais ! s’ils ne sont ni officiers, ni soldats, ils sont au moins bons payeurs. Et cependant, milord, si je pouvais être sûr que l’héritage de mes pères, la terre de Drumthwacket, est tombé entre les mains d’un de ces brigands de covenantaires, dont on pourrait, en cas de succès de notre parti, faire un traître, j’ai tant d’amour pour ce lieu charmant et fertile, que je m’engagerais avec vous pour la campagne. — Je puis éclaircir les doutes du capitaine, dit Sibbald, le second domestique de lord Menteith, car si son domaine de Drumthwacket est, comme je le suppose, la longue et déserte bruyère ainsi appelée qui est à cinq milles d’Aberdeen, je puis lui certifier qu’il a été dernièrement acheté par Élie Strachan, un des plus grands rebelles qui aient jamais juré le Covenant. — Le chien aux oreilles droites ! s’écria le capitaine avec fureur : qui diable lui a donné l’audace d’acheter l’héritage appartenant à une famille depuis quatre cents ans ? Cynthius aurem vellet, comme nous disions au collège Mareschal, c’est-à-dire, je le jetterai hors la maison de mon père par les oreilles. Ainsi donc, lord Menteith, je suis à vous main et épée, corps et âme, jusqu’à ce que la mort nous sépare, ou jusqu’à la fin de la campagne, quoi qu’il arrive. — Et moi, dit le jeune noble, je vais sceller le marché en vous avançant un mois de solde. — C’est plus qu’il ne faut, » dit Dalgetty en mettant néanmoins l’argent dans sa poche. » Mais maintenant je vais descendre pour voir s’il ne manque rien à mes harnais et à mon équipement, si Gustave a son déjeuner, et lui dire que nous avons pris du service. »

« Voilà donc votre précieuse recrue ! » dit lord Menteith à Anderson lorsque le capitaine eut quitté la chambre « je crains bien qu’il ne nous soit pas d’une grande utilité. — C’est un homme de l’époque, répliqua Anderson ; et sans de tels alliés, nous ne pourrions mettre à fin notre entreprise. — Descendons, répondit lord Menteith, et voyons ce qui est arrivé, car j’entends beaucoup de bruit dans le château. »

Lorsqu’ils entrèrent dans la grande salle, les domestiques se tinrent respectueusement derrière leur maître, et les salutations du matin eurent lieu entre lord Menteith, Angus Mac-Aulay et ses hôtes anglais, tandis qu’Allan, assis sur le même siège qu’il avait occupé le soir précédent, ne faisait attention à rien.

Le vieux Donald accourut en toute hâte dans l’appartement. « Voici un message de la part de Vich Alister More ; il arrivera ce soir. — Avec combien d’hommes ? — Environ vingt-cinq ou trente, sa suite ordinaire. — Jetez une grande quantité de paille dans la grande grange, » dit le laird.

Au même instant, un autre domestique entra précipitamment dans la salle, annoncer que sir Hector Mac-Lean qu’on attendait arrivait avec une suite nombreuse.

« Mettez-les dans la brasserie, dit Mac-Aulay ; il faut établir entre eux et les Mac-Donald cette séparation, car ils ne sont rien moins qu’amis. »

Donald entra de nouveau ; son visage était singulièrement allongé. « Le diable s’en mêle, dit-il ; tous les Highlands sont en route, je pense, car Evan Dhu de Lochiel sera ici dans une heure avec Dieu sait combien de montagnards. — Dans la grande grange avec les Mac-Donald, » dit le laird.

On continua d’annoncer l’arrivée de plusieurs chefs ; le moindre d’entre eux aurait cru déroger à sa dignité, s’il n’était arrivé avec une suite de six ou sept hommes. À chaque nouvelle arrivée, Angus Mac-Aulay répondait en désignant quelque lieu pour les établir : l’écurie, le grenier, la vacherie, les bergeries, chaque bâtiment fut destiné cette nuit au logement des hôtes auxquels on accordait l’hospitalité. Enfin Mac-Donald de Lorn arriva après qu’Angus eut épuisé toutes ses ressources, ce qui le mit dans l’embarras. « Que diable faire, Donald ? dit-il : la grande grange en contiendrait cinquante au plus, s’ils voulaient se coucher les uns sur les autres ; mais il y aurait des dirks tirés parmi eux pour savoir ceux qui seraient au-dessus, et il y aurait indubitablement du sang répandu avant le point du jour. — Que signifie tout cela ! » dit Allan en se levant brusquement et en s’élançant avec cette farouche précipitation qui lui était habituelle ; « les Gaëls d’aujourd’hui ont-ils donc la chair plus délicate et le sang plus blanc que leurs pères ? Défoncez un tonneau d’usquebaugh pour les désaltérer cette nuit ; leurs plaids seront leurs couvertures, le ciel bleu le dais de leurs lits, et la bruyère leur couche. Qu’il en vienne mille de plus, et il ne se querelleront pas sur la vaste bruyère à défaut de place. — Allan a raison, dit son frère ; il est extraordinaire qu’un homme, qui, entre nous, dit-il à Musgrave, est un peu fou, semble parfois avoir plus de raison que nous tous ensemble : observez-le maintenant. — Oui, » continua Allan en attachant sur le mur opposé ses regards terribles et effarés, « ils peuvent commencer comme ils doivent finir. Plus d’un homme dormira cette nuit sur la bruyère, qui, lorsque le vent de la Saint-Martin[49] soufflera, y restera couché nu comme la main, et s’inquiétera fort peu du froid ou du manque d’habillements. — Ne parlez pas ainsi, mon frère, dit Angus ; cela ne présage rien d’heureux. — Et quel bonheur attendez-vous donc ? » dit Allan, dont les yeux paraissaient sortir de leur orbite : en prononçant ces paroles il tomba dans les bras de Donald et de son frère, qui, connaissant la nature de sa maladie, s’étaient approchés pour le retenir dans sa chute ; ils l’assirent sur un banc, et le soutinrent jusqu’à ce qu’il eût repris ses sens et qu’il fût en état de parler.

« Pour l’amour de Dieu, Allan, lui dit son frère, qui savait l’impression que ses paroles mystérieuses produiraient sur l’esprit de ses hôtes, ne dites rien pour nous décourager. — Est-ce donc moi qui vous décourage ? que chacun supporte sa destinée comme moi. Ce qui doit arriver arrivera ; et nous passerons avec bravoure, à travers bien des champs de victoire, avant d’arriver à cette fatale place de massacre, ou avant de monter sur ces échafauds tendus de noir. — De quelle place voulez-vous parler ? quels échafauds ? » s’écrièrent plusieurs voix : tant il est vrai que la réputation d’Allan était généralement établie chez les Highlanders !

« Vous ne le connaîtrez que trop tôt, répondit-il. Ne me parlez plus ; vos questions me fatiguent. » En même temps il porta la main à son front, appuya son coude sur son genou, et resta plongé dans une profonde rêverie.

« Allez chercher Annette Lyle, avec sa harpe, dit Angus à voix basse à son domestique ; et que ces messieurs me suivent, s’ils ne craignent point un déjeuner des Highlands. »

Tous accompagnèrent le laird hospitalier, excepté lord Menteith, qui resta seul dans une des embrasures des fenêtres de la salle. Un instant après, Annette Lyle entra dans la chambre, et ce n’était pas à tort que le lord Menteith, l’avait comparée à la fée la plus légère et la plus gracieuse qui eût jamais foulé le gazon au clair de la lune. Sa taille, bien au-dessous de celle ordinaire, lui donnait l’apparence d’une grande jeunesse, au point que, bien qu’elle n’eût que dix huit ans, elle aurait pu passer pour en avoir quatre de moins. Sa figure, ses mains, ses pieds étaient d’une symétrie si parfaite avec la petitesse et la délicatesse de sa taille, que Titania[50] eût à peine trouvé une mortelle plus digne de la représenter. Sa chevelure était d’un blond un peu foncé, ses tresses bouclées étaient admirablement d’accord avec son joli teint et avec l’expression de joie et d’innocence qui se peignait dans ses traits. Lorsque nous aurons ajouté à ces charmes, qu’Annette, tout orpheline qu’elle était, semblait la plus gaie et la plus heureuse, des filles, le lecteur croira aisément qu’elle excitait l’intérêt chez presque tous ceux qui la voyaient. En effet, il était impossible de trouver un assemblage plus complet de perfections, et elle paraissait parmi les grossiers habitants du château, comme Allan lui-même dans son enthousiasme poétique le disait, semblable à un rayon de soleil sur une mer sombre, communiquant aux autres la gaieté qui remplissait son esprit.

Annette, telle que nous venons de la dépeindre, sourit et rougit lorsque, en entrant dans la salle, lord Menteith sortit de l’endroit où il s’était retiré et vint lui souhaiter affectueusement le bonjour.

« Bonjour, milord, » lui répondit-elle en tendant la main à celui qu’elle nommait son ami ; « nous vous avons vu bien rarement au château ces derniers temps. Et je crains que vous n’y veniez pas aujourd’hui dans des vues pacifiques. — Du moins, Annette, dit lord Menteith, que je n’interrompe point votre musique par mon arrivée, quoiqu’elle puisse exciter du trouble ailleurs. Mon cousin Allan réclame le secours de votre voix et de votre harpe. — Mon sauveur, dit Annette Lyle, a droit à mes pauvres talents : et vous aussi, milord, vous aussi vous êtes mon sauveur ; vous avez mis le plus grand empressement à sauver une vie qui serait tout à fait inutile si elle ne pouvait servir à mes protecteurs. »

À ces mots, elle s’assit à peu de distance sur le banc où était placé Allan Mac-Aulay, et accordant son clairshach, ou petite harpe d’environ trente pouces de haut, elle s’accompagna en chantant. L’air était une ancienne mélodie gaélique, et les paroles, qu’on supposait très-anciennes, étaient dans le même langage. Mais nous en joignons une traduction par Secundus Mac Pherson, esq. de Glenforgen ; et quoique soumise aux entraves du rhythme anglais, nous assurons qu’elle approche autant de l’original que la traduction d’Ossian par son célèbre homonyme Mac Pherson.


le réveil.

Oiseaux de sinistre présage,
Chauve-souris, âpres corbeaux,
Laissez l’homme en proie à ses maux
Garder ses rêves en partage.
Toute la nuit vos cris affreux
Ont troublé sa pénible veille.
Hâtez-vous quand l’aube s’éveille,
Et dans vos antres ténébreux
Fuyez, afin que mon oreille
Entende, au lieu de la corneille,
L’alouette et ses chants heureux.

Courez à vos rochers stériles,
Loups dévorants, rusés renards ;
Ne détournez point vos regards,
Quoique de leurs mères tranquilles
Les agneaux, près d’elles épars,
Tettent les mamelles fertiles :
Serrez la queue, et sauvez-vous.
Avec la nuit sombre s’envole
Votre sûreté contre nous ;
Et du chasseur qui vous désole
Vous allez ressentir les coups.

Le pâle croissant de la lune
Brille à peine ; comme au matin,
Apparaît une ombre importune :
Éloignez-vous, peuple lutin,
Qui la nuit, dans son infortune,
Égarez l’humble pèlerin.
Sur la mobile fondrière,
Kelpy trompeur, éteins tes feux ;
Ta danse est finie, et nos yeux
Du soleil ont vu la lumière
De nos Grampiass sourcilleux[51]
Redorer le front solitaire.

Tristes pensers, effroi du cœur.
Qui du sommeil troublez l’empire.
Fuyez l’asile du bonheur
Comme le brouillard se retire
À l’aspect du jour bienfaiteur.
Disparais, sorcière livide.
Dont l’art énerve tous nos sens ;
De tes éperons frémissants
Presse ton palefroi rapide ;
Tu ne peux plus, et tu le sens,
Devant l’astre aux rayons brûlants
Offrir ton image perfide.


À mesure qu’Annette chantait, les signes d’Allan Mac-Aulay faisaient connaître qu’il recouvrait peu à peu sa présence d’esprit, et qu’il prêtait attention aux objets qui l’entouraient. Les rides profondes qui sillonnaient son front s’effacèrent et disparurent d’elles-mêmes ; et le reste de sa figure, qui semblait contractée par une agonie intérieure, reprit son état naturel. Lorsqu’il leva sa tête et se redressa sur son siège, sa figure, quoique encore profondément mélancolique, n’avait plus un caractère sombre et féroce. Sans être beaux, lorsqu’ils étaient tranquilles, ses traits avaient une expression frappante, mâle et même noble. Ses sourcils bruns et épais, qui jusqu’alors s’étaient contractés, étaient maintenant séparés comme dans l’état naturel, et ombrageaient ses yeux gris qui, cessant de rouler dans leur orbite et de lancer des éclairs d’une manière terrible et surnaturelle, n’exprimèrent plus que la fermeté et la résolution.

« Grâce à Dieu, » dit-il après un silence de quelques minutes, et seulement lorsqu’il eut entendu les derniers sons de la harpe, « mon âme n’est plus dans les ténèbres, le brouillard s’est éloigné de mon esprit ! — Vous devez des remercîments à Annette Lyle, cousin Allan, dit lord Menteith, non moins qu’au ciel, pour cet heureux changement qui s’est opéré dans vos idées mélancoliques. — Mon noble cousin Menteith, » dit Allan en se levant et le saluant avec autant de respect que d’amitié, « connaît depuis si long-temps mon malheureux sort, que dans sa bonté il ne demandera pas que je lui fasse les excuses d’avoir été si long-temps à lui dire qu’il était le bienvenu au château. — Nous sommes de trop vieilles connaissances, Allan, et de trop francs amis, pour observer le cérémonial qui convient à des étrangers ; mais la moitié des Highlands sera ici aujourd’hui, et vous savez que la politesse ne doit pas être négligée avec nos chefs montagnards. Que donnerez-vous à la petite Annette pour vous avoir mis en état de tenir convenablement compagnie à Evan Dhu et à je ne sais combien d’autres ? — Ce qu’il me donnera ? » dit Annette en souriant ; « rien moins, je l’espère, que le plus beau ruban qu’il trouvera à la foire de Doune[52]. — La foire de Doune, Annette ? » dit Allan d’un ton de chagrin : « il y aura du sang de répandu avant ce jour, et je ne le verrai jamais ; mais vous m’avez rappelé ce que j’ai l’intention de faire depuis long-temps. »

À ces mots il quitta la chambre.

« S’il parle long-temps ainsi, dit lord Menteith, vous ferez bien d’accorder votre harpe, ma chère Annette. — J’espère que non, » dit Annette avec inquiétude ; « cette crise a été longue, et probablement elle ne se renouvellera pas de sitôt. Il est malheureux de voir un esprit naturellement généreux et bon, affligé de cette maladie. »

Comme elle parlait à voix basse, et d’une manière confidentielle, lord Menteith s’approcha et se pencha vers elle pour mieux saisir le sens de ce qu’elle disait. Entendant tout à coup entrer dans l’appartement, ils s’éloignèrent l’un de l’autre ; mais ce mouvement, qui semblait dicté par leur conscience, comme s’ils eussent été surpris dans un entretien qu’ils voulaient lui cacher, n’échappa pas à l’œil d’Allan ; il s’arrêta aussitôt, ses sourcils se contractèrent, ses yeux roulaient dans leurs orbites ; mais son accès ne dura qu’un instant. Il passa sa main large et nerveuse sur son front, comme pour effacer ces signes d’émotion, et, s’avançant vers Annette Lyle, tenant dans sa main une petite boîte de bois de chêne d’une incrustation curieuse : « Je vous prends à témoin, dit-il, cousin Menteith, que je donne cette boîte et ce qu’elle contient à Annette Lyle. Elle renferme quelques ornements qui ont appartenu à ma pauvre mère ; ils ne sont pas d’une grande valeur, vous devez le savoir, car la femme d’un laird des Highlands a rarement un riche écrin de bijoux. — Mais ces ornements, » dit Annette Lyle en refusant la boîte d’un air charmant et timide, « appartiennent à la famille, je ne puis les accepter. — Ils n’appartiennent qu’à moi, Annette, » dit Allan en l’interrompant. « C’est le legs que ma mère m’a fait à son lit de mort. C’est tout ce que j’ai à moi, avec ma claymore et mon plaid. Ainsi acceptez-les ; ce sont des bijoux qui n’ont pour moi aucune valeur, prenez-les pour l’amour de moi, je ne reviendrai jamais de cette guerre. »

En parlant ainsi, il ouvrit l’écrin et le présenta à Annette. « S’ils ont quelque valeur, employez-les à vos besoins lorsque cette maison aura été consumée par le feu de l’ennemi et qu’elle ne pourra plus vous servir d’abri ; mais portez une bague en mémoire d’Allan, qui a fait, pour mériter votre tendresse, sinon tout ce qu’il a voulu, du moins tout ce qu’il a pu. »

Annette s’efforça, mais en vain, de retenir ses larmes, et elle lui répondit : « Oui, Allan, j’accepterai une bague comme un souvenir de votre bonté envers une pauvre orpheline ; mais ne me pressez pas davantage ; je ne puis, je ne veux accepter un don d’une valeur si considérable. — Choisissez donc, dit Allan ; votre délicatesse peut être bien fondée : ces autres prendront une forme sous laquelle ils pourront vous être utiles. — Ne pensez pas à cela, » dit Annette en choisissant la bague qui avait le moins de valeur ; « gardez-les pour votre fiancée ou pour celle de votre frère. Mais grand Dieu ! » dit-elle en s’interrompant, « quelle bague ai-je donc choisie ? »

Allan se hâta de la regarder avec une sombre appréhension ; elle portait en émail une tête de mort au-dessus de deux poignards en croix. Lorsque Allan eut reconnu la devise, il poussa un soupir si profond, qu’Annette laissa échapper la bague qu’elle tenait ; elle roula sur le plancher ; lord Menteith la ramassa, et la rendit à Annette qui n’était pas encore revenue de sa frayeur.

« Je prends Dieu à témoin, dit Allan, que c’est votre main, milord, et non la mienne, qui lui a rendu ce présent de mauvais augure. C’était la bague de deuil que ma mère portait en mémoire de son frère assassiné. — Je ne crains pas les présages, » dit Annette, un sourire venant se mêler à ses larmes ; « et rien de ce qui me vient des mains de mes deux protecteurs (c’est ainsi qu’elle avait coutume d’appeler lord Menteith et Allan) ne peut porter malheur à la pauvre orpheline.

Elle mit la bague à son doigt, et accordant sa harpe, elle chanta sur un air très-gai les vers suivants d’une des chansons à la mode de cette époque, qui, avec toutes les grâces hyperboliques du temps du roi Charles, était parvenue de quelque mascarade de la cour jusque dans les sites sauvages du Perthshire :


Des astres que fait la présence ?
Sage amoureux, vous les voyez en vain ;
Ils n’auront aucune influence.
De la vieillesse et de l’adolescence
Voulez-vous lire le destin ?
Observez mon Hélène et son regard divin.

Téméraire astrologue, arrête !
Trop cher ce serait acheter
Une prescience indiscrète ;
Car chacun ne peut éviter
Le mal qu’au prochain il apprête.


« Elle a raison, Allan, dit lord Menteith ; et la fin de cette vieille chanson vaut tout ce que nous gagnerions à connaître l’avenir par vos efforts. — Elle a tort, milord, dit Allan d’une voix sévère ; et quoique vous traitiez si légèrement les avis que je vous ai donnés, vous ne vivrez probablement pas assez long-temps pour voir l’accomplissement de ce présage. Ne riez pas ainsi d’un air si méprisant, ajouta-t-il en s’interrompant lui-même ; ou plutôt riez aussi fort et aussi long-temps que vous le pourrez, car votre rire cessera avant peu. — Je fais peu attention à vos visions, Allan,… et quelque courte que doive être la durée de ma vie, l’œil d’un voyant[53] highlander ne peut voir où elle finira. — Pour l’amour du ciel, dit Annette Lyle en l’interrompant, vous connaissez son caractère, et qu’il ne peut endurer… — Ne craignez rien de moi, dit Allan brusquement ; mon esprit est à présent calme et tranquille. Mais quant à vous, jeune lord, dit-il en s’adressant à Menteith, mon œil vous a cherché dans les champs de bataille où les Highlanders et les Lowlanders sont étendus en aussi grand nombre que les freux perchés sur ces vieux arbres. » Et il montra du doigt un bouquet de bois qu’on apercevait de la fenêtre. « Mon œil vous y a cherché, mais vous n’y étiez pas ; il vous a cherché parmi la foule des captifs vaincus, désarmés, et traînés dans les prisons, dans d’anciennes forteresses grossièrement bâties, mais vous n’étiez pas dans leurs rangs ; j’ai vu les échafauds dressés, les billots préparés, la sciure de bois répandue, le prêtre avec son livre, le bourreau avec sa hache, et mon œil ne vous a pas non plus trouvé là. — C’est donc le gibet qui m’attend ? dit lord Menteith ; j’aurais désiré qu’ils m’épargnassent la corde, quand ce ne serait que pour l’honneur de la patrie. »

Il prononça ces paroles avec raillerie, mais non sans une sorte de curiosité et sans désirer d’avoir une réponse ; car l’envie de connaître l’avenir a souvent de l’influence, même sur les esprits de ceux qui ne croient pas à de telles prédictions.

« La manière dont vous terminerez vos jours, milord, ne sera point un déshonneur, ni pour votre nom, ni pour votre famille. Trois fois j’ai vu un Highlander plonger son dirk dans votre sein ; c’est ainsi que vous périrez. — Je souhaite que vous m’en fassiez le portrait, dit lord Menteith ; car je lui éviterai la peine d’accomplir votre prophétie, si son plaid n’est pas à l’épreuve de l’épée ou d’une balle de pistolet. — Vos armes, dit Allan, vous serviraient peu ; mais je ne puis vous donner les renseignements que vous me demandez. Le visage de la vision n’était pas tourné vers moi. — Eh bien soit ! dit lord Menteith, et laissons cela dans l’incertitude où votre présage l’a placé. Je n’en dînerai pas moins gaiement aujourd’hui au milieu de plaids, de dirks et de kilts. — Cela peut être, dit Allan, et peut-être aussi faites-vous bien de jouir de ces moments qui pour moi sont empoisonnés par la connaissance que j’ai des malheurs futurs. Mais je vous le répète, » continua-t-il en touchant la poignée du dirk qu’il portait, rappelez-vous que cette arme vous donnera la mort. — En attendant, dit lord Menteith, Allan, vous avez fait disparaître les couleurs d’Annette Lyle. Quittons cet entretien, mon ami, et allons voir ce que nous entendons tous deux également bien, les progrès de nos préparatifs militaires. »

Ils rejoignirent Angus Mac Aulay et ses hôtes anglais ; et dans la discussion qui s’engagea, Allan montra une clarté d’esprit, une force de jugement et une précision de pensée qui contrastaient singulièrement avec le jour mystérieux sous lequel son caractère a été vu jusqu’ici.






CHAPITRE VII.

le comte de montrose.


Lorsque Albin[54] indigné tire sa claymore, lorsque les chieftains coiffés de loques s’assemblent pour la défendre, on voit accourir l’intrépide clan Ranald et l’orgueilleux Moray, tous enveloppés dans leurs plaids de tartan et la tête surmontée d’un panache.
Campbell, Chant prophétique de Lochiel.


Quiconque eût vu ce matin-là le château de Darnlinvarach, aurait joui d’un spectacle magnifique et imposant à la fois.

Les différents chefs, suivis de leurs soldats, qui, malgré le nombre, ne composaient que leur suite ordinaire et leurs gardes du corps dans les occasions solennelles, vinrent saluer le maître du château, les uns avec une cordialité affectueuse, les autres avec une politesse hautaine et réservée, suivant l’état d’amitié ou de haine qui avait régné entre leurs clans. Chaque chef, malgré son peu d’importance relativement aux autres, montrait cependant le désir d’exiger d’eux la déférence due à un prince indépendant, tandis que les plus puissants et les plus forts, divisés entre eux par de récentes querelles ou d’anciennes haines, étaient forcés par politique d’avoir de grands égards pour les sentiments de leurs alliés les moins puissants, afin de les attacher, en cas de besoin, à leur intérêts et à leur étendard. Aussi cette assemblée de chefs highlanders ressemblait-elle assez à ces anciennes diètes de l’empire, où le moindre frey-graf[55] qui possédait un château perché sur un rocher stérile, entouré de quelques centaines d’acres de terre, réclamait les honneurs et le rang d’un prince souverain, et le droit de siéger parmi les dignitaires de l’empire.

La suite des différents chefs fut logée et placée séparément, autant que les chambres et les circonstances le permettaient ; chacun d’eux cependant conserva son henchmann[56] qui, ne quittant pas son maître plus que son ombre, se tenait toujours prêt à exécuter les ordres qu’il pourrait lui donner.

L’extérieur du château présentait un coup d’œil extraordinaire. Les Highlanders des îles, des vallons et des strath[57], se regardaient les uns les autres avec des yeux où brillaient la jalousie, une curiosité inquiète et une malveillance hostile. Mais ce qu’il y avait de plus étourdissant, du moins pour l’oreille des Lowlanders, était la musique des joueurs de cornemuse qui rivalisaient entre eux. Ces ménestrels guerriers, qui avaient chacun la plus haute opinion de la supériorité de sa tribu respective, et l’idée non moins orgueilleuse de l’importance de leur profession, jouèrent d’abord leurs divers pibrochs[58] sur le front de leur clan. À la fin cependant, comme les coqs de bruyères qui, pour parler le langage du chasseur, s’assemblent en troupes vers la fin de la saison, sont attirés par les chants de triomphe, ainsi les joueurs de cornemuses agitant leurs plaids et leurs tartans, de la même manière que les coqs hérissent leurs plumes, commencèrent par s’approcher les uns des autres, pour donner à leurs confrères un échantillon de leur talent. Arrivés à une distance convenable, et se lançant des regards où l’on pouvait distinguer l’orgueil et le défi, ils soufflèrent dans leurs instruments criards, chacun se démenant et jouant son air favori ; ils firent un tel tintamarre, que si un musicien italien eût été enterré même à dix milles de là, il serait ressuscité pour fuir cette musique.

Les chieftains, pendant ce temps, s’étaient assemblés en comité secret dans la grande salle du château. Parmi eux on voyait les plus puissants personnages des Highlands ; quelques-uns étaient attirés par amour pour la cause royale, et beaucoup par haine pour cette domination que le marquis d’Argyle exerçait sur ses voisins des Highlands, depuis qu’il avait une si grande influence dans le gouvernement. Cet homme d’état, il est vrai, quoique doué de beaucoup de talents et possédant un grand pouvoir, avait des défauts qui le rendaient impopulaire parmi les chefs highlanders. La dévotion qu’il professait était d’un caractère morose et fanatique ; son ambition paraissait insatiable, et les chefs inférieurs se plaignaient de son manque de bonté et de libéralité. Ajoutez à cela que, quoique Highlander et d’une famille distinguée par sa valeur, avant et après cette époque, Gillespie Grumach[59] (c’était la distinction personnelle qu’il avait dans les Highlands, où les titres d’honneur sont inconnus) passait plutôt pour un homme de guerre. Lui et sa tribu étaient particulièrement en querelle avec les Mac Léans, deux familles nombreuses qui, quoique divisées par d’anciennes haines, avaient la même horreur pour les Campbells, ou, comme on les appelait pour les enfants de Diarmid.

Pendant quelque temps les chefs assemblés gardèrent le silence, attendant que quelqu’un prît la parole sur le motif de leur réunion. À la fin, l’un des plus puissants ouvrit la diète par ces mots : « Nous avons été appelés ici, Mac-Aulay, pour débattre des matières importantes sur les affaires du roi et de l’état, et nous demandons à savoir qui nous les expliquera. »

Comme ce n’était point par l’éloquence que brillait Angus, il exprima son désir que lord Menteith ouvrît le conseil, et ce fut avec autant de modestie que de noblesse que le jeune lord leur dit qu’il eût souhaité que ce qu’il allait proposer fût venu d’une personne d’un caractère plus connu et mieux établi. Puisque cependant on lui avait cédé la parole, il annonçait aux chefs ici assemblés, que ceux qui voulaient secouer le joug indigne que le fanatisme s’efforçait d’imposer sur leurs têtes, n’avaient pas un moment à perdre. « Les covenantaires, dit-il, après avoir deux fois fait la guerre à leur souverain et lui avoir arraché chaque demande juste ou injuste qu’ils trouvaient à propos de lui faire ; après avoir vu leurs chefs comblés de dignités et de faveurs ; après avoir publiquement déclaré, lorsque le roi, au retour d’un voyage dans sa terre natale, était sur le point de repartir pour l’Angleterre, qu’il s’en retournait, roi content d’un peuple content ; après toutes ces protestations, dis-je, et sans même le prétexte d’un grief national, ces mêmes hommes, sur des soupçons et des doutes également déshonorants pour le prince, et qui n’ont aucun fondement en eux-mêmes, ont envoyé une forte armée au secours des rebelles d’Angleterre, dans une querelle où l’Écosse n’était pas plus intéressée que dans les guerres d’Allemagne. Il était heureux, ajouta-t-il, que l’empressement avec lequel cette trahison s’était exécutée eût aveuglé la junte qui avait usurpé le gouvernement d’Écosse, sur les dangers qu’elle paraissait courir ; L’armée qu’elle avait envoyée en Angleterre sous les ordres du vieux Leven comprenait les soldats vétérans, l’élite de ces armées qui avaient été levées en Écosse durant les deux premières guerres. »

Ici le capitaine Dalgetty s’apprêtait à se lever pour dire que beaucoup d’officiers vétérans formés dans les guerres d’Allemagne, étaient à sa connaissance, dans l’armée du comte de Leven. Mais Allan Mac-Aulay, le retenant d’une main sur son siège, et mettant le doigt sur ses lèvres, l’empêcha ainsi, non sans quelques difficultés, de prendre la parole. Le capitaine lui jeta un regard de mépris et d’indignation qui ne troubla nullement la gravité d’Allan, et lord Menteith continua sans aucune interruption.

« Le moment, dit-il, était le plus favorable pour tous les fidèles et loyaux Écossais de montrer que le reproche qu’avait dernièrement encouru leur pays ne devait s’adresser qu’à l’ambition et à l’égoïsme de quelques hommes turbulents et séditieux, ainsi qu’à l’absurde fanatisme qui, du haut de cinq cents chaires, s’était répandu comme un déluge sur les Lowlands d’Écosse. Il avait reçu des lettres du Nord, du marquis de Huntly, dont chaque chef séparément pourrait prendre connaissance. Ce gentilhomme, également loyal et formidable, était déterminé à employer toutes ses forces pour la cause commune, et le puissant comte de Seaforth était prêt à se ranger sous la même bannière. Il avait des nouvelles également décisives du comte d’Airly et des Ogilvies, dans l’Angusshire, et il n’y avait aucun doute que ces braves royalistes, qui monteraient à cheval avec les Hays, les Leiths et les Burnets, et d’autres loyaux gentilshommes, formeraient un corps plus que suffisant pour tenir en bride les covenantaires du Nord, qui avaient déjà eu des preuves de leur valeur dans la déroute bien connue sous le nom populaire du Trot de Turiff[60]. Au sud du Forth et du Tay, le roi avait bon nombre d’amis qui, fatigués des serments qu’on les forçait de prêter, des impôts dont on les frappait, des taxes exorbitantes injustement imposées et levées par la tyrannie du comité des états et l’insolence inquisitoriale des ministres presbytériens, attendaient seulement que la bannière royale fût déployée pour prendre les armes. Douglas, Traquair, Roxburg, Hume, tous dévoués à la cause royale, contre-balanceraient les forces des covenantaires du sud, et deux gentilshommes de nom et de rang, du nord de l’Angleterre, ici présents, leur répondaient du zèle du Cumberland, du Westmoreland et du Northumberland. À tant de braves gentilshommes les covenantaires du sud ne pouvaient opposer que des levées sans expérience, les whigamores des comtés occidentaux, des laboureurs et des artisans de basses classes, car il savait que les covenantaires ne comptaient aucun allié dans tout l’ouest des Highlands, excepté un seul homme, aussi connu qu’il était odieux. Mais y avait-il un homme qui, en jetant un regard dans cette salle, et reconnaissant le pouvoir, la bravoure et le rang des chefs qui y étaient assemblés, pût douter un moment de leurs succès contre toutes les forces que Gillespie Grumach pourrait leur opposer ? Il n’avait plus qu’à ajouter que des fonds considérables et des munitions avaient été rassemblés pour l’entretien de l’armée ; que des officiers habiles et expérimentés, formés dans les guerres étrangères, dont un était ici présent (à ces mots, le capitaine Dalgetty se leva et promena ses regards autour de lui), s’étaient engagés à discipliner toutes les levées qu’on pourrait faire, et qu’un corps nombreux de troupes auxiliaires irlandaises, envoyé de l’Ulster[61] par le comte d’Antrim, était heureusement débarqué, et avait, avec le secours du clan Ranald, pris et fortifié le château de Mingarry, en dépit des efforts qu’avait faits Argyle pour arrêter leurs progrès, et ils étaient en pleine marche vers le lieu du rendez-vous. Il ne lui restait plus donc, pour terminer, qu’à conjurer les nobles chefs assemblés de mettre de côté toute considération secondaire, et de joindre leurs noms et leurs bras pour la défense de la cause commune. Ils devaient envoyer la croix de feu[62] dans leurs clans, avec l’ordre de rassembler toutes leurs forces disponibles, et de les réunir avec assez de célérité pour ne pas laisser à l’ennemi le temps de se préparer, ou de revenir de la terreur panique où le jetterait le premier son de pibroch. Lui-même, quoique n’étant pas un des nobles les plus riches et les plus puissants de l’Écosse, il sentait qu’il avait à soutenir la dignité d’une maison ancienne et honorable, et il était résolu de se vouer à cette cause corps et biens. Enfin, si ceux qui étaient plus puissants se montraient aussi zélés que lui, il répondait qu’ils mériteraient les remercîments de leur roi et la reconnaissance de la postérité. »

De nombreux applaudissements suivirent la harangue de lord Menteith, et lui prouvèrent que l’assemblée entière partageait ses sentiments. Lorsque les marques d’approbation eurent cessé, les chefs se regardèrent les uns les autres, comme s’il fût encore resté quelque chose à décider. Après quelques chuchotements entre eux, un vieillard, que ses cheveux gris rendaient respectable, quoiqu’il ne fût pas un chef d’un rang supérieur, répondit en ces termes à lord Menteith :

« Thane de Menteith, vous avez bien parlé, et il n’est pas un de nous qui ne se sente au fond de son âme animé des mêmes sentiments que vous ; mais ce n’est pas par la force seule que l’on gagne des batailles : la tête du général contribue au gain d’une victoire aussi bien que le bras du soldat. Qui lèvera et portera la bannière sous laquelle nous sommes invités à nous ranger ? S’attend-on à ce que nous exposions nos enfants, la fleur de nos parents, avant de savoir à quel chef nous les confierons ? Ce serait mener à la boucherie ceux que les lois divines et humaines vous font un devoir de protéger. Où est la commission du roi qui engage ses sujets à prendre les armes ? Tout simples et grossiers que nous paraissons être, nous connaissons aussi bien les lois de la guerre que celles de notre pays, et nous ne nous armerons point contre la paix générale, si ce n’est que d’après les commandements exprès du roi et après avoir reconnu pour notre chef un homme digne de nous commander. — Où trouveriez-vous un pareil général, » dit un autre chef en se levant, « si ce n’est le représentant (les lords des Îles, qui, par sa naissance et sa famille, a le droit de conduire les forces réunies de chaque clan des Highlands ? et où cette dignité est-elle, si ce n’est dans la maison de Vich Alister More ? — Je reconnais, » dit un autre en interrompant brusquement celui qui parlait, « la vérité de ce qui a d’abord été dit, mais non la conséquence qu’on en a tirée. Si Vich Alister More veut être le représentant des lords des Îles, qu’il prouve d’abord que son sang est plus rouge que le mien. — Cela ne sera pas long », dit Vich Alister More en mettant la main sur la poignée[63] de sa claymore.

Lord Menteith interposa son autorité en les conjurant de se rappeler que les intérêts de l’Écosse, la liberté de leur patrie, la cause de leur roi, devaient passer avant des querelles personnelles sur le rang, la préséance et l’origine de leurs clans. Plusieurs des chefs des Highlands, qui n’avaient envie d’admettre les prétentions de l’un ni de l’autre de ces deux chieftains, furent du même avis, et aucun ne parla avec plus d’emphase que le célèbre Evan Dhu.

« Je suis venu du bord de mes lacs, dit-il, comme un torrent descend des montagnes, non pour retourner sur mes pas, mais pour poursuivre ma course. Ce n’est point en disputant sur nos prétentions particulières que nous servirons l’Écosse ou le roi Charles. Je donnerai ma voix au général que le roi nommera, et qui sans doute possédera les qualités qui sont nécessaires pour commander des hommes tels que nous. Il doit être d’une haute naissance, ou nous perdrions notre rang en lui obéissant ; sage et habile, ou nous risquerions la sûreté de nos peuples ; le brave des braves, ou notre honneur serait en danger ; aussi prudent que ferme et vaillant, afin de conserver l’union parmi nous. Tel est l’homme qui doit nous commander. Êtes-vous prêt, Thane de Menteith, à nous dire où nous trouverons ce général ? — Il n’y a pas d’autre que lui, » dit Allan Mac-Aulay en mettant sa main sur l’épaule d’Anderson qui était debout derrière lord Menteith ; « voici notre général. »

Un murmure confus exprima la surprise universelle de l’assemblée, quand Anderson, rejetant le manteau sous lequel sa figure était cachée, et s’avançant au milieu de la salle, s’exprima en ces termes : « Je ne voulais pas rester plus long-temps spectateur silencieux de cette scène intéressante, quoique mon empressé ami m’ait obligé a me découvrir un peu plus tôt que je n’en avais l’intention ; et ce que je ferai pour le service du roi prouvera si je suis digne d’un pareil honneur. C’est une commission scellée du grand sceau et donnée à James Graham, comte de Montrose, pour commander les forces qui vont être assemblées pour le service de Sa Majesté dans ce royaume. »

Un cri d’approbation s’éleva dans l’assemblée. En effet, il n’y avait pas d’autre chef auquel, pour la naissance, ces orgueilleux montagnards eussent été disposés à obéir. La haine héréditaire et invétérée qu’il portait au marquis d’Argyle les assurait qu’il déploierait dans la guerre une énergie suffisante, tandis que ses talents militaires bien connus, sa valeur éprouvée, faisaient espérer qu’il la terminerait d’une manière favorable.





CHAPITRE VIII.

l’envoyé d’argyle.


Votre plan est aussi bon que tous ceux qui ont jamais été dressés. Nos amis sont constants et fidèles ; un bon plan, de bons amis et de grandes espérances ; un excellent plan, d’excellents amis.
Shakspeare. Henri V, première partie, acte II, scène 3.


Les acclamations universelles de la joie et de la surprise ne furent pas plus tôt apaisées, qu’on réclama généralement le silence pour lire la commission royale ; et les chefs, qui avaient jusqu’ici gardé leurs bonnets, probablement parce qu’aucun ne voulait ôter le sien le premier, se découvrirent la tête tous à la fois en honneur du brevet royal. Il était conçu dans les termes les plus flatteurs : on autorisait le comte de Montrose à assembler les sujets écossais sous les armes pour faire cesser la rébellion que divers traîtres et séditieux avaient excitée contre le roi en violant leurs serments de fidélité et en rompant la paix entre les deux royaumes. Il était enjoint aux autorités subalternes d’obéir à Montrose, et de l’assister dans son entreprise ; on lui donnait le pouvoir de rendre des ordonnances et de faire des proclamations, de punir les fautes, de pardonner aux criminels, de nommer et de destituer les gouverneurs et les commandants. Enfin c’était une commission aussi étendue et aussi ample que jamais prince ait confiée à un sujet. Lorsque la lecture fut finie, un murmure qui partit du milieu de l’assemblée témoigna que les chefs se soumettaient à la volonté de leur souverain. Ne se contentant pas de les remercier en général de l’accueil favorable qu’ils lui faisaient, Montrose se hâta de s’adresser à chacun d’eux en particulier. Les chefs les plus importants lui étaient personnellement connus déjà depuis long-temps ; mais il se présenta lui-même à ceux d’un ordre inférieur, et, par les connaissances qu’il déploya dans leurs noms particuliers, dans les aventures et l’histoire de leurs clans, il montra combien il avait long-temps étudié le caractère des montagnards, et combien il était préparé au rôle qu’il jouait alors.

Tandis qu’il s’acquittait de ces actes de courtoisie, ses manières gracieuses, ses traits expressifs, la dignité de son maintien, faisaient un contraste frappant avec la grossièreté et la simplicité de son habillement. Montrose avait cette forme de corps et de visage dans laquelle l’observateur, au premier coup d’œil, ne voit rien d’extraordinaire, mais qui intéresse davantage à mesure qu’on la regarde plus long-temps. Sa taille était très-peu au-dessus de la moyenne, mais il était très bien fait, et capable de déployer une grande force et de soutenir une grande fatigue. En effet, il avait une constitution de fer sans laquelle il n’aurait pu supporter les pénibles fatigues de ces campagnes extraordinaires, et durant lesquelles il ne se ménagea pas plus qu’un simple soldat. Il était profondément versé dans les arts de la paix et de la guerre, et possédait naturellement cette manière aisée de se présenter que l’habitude donne aux personnes de qualité. Ses longs cheveux bruns séparés sur le haut de la tête, selon la mode des hommes de rang parmi les royalistes, descendaient de chaque côté de sa figure en boucles, dont l’une, tombant deux ou trois pouces plus bas que les autres, montrait que Montrose suivait une mode contre laquelle M. Prynne le puritain avait jugé convenable d’écrire un traité ayant pour titre : la mode disgracieuse des boucles d’amour.

Sa figure, entourée de ces longues tresses, avait ces traits qui inspirent l’intérêt plutôt par le caractère de l’homme que par la régularité de leur forme ; mais un nez aquilin, un œil gris, vif, décidé et bien ouvert, un teint animé, rachetaient le peu de délicatesse et l’irrégularité de la partie inférieure de son visage ; ainsi, en général, Montrose pouvait passer pour un beau cavalier. Mais ceux qui le voyaient lorsque son âme passait dans ses yeux avec toute l’énergie et le feu de son génie, ceux qui l’entendaient parler avec cette puissance de talent et l’éloquence de la nature, concevaient, même de son extérieur, une opinion plus enthousiaste et plus favorable que les portraits qui restent de lui ne pourraient le faire penser. Telle fut du moins l’impression qu’il produisit sur les chefs montagnards assemblés, pour lesquels, comme pour toutes les personnes de leur genre, l’extérieur possède un haut degré d’influence.

Dans la discussion qui suivit, Montrose raconta les différents dangers qu’il avait courus pour l’entreprise qu’il méditait. Ses premiers efforts avaient été pour assembler un corps de royalistes dans le nord de l’Angleterre, qu’il s’attendait à voir marcher en Écosse sous les ordres du marquis de Newcastle ; mais l’aversion des Anglais à passer le Border[64], le délai du comte d’Antrim qui devait débarquer avec ses troupes irlandaises dans le Firth de Solway, l’avaient empêché d’exécuter ses projets ; et d’autres plans ayant échoué de la même manière, il s’était trouvé dans la nécessité de se cacher sous un déguisement pour traverser les Lowlands, et le jeune Menteith, son parent, l’avait aidé comme un véritable ami. Il lui était impossible d’expliquer comment Mac-Aulay était parvenu à le connaître. Ceux qui connaissaient les prétentions et les talents prophétiques d’Allan, sourirent d’un air mystérieux ; mais Allan répondit que le comte de Montrose ne devait pas être étonné d’être connu d’un millier de personnes qu’il ne pouvait se rappeler lui-même.

« Sur mon honneur de cavalier, » dit le capitaine Dalgetty, trouvant à la fin occasion de parler, « je suis orgueilleux et heureux de pouvoir tirer l’épée sous les ordres de Votre Seigneurie, et je dois bannir de mon cœur toute haine, tout ressentiment et toute idée de vengeance contre Allan Mac-Aulay, qui m’a jeté au bas bout de la table hier soir. Certes, aujourd’hui il a si bien parlé comme un homme qui jouit pleinement de l’usage de ses sens, que j’ai pensé qu’il ne peut nullement, quant à présent, réclamer le privilège de la folie. Mais puisque c’était pour le noble comte, mon futur commandant en chef, je dois devant vous tous reconnaître la justice de cette préférence, et saluer de grand cœur Allan comme un homme qui veut être son buen camarado. »

À ces mots, qui furent peu entendus et auxquels on fit peu d’attention, le capitaine, sans ôter son gantelet militaire, saisit la main d’Allan, et commença à la serrer avec force. Mais Allan, d’une poignée aussi ferme que l’étau d’un serrurier, la lui serra à son tour avec une telle violence qu’il fit entrer les lames du gantelet dans la main de Dalgetty.

Le capitaine aurait regardé cette action comme un nouvel affront, si son attention, au moment où il secouait sa main en soufflant dessus, n’eût été réclamée par Montrose lui-même.

« Écoutez ces nouvelles, dit-il, capitaine, ou plutôt major Dalgetty ; les Irlandais, qui doivent profiter de votre expérience militaire, ne sont plus qu’à quelques lieues de nous. — Nos chasseurs de daims, dit Angus Mac-Aulay, que j’avais envoyés dans la montagne chercher du gibier pour l’honorable compagnie, ont appris qu’il arrivait une troupe d’étrangers qui ne parlent ni saxon, ni pur gaélique, et qui ont bien de la peine à se faire entendre du peuple de ce pays ; ils sont en armes, et leur chef est, dit-on, Alaster Mac Donald, qu’on appelle communément le jeune Colkitto. — Ce doit être nos hommes, dit Montrose ; il faut nous hâter de leur envoyer des gens pour leur servir de guides et pour leur donner ce qui leur manque. — Cette dernière chose, dit Angus Mac-Aulay, ne sera pas la plus aisée ; car je sais qu’excepté quelques mousquets et très-peu de munitions, ils manquent de tout ce qui est nécessaire à un soldat ; ils n’ont ni argent, ni souliers, ni vêtements. — Rien n’obligeait, dit Montrose, de proclamer cela si haut. Les tisserands puritains de Glascow leur fourniront du drap en abondance lorsque nous descendrons des Highlands. Et puisque les ministres ont pu, par leurs sermons, engager les vieilles femmes des bourgs écossais à se priver de leur toile pour faire des tentes à ceux qui combattaient pour elles à Dunse-Law, j’essaierai si mon éloquence aura assez de pouvoir pour faire renouveler à ces bonnes dames leur don patriotique, et pour forcer leurs brigands de maris aux oreilles droites à nous ouvrir leur bourse. — Et quant aux armes, dit le major Dalgetty, si Votre Seigneurie veut permettre à un vieux cavalier de lui donner son avis, un tiers seulement porterait des mousquets : mon arme favorite pour les autres serait la pique, soit pour résister aux charges de cavalerie, soit pour enfoncer l’infanterie. Un forgeron, le premier venu, vous fera cent fers de pique par jour ; il ne manque pas de bois ici pour faire des manches, et je réponds que, suivant les meilleurs usages de la guerre, un fort bataillon de piquiers formé à la façon du Lion du Nord, l’immortel Gustave, battrait la phalange macédonienne dont j’ai lu les exploits lorsque j’étudiais au collège de Mareschal à Aberdeen. De plus, je me permettrais de vous dire… »

La leçon de tactique que donnait le major fut tout à coup interrompue par Allan Mac-Aulay, qui s’écria : « Place pour un hôte qu’on n’attendait pas, et dont la présence ne sera pas trop bien accueillie ! »

Au même instant la porte de la salle s’ouvrit, et un homme à cheveux gris, d’un extérieur noble, se présenta devant l’assemblée. Il y avait autant de dignité que de majesté dans ses manières. Sa taille était au-dessus de la moyenne, et il paraissait habitué à commander. Il jeta un regard sévère et presque menaçant sur les chefs assemblés ; ceux d’un rang élevé le lui rendirent avec une indifférence méprisante ; mais quelques-uns des gentilshommes de l’ouest, qui avaient moins d’autorité, paraissaient désirer être ailleurs. » À qui, dit l’étranger, dois-je m’adresser comme au chef de cette assemblée, ou n’avez-vous pas encore désigné la personne qui doit remplir un poste pour le moins aussi périlleux qu’il est honorable ? — C’est à moi qu’il faut s’adresser, sir Duncan Campbell, » dit Montrose en s’avançant vers lui.

« À vous ! » reprit sir Duncan d’un air de mépris.

« Oui, à moi, répéta Montrose ; au comte de Montrose, si vous l’avez oublié. — J’aurais eu du moins quelque peine à le reconnaître sous le déguisement d’un palefrenier ; et cependant je puis dire qu’il ne fallait pas une influence moindre que celle dont malheureusement jouit Votre Seigneurie, que celle d’un homme reconnu pour un des perturbateurs d’Israël, pour réunir en une telle assemblée des hommes égarés. — Je vous répondrai, répliqua Montrose, dans le style de vos puritains. Je n’ai point porté le trouble dans Israël ; c’est toi et la maison de ton père. Mais quittons ces débats, qui sont de peu d’importance pour nous-mêmes, et écoutons les nouvelles que vous nous apportez de la part d’Argyle votre chef ; car je dois croire que c’est en son nom que vous vous êtes présenté devant cette assemblée. — Ce n’est pas seulement au nom du marquis d’Argyle, c’est au nom du parlement écossais que je demande à connaître les projets qui ont amené cette singulière convocation. Si son but est de troubler la paix du pays, comme voisins, comme hommes d’honneur, vous deviez nous avertir de nous mettre sur nos gardes. — Il est bien étonnant, et c’est une chose toute nouvelle en Écosse, » dit Montrose en se tournant vers l’assemblée, « que les premiers entre les chefs écossais ne puissent se réunir dans la maison d’un ami commun, sans être soumis à une visite et à des questions inquisitoriales de la part de nos gouvernants, pour connaître les motifs de notre conférence. Il me semble que nos ancêtres avaient l’habitude de se réunir pour des parties de chasse dans les Highlands, ou pour tout autre motif, sans en demander la permission, soit au grand Mac Callum More, soit à quelqu’un de ses émissaires ou de ses dépendants. — Il en a été ainsi en Écosse pendant un temps, » répondit un des chefs des montagnes de l’ouest ; « et ce temps reviendra lorsque les usurpateurs de nos anciennes possessions seront réduits à n’être que lairds de Lochow, au lieu de se répandre sur nous comme une nuée de sauterelles dévorantes. — Dois-je donc comprendre, répondit sir Duncan, que c’est contre mon clan seul que ces préparatifs sont dirigés ? ou souffrirons-nous en commun avec les pacifiques et tranquilles habitants de l’Écosse ? — Je ferai, » dit en se levant un chef aux regards farouches, « je ferai une question au chevalier d’Ardenvohr, avant qu’il soit plus avancé dans son insolent catéchisme. A-t-il apporté plus d’une vie dans ce château, pour oser ainsi venir parmi nous nous insulter ? — Gentilshommes, dit Montrose, un peu de patience, je vous en prie ; un envoyé qui vient ici s’acquitter d’une ambassade, a le droit de parler librement, et son sauf-conduit le protège. Mais puisque sir Duncan Campbell est si pressant, je consens à l’informer, pour sa gouverne, que l’assemblée où il se trouve est une assemblée de loyaux sujets du roi, convoqués au nom et avec l’autorité de Sa Majesté, par moi, qu’elle a investi de sa royale confiance. — Nous aurons donc, je le présume, dit lord Duncan Campbell, une guerre civile dans les formes. J’ai été trop longtemps soldat pour voir ces préparatifs avec inquiétude ; mais il aurait été beau, pour l’honneur du comte de Montrose, qu’il eût en cette occasion consulté moins son ambition et davantage la paix de son pays. — Ceux qui ont consulté leur ambition et leur intérêt personnel, sir Duncan, ce sont ceux qui ont mis le royaume dans la position où il se trouve aujourd’hui, et rendu nécessaires les remèdes violents que nous sommes sur le point d’employer malgré nous. — Et quel rang parmi ces ambitieux, dit sir Duncan Campbell, assignerons-nous à ce noble comte, si ardemment attaché au Covenant, qu’il fut le premier, en 1639, à traverser la Tweed au milieu des flots, à la tête de son régiment, pour charger les troupes royales ? C’est encore lui, je crois, qui imposa le Covenant aux bourgeois et au collège d’Aberdeen, à la pointe de l’épée et de la lance. — Je comprends vos sarcasmes, sir Duncan, répondit Montrose avec calme, et je dois seulement ajouter que si un sincère repentir peut effacer les erreurs de jeunesse et l’obéissance aux insinuations artificieuses d’ambitieux hypocrites, les crimes que vous me reprochez me seront pardonnés. Je suis ici, l’épée à la main, prêt à répandre le plus pur de mon sang pour expier mes erreurs, et un homme ne peut rien faire de plus. — Milord, je suis fâché de n’avoir pas d’autre réponse à porter au marquis d’Argyle. J’avais de plus à vous annoncer de sa part, que, pour prévenir les sanglantes représailles qui doivent nécessairement accompagner une guerre dans les Highlands, il désirait que l’on fît une trêve dans le nord des montagnes. L’Écosse est assez grande pour nous offrir des champs de bataille, sans que des voisins détruisent mutuellement leurs domaines et leurs propriétés. — C’est une proposition pacifique, dit Montrose en riant, que l’on devait entendre d’un homme dont les actions ont toujours été plus pacifiques que ses intentions. Cependant, si les termes d’une pareille trêve pouvaient être fixés également, si nous pouvions obtenir des garanties (car, sir Duncan, cela est indispensable) que votre marquis observerait ces conditions avec une stricte fidélité, pour ma part je serais charmé de laisser la paix derrière nous, puisque nous devons porter la guerre en avant. Mais vous êtes trop vieux soldat et trop expérimenté, pour qu’il soit prudent à nous de vous permettre de rester dans cette maison et d’y être témoin de nos préparatifs ; en conséquence, lorsque vous vous serez reposé et rafraîchi, nous vous prions de retourner en toute hâte à Inverary, et nous enverrons avec vous un gentilhomme de notre parti, pour arrêter les conditions d’un armistice dans les Highlands, en cas que le marquis n’ait pas changé d’avis à cet égard. »

Sir Duncan se contenta de saluer pour marquer son approbation. « Milord de Menteith, continua Montrose, voulez-vous avoir la bonté de suivre sir Dumcan Campbell d’Ardenvohr, tandis que nous déciderons quel cavalier l’accompagnera. Mac-Aulay, permettez que je réclame pour sir Duncan tous les égards de l’hospitalité. — J’ai donné des ordres en conséquence, » dit Allan Stuart en se levant et en s’avançant. « J’aime sir Duncan Campbell ; nous avons été compagnons d’infortune dans d’autres temps, et je ne l’oublierai pas aujourd’hui. — Milord Menteith, je suis fâché de vous voir, si jeune, engagé dans une entreprise si désespérée et avec des rebelles. — Je suis jeune, il est vrai, répondit Menteith ; mais je suis assez vieux pour distinguer ce qui est juste d’avec ce qui ne l’est pas, la loyauté et la rébellion ; et si j’entre dans la meilleure route de bonne heure, j’ai l’espoir de la parcourir plus long-temps. — Et vous aussi, mon ami Allan Mac-Aulay, » dit sir Duncan en lui pressant la main ; « serons-nous donc ennemis, nous qui avons été si souvent alliés contre un ennemi commun ? » Puis se tournant vers l’assemblée, il dit : « Adieu, messieurs ; il y en a parmi vous un si grand nombre auxquels je souhaite du bien, que votre rejet de toutes les conditions d’accommodement me plonge dans un profond chagrin. Le ciel, » ajouta-t-il en levant les yeux, « jugera entre nous et les instigateurs de cette guerre civile. — Amen, dit Montrose ; nous nous soumettons à ce tribunal. »

Sir Duncan Campbell quitta la salle, accompagné par Allan Mac-Aulay et lord Menteith.

« Voilà un vrai Campbell, » dit Montrose lorsque l’envoyé fut parti ; « promettre beaucoup et ne tenir jamais, telle est leur devise. — Pardonnez-moi, milord, dit Evan Dhu ; tout ennemi héréditaire que je suis de leur nom, j’ai toujours trouvé le chevalier d’Ardenvohr brave dans la guerre, honnête dans la paix, et sincère dans ses conseils. — Tel est son caractère personnel, dit Montrose, je le sais ; mais il agit comme l’organe et l’interprète de son chef, le marquis d’Argyle, l’homme le plus faux qui ait jamais existé. Eh, Mac-Aulay, » continua-t-il en parlant à voix basse à son hôte, « de peur qu’il ne fasse quelque impression sur l’inexpérience de Menteith ou sur le caractère singulier de votre frère, vous feriez bien d’envoyer des musiciens dans leur appartement pour empêcher qu’il ne les engage dans une conversation particulière. — Que diable ! je n’ai pas de musiciens, répondit Mac-Aulay, si ce n’est le joueur de cornemuse, qui a presque perdu son souffle en faisant par orgueil assaut de supériorité avec trois autres de ses confrères ; mais je puis envoyer Annette Lyle avec sa harpe. » Et il sortit pour donner ses ordres.

Pendant ce temps il s’éleva une chaude discussion pour savoir qui se chargerait de la tâche périlleuse de retourner avec sir Duncan à Inverary. Les chefs du premier rang se regardaient comme égaux en dignité à Mac Callum More, on ne pouvait donc leur proposer de servir d’ambassadeurs ; les autres, quoique n’ayant pas la même excuse à donner, ne voulurent pas non plus s’en charger. On aurait pu penser qu’Inverary était la vallée de l’ombre de la mort, tant les chefs inférieurs montraient de répugnance à y aller. Après une longue hésitation, on en dit à la fin le véritable motif : si un Highlander, n’importe de quel rang, se chargeait d’un message si désagréable pour Mac Callum More, il était sûr que ce chef conserverait le souvenir de cette offense, et qu’un jour ou l’autre il le ferait repentir de sa démarche.

Dans cet état de choses, quoique Montrose regardât l’armistice proposé par Argyle comme un pur stratagème, il ne voulut pas le jeter brusquement devant ceux qu’il intéressait de si près ; il résolut donc de conférer la dignité dangereuse d’ambassadeur au major Dalgetty qui n’avait dans les Highlands ni clan ni domaine sur lesquels Argyle pût décharger sa colère.

« Mais j’ai un cou, dit brusquement Dalgetty, et qu’arrivera-t-il s’il veut se venger sur lui ? Je connais plus d’un cas où un honorable ambassadeur a été pendu comme un espion. Et les Romains, au siège de Capoue, n’agirent pas avec plus de merci envers les ambassadeurs, quoique j’aie lu qu’ils ne firent que leur couper les mains et le nez, et leur arracher les yeux, et qu’ensuite ils les laissèrent partir en paix. — Sur mon honneur, major Dalgetty, dit Montrose, si le marquis, contre toutes les lois de la guerre, osait user de quelque cruauté contre vous, vous pouvez être sûr que j’en tirerais une vengeance tellement éclatante qu’elle retentirait dans toute l’Écosse. — Cela servirait peu à Dalgetty, répondit le major ; mais corragio, comme dit l’Espagnol : avec la terre promise devant les yeux, c’est-à-dire la terre de Drumthwacket, mea paupera regna, comme nous disions au collège Mareschal, je ne refuserai point la commission de Votre Excellence, sachant que le devoir d’un honorable cavalier est d’obéir aux ordres de son commandant, au risque de la potence ou du tranchant du sabre. — Bravement résolu ! dit Montrose, Suivez-moi à l’écart, je vous donnerai les conditions que vous devez porter à Mac Callum More, conditions auxquelles nous voulons bien lui accorder une trêve pour ses domaines des Highlands. »

Nous épargnerons à nos lecteurs la communication de ces instructions. Elles étaient d’une nature évasive, car Montrose ne regardait les propositions du marquis que comme faites dans l’intention de gagner du temps. Lorsqu’il eut donné au major toutes les instructions convenables, et que ce digne vétéran, après l’avoir salué militairement, se dirigeait vers la porte de la salle, Montrose lui fit signe de revenir.

« Je pense, dit-il, que je n’ai pas besoin de rappeler à un officier qui a servi sous le grand Gustave, que l’on demande à un parlementaire plus que l’exécution entière de ses ordres, et que son général attend de lui à son retour quelque rapport sur l’état des affaires de l’ennemi, autant qu’il pourra les observer. En un mot, major Dalgetty, vous devez être un peu clairvoyant[65]. — Ah ; ah ! Votre Excellence, » dit le major, donnant à ses traits, par une légère contraction, une expression inimitable de ruse et d’intelligence, « s’ils ne mettent point ma tête dans un sac, ce que j’ai vu faire envers de braves soldats qui étaient soupçonnés de venir dans de pareilles intentions, Votre Excellence peut compter sur le rapport exact de tout ce que Duglad Dalgetty aura vu ou entendu, quand même il devrait vous rendre compte de tous les airs du pibrock Mac Callum More, ou de toutes les couleurs bariolées de son plaid et de son jupon. — C’est assez répondit Montrose ; adieu ; major Dalgetty : et comme on dit que la pensée d’une dame est toujours exprimée dans le post-scriptum de sa lettre, de même pensez que la partie la plus importante de votre commission est dans les dernières instructions que je vous ai données. »

Dalgetty fit un nouveau signe d’intelligence, et se retira pour songer à se mettre, ainsi que son coursier, en état de supporter les fatigues de la mission qu’il allait remplir.

À la porte de l’écurie (car Gustave avait toujours ses premiers soins), il rencontra Angus Mac-Aulay et sir Miles Musgrave qui examinaient son cheval ; après avoir loué son encolure et sa beauté, ils unirent leurs efforts pour persuader au major de ne pas emmener avec lui un cheval d’un si grand prix dans un voyage aussi fatigant que celui qu’il allait entreprendre.

Angus lui peignit, sous les couleurs les plus alarmantes, l’état des routes ou plutôt les solitudes sauvages qu’il serait obligé de traverser pour se rendre dans le comté d’Argyle, et les misérables huttes ou cabanes dans lesquelles il serait condamné à passer la nuit, et où il ne pourrait se procurer d’autre fourrage pour son cheval que des racines de vieille bruyère. En un mot, il était absolument impossible qu’après un tel voyage l’animal pût être encore propre au service militaire. L’Anglais confirma tout ce qu’Angus avait dit, et se donna corps et âme au diable, s’il pensait que ce ne fût pas une espèce de meurtre d’emmener seulement un cheval qui vaudrait un farthing, dans des déserts aussi vastes qu’inhospitaliers. Le major Dalgetty les regarda fixement l’un après l’autre, et leur demanda, comme s’il eût été indécis, ce qu’ils lui conseillaient de faire de Gustave en de telles circonstances.

« Par la main de mon père, mon cher ami, répondit Mac-Aulay, si vous confiez l’animal à ma garde, vous pouvez compter qu’il sera nourri et soigné selon sa valeur et ses qualités, et que lors de votre heureux retour, vous le trouverez aussi poli qu’un oignon bouilli dans le beurre. — Ou plutôt, dit sir Miles Musgrave, si ce digne cavalier préfère s’en séparer pour un prix raisonnable, il me reste encore une partie de mes candélabres d’argent qui dansent dans ma bourse, et je les ferais volontiers passer dans la sienne. — Bref, mes honorables amis, dit le major Dalgetty en les regardant d’un air de pénétration comique, « il me semble que vous ne refuseriez pas d’avoir quelque gage qui pût vous rappeler le vieux soldat, en cas qu’il plût à Mac Callum More de le faire pendre à la porte de son château ? Et sans doute ce ne serait pas une petite satisfaction pour moi, si pareille chose arrivait, qu’un noble et loyal cavalier comme sir Miles Musgrave, ou un digne et excellent chieftain comme notre bon hôte, fût mon exécuteur testamentaire. »

Tous deux se hâtèrent de protester que telle n’avait pas été leur intention, et ils insistèrent de nouveau sur l’état pitoyable des routes dans les Highlands. Angus Mac-Aulay énuméra, en les désignant par leurs noms gaéliques, une grande quantité de passages difficiles, de précipices, de torrents, de gués à travers lesquels passait la route qui conduisait à Inverary, tandis que le vieux Donald, qui venait d’arriver, confirmait ce que disait son maître en élevant les mains et les yeux vers le ciel, et secouant la tête à chacun de ces mots rudes et rocailleux qu’Angus tirait de son gosier. Mais rien ne put émouvoir l’inflexible major.

« Mes dignes amis, dit-il, Gustave est accoutumé aux dangers d’un voyage, et les montagnes de Bohème peuvent soutenir la comparaison avec toutes celles de l’Europe pour les mauvaises routes : je crains donc peu les vallons et les torrents que M. Angus a cités, et dont les difficultés sont confirmées par sir Miles Musgrave qui ne les a jamais vues. Sachez que mon cheval a des qualités précieuses et tout à fait sociales : à la vérité, il ne peut boire avec moi dans la même coupe, mais nous partageons notre pain ensemble, et il sera difficile qu’il souffre de la famine partout où je trouverai des cakes ou des bannoks[66]. Mais, pour couper court à cette discussion, je vous prie, mes bons amis, d’observer l’état du palefroi de sir Duncan Campbell que voici dans l’écurie devant nous : voyez comme il est gras et bien luisant. Je vous remercie donc des inquiétudes que vous avez pour le mien ; mais je vous réponds que tant que nous suivrons la même route, ce palefroi et son cavalier manqueront de vivres avant Gustave et moi. »

À ces mots, il remplit une grande mesure d’avoine et la donna à son cheval qui, hennissant doucement et avec joie, dressant ses oreilles, et piaffant, montra l’étroite intimité qui régnait entre lui et son maître : il ne mangea point avant d’avoir répondu à ses caresses, en lui léchant les mains et le visage. Après cet échange amical, le coursier commença à manger sa provende avec un empressement et une vivacité qui montraient ses vieilles habitudes militaires ; son maître, après l’avoir regardé avec une grande complaisance, pendant environ cinq minutes, lui dit : « Puisse cette avoine te faire grand bien, Gustave ! maintenant je vais à mon tour aller prendre des vivres pour la campagne. »

Il s’éloigna à ces mots, ayant auparavant salué l’Anglais et Angus, qui restèrent un moment silencieux en se regardant, puis partirent d’un grand éclat de rire.

« Le camarade, dit sir Musgrave, est taillé pour faire son chemin dans le monde. — Je le crois aussi, dit Mac-Aulay, si toutefois il peut s’échapper des mains de Mac Callum More aussi facilement que des nôtres. — Pensez-vous, dit l’Anglais, que le marquis ne respectera pas en la personne de Dalgetty les lois de la guerre établies chez les nations civilisées ? — Pas plus que je ne respecterais une proclamation des lords écossais, répondit Angus Mais rentrons ; il est temps de retourner vers mes hôtes. »



CHAPITRE IX.

annette lyle.


Dans les moments de trouble, lorsque les lois dépendent de la volonté de chacun, on est forcé de s’y soumettre ; mais dans des temps meilleurs, et lorsque les lois ont repris leur empire, le pouvoir arbitraire tombe en poussière.
Shakspeare. Coriolan.


Dans une petite salle, séparée du reste des convives assemblés au château, lord Menteith et Allan Mac-Aulay tenaient respectueusement compagnie à sir Duncan Campbell, auquel on servit des rafraîchissements de toute espèce. Après avoir causé avec Allan de cette espèce de chasse qu’ils avaient faite ensemble aux Enfants du Brouillard, contre lesquels le chevalier d’Ardenvohr, aussi bien que les Mac-Aulay, avait une haine mortelle et implacable, sir Duncan ne tarda pas à amener la conversation sur le sujet de son message actuel au château de Darnlinvarach.

Il était réellement affligé, dit-il, de voir que des voisins et des amis qui devaient se soutenir mutuellement, étaient près d’en venir aux mains pour une cause qui les intéressait si peu.

« Qu’importe aux chefs highlanders, ajouta-t-il, que ce soit le roi ou le parlement qui triomphe ? Ne vaudrait-il pas mieux leur laisser terminer leurs différends sans nous en mêler, tandis que les chefs pouvaient saisir cette occasion d’établir leur autorité de manière que par la suite le roi ou le parlement ne pût la mettre en question. »

Il rappela à Allan Mac-Aulay que les mesures prises sous le dernier règne pour rétablir la paix dans les Highlands, comme on le disait, n’avaient eu pour but que de miner le pouvoir patriarcal des chefs ; et il lui cita le célèbre établissement des colons du comté de Fife, ainsi qu’on les appelait, dans le Lewis, comme faisant partie d’un plan délibéré, formé pour introduire des étrangers parmi les tribus celtiques, afin de détruire par degrés leurs anciennes coutumes, leur mode de gouvernement, et pour les dépouiller de l’héritage de leurs pères. » Et, » continua-t-il en s’adressant toujours à Allan, « c’est pour donner une autorité despotique au monarque qui a conçu ces desseins, que tant de chefs des Highlands sont sur le point de combattre et de tirer l’épée contre leurs voisins, leurs alliés et leurs anciens confédérés. — C’est à mon frère, répondit Allan, c’est au fils aîné de la maison de mon père, que le chevalier d’Ardenvohr doit adresser ces remontrances. Je suis, il est vrai, le frère d’Angus ; mais, à ce titre, je ne suis que le premier homme de son clan, et forcé de donner l’exemple aux autres, c’est-à-dire d’être toujours prêt à obéir à ses ordres. — La cause est beaucoup plus générale que sir Duncan Campbell ne le suppose, » dit lord Menteith en se mêlant à la conversation : « elle n’est pas limitée entre le Saxon et le Celte, la montagne et la plaine, les Highlands et les Lowlands. Il s’agit de savoir si nous continuerons à être gouvernés par une compagnie d’hommes qui sont nos égaux, ou si nous retournerons au gouvernement naturel du prince, contre lequel ils se sont révoltés. Et quant à l’intérêt des Highlands en particulier, je demande pardon à sir Duncan Campbell de ma franchise, mais il me semble très-évident que le seul effet produit par l’usurpation actuelle, sera l’agrandissement d’un seul clan, qui s’élèvera aux dépens de chaque chef indépendant de nos montagnes. — Je ne vous répondrai point, milord, dit sir Duncan Campbell, car je connais vos préjugés et leur source ; mais vous me pardonnerez aussi de vous dire, que j’ai connu par les livres et par moi-même un comte de Menteith qui, étant à la tête d’une branche rivale de la maison de Graham, aurait dédaigné de se laisser diriger dans ses principes politiques, et de combattre sous les ordres d’un comte de Montrose. — C’est en vain, sir Duncan, » répondit fièrement lord Menteith, « que vous espérez armer ma vanité contre mes principes. Le roi a donné à mes ancêtres leur titre et leur rang, et ils ne pourraient me blâmer, lorsqu’il s’agit de la cause royale, de me soumettre à un homme qui a plus de titres que moi pour commander en chef. Une misérable jalousie ne m’empêchera pas de mettre mon bras et mon épée à la disposition du plus brave, du plus loyal, du plus héroïque chef que l’on puisse choisir parmi la noblesse écossaise. — C’est dommage, dit sir Duncan Campbell, que vous ne puissiez ajouter à son panégyrique les épithètes de plus ferme et de plus constant. Mais je n’ai pas l’intention de discuter avec vous à ce sujet, milord ; » et il fit un signe de la main comme pour couper court à la discussion, « le dé est jeté à votre égard. Permettez-moi seulement d’exprimer mon chagrin pour le sort désastreux dans lequel la témérité naturelle d’Angus Mac-Aulay et l’influence de Votre Seigneurie entraînent mon brave ami Allan que voici, le clan de son père, et bien d’autres vaillants guerriers. — Le sort en est jeté pour tous, sir Duncan, » répliqua Allan d’un air sombre : « la main de fer de la destinée imprime comme avec un fer chaud notre sort sur notre front, long-temps avant que nous puissions pousser un soupir, ou lever un doigt pour nous défendre. S’il en était autrement, par quels moyens le Voyant connaîtrait-il l’avenir à l’aide de ces présages qui comme des ombres frappent les yeux, soit pendant la veille, soit pendant le sommeil ? Rien n’arrive que ce qui doit nécessairement arriver[67]. »

Sir Duncan Campbell allait répondre, et les points de métaphysique les plus obscurs et les plus contestés allaient être mis en discussion entre deux controversistes highlandais, lorsque la porte s’ouvrit ; et Annette Lyle entra dans la salle, sa clairshach en main. La liberté d’une jeune fille des Highlands se faisait voir dans ses pas et dans ses yeux. Car, habituée à la plus grande intimité avec le laird Mac-Aulay et son frère, avec lord Menteith et les autres jeunes gens qui fréquentaient Darnlinvarach, elle n’avait rien de cette timidité qu’une femme élevée presque exclusivement parmi des personnes de son sexe aurait ressentie ou pensé devoir affecter en pareille circonstance.

Son costume avait quelque chose d’antique, car les modes nouvelles pénétraient rarement dans les Highlands, et elles seraient difficilement parvenues dans un château habité principalement par des hommes dont la seule occupation était la guerre et la chasse. Cependant les vêtements d’Annette étaient non seulement de bon goût, mais riches. Son justaucorps ouvert, avec un haut collet, était fait d’un drap bleu artistement brodé, et des agrafes d’argent servaient à le fermer à volonté. Ses manches larges ne descendaient pas plus bas que le coude, et se terminaient par une frange d’or. Ce surtout, si on peut l’appeler ainsi, recouvrait un autre justaucorps de salin bleu, aussi richement brodé, mais d’une teinte plus pâle ; il était fait d’une étoile de tartan en soie, où la couleur bleue dominait, ce qui l’empêchait de produire l’effet désagréable qui résulte du mélange et de la brusque opposition des couleurs dans les étoffes ordinaires de ce genre. Une antique chaîne d’argent entourait son cou, et supportait le wrest ou la clef avec laquelle elle accordait son instrument. Au-dessus du collet de son justaucorps s’élevait une petite fraise qui était fixée par une épingle de quelque valeur, souvenir que lord Menteith lui avait laissé depuis long-temps. Les tresses de ses blonds cheveux cachaient presque ses yeux, et, avec un sourire et en rougissant, elle annonça qu’elle avait reçu de Mac-Aulay l’ordre de leur demander s’ils aimaient la musique. Sir Duncan Campbell jeta un regard de surprise et d’intérêt sur la charmante personne qui interrompait ainsi sa discussion avec Allan Mac-Aulay.

« Se peut-il, » lui dit-il à voix basse, « qu’une créature si belle et si gracieuse soit la musicienne gagée du château de votre frère ? — Non, non, » répondit aussitôt Allan, et cependant avec quelque hésitation ; « c’est une… une proche parente de notre famille ; et elle est traitée, ajouta-t-il avec plus de fermeté, comme la fille adoptive de la maison de notre père. »

En parlant ainsi, il se leva de son siège, et avec cet air de courtoisie que tout Highlander peut prendre lorsqu’il le juge convenable, il le céda à Annette, et lui offrit en même temps les rafraîchissements qui étaient sur la table, avec un empressement qui avait probablement pour but de donner à sir Duncan une idée de son rang et de son mérite. Si tel était le dessein d’Allan, il n’était pas nécessaire. Sir Duncan avait les yeux fixés sur Annette avec une expression d’intérêt beaucoup plus marqué que celui qu’il aurait ressenti si elle avait été seulement une personne d’importance. Les regards fixes du vieux chevalier embarrassaient la jeune fille, et ce ne fut pas sans une grande hésitation, qu’après avoir accordé son instrument et reçu un coup d’œil d’encouragement de lord Menteith et d’Allan, elle chanta une ballade dans la langue celtique.

Lord Menteith observait, avec quelque surprise, que ces chants paraissaient produire sur l’esprit de sir Duncan Campbell une impression beaucoup plus profonde qu’il ne l’aurait cru, d’après son âge et son caractère. Il savait bien que la sensibilité des Highlanders de cette époque pour les chants et les récits était beaucoup plus grande que celle qu’on rencontrait chez les Lowlanders leurs voisins ; mais cela même, pensait-il, pouvait à peine rendre compte de l’embarras avec lequel le vieillard détournait ses yeux, qu’il avait d’abord tenus fixés sur la chanteuse, comme s’il eût craint de les laisser reposer sur un objet aussi intéressant. On aurait dû d’autant moins s’y attendre, que ses traits exprimaient l’orgueil, l’insensibilité et l’entière habitude du commandement ; et il était impossible de deviner comment une circonstance si ordinaire avait pu produire en lui une telle altération. Son front se couvrit d’un nuage ; il abaissa ses larges et épais sourcils gris, jusqu’à ce qu’ils cachassent presque ses yeux, dans les paupières desquels on voyait rouler quelques larmes. Il resta silencieux et immobile dans cette attitude une minute ou deux après que la dernière note eut cessé de faire vibrer la corde ; alors, levant la tête, il regarda Annette Lyle, comme s’il avait voulu lui parler ; puis, changeant tout à coup d’idée, il allait adresser la parole à Allan, lorsque la porte s’ouvrit, et le maître du château parut dans l’appartement.






CHAPITRE X.

dalgetty au château de duncan.


Durant leur voyage, le jour était obscur et sombre ; la colline avait un air sauvage ; le chemin était douteux : plus noir, plus obscur et plus douteux encore parut à leurs yeux le château qui les reçut.
Les voyageurs, conte.


Angus Mac-Aulay était chargé d’un message dont il lui semblait difficile de s’acquitter. Ce ne fut qu’après avoir tourné sa phrase de différentes manières et s’être plusieurs fois repris qu’il fit enfin connaître à sir Duncan Campbell que le cavalier qui devait l’accompagner l’attendait, et que tout était préparé pour son retour à Inverary[68]. Sir Duncan se leva d’un air indigné, et l’affront que lui faisait éprouver ce message effaça subitement de son souvenir la sensibilité que la musique y avait éveillée.

« Je ne m’attendais guère à une pareille conduite de votre part, » dit-il en lançant un regard d’indignation à Angus Mac-Aulay. « Non, je ne m’attendais pas qu’un chef des Highlands de l’ouest, soumis aux ordres d’un Saxon, ordonnerait au chevalier d’Ardenvohr de quitter son château lorsque déjà le soleil a passé le méridien, et avant que sa coupe ait été remplie une seconde fois. Mais, adieu ; la nourriture offerte par un rustre ne satisfait point l’appétit. Lorsque je reviendrai à Darnlinvarach, ce sera avec une épée nue d’une main, et une torche de l’autre. — Et lorsque vous viendrez ainsi, dit Angus, je m’engage à vous bien accueillir, quand même vous amèneriez avec vous cinq cents Campbells, et à vous faire, à vous ainsi qu’à eux, une telle réception que vous ne vous plaindrez pas une seconde fois de l’hospitalité de Darnlinvarach. — Gens menacés vivent long-temps, reprit sir Duncan. Votre goût prononcé pour les fanfaronnades, laird Mac-Aulay, est trop connu pour qu’un homme d’honneur y fasse attention. Quant à vous, milord, et vous aussi, Allan, qui avez tenu la place de mon hôte si peu civil, je vous offre mes remercîments. Et vous, charmante fille, » dit-il en s’adressant à Annette Lyle, « daignez accepter ce petit présent pour avoir ouvert une fontaine qui était tarie depuis bien long-temps. »

À ces mots il quitta la salle et commanda qu’on appelât sa suite. Angus Mac-Aulay, confus et furieux du reproche d’inhospitalité, reproche qui était le plus grand affront qu’on pût faire à un Highlander, n’accompagna pas sir Duncan jusque dans la cour. Le chevalier d’Ardenvohr monta sur son cheval, qui était tout prêt ; six domestiques le suivaient : le noble major Dalgetty l’attendait aussi, tenant Gustave par la bride ; mais il ne le brida et ne le monta que lorsque sir Duncan parut. Toute la cavalcade s’éloigna du château.

Le voyage fut long et fatigant, mais sans qu’aucune de ces grandes difficultés que le laird de Mac-Aulay avait prophétisées se réalisât. À dire vrai, sir Duncan s’attachait beaucoup à éviter ces passages plus secrets mais plus courts par lesquels l’accès du comté d’Argyle est facile du côté de l’ouest ; car son parent et chef le marquis avait coutume de dire que, pour cent mille couronnes, il ne voudrait pas qu’un mortel connût les passages par lesquels une armée pourrait pénétrer dans son pays.

En conséquence, sir Duncan évita presque toujours les Highlands, et entrant dans les basses terres, il se dirigea vers le port de mer le plus voisin, où il avait à ses ordres quelques galères à demi-pont, ou birlings, comme on les appelait. Ils s’embarquèrent sur l’une d’elles avec Gustave, qui avait tellement l’habitude des aventures, que la terre et la mer lui semblaient aussi indifférentes qu’à son maître.

Le vent étant favorable, ils poursuivirent rapidement leur route en faisant force de rames et de voiles. Le lendemain matin de bonne heure on vint annoncer au major Dalgetty, qui était alors dans une petite cabine sous le demi-pont, que la galère était sous les remparts du château de sir Duncan Campbell.

Le major se rendit sur le pont de la galère, et Ardenvohr s’offrit à ses regards. C’était une tour carrée, sombre, d’une grosseur considérable, et très-haute, située sur une langue de terre s’avançant dans un lac d’eau salée, ou bras de mer, dans lequel ils étaient entrés le soir précédent. Un mur flanqué de tours à chaque angle entourait le château du côté du lac ; vers celui de la terre, il était bâti si près du bord du roc escarpé qu’il n’y avait que juste la place pour une batterie de sept canons destinée à protéger la place contre toute attaque, quoiqu’elle fût trop élevée pour être d’une grande utilité d’après le système militaire moderne.

Le soleil levant, qui paraissait derrière la vieille tour, en projetait au loin l’ombre sur le lac, et obscurcissait le pont de la galère sur lequel le major se promenait, attendant avec impatience le signal du débarquement. Sir Duncan, comme il en fut informé par ses gens, était déjà dans les murs de son château ; mais aucun d’eux ne voulut se rendre à l’invitation que leur adressa Dalgetty de le suivre à terre avant d’en avoir reçu directement la permission ou l’ordre du laird d’Ardenvohr.

Bientôt après cet ordre arriva, et une barque, sur la proue de laquelle se tenait un joueur de cornemuse, portant sur son bras gauche les armoiries du chevalier d’Ardenvohr brodées en argent, et jouant de toute sa force la marche de ce clan, Les Campbells arrivent, vint pour conduire l’envoyé de Montrose au château d’Ardenvohr. La distance entre la galère et le rivage était si peu considérable, que les efforts de huit rameurs vigoureux, en bonnets, habits, corsets et pantalons de tartan, suffirent pour amener la barque dans la petite crique où ils devaient débarquer, avant que le capitaine pût s’apercevoir qu’il avait quitté la galère. Deux des matelots, en dépit de sa résistance, montèrent Dalgetty sur le dos d’un troisième Highlander, et traversant le ressac avec lui, ils le mirent à terre au pied du château. Sur le devant du rocher on voyait comme l’entrée d’une caverne basse vers laquelle les Highlanders se préparaient à entraîner notre ami Dalgetty, lorsque s’échappant de leurs mains non sans peine, il insista pour voir Gustave aborder sain et sauf à terre avant de faire un pas de plus. Les Highlanders ne pouvaient comprendre ce qu’il voulait dire ; enfin, un d’entre eux qui entendait un peu l’anglais, ou plutôt l’écossais des Lowlands, s’écria : « Ah diable ! il demande son cheval : à quoi lui servira cet animal ? »

Le major se disposait à faire de nouvelles remontrances, lorsque sir Duncan Campbell parut à l’entrée de la caverne que nous avons décrite, et l’invita à accepter l’hospitalité d’Ardenvohr, lui assurant en même temps sur son honneur que Gustave serait traité comme il convenait au héros dont il portait le nom, sans parler du personnage important auquel il appartenait. Malgré cette assurance satisfaisante, Dalgetty hésitait encore, tant il était inquiet sur le sort de son compagnon Gustave ; mais deux Highlanders le saisirent par les bras, deux le poussèrent par derrière, tandis qu’un cinquième s’écriait : « Allons, vite, emportez ce fou de Sassenach ; n’entend-il pas que le laird l’invite à entrer dans son château ? N’est-ce pas un grand honneur pour un homme tel que lui ? »

Ainsi violenté, le major Dalgetty put seulement jeter un regard derrière lui sur la galère où il avait laissé le compagnon de ses travaux militaires. Quelques minutes après, il se trouva plongé dans une obscurité complète sur un escalier qui, partant de la caverne dont nous avons parlé, montait en serpentant dans l’intérieur du roc.

« Ah ! maudits soient ces sauvages de Highlanders ! » murmura-t-il à demi voix. « Que deviendrai-je si Gustave, qui porte le nom du lion invincible de la ligue protestante, est estropié par leurs mains grossières ? — N’ayez point cette crainte, » dit sir Duncan qui était plus près de lui qu’il n’imaginait ; « mes hommes sont habitués à soigner des chevaux, soit pour les embarquer, soit pour les panser ; et vous verrez bientôt Gustave en aussi bon état que lorsque vous en êtes descendu la dernière fois. »

Le major avait trop l’usage du monde pour pousser plus loin ses observations, quelque inquiétude qu’il pût ressentir intérieurement. Ayant monté une marche ou deux de plus, il commença à revoir la lumière du jour, et bientôt, passant sous un guichet garni d’une herse en fer, il se trouva sur une galerie taillée dans le roc et qui avait une étendue d’environ six ou huit verges ; il passa sous une autre porte après laquelle le chemin rentrait dans le roc, et qui était aussi défendue par une herse en fer.

« Admirable traverse ! observa-t-il : et si elle était défendue par une pièce de campagne, ou même par quelques mousquets, elle suffirait pour mettre la place à l’abri d’un coup de main. »

Sir Duncan ne fit aucune réponse dans ce moment, mais lorsqu’ils furent entrés dans la seconde caverne, il frappa avec le bâton qu’il tenait à sa main des deux côtés du guichet, et le son prolongé qui suivit fit reconnaître au major qu’il y avait un canon placé de chaque côté pour balayer la galerie qu’ils venaient de traverser, quoique les embrasures par lesquelles on pouvait les tirer fussent masquées à l’extérieur par des mottes de terre et des pierres détachées. Ayant monté le second escalier, ils se trouvèrent sur une autre galerie ou plate-forme ouverte ; et ils y auraient été exposés à un feu de mousqueterie et aux canons des remparts, si, venant avec des intentions hostiles, ils avaient fait un pas de plus. Un troisième escalier taillé dans le roc comme le premier, mais non couvert, les conduisit enfin au pied de la tour. Il était étroit et rapide ; et sans parler des pièces d’artillerie qui le dominaient, deux hommes déterminés, armés de piques et de haches d’armes, auraient pu défendre ce passage contre cent autres, car l’escalier ne pouvait contenir que deux personnes de front, et n’était pas garni de balustrade ni de rampe du côté du précipice escarpé et profond au bas duquel les vagues se brisaient avec un bruit semblable à celui du tonnerre. Grâces à ces ombrageuses précautions employées pour la sûreté des anciennes forteresses celtiques, une personne dont les nerfs auraient été sensibles, et qui aurait été sujette à des étourdissements, aurait trouvé quelque difficulté à entrer dans ce château, même lorsqu’on ne lui aurait opposé aucune résistance.

Dalgetty, trop vieux soldat pour avoir de telles craintes, ne fut pas plutôt arrivé dans la cour qu’il protesta devant Dieu que les fortifications du château de sir Duncan lui rappelaient celles de la célèbre forteresse de Spandau, situé dans la marche de Brandebourg, plus que celles de toute autre place qu’il eût jamais défendue dans le cours de ses campagnes. Néanmoins il critiqua beaucoup rétablissement de la batterie de sept canons, disant qu’il avait toujours observé que les canons perchés comme des cormorans ou des mouettes sur le sommet d’un rocher, faisaient plus de bruit que de mal.

Sir Duncan, sans rien répondre, introduisit le major dans la tour, défendue par une herse et une porte de bois de chêne garnie en fer, distantes entre elles de l’épaisseur du mur. À peine arrivé dans une salle dont les murs étaient couverts d’une tapisserie, le major continua ses critiques militaires. La vue d’un excellent déjeuner, dont il prit sa part avec empressement, les lui fit suspendre, à la vérité ; mais à peine eut-il satisfait son appétit, qu’il fit le tour de l’appartement, examinant par chaque fenêtre le terrain qui entourait le château. Il retourna ensuite s’asseoir, s’étendit de toute sa longueur, allongea une de ses jambes vigoureuses, et frappant sur sa grosse botte avec sa cravache, comme un homme mal élevé qui affecte d’être à son aise dans la société de ses supérieurs, il fit tout haut ses observations sans qu’on les lui eût demandées.

« Votre château, sir Duncan, est une jolie place, facile à défendre ; et cependant à peine un cavalier honorable pourrait-il espérer de conserver son honneur en y tenant pendant quelques jours ; car, permettez-moi de vous le dire, il est couronné, dominé, ou plutôt commandé, comme nous autres militaires nous le disons, par cette colline ronde qu’on aperçoit d’ici vers la terre, et sur laquelle un ennemi pourrait établir une batterie de canons qui vous obligerait de battre la chamade en quarante-huit heures à moins d’une protection spéciale de la Providence. — Il n’y a point de route par laquelle on puisse amener du canon contre Ardenvohr, répliqua un peu brusquement sir Duncan. Les marais et les marécages enfonceraient sous vos pieds ou sous ceux de votre cheval, excepté dans certains passages qu’on peut rendre impraticables en quelques heures. — Vous croyez cela, sir Duncan ; mais, comme nous le disons nous autres militaires, là où il y a un rivage, il y a un côté découvert. En effet, lorsque les canons et les munitions ne peuvent être amenés par terre, on les transporte aisément par mer près de l’endroit où l’on doit les mettre en batterie. Et il n’y a pas de château, quelque forte que soit sa position, qu’on puisse regarder comme invincible, ou, comme on dit, imprenable : je vous proteste, sir Duncan, que j’ai vu vingt-cinq hommes, par la surprise et l’audace de leur attaque, emporter, la pique à la main, une position aussi forte que celle d’Ardenvohr, et passer au fil de l’épée, faire prisonnière et garder pour rançon une garnison dix fois plus forte qu’eux. »

Quoique sir Duncan eût acquis, par l’usage du monde, le talent de cacher ses émotions intérieures, il parut piqué et choqué de ces réflexions que le major faisait avec la gravité la plus imperturbable, ayant probablement choisi ce sujet de conversation comme un terrain sur lequel il pensait pouvoir briller, et sans faire nullement attention que cette matière serait loin d’être agréable à son hôte. »

« Pour couper court à cet entretien, » dit sir Duncan d’un air mécontent et en élevant un peu la voix, « il n’est nullement nécessaire que vous me disiez, major Dalgetty, qu’un château peut être pris d’assaut s’il n’est point vaillamment défendu, ou qu’il peut être surpris s’il n’est point gardé avec soin. Je réponds que mon pauvre château est à l’abri de pareilles craintes, quand même le major Dalgetty lui-même en ferait le siège. — Malgré cela, » répondit l’opiniâtre major, « je vous avertirais, en ami, d’élever un fort sur cette colline et de l’entourer d’un bon fossé, ce qui serait facile en faisant travailler les paysans du voisinage ; car, je vous l’assure, le valeureux Gustave-Adolphe savait aussi bien utiliser la pioche et la pelle que l’épée, la pique et le mousquet. Je vous conseillerais aussi de fortifier ledit fort, non-seulement par un fossé ou une tranchée, mais aussi par quelques estacades ou palissades. » Sir Duncan, ne pouvant plus modérer son impatience, quitta l’appartement ; et le major le suivit jusqu’à la porte en élevant la voix à mesure qu’il s’éloignait, jusqu’à ce qu’il ne pût plus s’en faire entendre. « Lesquelles palissades ou estacades auraient des angles rentrants, des meurtrières ou barbacanes pour la mousqueterie, afin de pouvoir éteindre le feu de l’ennemi… Brute de Higlander ! vraie brute de Higlander ! Ils sont orgueilleux comme des paons et obstinés comme des mulets. Il a perdu l’occasion de faire de son château une forteresse irrégulière tellement forte, qu’une armée ennemie se serait cassé les dents contre ses murs… Mais que vois-je ! » interrompit-il en regardant par la fenêtre qui donnait sur le précipice, » ils ont amené Gustave sain et sauf sur le rivage. Mon pauvre compagnon ! je reconnaîtrais le balancement de sa tête au milieu de tout un escadron. Il faut que j’aille voir ce qu’ils vont en faire. »

Il traversa la cour, et il s’apprêtait à descendre l’escalier, lorsque deux sentinelles, lui présentant leurs haches du Lochaber, lui firent entendre que c’était une entreprise dangereuse.

« Diavolo ! s’écria-t-il, et je n’ai pas le mot d’ordre. Je ne pourrais prononcer une syllabe de leur jargon sauvage, quand même il s’agirait d’échapper au grand-prévôt. — Je serai votre garantie, major Dalgetty, » dit sir Duncan qui s’était approché de lui sans qu’il s’en aperçût ; « nous irons ensemble voir comment on a traité votre coursier favori. »

Il lui fit donc descendre l’escalier jusqu’au rivage, puis ils tournèrent derrière un énorme rocher qui cachait les écuries et les autres bâtiments dépendant du château. Le major reconnut alors que l’approche du château du côté de la mer était rendue totalement impossible par un ravin naturel rendu plus escarpé encore à force de soin et de travail, et qu’on ne pouvait passer que sur un pont-levis. Néanmoins il soutint, malgré l’air triomphant avec lequel sir Duncan lui montrait ces défenses extérieures, qu’il fallait élever un fort sur Drumsnab (c’était ainsi que s’appelait le mamelon situé à l’est du château), parce que de là on pouvait lancer dans la place des boulets rouges et incandescents, suivant la curieuse invention d’Étienne Bathian, roi de Pologne, et au moyen desquels ce prince avait dernièrement ruiné la grande cité de Moscou. Le major avoua qu’il n’avait pas encore vu cette invention ; mais il observa qu’il aurait un plaisir tout particulier de la voir mise à l’épreuve contre Ardenvohr ou tout autre château de pareille force, disant qu’une expérience si curieuse devait faire le plus grand plaisir à tous les admirateurs de l’art militaire. Sir Duncan changea le cours de la conversation en conduisant le major dans les écuries, et en le laissant soigner Gustave à sa fantaisie. Après s’être soigneusement acquitté de cette fonction, Dalgetty proposa de retourner au château, observant que son intention était d’employer le temps jusqu’au dîner, qui viendrait sûrement aussitôt après la parade, vers midi, à polir son armure qui, ayant un peu souffert de l’eau de la mer, pouvait, craignait-il, lui faire peu d’honneur aux yeux de Mac Callum More. Cependant, tout en retournant au château, il ne manqua point d’avertir sir Duncan que l’attaque subite et imprévue d’un ennemi pouvait lui être très-préjudiciable par la perte de ses chevaux, de son bétail et de ses provisions, qui seraient détruits ou enlevés : il le conjura donc vivement de nouveau de faire construire un fort sur la colline appelée Drumsnab, et il lui offrit ses services pour en tracer le plan. Sir Duncan ne répondit à ces offres désintéressées qu’en conduisant son hôte dans sa chambre, et en l’informant que le son de la cloche du château lui annoncerait l’heure du dîner.



CHAPITRE XI.

dalgetty part pour inverary.


Est-ce là ton château, Baudouin ? La mélancolie déploie sa noire bannière au haut du donjon, et assombrit l’écume des vagues qui battent le pied de la tour. Si j’en étais habitant pour voir cette obscurité souiller la face de la nature, pour entendre sans cesse le bruit des vagues et le cri des oiseaux de mer, j’aimerais mieux habiter la hutte que le plus pauvre paysan ait jamais élevée pour s’abriter momentanément.
Brown.


Le brave ritt-master aurait volontiers employé ses loisirs à visiter l’extérieur du château de sir Duncan, et à s’assurer de la justesse de ses idées sur la nature de ses fortifications ; mais une vigoureuse sentinelle qui montait la garde à la porte de son appartement avec une hache de Lochaber, lui donna à entendre, par des gestes très-significatifs, qu’il était en quelque sorte dans une honorable captivité.

« Il est étrange, pensa le ritt-master en lui-même, que ces sauvages entendent si bien les règles et la pratique de la guerre ! Qui aurait jamais pensé qu’ils connussent la maxime du grand, du divin Gustave-Adolphe, qu’un parlementaire était moitié ambassadeur, moitié espion ? » Et ayant fini de polir ses armes, il s’assit patiemment et compta combien un demi-dollar par jour donnerait à la fin d’une campagne de six mois. Lorsqu’il eut résolu son problème, il procéda aux calculs plus abstraits, nécessaires pour former un bataillon de deux mille hommes, par le moyen de l’extraction de la racine carrée.

Il fut distrait de ces méditations par le son bien agréable pour lui de la cloche du dîner. Tout aussitôt, le Highlander qui était son garde devint son écuyer et le conduisit dans une salle où une table de quatre couverts offrait d’amples preuves de l’hospitalité des Highlands. Sir Duncan entra, accompagné d’une femme grande, déjà sur le retour, vêtue d’une robe de deuil et dont l’aspect annonçait la mélancolie. Ils étaient suivis d’un ministre presbytérien vêtu à la mode de Genève, et portant une coiffe de soie noire qui couvrait si bien ses courts cheveux qu’on pouvait à peine les apercevoir, en sorte que ses oreilles, qui n’étaient pas enfermées sous sa calotte, paraissaient d’une grandeur démesurée. Cette mode disgracieuse était générale à cette époque, et avait attiré au parti presbytérien le sobriquet de têtes rondes, de chiens aux oreilles droites, et d’autres dont, dans leur insolente libéralité, les Cavaliers avaient gratifié leurs ennemis politiques.

Sir Duncan présenta son hôte à son épouse, qui répondit à son salut militaire par une révérence froide et silencieuse, dans laquelle on pouvait juger difficilement s’il y entrait plus d’orgueil que de tristesse. Le ministre, auquel il fut ensuite présenté, le regarda avec des yeux où se mêlaient l’aversion et la curiosité. Mais le major, accoutumé à soutenir de plus mauvais regards lancés par des personnes plus dangereuses, s’embarrassa peu de ceux de la dame et du ministre, et il porta ses regards sur une énorme pièce de bœuf qui fumait à l’extrémité de la table. Mais cette attaque, comme il l’aurait appelée, fut différée jusqu’à la fin des longues actions de grâces à chaque intervalle desquelles Dalgetty saisissait son couteau et sa fourchette comme s’il eût pris sa pique et son mousquet ; mais il les déposait involontairement à chaque nouveau verset du prolixe chapelain. Sir Duncan écouta avec décence, quoiqu’il passât pour s’être joint aux covenantaires plutôt par attachement pour son chef que par un zèle réel pour cette cause tout à la fois politique et religieuse. Son épouse seule écouta le bénédicité avec les signes d’une profonde dévotion.

Le repas se passa presque dans un silence de chartreux ; car ce n’était pas l’usage du major de parler lorsqu’il pouvait s’occuper d’une manière plus profitable. Sir Duncan était tout-à-fait silencieux ; son épouse et le ministre seuls échangèrent de temps en temps quelques mots, mais d’une voix à peine distincte.

Lorsque les mets eurent été enlevés et remplacés par des liqueurs de différentes sortes, le major, qui n’avait plus de raisons aussi puissantes pour garder le silence, commença à se lasser de celui de la compagnie. Il renouvela une attaque contre son hôte sur la question déjà débattue.

« Quant à ce monticule rond, colline ou éminence, appelé Drumsnab, je serais curieux de causer avec vous, sir Duncan, sur la nature du fort à y élever, afin de décider si les angles doivent être aigus ou obtus. J’ai entendu le feldmaréchal Bannier avoir une dissertation savante avec le général Tiefenbach sur un pareil sujet, pendant une suspension d’armes. — Major Dalgetty, répondit sir Duncan très-sèchement, nous autres Highlanders, nous n’avons pas l’habitude de débattre des questions militaires avec des étrangers. Ce château est en état de résister aux attaques d’un ennemi plus fort que ces malheureux gentilshommes que nous avons laissés à Darnlinvarach ne peuvent être. »

Un profond soupir de son épouse, qui semblait lui rappeler quelque circonstance douloureuse, accompagna la fin de sa phrase.

« Celui qui avait donné a repris, » dit le ministre en s’adressant à elle d’une voix solennelle. « Puissiez-vous, honorable dame, long-temps dire : Béni soit son nom ! »

La dame répondit à cette exhortation, qui semblait adressée à elle seule, par une inclination de tête plus basse que toutes celles que le major lui eût encore vu faire. Supposant qu’il la trouverait mieux disposée à lier conversation, il lui adressa la parole.

« Il est très-naturel que Votre Seigneurie soit alarmée quand on parle de préparatifs militaires ; j’ai observé que cela causait de l’effroi aux femmes de toutes les nations et presque de toutes les conditions. Néanmoins Penthésilée dans l’antiquité, Jeanne d’Arc et d’autres à des époques moins éloignées de nous, étaient d’un autre caractère ; et comme je l’ai appris lorsque je servais chez les Espagnols, autrefois le duc d’Albe avait dans son armée une troupe femelle distribuée en tertias, que nous appelons régiments, dirigée et commandée par des chefs féminins, et sous les ordres d’un général en chef nommé en allemand Hureweibler[69], ou, dans la langue de notre pays, le capitaine des prostituées. Il est vrai que ce n’étaient pas des personnes à comparer à Votre Seigneurie : c’étaient des femmes quæ quæstum corporibus faciebant[70], comme nous disions de Jeanne Drochiels au collège Mareschal, femmes qu’on appelle en français courtisanes, et en écossais… — Madame vous dispense d’en dire davantage, » reprit son hôte d’un ton un peu sévère ; et le ministre ajouta qu’un pareil langage devait plutôt être tenu dans un corps-de-garde rempli d’une profane soldatesque qu’à la table d’un homme respectable et devant une dame de qualité.

« Je vous demande pardon, seigneur ou docteur, mit quocumque alio nomine gaudes[71], car il est bon que vous sachiez que j’ai étudié les belles-lettres, » dit l’éhonté ambassadeur en remplissant une grande coupe de vin. « Je ne vois pas qu’il y ait matière à vos reproches ; car je n’ai point parlé de ces turpes personœ[72] comme si leur métier et leur caractère étaient un sujet convenable de conversation en présence de cette dame, mais purement per accidens, pour donner un exemple, dans le cas présent, de leur courage et de leur audace naturels, rehaussés, sans aucun doute, par l’état désespéré de leur condition. — Major, » dit sir Duncan Campbell pour couper court à cet entretien, « je dois vous dire que j’ai quelques affaires à terminer ce soir, afin de pouvoir monter à cheval demain matin et me rendre à Inverary avec vous ; ainsi donc… — Monter demain à cheval pour voyager avec cet homme ! dit son épouse ; tel ne peut être votre dessein, sir Duncan, à moins que vous n’ayez oublié que demain est un triste anniversaire consacré à une solennité non moins triste. — Je ne l’ai point oublié ! jamais je ne pourrais l’oublier. Mais des circonstances impérieuses me commandent d’envoyer cet officier à Inverary sans perdre de temps. — Oui, mais non pas que vous l’accompagniez en personne, répliqua la dame. — Il vaudrait mieux que je le fisse ; cependant je puis écrire au marquis, et le rejoindre le jour suivant. Major Dalgetty, je vous remettrai pour le marquis d’Argyle une lettre dans laquelle je lui ferai connaître le caractère dont vous êtes revêtu et votre mission ; ainsi préparez-vous, s’il vous plaît, à partir pour Inverary demain matin de bonne heure. — Sir Duncan, je suis bien certainement à votre disposition ; néanmoins, je vous prie de vous rappeler la tache qui souillera votre écusson si, malgré mon caractère de parlementaire, n’importe comment, clam, vi, vel precario[73], il m’arrivait quelque mal, je ne dis pas de votre consentement, mais faute des précautions que vous auriez dû prendre pour le prévenir. — Vous êtes sous la sauvegarde de mon honneur, monsieur, et c’est une sûreté plus que suffisante. Maintenant, continua-t-il en se levant, je dois donner l’exemple de la retraite. »

Dalgetty se vit obligé d’obéir à cette intimation, quoique l’heure fût peu avancée. Mais, en général habile, il mit à profit tous les instants qu’il put gagner,

« Plein de confiance en votre honorable parole, » dit-il en remplissant sa coupe, « je bois à votre santé, sir Duncan, et à la durée de votre honorable maison. » Un soupir fut la seule réponse que lui fit le chevalier. « Vous aussi, madame, » continua-t-il remplissant sa coupe avec toute la diligence possible, « je bois à la vôtre, ainsi qu’à l’accomplissement de tous vos désirs. » Puis s’adressant au ministre (sans oublier de joindre l’action aux paroles), » Je remplis cette coupe, et je la vide à l’oubli de toute haine entre vous et le capitaine,… c’est-à-dire le major Dalgetty ; et comme le flacon ne contient plus qu’une coupe, je bois à la santé de tous les honorables cavaliers et de tous les braves soldats indistinctement. Maintenant que la bouteille est vide, sir Duncan, je suis prêt à suivre votre factionnaire ou sentinelle à l’endroit où je dois passer la nuit. »

Il reçut la permission formelle de se retirer, et l’assurance que, comme le vin paraissait de son goût, on lui en apporterait une autre bouteille, pour adoucir les heures de sa solitude.

Le major ne fut pas plus tôt entré dans son appartement que cette promesse fut accomplie, et peu après arriva un pâté de venaison ; les consolations qu’il y puisa lui firent supporter facilement l’isolement et le manque de société. Le même domestique, espèce de cbambellan, qui lui apporta cette bonne chère, lui remit aussi un paquet scellé et attaché avec un fil de soie, suivant la coutume de l’époque ; il était adressé, avec toutes les formules respectueuses, à haut et puissant prince Archibald, marquis d’Argyle, lord de Lorne, etc., etc. Le valet informa en même temps notre ritt-master, qu’il devait monter à cheval le lendemain matin de bonne heure pour se rendre à Inverary, où le paquet de sir Duncan lui servirait à la fois de lettres d’introduction et de passeport. N’oubliant pas que son but était de recueillir des renseignements aussi bien que de jouer le rôle de messager, et désirant pour lui-même connaître les raisons qui engageaient sir Duncan à le faire partir en avant sans l’escorter, le ritt-master demanda au domestique, avec toute la précaution que sa prudence put lui suggérer, quels étaient les motifs qui retenaient son maître dans le château le jour suivant. Celui-ci, qui était des Lowlands, répondit que c’était l’usage de sir Duncan et de son épouse d’observer comme un jour de jeûne solennel et d’humiliation l’anniversaire du jour où leur château avait été escaladé par surprise, et leurs enfants, au nombre de quatre, massacrés impitoyablement par une bande de brigands highlanders pendant l’absence de sir Duncan qui accompagnait le marquis d’Argyle dans l’expédition qu’il avait entreprise contre les Mac Lean de l’île de Mull.

En effet, dit le major, votre maître et son épouse ont de grandes raisons pour jeûner et être dans le chagrin. Néanmoins j’oserai dire que s’il eut consulté quelque soldat expérimenté et versé dans l’art de défendre les places fortes, il aurait bâti une redoute sur cette petite colline qui est à la gauche du pont-levis. Et je vais vous le prouver facilement, mon honnête ami. Supposons que ce pâté est le château… Quel est votre nom, mon ami ! — Lorimer, monsieur. — Eh bien, à votre santé, honnête Lorimer. Je vous disais donc, Lorimer, supposons que ce pâté soit le corps principal ou la citadelle de la place défendue, et supposons que cet os à moelle soit la redoute qu’on aurait dû élever… — Je suis fâché, monsieur, » dit Lorimer en l’interrompant, « de ne pouvoir écouter votre démonstration jusqu’à la fin. Mais la cloche va sonner, et le digne M. Graneangowl[74], chapelain particulier du marquis, célèbre le service : or, comme nous ne sommes que sept, parmi les soixante domestiques, qui entendons la langue écossaise, il serait déplacé que l’un d’eux y manquât ; d’ailleurs cela me nuirait beaucoup dans l’esprit de ma maîtresse. Voici des pipes et du tabac, si vous voulez fumer, et si vous désirez autre chose, on vous l’apportera dans deux heures, lorsque les prières seront terminées. » À ces mots il quitta la chambre.

À peine fut-il parti que la grosse cloche du château en appela les habitants à la prière ; les femmes firent entendre des clameurs aiguës, mêlées aux cris plus mâles de la langue erse, que les hommes tiraient de leur gosier, en accourant par une galerie longue et étroite qui servait de communication à plusieurs chambres, et entre autres à celle qu’on avait assignée au major.

« Ils courent comme si le tambour leur annonçait l’appel, pensa-t-il en lui-même ; s’ils vont tous à la parade, je sortirai pour prendre un peu le frais, et je remarquerai les côtés faibles de la place. »

En conséquence, lorsque tout fut calme, il ouvrit la porte de sa chambre, et il se préparait à sortir, lorsque moitié en sifflant, moitié en fredonnant un air gaélique, il vit son ami à la hache s’avancer vers lui de l’extrémité de la galerie. Ne pas montrer de l’assurance eût été un acte impolitique et peu convenable à son caractère militaire : aussi le major fit-il la meilleure contenance possible, sifflant une retraite suédoise, d’un ton plus haut que la sentinelle, et se retirant pas à pas avec un air d’indifférence, comme s’il avait eu seulement l’intention de prendre un peu le frais ; puis il ferma sa porte au nez du montagnard lorsque celui-ci fut à quelques pas de lui.

« Puisqu’il met une sentinelle à ma porte, » pensa-t-il en lui-même, « il me dégage de ma parole ; car, comme nous le disions au collège Mareschal, fides et fiducia sunt relativœ[75]. Si donc il ne se fie pas à ma parole, rien ne m’oblige à la tenir lorsque j’aurai quelque raison pour y manquer. Bien certainement, l’emploi de la force physique détruit l’obligation morale d’un engagement. »

Ainsi contrarié dans ses projets par la vigilance de son gardien, le ritt-master Dalgetty, retiré dans sa chambre, se livra à des calculs sur la tactique ; parfois il quittait la théorie pour la pratique, en faisant des attaques sur le flacon et le pâté. C’est ainsi qu’il passa sa soirée jusqu’au moment où il se livra au repos. Le matin il fut éveillé au point du jour par Lorimer, qui lui annonça qu’après le déjeuner, pour lequel il lui apportait d’amples provisions, son coursier et ses guides seraient prêts à partir pour Inverary. Après s’être rendu aux avis hospitaliers de Lorimer, le major se disposa à monter à cheval. En traversant les appartements, il observa que les domestiques étaient occupés à tendre la grande salle en draperies noires, cérémonie qui, dit-il, avait eu lieu lorsque l’immortel Gustave-Adolphe était sur son lit de parade dans le château de Wolgast, ce qui, à ses yeux, était la preuve du plus grand et du plus profond chagrin.

Lorsque Dalgetty fut monté à cheval, il se vit escorté ou plutôt gardé par cinq ou six Campbells bien armés, commandés par un autre montagnard qui, par la large qu’il portait derrière son épaule, la plume de coq placée sur son bonnet, aussi bien que par son air d’importance, avait droit au rang de Dunniewassel, c’est-à-dire de l’un des premiers hommes du clan ; et en effet, d’après la dignité de son maintien, il ne pouvait pas être moins que le cousin de sir Duncan, au dixième ou au douzième degré. Mais le major ne put avoir une information positive sur ce sujet ni sur aucun autre, attendu qu’aucun de ses gardes, pas même le chef, ne parlait anglais. Le ritt-master était à cheval, et son escorte à pied ; mais l’agilité des Campbells était si grande, la route si mauvaise, et les obstacles qu’elle présentait à un voyageur à cheval si nombreux, que loin d’être retardé par la lenteur de leur marche, il avait plutôt de la peine à les suivre. Il observa qu’ils lui jetaient de temps à autre des regards d’attention, comme s’ils craignaient qu’il ne fît quelque tentative pour s’échapper ; et une fois qu’il était resté en arrière au passage d’un ruisseau, un des Campbells commença à préparer la mèche de son mousquet, lui donnant à entendre qu’il courait quelque risque s’il tentait de se séparer de leur compagnie. Dalgetty n’augura rien de bon de cette surveillance sévère à laquelle il était soumis ; mais il n’y avait pas de remède ; car essayer d’échapper à ses gardiens dans une contrée impraticable et inconnue aurait été un acte de folie. Tout en faisant ces réflexions, il s’avança patiemment à travers une vaste et sauvage solitude, suivant des sentiers qui n’étaient connus que des bergers et des voleurs de bestiaux, et passant avec plus de mécontentement que de satisfaction auprès de ces groupes de montagnes, de ces sites enchanteurs qui attirent maintenant des visiteurs de toutes les parties de l’Angleterre, qui viennent y repaître leurs yeux de la beauté des Highlands et mortifier leurs palais avec la chétive nourriture des Highlanders. À la fin ils arrivèrent sur le rivage méridional de ce magnifique lac sur lequel Inverary est situé. Le Dunniewassel sonna du cor de manière à faire retentir les rochers et les bois. À ce signal, une barque bien équipée, sortant d’une crique où elle était cachée, reçut les voyageurs à son bord, y compris Gustave. Cet intelligent quadrupède, voyageur expérimenté sur terre et sur mer, entra dans cette barque et en sortit avec la prudence d’un chrétien.

Parvenu au milieu du Loch Fine[76], Dalgetty aurait pu admirer un des plus imposants tableaux de la nature. Deux rivières rivales, l’Aray et le Shiray, sortant de leur retraite obscure et boisée, portent au lac le tribut de leurs eaux. Sur la pente douce et insensible qui commence au rivage, se voyait le noble et vieux château gothique, avec ses remparts et ses tours crénelées, ses cours intérieures et extérieures, et qui présentait un spectacle beaucoup plus pittoresque, beaucoup plus attrayant que le palais massif et uniforme qu’on y a élevé depuis. De noires forêts entouraient, à plusieurs milles à la ronde, ce vaste et seigneurial domaine, et le pic du Duniquoich, sortant brusquement du sein du lac, élevait son front nu au milieu des brouillards, tandis qu’un fanal solitaire, placé à son sommet comme le nid d’un aigle, donnait de la majesté à cette scène en éveillant l’idée du danger.

Le major Dalgetty aurait pu jouir de ces beautés et de bien d’autres que lui offrait ce tableau, s’il en eût eu l’intention. Mais, à dire le vrai, comme il n’avait rien mangé depuis le point du jour, son attention était principalement attirée par la fumée qui sortait des cheminées du château, et qui lui faisait espérer de trouver une provende abondante, nom qu’il ne craignait pas de donner au dîner le plus exquis.

La barque approcha bientôt de la jetée mal bâtie qui joignait le lac à la petite ville d’Inverary, qui était alors un assemblage de huttes grossières, entremêlées de quelques maisons en pierre bâties çà et là sur les bords du Loch Fine, jusqu’à la principale porte du château, devant laquelle on apercevait un spectacle qui eût bouleversé un cœur moins intrépide et soulevé un estomac plus délicat que celui du ritt-master Dugald Dalgetty, titulaire de Drumthwacket.





CHAPITRE XII.

dalgetty prisonnier.


Fait pour les projets cachés et les desseins tortueux, esprit hardi, sagace et turbulent, inquiet, changeant de plan et de principes ; mécontent dans le pouvoir, impatient dans la disgrâce.
Dryden, Absalon et Archilophel.


Le village d’Inverary, aujourd’hui jolie ville de province, participait alors à la rudesse du dix-septième siècle par le misérable aspect de ses maisons et l’irrégularité de ses rues non pavées. Mais ce qui caractérisait ce siècle d’une manière plus forte et plus terrible, c’était le spectacle qu’offrait la place du marché, espace d’une largeur irrégulière qui s’étendait entre le havre ou môle et la porte du sombre château dont le portique, la herse et les murailles terminaient de ce côté la perspective. Au milieu de cette place on avait élevé un gibet grossier où étaient suspendu cinq malheureux ; deux d’entre eux semblaient, par leurs habits, être des Lowlanders ; les trois autres, enveloppés dans leurs plaids, des Highlanders ; deux ou trois femmes assises sous la potence paraissaient pleurer et chanter à voix basse leur coronach[77]. Mais ce spectacle était probablement trop ordinaire pour attirer l’attention des habitants en général ; car, tandis qu’ils se pressaient pour regarder la tournure militaire de Dalgetty, son cheval, d’une taille extraordinaire et son armure polie, ils semblaient ne faire aucune attention au spectacle pitoyable qui était sous leurs yeux.

L’envoyé de Montrose ne se montra pas aussi indifférent que cette foule curieuse, et entendant deux ou trois mots d’anglais sortir de la bouche d’un Highlander d’un extérieur décent, il arrêta son cheval, et s’adressant à lui : « Le grand-prévôt a eu bien de la besogne ici, l’ami ; puis-je vous demander de quel crime ces malheureux se sont rendus coupables ? »

En parlant ainsi, il montra le gibet ; et le Gaël, comprenant plutôt son geste que ses paroles, lui répondit aussitôt : « Ce sont trois gentilshommes catérans. Dieu ait leurs âmes ! et deux pauvres diables de Sassenachs[78] qui n’ont pas voulu faire quelque chose que Mac Callum More leur avait commandé. » Et tournant le dos avec indifférence, il s’éloigna sans attendre une autre question.

Dalgetty haussa les épaules et se remit en marche, car le cousin au dixième ou douzième degré de sir Duncan Campbell avait déjà donné quelques signes d’impatience.

À la porte du château, un autre exemple du pouvoir féodal l’attendait. Au milieu d’un petit enclos renfermé par une estacade ou palissade qui semblait nouvellement élevée pour la défense de la porte, et qui était protégée par deux pièces d’artillerie légère, se trouvait un grand billot sur lequel était une hache. Ces deux objets étaient teints d’un sang fraîchement répandu, et une quantité de sciure indiquait plutôt qu’elle ne cachait les marques d’une exécution récente.

Comme Dalgetty regardait ces nouveaux objets de terreur, son guide le tira tout-à-coup par le par de son jerkin, et ayant ainsi fixé son attention, il lui fit signe d’un clin d’œil et lui indiqua du doigt un poteau fixé dans l’estacade, et qui supportait une tête humaine, sans doute celle du malheureux qui venait d’être mis à mort. Un sourire moqueur erra sur la figure du Highlander, sourire qui sembla de mauvais augure au brave major.

Dalgetty descendit de cheval à la porte, et Gustave fut emmené sans qu’il lui fût permis de l’accompagner à l’écurie, suivant son habitude ; et cette circonstance fit éprouver au vétéran une angoisse qu’il n’avait pas ressentie même à l’aspect de cet appareil de mort. « Pauvre Gustave ! se dit-il à lui-même ; s’il m’arrive quelque malheur, j’aurais mieux fait de le laisser à Darnlinvarach, que de l’avoir amené ici parmi ces sauvages Highlanders, qui savent à peine distinguer la tête d’un cheval de sa queue. Mais le devoir doit parler à un homme plus haut que tout ce qu’il a de plus cher.


« Quand l’airain vomit le trépas,
Et que les drapeaux de la gloire
Sont déployés, de vrais soldats,
Ambitieux de la victoire,
Devant la mort ne tremblent pas.
Allons, guerriers, suivez mes pas ;
Marchez et combattez en braves
Pour l’Évangile et ses prélats.
Et le grand roi des Scandinaves. »


Imposant silence à ses craintes par le refrain de cette ballade militaire, il suivit son guide dans une sorte de corps-de-garde qui était rempli de soldats highlanders. On lui annonça qu’il devait y rester jusqu’à ce que son arrivée fût annoncée au marquis. Pour rendre cette annonce plus agréable, il remit le paquet de sir Duncan Campbell au Dunniewassel, désirant, comme il le lui fit entendre de son mieux par signes, qu’il fût remis en mains propres au marquis. Son guide lui fit un signe affirmatif de tête, et sortit.

Le major resta environ une demi-heure dans cet endroit ; il supporta avec indifférence ou rendit avec mépris les regards curieux et même hostiles des soldats, pour lesquels son armure et son équipement étaient autant un sujet de curiosité que sa personne et son pays un objet d’aversion. Enfin un homme vêtu de velours noir, et portant une chaîne d’or comme un magistrat moderne d’Édimbourg, mais qui n’était que l’intendant de la maison du marquis d’Argyle, entra dans le corps-de-garde, et invita le major, avec une gravité solennelle, à le suivre en présence de son maître.

Les appartements à travers lesquels ils passèrent étaient remplis de domestiques ou d’employés de différents grades, disposés peut-être avec quelque ostentation pour faire impression sur l’envoyé de Montrose, et lui donner une idée du pouvoir supérieur et de la magnificence de la maison de son rival le marquis d’Argyle. Une antichambre était remplie de laquais vêtus de livrées brunes et jaunes, couleurs de la famille ; ils étaient rangés sur deux lignes, et ils regardèrent en silence le major Dalgetty lorsqu’il passa au milieu d’eux. Une autre était occupée par des gentilshommes et des chefs highlanders, d’un rang inférieur, qui jouaient aux échecs, aux backgammon[79] et à d’autres jeux qu’ils interrompirent à peine pour jeter un regard de curiosité sur l’étranger. Une troisième était remplie de gentilshommes et d’officiers lowlanders, qui semblaient aussi faire partie de la maison du marquis. Enfin ils arrivèrent dans la salle d’audience, où le marquis était entouré d’une cour dont la splendeur indiquait sa haute puissance.

Cette salle, dont la porte à deux battants fut ouverte pour recevoir le major Dalgetty, était une longue galerie, décorée de tapisseries et de portraits de famille. Le plafond voûté était en bois travaillé à jour, et les extrémités des poutres étaient sculptées et richement dorées. De hautes fenêtres gothiques en forme de fers de lance, divisées par des traverses massives en pierre, et garnies de vitraux colorés, y laissaient à peine pénétrer l’éclat des rayons du soleil à travers les têtes de sanglier, les galères, les bâtons et les épées, armoiries de la puissante maison d’Argile, et emblèmes des hautes charges héréditaires de justicier d’Écosse et de maître de la maison royale, dont cette famille était en possession depuis long-temps. Au bout de cette magnifique galerie, était le marquis, au milieu d’un cercle de gentilshommes des Highlands et des Lowlands, tous splendidement vêtus, parmi lesquels on voyait deux ou trois membres du clergé, appelés peut-être pour être témoins de son zèle pour le Covenant.

Le marquis était habillé suivant la mode du temps, que Van-Dyck a si souvent peinte ; mais son habit était d’une couleur grave et uniforme, et plus riche qu’élégant ; son teint brun, son front ridé, ses yeux fixés à terre, lui donnaient l’air d’un homme fréquemment engagé dans la méditation d’affaires importantes, et qui avait pris, par suite d’une longue habitude, un air de gravité et de mystère dont il ne pouvait se dépouiller même lorsqu’il n’avait rien à cacher. L’expression de son regard, qui lui avait fait donner dans les Highlands le sobriquet de Gillespie Grumach, ou l’austère, était moins sensible lorsqu’il tenait ses yeux baissés ; c’était peut-être aussi la raison qui lui avait fait prendre cette habitude. Il était grand et maigre ; mais il avait dans le maintien la dignité qui convenait à son rang. Il y avait quelque chose de froid dans son extérieur, et de sinistre dans son regard, quoique sa parole et son geste conservassent toujours la grâce ordinaire chez un homme de haut rang. Il était adoré de son clan, à l’élévation duquel il avait puissamment contribué ; mais, en revanche, il était haï par les autres tribus des Highlands, dont il avait déjà chassé, les unes de leurs possessions, tandis que les autres se voyaient en danger d’éprouver par la suite le même sort, et ne voyaient qu’avec crainte le pouvoir auquel il s’était élevé.

Nous avons déjà dit qu’en déployant cette magnificence et en se montrant entouré de ses conseillers, des officiers de sa maison, de sa suite de vassaux, d’alliés et de feudataires, le marquis d’Argyle désirait probablement faire impression sur le système nerveux de l’envoyé de son rival ; mais l’intrépide Dalgetty avait fait son chemin les armes à la main, tantôt dans un parti, tantôt dans l’autre, pendant la plus grande partie de la guerre de trente ans en Allemagne, période durant laquelle un brave et heureux soldat était le compagnon des princes. Le roi de Suède, et, à son exemple, les princes de l’Empire eux-mêmes, s’étaient trouvés fréquemment obligés de transiger avec leur dignité, et lorsqu’ils ne pouvaient payer les soldats, d’étouffer leurs plaintes en leur accordant des privilèges extraordinaires et en les admettant dans leur familiarité. Le capitaine Dalgetty, qui pouvait se vanter de s’être trouvé avec des princes à des festins préparés par des monarques, n’était pas homme à se laisser intimider par la magnificence qui entourait Mac Callum More. Il est vrai que naturellement il n’était point l’homme le plus modeste du monde, au contraire, il avait une si bonne opinion de lui-même que, dans quelque compagnie que le hasard pût le placer, il se mettait toujours en idée au niveau des autres, de sorte qu’il se trouvait aussi à son aise dans la plus haute société qu’au milieu de ses compagnons ordinaires. Ce qui le fortifiait grandement dans la haute opinion qu’il avait de son mérite, c’étaient ses idées sur la profession militaire, qui, comme il le disait, rendait un brave cavalier le camarado d’un empereur.

Dalgetty entra donc dans la salle d’audience et en parcourut toute la longueur d’un air plus confiant que gracieux ; il serait même arrivé jusqu’auprès d’Argyle avant de parler, si le marquis ne lui eût fait un signe de main qui l’arrêta court. Ayant fait son salut militaire avec une confiance aisée, le major s’adressa au marquis en ces termes : « Je vous souhaite le bonjour, milord, ou plutôt je devrais dire le bonsoir ; beso a usted las manos[80], comme dit l’Espagnol. — Qui êtes-vous, monsieur, et quelle affaire vous amène ici ? » demanda le marquis d’un ton qu’il croyait propre à réprimer la familiarité offensante du soldat.

« Cette demande est juste, milord, et j’y répondrai à l’instant comme il convient à un cavalier, et cela peremptoriè, comme nous avions coutume de dire au collège Mareschal. — Voyez qui est cet homme, Real, et ce qu’il veut, » dit le marquis d’un ton ferme à un gentilhomme qui se tenait près de lui.

« J’épargnerai à l’honorable gentilhomme la peine de me faire subir un interrogatoire. Je suis Dungald Dalgetty de Drumthwacket, ancien ritt-master au service de plusieurs puissances, et maintenant major de je ne sais quel régiment irlandais. Je viens en qualité de parlementaire de la part de haut et puissant lord James comte de Montrose, et d’autres nobles personnes maintenant en armes pour Sa Majesté ; et ainsi, Vive le roi Charles[81] ! — Savez-vous où vous êtes, monsieur, et le danger que vous courez en plaisantant avec nous, demanda une seconde fois le marquis, pour me répondre comme si j’étais un enfant ou un insensé ? Le comte de Montrose est avec les mécontents anglais, et je vous soupçonne d’être un de ces vagabonds irlandais qui sont venus dans cette contrée pour massacrer et brûler, comme ils ont fait sous sir Phelim O’Neale. — Milord, répliqua Dalgetty, quoique je ne sois pas un renégat[82], et j’ai pour garants l’invincible Gustave-Adolphe, le lion du Nord, Bannier, Oxenstiern, le valeureux duc de Saxe-Weimar, Tilly, Wallenstein, Piccolomini, et d’autres grands capitaines tant morts que vivants. Quant à ce qui regarde le noble comte de Montrose, je prie Votre Seigneurie de jeter un coup d’œil sur les pleins pouvoirs qui m’ont été donnés pour traiter avec vous au nom de cet honorable commandant. »

Le marquis regarda légèrement le papier signé et scellé que Dalgetty lui présentait, et le jetant avec dédain sur une table, il demanda à ceux qui l’entouraient ce que méritait celui qui venait comme l’envoyé de l’agent avoué des traîtres et des mécontents qui avaient pris les armes contre l’État.

« Une haute potence et une courte confession, répondit à l’instant un de ses officiers. — Je prierai l’honorable gentilhomme qui vient de parler, dit Dalgetty, d’être moins prompt à prendre ses conclusions, et Votre Seigneurie de ne les accueillir qu’avec prudence, parce que de telles menaces ne doivent être faites qu’à des bisonos[83], et non à des hommes de courage et de cœur qui sont forcés de s’exposer eux-mêmes aussi aveuglément dans ces sortes de services, que dans les sièges, batailles ou attaques de toutes espèces. Et quoique je n’aie pas avec moi un trompette ou un drapeau blanc, notre armée n’étant pas encore équipée ni entièrement en ordre. Votre Seigneurie, ainsi que ces honorables cavaliers, doivent savoir que le caractère sacré d’un envoyé qui vient pour signer une trêve ou pour parlementer, ne consiste point dans les fanfares d’une trompette, qui n’est qu’un son, ou dans les ondulations d’un drapeau blanc, qui n’est lui-même qu’un vieux chiffon, mais dans la confiance que le parti qui envoie et celui qui est envoyé ont en l’honneur de ceux auxquels le message doit être porté, et dans l’entière conviction qu’ils respecteront le jus gentium ; aussi bien que les lois de la guerre, dans la personne du parlementaire. — Monsieur, vous n’êtes point ici, dit le marquis, pour nous faire une leçon sur les lois de la guerre, qui ne peuvent s’appliquer aux rebelles et aux insurgés, mais pour subir la peine que méritent votre insolence et votre folie en apportant le message d’un traître au lord justicier général d’Écosse, à qui ses devoirs imposent l’obligation de punir par la mort une telle offense. — Gentilshommes, » dit le major, qui commençait à trouver mauvaise la tournure que sa mission semblait vouloir prendre, « je vous prie de vous souvenir que le comte de Montrose rendra vos personnes et vos propriétés responsables de tout le mal qui pourrait m’être fait, à moi aussi bien qu’à mon cheval, par suite de procédés tellement inusités, et que sa justice fera tomber une vengeance rétributive[84] sur vos personnes et sur vos biens. »

Cette menace n’excita qu’un rire de mépris, et un des Campbells s’écria : « Il y a loin d’ici à Lochow ; » expression proverbiale de la tribu, qui signifiait que leurs anciens domaines héréditaires étaient à l’abri des insultes et des invasions de l’ennemi.

« Mais, messieurs, reprit l’infortuné major, qui ne voulait pas se laisser condamner sans avoir épuisé tous ses moyens de défense, « quoique ce ne soit point à moi à dire quelle est la distance d’ici à Lochow, attendu que je suis étranger en ce pays, cependant, et cela est plus dans la question, je pense que vous reconnaîtrez que j’ai un sauf-conduit d’un honorable gentilhomme de votre nom, sir Duncan Campbell d’Ardenvohr, et je vous ferai observer qu’en violant cette garantie dans ma personne, ce serait faire un grand tort à son honneur et à sa réputation. »

Ces paroles semblèrent exciter de nouvelles réflexions chez bon nombre des assistants : ils se parlèrent bas l’un l’autre à part, et le visage du marquis, malgré le pouvoir avec lequel il maîtrisait toutes ses émotions extérieures, donna des marques d’impatience et de dépit.

« Sir Duncan a-t-il engagé son honneur pour la sûreté de cet homme, milord ? » dit un des Campbells en s’adressant au marquis. « Je ne le crois pas, mais je n’ai pas encore eu le temps de lire sa lettre. — Nous prierons noire Seigneurie de la lire, » dit un autre des Campbells ; « l’honneur de notre tribu ne doit point être souillé pour un tel compagnon. — Une mouche morte, dit un prêtre, donne une mauvaise odeur au baume de l’apothicaire. — Révérend ministre, dit le major Dalgetty, je vous pardonne le mauvais goût de votre comparaison, en raison de l’application que vous en avez faite, et de même je pardonne au gentilhomme en bonnet rouge l’épithète méprisante de compagnon, qu’il m’a appliquée si malhonnêtement, et que je ne mérite nullement, si ce n’est dans le sens de compagnon d’armes, comme je l’ai reçue du grand Gustave-Adolphe, le lion du Nord, et d’autres grands généraux, soit en Allemagne, soit dans les Pays-Bas. Quant à la garantie que sir Duncan m’a donnée de ma sûreté, j’engage ma vie qu’il confirmera mes paroles lorsqu’il arrivera ici demain. — Puisque sir Duncan est attendu sitôt, dit l’un des intercesseurs, ce serait une cruauté d’en finir trop vite avec ce pauvre homme. — D’autant plus, dit un autre, que Votre Seigneurie devrait au moins consulter la lettre du chevalier d’Ardenvohr, afin d’apprendre les motifs pour lesquels ce major Dalgetty, comme il s’appelle lui-même, a été envoyé ici par lui. »

Les Campbells se réunirent autour du marquis et conversèrent à voix basse, en gaélique et en anglais. Le pouvoir patriarcal des chefs de clan était très-grand, et celui du marquis d’Argyle, armé de tous ses privilèges de juridiction héréditaire, était des plus absolus ; mais il y a toujours un frein quelconque dans le gouvernement même le plus despotique. Celui qui modérait le pouvoir des chefs celtiques était la nécessité où ils étaient de se concilier leurs parents, qui sous leurs ordres conduisaient les guerriers au combat, et qui formaient une espèce de conseil de la tribu durant la paix. Le marquis, en cette occasion se vit dans la nécessité de condescendre aux remontrances de ce sénat, ou, mieux, couroultai de la tribu des Campbells, et sortant du groupe, il donna des ordres pour éloigner le prisonnier et le conduire en lieu de sûreté.

« Prisonnier ! » s’écria Dalgetty se débattant avec une telle force qu’il manqua de renverser deux Highlanders qui, depuis quelques minutes, attendaient le signal de le saisir et se tenaient à cet effet derrière lui. Il fut si près de recouvrer sa liberté, que le marquis changea de couleur, fit deux pas en arrière, porta la main sur son épée, tandis que quelques hommes de son clan, avec un dévouement empressé, se jetèrent entre lui et le prisonnier dont ils redoutaient la vengeance.

Mais les deux Highlanders étaient trop vigoureux pour céder, et le malheureux major, après qu’on lui eut retiré ses armes offensives, fut entraîné hors de la salle. On lui fit traverser plusieurs passages obscurs, et il arriva devant une petite porte engagée dans un des murs latéraux et fermée par une grille de fer, après laquelle il s’en trouvait une autre en bois. Ces deux portes furent ouvertes par un vieux Highlander à l’air farouche, portant une longue barbe blanche, et un escalier composé de marches étroites et rapides, qui conduisait à une espèce de souterrain, s’offrit aux yeux du major Dalgetty. Ses gardes le poussèrent pour lui faire descendre deux ou trois marches ; puis, lui lâchant les bras, ils le laissèrent gagner à tâtons, comme il put, le bas de l’escalier, entreprise difficile et même dangereuse ; car les deux portes, fermées l’une après l’autre, laissèrent le prisonnier dans une obscurité complète.



CHAPITRE XIII.

ranald mac eagh.


Quel que soit l’étranger qui visite ces lieux, nous avons pitié de son malheureux sort, à moins qu’il ne vienne pour honorer le Roi des rois… Sa Grâce.
Burns, Épigramme sur un voyage à Inverary.


Le major, privé de lumière, comme nous l’avons dit, et placé dans une situation assez dangereuse, continua à descendre l’escalier aux marches étroites et brisées, avec toute la précaution possible, dans l’espoir de trouver en bas une place où il pût se reposer ; mais, malgré toute son attention, il ne put éviter de faire un faux pas qui lui fit descendre les quatre ou cinq dernières marches trop précipitamment pour garder son équilibre, et il trébucha contre un corps qui offrait peu de résistance, et qui s’agita en poussant un gémissement. Ce choc dérangea tellement sa course déjà trop rapide, que, l’impulsion le portant toujours en avant, il finit par tomber sur les mains et les genoux, au fond d’un cachot humide et dont le sol était dallé.

Revenu à lui-même, Dalgetty chercha à savoir contre quoi il s’était heurté.

« Contre ce qui était un homme il y a un mois, répondit une voix creuse et rauque. — Et qu’est-il donc maintenant, demanda Dalgetty, pour qu’il juge à propos de rester sur les dernières marches de l’escalier et de s’y blottir comme un hérisson afin que les honorables cavaliers que le malheur amène en ces lieux puissent se casser le cou en le rencontrant sous leurs pieds ? — Ce qu’il est à présent ? répliqua la même voix : c’est un misérable tronc dont on a arraché les branches une à une, et qui s’inquiète peu maintenant s’il doit être taillé et coupé en bûches pour être jeté dans la fournaise. — Ami, dit Dalgetty, je vous plains ; mais patienza, comme dit l’Espagnol. Si vous aviez été aussi immobile qu’une souche, comme vous vous appelez vous-même, vous m’auriez évité quelques égratignures aux mains et aux genoux.

— Vous êtes militaire, répliqua son camarade de prison ; pouvez-vous vous plaindre d’une chute à laquelle un enfant ne songerait même pas ? — Militaire ; dit le major ; et comment pouvez-vous reconnaître que je le suis, dans cette maudite caverne obscure ? — J’ai entendu résonner votre armure lorsque vous êtes tombé, et maintenant je la vois briller. Lorsque vous serez resté aussi long-temps que moi dans cette obscurité, vos yeux distingueront les plus petits insectes qui rampent sur le plancher. — J’aimerais mieux que le diable me les arrachât avec ses griffes, dit Dalgetty : s’il doit en être ainsi, je préférerais me voir la corde au cou, faire la prière d’un soldat, suivie du saut de l’échelle. Mais quelle sorte de provisions avez-vous ici, mon frère en affliction ? quelle nourriture vous donne-t-on ? — Du pain et de l’eau une fois par jour, répondit la voix. — Je vous en prie, l’ami, laissez-moi goûter votre pain ; j’espère que nous agirons en bons camarades, tant que nous vivrons ensemble dans cet abominable réduit. — Le pain et la cruche d’eau sont dans le coin, à deux pas, à droite. Prenez, et grand bien vous fasse. Quant à moi, toute nourriture me sera bientôt inutile. »

Dalgetty n’attendit pas qu’il lui renouvelât son invitation, et allant à tâtons chercher les provisions, il commença à manger le pain d’avoine, noir et dur, avec autant d’appétit que nous lui en avons vu dans un meilleur repas.

« Ce pain, » dit-il la bouche pleine, « n’est pas très délicat, néanmoins il n’est pas beaucoup plus mauvais que celui que nous mangeâmes au fameux siège de Werben où le valeureux Gustave déjoua tous les efforts du vieux Tilly, ce héros si célèbre et si terrible, devant lequel deux rois avaient fui du champ de bataille, savoir Ferdinand de Bohème et Christian de Danemark : et quoique cette eau ne soit pas des plus douces, je bois en même temps à votre prompte délivrance, camarade, ainsi qu’à la mienne, malgré le grand désir que j’aurais que ce fût du vin du Rhin, ou au moins de la bière mousseuse de Lubeck, ce qui rendrait plus solennel le toast que je vous porte. »

Pendant que Dalgetty parlait ainsi, ses dents n’étaient pas plus oisives que sa langue, et il en finit promptement avec les provisions que la bonté ou l’indifférence de son compagnon d’infortune avait abandonnées à sa voracité. Lorsqu’il eut terminé son repas, il s’enveloppa dans son manteau, et s’assit dans un coin de la prison où il pouvait s’appuyer de chaque côté (car, comme il l’observa, il avait toujours, et dès son enfance, été grand partisan des fauteuils). Ensuite il commença à questionner son compagnon d’infortune.

« Mon honnête ami, dit-il, vous et moi étant camarades de lit et d’écuelle, il faut faire plus ample connaissance. Je me nomme Dugald Dalgetty de Drumthwacket, major dans un régiment de loyaux Irlandais, et envoyé extraordinaire de haut et puissant lord James comte de Montrose. Et vous, quel est votre nom ? — Il vous servira peu de le connaître, reprit son taciturne compagnon. — Laissez-m’en juger moi-même. — Eh bien, je suis Ranald Mac Eigh, c’est-à-dire Ranald, Enfant du brouillard. — Enfant du Brouillard ! s’écria Dalgetty ; je dirais plutôt, Enfant des Ténèbres. Mais, Ranald, puisque tel est votre nom, par quel hasard êtes-vous dans la prison prévôtale ? qui diable vous a amené ici ? — Mes malheurs et mes crimes, répondit Ranald. Connaissez-vous le chevalier d’Ardenvohr ? — Parfaitement, répondit Dalgetty. — Mais savez-vous où il est maintenant ? — Il jeûne aujourd’hui à Ardenvhor, pour pouvoir mieux manger demain à Inverary ; et si par hasard il ne venait pas, mes jours seraient en danger. — Alors apprenez-lui que quelqu’un qui est son plus grand ennemi et son meilleur ami en même temps réclame son intercession. — En vérité, je désirerais me charger d’un message moins énigmatique. Sir Duncan n’est pas un homme à qui on puisse proposer des énigmes. Pensez donc qu’on vous coupera la tête pendant qu’il se creusera la sienne pour les deviner. — Lâche Saxon, dis-lui que je suis le corbeau qui, il y a quinze ans, a fondu sur sa tour et sur les enfants qu’il y avait laissés ; que je suis le loup qui a découvert sa caverne sur le rocher et détruit sa race ; enfin, que je suis le chef de la bande qui a surpris Ardenvohr il y a eu hier quinze ans, et passé ses quatre enfants au fil de l’épée. — En vérité mon honnête ami, si ce sont là tous vos droits à la faveur de sir Duncan, je ne plaiderai pas votre cause ; car si les bêtes brutes sont furieuses contre ceux qui détruisent leur progéniture, à plus forte raison des créatures raisonnables, des chrétiens le sont-ils. Mais dites-moi je vous prie, si vous avez attaqué le château par la petite hauteur appelée Drumsnab, que je soutiens être le véritable point d’attaque tant qu’on ne le défendra pas par une redoute. — Nous escaladâmes le rocher au moyen d’échelles de cordes qui nous furent jetées par un complice de notre clan, qui avait servi six mois dans le château pour se procurer cette seule nuit de vengeance. Les hiboux croassaient autour de nous pendant que nous étions suspendus entre le ciel et la terre ; la marée vint battre le pied du rocher, et brisa notre esquif : cependant le courage ne nous manqua pas ; et le matin il n’y avait que du sang et des cendres là où régnaient la paix et la joie au coucher du soleil. — Ce fut une jolie camisade, je n’en doute pas, Ranald Mac Eagh, une assez jolie attaque, et bien exécutée : néanmoins, j’aurais commencé le siège du château en établissant une batterie sur cette petite hauteur appelée Drumsnab. Votre expédition s’est faite à la manière des Scythes, c’était une guerre irrégulière, très-semblable à celles des Turcs, des Tartares et des autres peuples de l’Asie. Mais la raison, mon ami, la cause de cette guerre, teterrima causa[85], si je puis m’exprimer ainsi, dites-la-moi, Ranald. — Nous avions été poursuivis, dit Ranald, par les Mac-Aulay et d’autres tribus de l’ouest avec tant d’acharnement que nos retraites ne nous offraient plus de sécurité. — Ah, ah ! dit Dalgetty, je me rappelle en avoir entendu parler. N’aviez-vous pas mis du pain dans la bouche d’un homme mort ? — Vous avez donc entendu raconter la vengeance que nous tirâmes du hautain forestier ? — Certes, j’en ai entendu parler, et il n’y a pas long-temps encore. Ce fut une bonne plaisanterie de fourrer du pain dans la bouche d’un homme mort ; et cependant, outre que cela était un peu trop barbare, c’était perdre de bonnes provisions. Dans un siège ou un blocus, Ranald, un soldat vivant serait heureux d’avoir cette croûte de pain que vous fourriez dans la mâchoire d’un mort. — Nous fûmes attaqués par sir Duncan, continua Mac Eagh, et mon frère fut tué : sa tête blanchit sur les murailles que nous avions escaladées ; je fis le serment de le venger, et je n’y ai pas encore renoncé. — Cela est naturel, dit Dalgetty ; tout bon soldat avouera que la vengeance est agréable. Mais comment est-il possible que cette histoire intéresse sir Duncan en votre faveur ? elle ne pourrait tout au plus le porter qu’à intercéder auprès du marquis pour qu’on changeât votre genre de supplice, et qu’au lieu de vous pendre tout simplement, ou de vous rompre le corps sur la roue avec un contre de charrue, on vous mît à mort par la torture. Voilà ce qui passe mon intelligence. À votre place, Ranald, je voudrais ne pas me faire connaître de sir Duncan, garder mon secret, et mourir tranquillement par la strangulation, comme vos ancêtres l’ont fait avant vous. — Écoute, étranger, dit le Highlander : sir Duncan d’Ardenvohr avait quatre enfants. Trois sont morts sous nos dirks, mais le quatrième vit encore, et sir Duncan donnerait plus pour le balancer sur ces genoux, que pour torturer ces vieux os qui craignent peu les rigueurs de sa colère. Un seul mot, si je voulais le prononcer, changerait ses jours de jeûne en actions de grâces, en réjouissances et en fêtes. Ah ! je le sens bien moi-même, mon fils Kenneth, qui chasse les papillons sur les rives de l’Aven, m’est plus cher que dix autres qui reposent dans la terre ou qui sont devenus la pâture des oiseaux de proie. — Je présume, Ranald, continua Dalgetty, que ces trois jolis garçons que j’ai vu là-bas sur la place du marché suspendus par la tête, comme des merluches sèches, ont quelques droits à votre affection. »

Il se fit un moment de silence que le Highlander rompit en s’écriant d’une voix fortement émue. « Ils étaient mes fils, étranger !… ils étaient mes fils, le sang de mon sang, les os de mes os ; agiles à la course, adroits à lancer la flèche, invincibles jusqu’au jour où les fils de Diarmid les ont accablés sous le nombre. Pourquoi souhaiterais-je de leur survivre ? Le vieux tronc souffrira moins lorsqu’on coupera ses racines que quand on a arraché les branches qui faisaient son ornement. Mais il faut que Kenneth soit instruit à la vengeance ; il faut que le jeune aigle apprenne de son père à fondre sur ses ennemis. Par amour pour lui, je rachèterai ma vie et ma liberté en découvrant mon secret au cavalier d’Ardenvohr. — Vous y parviendrez plus facilement en me le confiant à moi-même, » dit une troisième voix qui se mêla à la conversation.

Tout Highlander est superstitieux.

« L’ennemi du genre humain est avec nous ! » s’écria Ranald Mac Eagh en se levant sur ses pieds. Ce mouvement fit retentir ses chaînes, et il s’éloigna autant qu’il le put de l’endroit d’où la voix avait paru venir. Sa crainte se communiqua bientôt au major, qui commença à répéter dans une espèce de baragouin polyglotte tous les exorcismes qu’il avait jamais entendu prononcer, sans être capable de se rappeler plus d’un ou deux mots de chacun.

« In nomine Domini, comme nous disions au collège Mareschal ; santissima Madre di Dios, comme dit l’Espagnol ; alle gutten Geister loben den Herr[86], dit le Psalmiste dans la traduction du docteur Luther. — Trêve à vos exorcismes, » dit la voix qu’ils avaient déjà entendue ; « quoique je vienne parmi vous d’une manière étrange, je suis un mortel comme vous, et mon assistance peut vous être utile dans votre position, si vous n’êtes pas trop orgueilleux pour recevoir des conseils.

En parlant ainsi, l’étranger ouvrit une lanterne sourde, dont les faibles rayons firent entrevoir à Dalgetty que l’interlocuteur qui s’était mystérieusement réuni à leur société et mêlé à leur conversation, était un homme d’une haute taille, enveloppé dans un manteau à la livrée du marquis. Il regarda d’abord à ses pieds ; mais il ne vit ni le pied fourchu que les légendes écossaises donnent à l’ennemi du genre humain, ni le pied de cheval auquel on le reconnaît en Allemagne. Sa première demande fut de savoir comment l’étranger avait pénétré jusqu’à eux.

« Car, dit-il, si la porte avait été ouverte, on aurait entendu le bruit de ces barres rouillées ; et si vous êtes passé par le trou de la serrure, en vérité, monsieur, malgré tout ce que vous pouvez dire, vous n’êtes pas fait pour être enrôlé dans un régiment d’hommes vivants. — Je conserve mon secret, répondit l’étranger, jusqu’à ce que vous méritiez qu’il vous soit découvert en me communiquant le vôtre. Il serait possible que je vous fisse sortir par où je suis entré. — Ce ne sera pas, du moins, par le trou de la serrure, dit le major, car ma cuirasse m’arrêterait au passage, en supposant que mon casque pût y passer. Quant à des secrets, je n’en ai aucun pour ma part, et qu’un bien petit nombre appartenant aux autres. Mais dites-nous ce que vous désirez savoir, ou, comme le professeur Snufflegreek[87] avait coutume de le dire au collège Mareschal à Aberdeen, parle pour que je te connaisse. — Ce n’est point à vous que j’ai d’abord affaire, » répliqua l’étranger en tournant sa lumière directement sur les traits sauvages et amaigris et sur les membres vigoureux du Highlander Ranald Mac Eagh, qui, debout contre le mur de la prison, semblait encore incertain si leur hôte était un être vivant.

« Je vous ai apporté quelque chose, l’ami, » dit l’étranger d’un ton plus doux, « pour améliorer vos provisions ; car si vous devez mourir demain, ce n’est pas une raison pour ne point vivre cette nuit. — Non, certainement, il n’y a pas de raison pour cela, » répliqua le major, dont l’appétit était toujours ouvert ; et il se mit aussitôt en devoir d’examiner le contenu d’un petit panier que l’étranger avait apporté sous son manteau, tandis que le Highlander, soit par soupçon, soit par dédain, ne faisait aucune attention aux signes par lesquels il l’engageait à suivre son exemple.

« Comme il vous plaira, mon camarade, » s’écria Dalgetty en se versant une rasade après avoir expédié une énorme tranche de chevreau rôti ; « je bois à votre meilleur appétit… Je bois aussi à votre santé, l’ami, » ajouta-t-il en remplissant de nouveau son verre ; « car il ne faut pas oublier celui qui régale. Comment t’appelles-tu ? — Mardoch Campbell, répondit le domestique ; je suis un serviteur du marquis d’Argyle, et je remplis parfois les fonctions de geôlier. — Eh bien, Murdoch, dit Dalgetty, je bois encore une fois à votre santé, maintenant que je sais votre nom, et je souhaite que cela me porte bonheur. Ce vin me paraît être du Calcavella. Très-bien, honnête Murdoch ; je prendrai sur moi de vous dire que vous méritez d’être premier geôlier, puisque vous montrez vingt fois plus de connaissances dans la manière de nourrir les honnêtes gentilshommes qui sont dans le malheur, que votre supérieur lui-même… Du pain et de l’eau !… malédiction sur lui !… C’était assez, Murdoch, pour perdre de réputation la prison du marquis. Mais je vois que vous voulez converser avec mon ami Ranald Mac Eagh. Ne craignez pas ma présence ; j’irai me mettre dans ce coin-là avec le panier, et je vous réponds que le bruit de mes dents m’empêchera de vous entendre. »

Malgré cette promesse, le vétéran prêta une oreille attentive à leur conversation, ou, comme il le disait lui-même, il dressa ses oreilles comme Gustave lorsqu’il entendait la clef tourner dans le coffre à avoine ; il put ainsi, grâce à la petitesse de la prison, écouter le dialogue suivant :

« Savez-vous, Enfant du Brouillard, dit Campbell, que vous ne quitterez cette place que pour le gibet ? — Ceux qui m’étaient le plus chers, répondit Mac Eagh, m’en ont montré le chemin. — Vous ne voulez donc rien faire pour éviter de les suivre ? »

Le prisonnier se tordit les mains dans ses chaînes avant de répondre. « Je ferais beaucoup, dit-il enfin, non pour moi, mais pour l’amour de celui qui est dans la vallée de Strath-Aven. — Et que feriez-vous pour détourner le coup fatal ? » demanda de nouveau Murdoch. « Je m’inquiète peu du motif qui vous porterait à l’éviter. — Je ferais… tout ce qu’un homme peut faire sans cesser d’être homme. — Pouvez-vous prétendre à la qualité d’homme, vous qui avez toujours agi comme un loup féroce ? — Oui, répondit le proscrit, je suis un homme comme mes pères. Tant que nous fûmes enveloppés du manteau de paix, nous étions des agneaux ; on nous en a dépouillés, et vous nous appelez des loups. Rendez-nous les cabanes que vous avez brûlées, nos enfants que vous avez massacrés ; nos veuves que vous avez fait mourir de faim, retirez du gibet et des créneaux de vos murailles les cadavres déchirés et les crânes blanchis de nos parents ; faites-les revivre et nous bénir, et nous serons vos vassaux et vos frères ; jusque-là, la mort, le sang et la vengeance tireront entre nous un voile épais de division. — Vous ne voulez donc rien faire pour obtenir votre liberté ? dit le Campbell. — Tout… excepté de me dire l’ami de votre tribu, répondit Mac Eagh. — L’amitié des bandits et des catérans[88] ! répondit Murdoch ; nous les méprisons trop pour nous abaisser à l’accepter. Ce que je désire savoir de vous, en échange de votre liberté, c’est le lieu où se trouve maintenant la fille et l’héritière du chevalier d’Ardenvohr. — Pour la marier à quelque parent peu fortuné de votre grand maître, dit Ranald, car telle est la coutume des enfants de Diarmid ! La vallée de Glenorqhuy, à cette heure même, ne crie-t-elle pas honte contre la violence exercée sur cette fille que ses parents conduisaient au palais de leur souverain ? Ne furent-ils pas obligés de la cacher sous une chaudière, autour de laquelle ils combattirent jusqu’à ce qu’il n’en restât pas un pour raconter cette histoire ? et la fille ne fut-elle pas amenée ensuite dans ce fatal château, et mariée après au frère de Mac Callum Moore ? et tout cela parce qu’elle avait une fortune considérable. — Quand cela serait vrai, dit Murdoch, elle obtint un rang plus élevé que celui que le roi d’Écosse lui aurait donné. Mais il ne s’agit pas de cela. La fille de sir Duncan d’Ardenvohr est de notre sang, et n’est point une étrangère ; et qui a plus de droits à connaître son destin que Mac Callum Moore, le chef de son clan ? — C’est donc en son nom que vous m’interrogez, » dit le proscrit.

Le domestique fit un signe affirmatif. — Et vous ne ferez aucun mal à la jeune fille ? je lui en ai déjà fait assez moi-même. — Aucun, sur la parole d’un chrétien, répondit Murdoch. — Et ma récompense sera la vie et la liberté ? — Telle est notre convention. — Sachez donc que l’enfant que j’ai sauvée par compassion lorsque nous prîmes d’assaut la forteresse de son père, fut élevée et adoptée comme fille de notre tribu, jusqu’au moment où nous fûmes vaincus, au défilé de Bellenduthil, par le démon incarné et les ennemis mortels de notre tribu, Allan Mac-Aulay à la main sanglante, et les cavaliers de Lennox, commandés par l’héritier de Menteith. — Elle tomba au pouvoir d’Allan à la main sanglante, et on l’avait reconnue comme fille de ta tribu ! dit Murdoch : alors son sang a rougi le dirk, et tu ne m’as rien avoué qui puisse racheter ta vie criminelle. — Si ma vie dépend de la sienne, répondit le proscrit, je suis sauvé, car la jeune fille vit encore ; mais la fragilité de la promesse d’un fils de Diarmid ne me rassure que faiblement. — J’y serai fidèle, dit le Campbell, si vous pouvez m’assurer qu’elle respire, et m’indiquer le lieu où on peut la trouver. — Au château de Darnlinvarach, sous le nom d’Annette Lyle ; j’en ai souvent entendu parler par ceux de nos tribus qui se sont de nouveau rapprochés des bois où ils sont nés, et il n’y a pas long-temps encore que je l’ai vue moi-même. — Vous ! dit Murdoch d’un air étonné, vous le chef des Enfants du Brouillard ! vous vous êtes exposé si près de votre mortel ennemi ! — J’ai fait plus, fils de Diarmid, répliqua le proscrit : je m’introduisis dans le château déguisé en joueur de harpe venu des bords sauvages de Skianach. Mon projet était de plonger mon dirk dans le sein de Mac-Aulay à la main sanglante, devant qui tremble notre race, et de me soumettre après cela au sort que Dieu m’aurait envoyé. Mais au moment où ma main avait saisi la poignée de ma dague, je vis Annette Lyle. Elle chanta, en s’accompagnant de son clairshach, une ballade des Enfants du Brouillard qu’elle avait apprise lorsqu’elle vivait parmi nous. Les bois dans lesquels nous avions vécu tranquilles faisaient retentir leurs feuilles vertes dans sa chanson, et on entendait le doux murmure de nos ruisseaux. Ma main oublia mon dirk, des larmes mouillèrent ma paupière, et l’heure de la vengeance se passa. Maintenant, fils de Diarmid, n’ai-je pas bien payé ma rançon ? — Oui, dit Murdoch, si votre histoire est véritable ; mais quelle preuve pouvez-vous m’en donner ? — Ciel et terre, s’écria le proscrit, je vous prends à témoin qu’il cherche déjà à rétracter sa parole. — Nullement, répondit Murdoch ; je saurai la tenir lorsque j’aurai la certitude que vous m’avez dit la vérité. Mais j’ai quelques mots à dire à votre compagnon de captivité. — Promettre et ne jamais tenir, telle est leur habitude ! » murmura deux fois le prisonnier en se jetant de nouveau sur le pavé de la prison.

Pendant ce temps, le major Dalgetty, qui n’avait pas perdu un mot de ce dialogue, faisait ses remarques en lui-même. « Que diable ce rusé coquin peut-il avoir à me dire ? Je n’ai pas d’histoire à lui raconter sur mes enfants, du plus loin qu’il m’en souvienne, ni sur d’autres. Mais laissons-le venir. Il aura quelques manœuvres à faire avant de pouvoir prendre en flanc un vieux soldat comme moi. »

En conséquence, comme s’il se fût tenu la pique à la main sur une brèche pour la défendre, il attendit avec précaution, mais sans crainte, le commencement de l’attaque. « Vous êtes citoyen du monde, major Dalgetty, dit Murdoch, et vous ne pouvez ignorer notre vieux proverbe écossais : Donne et tu recevras[89], qui a passé dans tous les pays et dans toutes les langues. — Alors je dois en savoir quelque chose, répliqua Dalgetty ; car, excepté les Turcs, il y a peu de nations en Europe chez lesquelles je n’aie pas servi, et j’ai quelquefois eu l’idée d’aller faire une campagne soit avec Bethlem Gabor[90], soit avec les janissaires. — Un homme de votre expérience, et dégagé de tous préjugés, me comprendra facilement, dit Murdoch, lorsque je lui apprendrai que sa vie dépend des réponses vraies et sincères qu’il me fera à quelques futiles questions concernant les gentilshommes qu’il a laissés à Darnlinvarach, leurs préparatifs, le nombre de leurs soldats, la nature de leurs ressources, et tout ce qu’il peut savoir de leurs plans d’opération. — Dans le seul but de satisfaire votre curiosité, et sans aucun autre motif ? dit Dalgetty. — Pas le moindre du monde. Quel intérêt un pauvre diable comme moi pourrait-il prendre à leurs opérations ? — Faites donc vos questions, j’y répondrai peremptoriè. — Combien peut-il y avoir d’Irlandais en marche pour joindre James Graham le rebelle ? — Probablement dix mille, répondit Dalgetty. — Dix mille ! s’écria Murdoch avec colère ; nous savons qu’il en est à peine débarqué deux mille à Ardnamurchan. — Alors vous êtes mieux informé que moi, » répondit le major avec un grand sang-froid. « Je ne les ai point encore inspectés, ni même vus sous les armes. — Et combien attend-on d’hommes des clans ? — Autant qu’il en pourra venir. — Vous ne répondez point à ma question, monsieur ; parlez clairement : y aura-t-il bien cinq mille hommes ? — Oui, ou environ. — Vous jouez votre vie, monsieur, en plaisantant avec moi, répondit Murdoch ; je n’ai qu’à siffler, et en moins de dix minutes votre tête sera suspendue au-dessus du pont-levis. — Mais, pour parler franchement, monsieur, répliqua le major, pensez-vous qu’il soit raisonnable de me demander les secrets de notre armée, à moi qui ai pris un engagement pour toute la campagne ? Si je vous donne les moyens de battre Montrose, que deviendront ma paie, mon arriéré, et mon droit sur le butin ? — Je vous dis, répliqua Campbell, que si vous êtes entêté, votre campagne commencera et se terminera par le billot qui est à la porte du château, disposé pour châtier des vagabonds tels que vous ; mais si vous répondez sincèrement à mes questions, je vous recevrai à mon… au service de Mac Callum Moore. — La solde est-elle bonne ? — Elle sera double de la vôtre si vous voulez retourner auprès de Montrose, et agir d’après les ordres du marquis d’Argyle. — Je suis fâché de ne pas vous avoir vu, monsieur, avant de m’être engagé avec Montrose, » dit Dalgetty paraissant réfléchir.

« Au contraire, je puis vous procurer des conditions plus avantageuses maintenant, dit le Campbell, en supposant toutefois que vous soyez fidèle. — C’est-à-dire fidèle à vous, et traître à Montrose. — Fidèle à la cause de la religion et du bon ordre, répliqua Murdoch ; ce qui sanctifie toute trahison dont on se rend coupable pour la servir. — Et le marquis d’Argyle… si je voulais entrer à son service… est-ce un bon maître ? — Il n’en existe pas de meilleur. — Généreux avec ses officiers ? — L’homme le plus libéral. — Exact et fidèle à remplir ses engagements ? — Autant que le plus honorable gentilhomme. — Jamais je n’en ai entendu dire autant de bien, dit Dalgetty ; vous êtes un ami du marquis, ou plutôt vous êtes le marquis lui-même. Milord d’Argyle, » ajouta-t-il en se jetant sur le marquis déguisé, « je vous arrête au nom du roi Charles, comme un traître. Si vous avez le malheur d’appeler du secours je vous tords le cou. »

L’attaque de Dalgetty fut si soudaine et si inattendue, qu’il renversa facilement le marquis sur le pavé de la prison, et le maintint par terre de la main gauche, tandis qu’avec la droite il lui serrait la gorge, prêt à l’étrangler au moindre effort qu’il ferait pour appeler du secours.

« Milord d’Argyle, dit-il, c’est maintenant à mon tour de fixer les conditions de la capitulation. Si vous consentez à me montrer la porte secrète par laquelle vous êtes entré dans la prison, vous aurez la vie sauve, à condition que vous serez mon locum tenens[91], comme nous disions au collège Mareschal, jusqu’à ce que votre geôlier vienne visiter ses prisonniers ; sinon je vous étrangle à l’instant : un heyduck[92] polonais qui avait été esclave au sérail ottoman m’a appris la bonne manière. Cela fait, je chercherai le moyen d’opérer ma retraite. — Scélérat ! vous m’assassinerez donc pour m’être montré trop bon envers vous ? dit Argyle d’une voix étouffée. — Non pas pour votre bonté, milord, répliqua Dalgetty, mais pour apprendre à Votre Seigneurie à respecter le jus gentium envers les cavaliers qui viennent vers vous avec un sauf-conduit, et secondement pour vous avertir du danger qu’il y a de proposer des conditions déshonorantes à un digne et brave soldat, afin de le tenter et de le faire devenir traître à son drapeau pendant la durée de son engagement. — Épargnez ma vie, dit Argyle, et je ferai ce que vous exigerez. »

Dalgetty ne lâcha pas prise ; il serrait la gorge du marquis, lorsqu’il le questionnait, se contentant de lui laisser ensuite le pouvoir de répondre.

« Où est la porte secrète de la prison ? demanda-t-il. — Levez la lanterne vers le coin à droite, et vous découvrirez le fer qui couvre le ressort. — C’est bien. Et où conduit le passage ? — À mon cabinet particulier derrière la tapisserie. — Et comment, de votre cabinet, pourrai-je gagner la porte du château ? — En passant à travers la grande galerie, l’antichambre, la salle des domestiques, le corps-de-garde. — Tout cela rempli de soldats, de factionnaires et de valets. Cela n’est pas mon affaire, milord. N’avez-vous pas quelque passage secret pour arriver à la porte du château, comme vous en avez pour venir à la prison ? j’en ai vu de semblables en Allemagne. — Il y en a un qui donne sur la chapelle et qui s’ouvre dans mon cabinet. — Et quel est le mot de passe ? — L’épée de Lévi. Mais si vous voulez vous fier à ma parole d’honneur, j’irai avec vous, je vous accompagnerai à travers les gardes, et je vous donnerai un passeport. — Je pourrais me fier à vous, milord, si votre gorge ne portait pas déjà l’empreinte de mes doigts. Mais maintenant beso las manos à usted, comme dit l’Espagnol. Vous pouvez me donner un passeport : y a-t-il de quoi écrire dans votre cabinet ? — Assurément, et des passeports en blanc sont prêts à être signés ; je vais vous y suivre. — Ce serait trop d’honneur pour moi ; Votre Seigneurie restera sous la garde de mon honnête ami Ranald Mac Eagh ; ainsi permettez-moi de vous traîner à distance de sa chaîne. Honnête Ranald, vous voyez où en sont nos affaires. Je trouverai, je n’en doute pas, les moyens de vous mettre en liberté. En attendant faites comme moi. Mettez votre main de cette manière sur la gorge de ce haut et puissant seigneur, et sous sa collerette ; et s’il fait le moindre mouvement pour se débarrasser ou crier, ne manquez pas, mon digne Ranald, de serrer fortement, quand ce serait ad deliquium, c’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il tombe en défaillance. Il n’y aurait pas grand mal, car il destinait votre gorge et la mienne à une pression un peu plus forte. — S’il essaie de parler ou de lutter, il mourra de ma main. — C’est bien, Ranald, très-bien ; un ami qui vous entend à demi-mot, en vaut mille. »

Laissant alors le marquis sous la garde de Mac Eagh, Dalgetty pressa le ressort, et la porte secrète s’ouvrit : les gonds en étaient si bien polis et huilés, qu’elle ne fit pas le plus léger bruit ; de fortes barres et de nombreux verrous la fermaient en dehors, et deux ou trois clefs, destinées probablement à détacher les chaînes des prisonniers, étaient accrochées dans le passage. Un escalier étroit pratiqué dans l’épaisseur du mur, conduisait, comme le marquis l’avait dit, derrière la tapisserie de son cabinet particulier. De telles communications étaient fréquentes dans les vieux châteaux féodaux ; elles donnaient au maître de la forteresse, comme à un autre Denys[93], les moyens d’entendre la conversation des prisonniers, ou de les visiter, s’il lui plaisait, sous un déguisement ; expérience qui tout à l’heure avait si mal réussi à Gillespie Grumach.

Après avoir examiné s’il n’y avait personne dans l’appartement, le major y entra, et se saisit à la hâte d’un passeport en blanc parmi ceux qui étaient sur la table, ainsi que de tout ce qui était nécessaire pour écrire ; et, s’emparant du poignard du marquis, il coupa un cordon de soie qui soutenait la tapisserie, puis redescendit dans la prison. Avant d’y rentrer, il écouta un moment à la porte, et entendit Mac Callum More qui, d’une voie étouffée, faisait de grandes offres à Mac Eagh s’il voulait lui laisser donner l’alarme.

« Quand vous m’offririez une forêt de daims ou un troupeau de mille têtes de bétail, répondit le proscrit ; quand vous m’offririez toutes les terres qui ont appartenu à un fils de Diarmid, je ne violerais pas la parole que j’ai donnée à l’homme habillé de fer.

— L’homme habillé de fer, dit Dalgetty en entrant, vous est attaché, Ranald, et ce noble lord va être aussi attaché lui-même[94]. Mais, avant tout, il faut qu’il remplisse sur ce passeport les noms du major Dugald Dalgetty et de son guide, ou je lui donnerai un passeport pour l’autre monde. »

Le marquis écrivit, à la lueur de la lanterne sourde, ce que le major lui dicta.

« Maintenant, Ranald, dit Dalgetty, dépouille-toi de ton vêtement de dessus, de ton plaid, je veux dire ; j’en envelopperai Mac Callum More, et j’en ferai pour un moment un Enfant du Brouillard… Oh ! il faut que je le place sur votre tête, milord, pour nous mettre en garde contre vos clameurs intempestives. Bien ! le voilà suffisamment enveloppé. Baissez vos bras, ou, de par le ciel ! je vous plonge votre propre poignard dans le cœur : vous ne serez attaché qu’avec un cordon de soie, par respect pour votre qualité. Allons, il restera tranquille jusqu’à ce que quelqu’un vienne le secourir. S’il a commandé notre dîner pour une heure un peu trop reculée, Ranald, c’est lui qui en souffrira. À quelle heure, mon brave ami, le geôlier fait-il ordinairement sa visite ? — Jamais avant le coucher du soleil ! — Alors nous avons trois heures devant nous, dit le prudent major ; je vais travailler à votre délivrance. » Son premier soin fut d’examiner la chaîne de Ranald ; il l’ouvrit au moyen d’une des clefs suspendues derrière la porte secrète, probablement placées là pour que le marquis pût, s’il le voulait, renvoyer un prisonnier ou le transférer ailleurs sans être obligé d’en prévenir le gardien. Le proscrit étendit ses bras engourdis, et bondit sur le plancher avec la joie d’un homme qui recouvre sa liberté.

« Endossez la livrée du noble prisonnier, et suivez-moi, » dit le major.

Le proscrit obéit. Ils montèrent l’escalier dérobé, après avoir fermé la porte derrière eux, et gagnèrent sans danger le cabinet du marquis.



CHAPITRE XIV.

l’évasion.


C’est donc ici l’entrée de l’escalier… mais après… Celui qui est sûr de périr sur la terre peut laisser de côté les cartes et la boussole, et se confier à la haute mer sans pilote.
Suckling, Brennovalt, tragédie.


« Cherchez le passage secret qui conduit à la chapelle, Ranald, dit le major, tandis que je jetterai à la hâte un coup d’œil sur ces papiers. »

En parlant ainsi, Dalgetty saisit d’une main une liasse de papiers les plus importants d’Argyle, de l’autre une bourse d’or, qui étaient dans le tiroir d’un riche meuble que, par un heureux hasard, le marquis avait laissé ouvert. Il ne négligea pas non plus de s’emparer d’une épée, ainsi que d’une paire de pistolets et d’une boîte à poudre qui étaient suspendus aux murs de l’appartement.

« Nouvelles et butin, » dit le vétéran en s’emparant de ces riches dépouilles ; « tout honorable cavalier doit songer aux premières pour son général, et au second pour lui-même. Cette épée est un André Ferrare, et ces pistolets valent mieux que les miens. Mais un bon échange n’est pas un vol. On ne doit point se jouer de braves soldats, et on ne s’en joue pas impunément, milord d’Argyle. Mais doucement, doucement, Ranald, où courez-vous donc ? »

Il était temps que le major arrêtât Mac Eagh, car ne trouvant pas au gré de son impatience le passage secret, il s’était saisi d’une épée et d’une targe, et s’apprêtait à entrer dans la grande galerie, dans le dessein, sans doute, de s’ouvrir un passage les armes à la main.

« Arrêtez, si vous tenez à la vie, » lui dit tout bas Dalgetty en le retenant ; « nous ne devons pas nous mettre inutilement en danger de nous perdre. Ainsi donc, tirez le verrou de cette porte afin qu’on croie que Mac Callum More ne veut pas être importuné, et laissez-moi faire une reconnaissance pour trouver le passage secret. »

En regardant derrière la tapisserie à diverses places, il finit par découvrir une porte secrète qui donnait sur un passage tortueux fermé par une autre porte, qui sans doute était celle de la chapelle. Mais il fut désagréablement surpris, en arrivant à l’autre extrémité de ce passage, d’entendre la voix sonore du ministre qui débitait un sermon.

« C’est donc pour cela, dit-il, qu’il nous indiquait cette route comme la plus sûre. Je suis tenté de retourner pour lui couper la gorge. »

Il ouvrit alors tout doucement la porte qui donnait dans une galerie grillée réservée pour le marquis : les rideaux en étaient fermés, peut-être pour faire croire qu’il assistait au service divin, tandis qu’en effet il s’occupait d’affaires temporelles. Il n’y avait personne dans cette galerie, car la famille du marquis (telle était l’étiquette rigide observée alors), en occupait une autre, au-dessous de celle du grand homme. Après s’en être assuré, le major se hasarda à entrer dans la galerie, dont il ferma soigneusement la porte.

Jamais, quoique ce soit peut-être trop dire, sermon ne fut écouté avec plus d’impatience et moins de satisfaction, de la part du moins d’un des auditeurs. Le major entendit seizièmement, dix-septièmement, dix-huitièmement, et pour conclure, avec des sentiments qui tenaient du désespoir. Il semblait que le prédicateur se fît une joie de le mettre à la torture, car il conclut plus de dix fois avant de terminer son sermon. Mais un homme ne peut prêcher éternellement (car alors le service s’appelait un prêche[95]), et le ministre ne manqua pas de faire un profond salut du côté de la galerie grillée, soupçonnant peu quel était celui qu’il honorait de ce signe de respect. À en juger d’après la vitesse avec laquelle se dispersèrent les domestiques du marquis, le sermon n’avait eu guère plus d’attraits pour eux que pour l’impatient Dalgetty. À la vérité, la plupart étaient des Highlanders, et ils avaient pour excuse de ne pas entendre un seul mot de ce que disait le prédicateur, quoiqu’ils assistassent au service par l’ordre spécial de Mac Callum More, et ils en auraient fait autant quand même c’eût été un iman turc.

Mais, quoique l’auditoire se fût retiré si promptement, le ministre resta dans la chapelle, et, se promenant en long et en large dans son enceinte gothique, il semblait méditer sur le sermon qu’il venait de prononcer, ou en préparer un nouveau. Malgré toute son assurance, Dalgetty fut un moment indécis sur ce qu’il devait faire. Le temps pressait cependant, et chaque moment augmentait la chance que le geôlier, en visitant la prison avant l’heure accoutumée, ne découvrît leur fuite. Enfin, s’adressant à voix basse à Ranald qui épiait tous ses mouvements, il lui dit de le suivre et de bien prendre garde de ne pas se trahir ; prenant lui-même un air dégagé, il descendit quelques marches qui conduisaient de la galerie dans le corps de la chapelle. Un homme moins expérimenté aurait essayé de passer rapidement, dans l’espoir de n’être point aperçu par le digne ministre ; mais le major, qui voyait quel danger le menaçait s’il échouait dans une telle tentative, s’avança gravement vers le ministre, qui se promenait au milieu du chœur, et, ôtant son chapeau, il se disposa à passer outre après l’avoir salué. Mais quelle fut sa surprise de reconnaître dans le prédicateur le même homme avec lequel il avait dîné au château d’Ardenvohr ! Cependant il retrouva promptement sa présence d’esprit ; et avant que le prêtre eût ouvert la bouche, il lui adressa le premier la parole.

« Je ne puis, dit-il, quitter ce château sans vous offrir, révérend ministre, mes très-humbles remercîments pour l’homélie dont vous nous avez favorisés ce soir. — Je n’ai point remarqué, monsieur, que vous fussiez dans la chapelle, répondit le ministre. — Il a plu à l’honorable marquis, » dit Dalgetty d’un air modeste, « de m’accorder une place dans sa propre galerie. » À ces mots, le ministre s’inclina profondément, car il savait qu’un tel honneur n’était jamais accordé qu’aux personnes d’un rang très-élevé. « Dans le cours de ma vie errante, ajouta le major, j’ai entendu des prédicateurs de différentes religions, des luthériens, des évangélistes, des réformés, des calvinistes et d’autres ; mais je n’ai jamais entendu une homélie telle que la vôtre. — Dites un prêche, mon digne monsieur, c’est le terme dont se sert notre Église. — Prêche ou homélie, c’est, comme disent les Allemands, ganz fortre flich[96] ; et je ne puis quitter ce château sans vous faire connaître l’impression que votre édifiant sermon a produite sur moi, et sans vous assurer combien je regrette d’avoir paru, hier pendant le repas, manquer au respect dû à une personne aussi vénérable que vous l’êtes. — Hélas ! mon digne monsieur, dit le ministre, nous nous rencontrons dans ce monde comme dans la vallée des ombres de la mort, sans savoir contre qui nous nous heurtons.

Il n’y a donc point lieu de s’étonner si quelquefois nous manquons à des personnes pour lesquelles nous aurions un grand respect si nous les connaissions. Et certainement, je vous aurais pris plutôt pour un homme sans religion que pour un homme pieux qui respecte le grand Maître jusque dans les plus humbles de ses ministres. — J’ai toujours agi ainsi, docte ministre, répondit Dalgetty ; car au service de l’immortel Gustave… Mais je vous distrais de vos méditations, » dit-il en s’interrompant, son désir de parler du roi de Suède cédant pour cette fois à la nécessité des circonstances.

« Nullement, mon digne monsieur, dit le ministre. Quel était, je vous prie, l’usage de ce grand prince, dont la mémoire est si chère à tout cœur protestant ? — Monsieur, les tambours battaient pour la prière du matin et du soir aussi régulièrement que pour la parade, et si un soldat passait devant le chapelain sans le saluer, il était mis pour une heure sur le cheval de bois[97]. Mais je vous souhaite le bonsoir. Je suis obligé de partir sans délai, muni d’un passe-port que Mac Callum More vient de me délivrer. — Arrêtez un moment, dit le prédicateur ; ne puis-je rien faire pour témoigner mon respect à l’élève du grand Gustave, et à un appréciateur aussi juste des bons sermons ? — Rien, monsieur, dit le major, si ce n’est de me montrer le plus court chemin pour arriver à la porte ; et si vous vouliez avoir la bonté, » ajouta-t-il avec une grande effronterie, « de dire à un domestique d’y amener mon cheval, car je ne sais pas où les écuries du château sont situées, et mon guide, » continua-t-il en regardant Ranald, » ne parle point anglais, vous m’obligeriez beaucoup… C’est un cheval gris foncé : au nom de Gustave, on lui voit dresser les oreilles. — Je vais m’en acquitter à l’instant ; passez par ce cloître. »

« Que le ciel bénisse sa vanité ! » se dit le major en lui-même. « Je craignais d’être obligé de partir sans mon Gustave. »

En effet, le chapelain se donna tant de peine en faveur de celui qui avait jugé si avantageusement son sermon, que, tandis que Dalgetty parlementait avec les sentinelles qui gardaient le pont-levis, leur montrant son passe-port et donnant le mot d’ordre, un domestique lui amena son cheval tout équipé pour le voyage. Dans toute autre circonstance, le major, paraissant tout à coup en liberté après avoir été publiquement envoyé en prison, aurait excité des soupçons qui eussent été vérifiés sur-le-champ ; mais les officiers et les domestiques du marquis étaient accoutumés à la politique mystérieuse de leur maître, et ils supposèrent seulement que Dalgetty avait été mis en liberté, et qu’il était chargé par leur maître d’une mission particulière. Dans cette idée, après avoir reçu le mot de passe, ils le laissèrent sortir librement.

Dalgetty traversa lentement la ville d’inverary, accompagné du proscrit qui marchait comme un valet de pied à côté de son cheval. Lorsqu’ils passèrent devant le gibet, le vieux Ranald jeta un regard sur les cadavres et se tordit les mains. Son regard, son geste, ne durèrent qu’un instant, mais ils exprimaient une angoisse qu’on ne saurait dépeindre. Toutefois, reprenant ses esprits au même instant, Ranald dit, en passant, quelques mots à voix basse à l’une des femmes qui, comme Rezpah, la fille d’Aizah, semblaient occupées à garder et à pleurer les victimes de la justice et de la cruauté féodales. La femme tressaillit à sa voix, mais elle redevint calme aussitôt, et pour toute réponse, ne fit qu’une légère inclination de tête.

Dalgetty sortit de la ville, incertain s’il tenterait de saisir ou de louer un bateau pour passer le lac, ou s’il s’enfoncerait dans les bois, afin de se dérober à toutes les poursuites. Dans le premier cas, il pouvait être poursuivi immédiatement par les galères du marquis, qui étaient prêtes à mettre à la voile, leurs longues vergues tournées au vent ; et quel espoir pouvait-il avoir de leur échapper avec un bateau pêcheur des Highlands ? Dans le second cas, il s’exposait à s’égarer et à mourir de faim dans des forêts vastes et inconnues, alternative aussi redoutable que le danger d’être pris et que les conséquences qui s’en suivraient.

La ville était alors derrière lui, et il ne savait de quel côté tourner ses pas pour se mettre en sûreté ; alors il commença à sentir qu’en s’échappant de la prison d’Inverary, il n’avait fait qu’accomplir la partie la plus aisée d’une entreprise difficile. S’il était repris, le sort qui l’attendait n’était pas douteux ; car l’affront personnel qu’il avait fait à un homme aussi puissant et aussi vindicatif que le marquis ne pouvait être effacé que par sa mort. Tandis qu’il pesait ces réflexions accablantes et qu’il regardait autour de lui comme un homme indécis, Ranald Mac Eagh lui demanda tout à coup quelle route il voulait suivre.

« Voilà précisément, honnête camarade, répliqua Dalgetty, une question à laquelle je ne puis vous répondre. En vérité, Ranald, je commence à croire que nous aurions mieux fait de nous en tenir au pain noir et à la cruche d’eau jusqu’à l’arrivée de sir Duncan, qui, pour son honneur, n’aurait pu faire autrement que de parler en ma faveur. — Saxon, répondit Mac Eagh, ne regrette pas d’avoir échangé l’air mortel de notre prison contre l’air libre du ciel. Et, par-dessus tout, ne te repens pas d’avoir rendu service à un Enfant du Brouillard. Mettez-vous sous ma conduite, et je réponds de votre sûreté sur ma tête. — Pouvez-vous me conduire à travers ces montagnes jusqu’à l’armée de Montrose ? demanda Dalgetty. — Si je le puis ! il n’y a point d’homme auquel les passages des montagnes, les cavernes, les vallées, les buissons, les gués, soient aussi connus qu’aux Enfants du Brouillard. Pendant que les autres rampent dans la plaine, sur les bords des lacs et des ruisseaux, nous recherchons, nous, les précipices escarpés des montagnes inaccessibles, les sources ignorées des torrents. Tous les limiers d’Argyle ne pourront découvrir les passages à travers lesquels je vous guiderai. — Dis-tu vrai, honnête Ranald ? Alors, marche en avant, et je le suis ; car si je prenais le gouvernail, jamais je ne conduirais notre barque à bon port. »

Le proscrit s’enfonça donc dans les bois qui entouraient le château à plusieurs milles à la ronde, marchant avec tant de vitesse que Gustave, pour le suivre, fut obligé de prendre le grand trot, et faisant tant de détours, et suivant tant de sentiers, que le major ne sut bientôt plus où il se trouvait, ni où il allait. Enfin, après avoir suivi pendant quelque temps un sentier qui, par degré, devenait de plus en plus difficile, ils se trouvèrent au milieu de buissons et de taillis. Le mugissement d’un torrent se faisait entendre, et le chemin était devenu tout à fait impraticable pour un cheval.

« Comment sortir d’ici ? dit Dalgetty ; j’ai bien peur d’être obligé d’abandonner Gustave. — N’ayez aucune inquiétude pour votre cheval, il vous sera bientôt rendu. »

À ces mots, il siffla doucement, et un jeune montagnard à moitié nu, dont les longs cheveux, attachés avec une courroie de cuir, recouvraient sa tête et la mettaient à l’abri du soleil et de la pluie, sortit comme une bête fauve d’un buisson de ronces et d’épines. Il était maigre, décharné ; et ses yeux, gris farouches, paraissaient dix fois plus grands qu’ils ne le sont ordinairement dans une figure humaine.

« Donnez votre cheval à cet enfant, dit Ranald Mac Eagh, votre vie en dépend. — Diable ! diable ! s’écria le vétéran au désespoir. Eheu[98] ! comme nous avions coutume de dire au collège Mareschal, faut-il laisser Gustave entre les mains d’un tel palefrenier ! — Êtes-vous fou de perdre un temps si précieux ? dit son guide ; sommes-nous donc sur les terres d’un ami, pour que vous vous sépariez de votre cheval avec autant de regrets que s’il était votre frère ? Je vous dis que vous le reverrez ; mais, vous fallût-il renoncer à cette espérance, la vie ne vaut-elle pas mieux que le meilleur poulain que cavale ait jamais mis bas ? — Cela est vrai, mon honnête ami, » dit Dalgetty en poussant un soupir ; « mais si vous connaissiez la valeur de Gustave, et les choses que nous avons faites et souffertes ensemble ! Voyez, il tourne la tête pour me regarder ! Ayez soin de lui, mon ami sans culottes, et je vous récompenserai bien. » En parlant ainsi, il détourna les yeux d’un spectacle qui lui fendait le cœur, et, maîtrisant sa sensibilité, il se mit en devoir de suivre son guide.

Ce n’était pas une chose facile, et il fallut bientôt plus d’agilité que le major ne pouvait en déployer. À peine était-il descendu de cheval, qu’en marchant sur le bord d’un torrent, il fit un faux pas, et commença à rouler dans l’abîme ; mais, grâce à quelques branches d’arbres, et aux racines saillantes de quelques vieux troncs, il parvint à s’arrêter dans sa chute. Il leur fallait à tout instant escalader d’énormes débris de rocs, se traîner à travers des buissons d’épines et de ronces, gravir péniblement des rochers qu’ils ne pouvaient descendre qu’avec des dangers et des fatigues plus grands encore ; enfin, franchir mille obstacles dont le montagnard se tirait avec une adresse et une agilité qui excitèrent l’envie et la surprise de Dalgetty. Embarrassé par son casque et par son armure, sans parler de ses bottes fortes, il se trouva bientôt tellement excédé de fatigue, qu’il s’assit sur une pierre pour reprendre haleine : il profita de ce moment de répit pour expliquer à Ranald Mac Eagh la différence qu’il y a entre voyager expeditus et impeditus[99], et ce qu’on entendait par ces deux expressions au collège Mareschal à Aberdeen. Pour toute réponse, le montagnard frappa sur l’épaule du major, et étendit la main derrière eux dans la direction du vent. Dalgetty ne put rien voir, car la nuit était tout à fait close, et ils étaient au fond d’un obscur ravin ; mais il entendit distinctement dans le lointain le son prolongé d’une grosse cloche.

« Ce doit être le signal de l’alarme, der strum[100], comme disent les Allemands. — Elle sonne l’heure de votre mort, répondit Ranald, si vous ne m’accompagnez plus loin. Chaque tintement de cette cloche annonce la mort d’un homme brave. — En vérité, Ranald, mon fidèle ami, je dois m’y résigner ; car je suis, comme je vous le disais, impeditus. Ah ! si j’étais expeditus, je me moquerais de marcher comme d’une fanfare de trompette. Je ferai donc mieux de m’enfoncer dans un de ces buissons, et d’y rester en repos en attendant le sort que Dieu me réserve. Quant à vous, Ranald, ne songez qu’à vous, je vous en prie, et abandonnez-moi à mon sort, comme le lion du nord, l’immortel Gustave-Adolphe, mon maître que je n’oublierai jamais, et dont sûrement vous avez entendu parler, le disait à François-Albert, duc de Saxe-Lauenbourg, lorsqu’il fut mortellement blessé dans les plaines de Lutzen. Cependant ne désespérez pas de mon salut, Ranald, car je me suis trouvé dans des circonstances plus difficiles en Allemagne ? particulièrement à la fatale bataille de Nerlingen[101], après laquelle je changeai de service… — Si, au lieu de vous épuiser à me raconter des histoires tout à fait inutiles, vous cherchiez à sortir de ce mauvais pas, » dit Ranald impatienté du bavardage de son compagnon, ou si vos pieds marchaient aussi vite que votre langue, vous pourriez reposer votre tête sur un oreiller plus doux que le billot sanglant de Mac Callum More. — Il y a dans ces paroles quelque chose de l’éloquence militaire, reprit le major, quoiqu’elles soient un peu légères et déplacées à l’égard d’un officier de distinction. Mais de telles libertés sont pardonnables pendant la marche, une des circonstances dans lesquelles, chez toutes les nations, on accorde aux troupes certaines licences. Poursuivons notre route, l’ami Ranald, maintenant que j’ai repris haleine : ou, pour parler plus clairement, I prœ, sequor[102], comme nous avions coutume de dire au collège Mareschal. »

Comprenant plutôt ses gestes que ses paroles, l’Enfant du Brouillard reprit sa route, avec une précision et une assurance qui ressemblaient à l’instinct d’un animal, à travers les sentiers les plus difficiles et les plus tortueux. Traînant avec peine ses lourdes bottes, embarrassé par ses cuissards, ses gantelets et sa cuirasse, sans parler du justaucorps de buffle qu’il portait sous son armure, et racontant sans discontinuer ses anciens exploits, quoique Ranald n’y fît pas la moindre attention, Dalgetty s’efforçait de suivre son guide, lorsque les aboiements répétés d’un limier[103] se firent entendre dans le lointain, comme s’il eût découvert la piste de sa proie.

« Infernal limier, dit Ranald, toi dont les cris n’ont jamais présagé rien de bon aux Enfants du Brouillard, périsse celle qui t’a mis bas ! As-tu déjà découvert nos traces ? Mais tu viens trop tard, limier de malheur, le daim a rejoint son troupeau. »

À ces mots il fit entendre un léger coup de sifflet, et on lui répondit avec la même précaution du haut d’un sentier qu’ils gravissaient depuis quelque temps. Doublant le pas, ils atteignirent le sommet, où la lune, qui jetait une clarté pure et brillante, montra à Dalgetty un parti de dix ou douze montagnards et environ autant de femmes et d’enfants. Ils reçurent Ranald Mac Eagh avec de tels transports de joie que le major reconnut facilement que ceux qui l’entouraient étaient des Enfants du Brouillard. Le lieu qu’ils habitaient convenait bien à leur nom et à leurs habitudes : c’était un rocher escarpé autour duquel serpentait un sentier étroit et plein de fondrières, commandé presque partout par le rocher lui-même.

Ranald dit quelques mots à la hâte aux enfants de sa tribu ; et les hommes vinrent successivement serrer la main de Dalgetty, tandis que les femmes, plus expressives dans leur reconnaissance, se pressaient autour de lui, paraissant même vouloir baiser le bord de sa cuirasse.

« Ils vous engagent leur foi, dit Ranald Mac Eagh, en reconnaissance du service que vous avez rendu aujourd’hui à leur tribu. — C’est assez, Ranald, répondit-il, c’est assez ; dites-leur que je n’aime pas ces serrements de main : cela confond les rangs et les grades militaires ; et quant à ces femmes qui tentent de baiser mes gantelets et les autres pièces de mon armure, je me rappelle que l’immortel Gustave, se promenant à cheval dans les rues de Nuremberg, dont la population voulait lui rendre cet honneur (et il en était plus digne qu’un pauvre quoique honorable cavalier tel que moi), leur dit en manière de réprimande : « Si vous me rendez des honneurs comme à un dieu, qui vous assure que la vengeance du ciel ne vous prouvera pas bientôt que je ne suis qu’un mortel ? » Mais, dites-moi, Ranald, je suppose que vous avez l’intention de résister à ceux qui nous poursuivent ; roto à Dios[104], comme dit l’Espagnol, nous occupons en ce moment la meilleure position que j’aie jamais vue pour une petite troupe, depuis que je suis au service : l’ennemi ne pourrait l’attaquer sans être exposé au feu du canon et de la mousqueterie. Mais, Ranald, mon bon camarade, vous n’avez pas de canon, je puis le dire, et je ne vois pas qu’aucun des vôtres ait un mousquet. Par quels moyens vous proposez-vous de défendre le passage, avant d’en venir à l’arme blanche ? En vérité, Ranald, cela passe mon intelligence. — Avec les armes et le courage de nos pères, » dit Mac Eagh en faisant remarquer au major que les hommes de sa tribu étaient armés d’arcs et de flèches.

« Des arcs et des flèches ! s’écria Dalgetty ; ha, ha, ha ! avons-nous aussi Robin Hood et son lieutenant Little-John[105] ? Des arcs et des flèches ! depuis cent ans on n’en a pas vu dans une armée civilisée. Des arcs et des flèches ! et pourquoi pas des frondes, comme du temps de Goliath ? Quoi ! Dugald Dalgetty de Drumthwacket aura vécu pour voir des hommes combattre avec des arcs et des flèches ! L’immortel Gustave ne l’aurait jamais cru, ni Wallenstein, ni Butler, ni le vieux Tilly. Mais enfin, Ranald, un chat ne peut avoir que ses griffes. Puisque vous n’avez que des arcs et des flèches, faisons-en le meilleur usage possible. Seulement, comme je n’ai pas l’habitude de pointer et de charger cette antique artillerie, vous ferez les meilleures dispositions que votre génie vous inspirera. Quant à prendre le commandement, ce que j’aurais fait volontiers si vous vous étiez battus avec des armes chrétiennes, il n’y faut pas penser, puisque vous allez combattre comme des Numides, armés de flèches. Cependant à défaut de ma carabine, qui malheureusement est restée accrochée à la selle de Gustave, mes pistolets feront leur office lorsque nous en viendrons à la mêlée. Mille remercîments, continua-t-il en s’adressant à un montagnard qui lui offrait un arc. « Dugald Dalgetty peut dire de lui-même ce qu’il a appris au collège Mareschal :


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Fusce, phuretrâ[106]. »


Ranald Mac Eagh imposa une seconde fois silence au loquace major en le tirant de nouveau par sa manche et en lui montrant du doigt le sentier. Les aboiements du limier approchaient de plus en plus, l’on put même entendre la voix de plusieurs hommes qui accompagnaient l’animal, et qui s’appelaient l’un l’autre lorsqu’ils s’étaient écartés, soit dans la précipitation de leur marche, soit pour fouiller plus soigneusement les buissons qui se trouvaient sur leur passage. Il est évident qu’ils approchaient de plus en plus. Mac Eagh, en cet instant, proposa au major de se débarrasser de son armure, et lui fit entendre que les femmes la transporteraient en lieu de sûreté.

« Je vous demande pardon, mon ami, mais les règlements militaires s’y opposent. Je me rappelle que l’immortel Gustave réprimanda les cuirassiers du régiment de Finlande, et leur fit enlever leurs timbales, pour s’être permis de se mettre en route sans leurs cuirasses et de les laisser avec les bagages : jamais timbales ne battirent plus à la tête de ce fameux régiment qu’après la bataille de Leipsick, où il se conduisit d’une manière brillante. C’est une leçon qu’on ne doit pas oublier, non plus que ces paroles de l’immortel Gustave : « Si mes officiers veulent me prouver qu’ils m’aiment, ils reprendront aujourd’hui leur armure ; car s’ils sont tués, qui conduira mes soldats à la victoire ? » Cependant, mon ami Ranald, rien ne m’empêche de quitter ces bottes un peu pesantes, pourvu que vous me procuriez quelque autre chaussure pour les remplacer, car je doute que mes pieds nus soient assez endurcis pour marcher comme vos camarades sur les cailloux et les épines. »

Enlever au major ses grosses bottes, le chausser d’une paire de brogues de peau de daim, dont un Highlander se dépouilla pour les lui donner, fut l’affaire d’une minute ; et Dalgetty se trouva bien plus à l’aise après cet échange. Il recommanda à Mac Eagh d’envoyer deux ou trois de ses camarades un peu plus bas pour reconnaître le défilé, et en même temps d’étendre un peu son front, en plaçant deux archers détachés sur chaque flanc, comme postes d’observation, lorsque le hurlement rapproché du limier leur apprit que leurs ennemis étaient au pied du rocher. Tous gardèrent un silence pareil à celui de la mort, car, malgré sa loquacité ordinaire, le major Dalgetty n’ignorait pas la nécessité de se taire dans une embuscade.

La lune brillait sur le sentier inégal, et sur les pointes des rocs escarpés autour desquels il serpentait. Sa lumière était interceptée çà et là par les branches des buissons et des petits arbres qui, ayant enfoncé leurs racines dans les crevasses des rochers, ombrageaient en quelques endroits les bords et le sommet du précipice. Au-dessous, un épais taillis formait une ombre noire, ressemblant aux vagues de l’Océan vu dans le lointain. Du milieu de ces ténèbres, et au fond du précipice, le limier faisait entendre ses hurlements épouvantables, que les échos des bois et des rochers d’alentour répétaient successivement ; par intervalles, y succédait un profond silence, interrompu seulement par les bruit et le murmure d’un petit ruisseau, qui, sortant du rocher, se frayait un passage le long de ses flancs sinueux. On entendait aussi les ennemis causer à voix basse : il semblait qu’ils n’avaient pas encore découvert l’étroit sentier qui conduisait au sommet du rocher, ou que s’ils l’avaient découvert, le danger de le gravir, soit à la lumière imparfaite qui les éclairait, soit dans le cas où il serait défendu, les faisait hésiter à s’y engager.

À la fin, on vit l’ombre d’un homme sortir de cet abîme d’obscurité, et qui commença à gravir le sentier avec précaution et lentement. À la lueur de la lune, on le distinguait si bien, que le major put reconnaître, non seulement un Highlander, mais encore le long fusil qu’il tenait à sa main et les plumes qui décoraient son bonnet. « Tausend teiflen[107] ! (Dieu me pardonne de jurer dans un pareil moment !) » murmura-t-il à voix basse ; « que deviendrons-nous s’ils ont apporté de la mousqueterie pour répondre à nos archers ? »

Mais à l’instant où cet homme, ayant atteint une saillie du rocher à mi-chemin du sentier, s’arrêtait pour faire signe à ceux qui étaient encore au bas de le suivre, une flèche que décocha un des Enfants du Brouillard lui fit une blessure si grave que, sans faire le moindre effort pour sauver sa vie, il perdit l’équilibre et roula, la tête la première, du haut du rocher jusqu’au fond du précipice. Le craquement des branchages qui le reçurent, le son lourd qui suivit sa chute sur la terre, excitèrent un cri d’horreur et de surprise parmi ses camarades. Les Enfants du Brouillard, encouragés par l’alarme que leur premier succès avait causée à leurs ennemis, répondirent à leur cri par de bruyantes et sauvages acclamations de triomphe ; et, se montrant au sommet du précipice, ils s’efforcèrent, par leurs hurlements farouches et leurs gestes menaçants, de faire voir à leurs ennemis qu’ils étaient en nombre et disposés à se défendre avec résolution. La prudence militaire du major lui-même ne put l’empêcher de se lever et de dire à Ranald, plus haut que la circonstance ne l’exigeait : « Caracco, camarade, comme dit l’Espagnol, vive une flèche bien acérée ! Je crois qu’il serait bon de faire avancer une partie de votre troupe, pour qu’elle prenne position… »

« Le Sassenach ! s’écria une voix au bas du sentier ; visez le Sassenach ! je vois briller sa cuirasse. » Trois coups de mousquet partirent au même instant ; et tandis qu’une balle frappait sa cuirasse à l’épreuve, et à la force de laquelle notre vaillant major avait dû plusieurs fois la vie, une autre pénétra l’armure qui couvrait le devant de sa cuisse gauche, et le renversa à terre. Ranald le prit aussitôt dans ses bras et l’éloigna des bords du précipice, tandis que Dalgetty murmurait avec douleur : « J’ai toujours dit à l’immortel Gustave, à Wallenstein, à Tilly et à d’autres braves, que les cuissards devraient être à l’épreuve du mousquet. »

Mac Eagh recommanda le blessé aux soins des femmes qui formaient l’arrière-garde de sa petite troupe ; et il se disposait à retourner au combat, lorsque Dalgetty le retint par son plaid : « Je ne sais comment ceci finira, lui dit-il ; mais je vous conjure d’informer Montrose que je suis mort en digne compagnon de l’immortel Gustave. Prenez garde, je vous en conjure, de quitter votre position, même dans le dessein de poursuivre l’ennemi, si vous obtenez quelque avantage, et, et… » Ici la respiration et la vue de Dalgetty commencèrent à s’affaiblir par la perte de son sang, et Mac Eagh, profitant de cette circonstance, dégagea son plaid de ses mains et lui substitua celui d’une femme que le major serra fortement, croyant s’assurer par là que le proscrit entendrait ses instructions militaires, qu’il continua de débiter tant que ses forces le lui permirent, quoique ses expressions devinssent de plus en plus incohérentes.

« Hé ! camarade, n’oubliez pas de placer vos mousquetaires en avant de vos piquiers, de vos haches de Lochaber et de vos épées à deux mains. Ferme, dragons, sur le flanc gauche ! Où en étais-je ? Ah, Ranald, si vous songez à la retraite, laissez quelques mèches allumées sur les branches d’arbres ; cela fera croire à l’ennemi qu’il y a encore là des fusiliers. Mais, j’oubliais ; vous n’avez ni mousquets à mèches, ni cuirasses, rien que des arcs et des flèches ; des arcs et des flèches ! ha, ha, ha ! »

Le major tomba dans un état d’épuisement, tout en cédant à l’envie de rire qu’excitait en lui l’idée de ces anciennes armes. Il fut long-temps à reprendre ses sens ; et, en attendant qu’il les recouvre, nous le laisserons aux soins des Filles du Brouillard, gardes malades aussi bonnes et aussi attentives en réalité qu’elles étaient sauvages et grossières en apparence.





CHAPITRE XV.

progrès de montrose.


Si tu es fidèle à ta parole, si tu es sincère et constant, je te rendrai fameux par ma plume, et glorieux par mon épée. Je te servirai par des moyens si nobles, que jamais on n’en aura vu de tels ; j’embellirai, je couronnerai ta tête de lauriers, et je t’aimerai de plus en plus.
Vers de Montrose.


Il nous faut maintenant, à notre grand regret, laisser le brave major Dalgetty se guérir de ses blessures, ou suivre le sort qui lui est réservé, pour dire quelques mois des opérations militaires de Montrose, quoiqu’elles soient dignes d’un meilleur écrivain et d’un historien plus grave. Avec le secours des chieflains dont nous avons parlé plus haut, et plus spécialement par la jonction des Murray, des Stewarts et des autres clans d’Athol qui étaient remplis de zèle pour la cause royale, il fut bientôt à la tête d’une armée de deux ou trois mille Highlanders, auxquels il fut assez heureux pour réunir les Irlandais de Colkitto.

Ce dernier chef, qui, au grand embarras des commentateurs de Milton, est cité dans un des sonnets de ce grand poète[108], s’appelait communément Alister ou Alexandre Mac Donnel ; il naquit dans une île écossaise, et était parent du comte d’Antrim, qui lui avait fait obtenir le commandement des troupes irlandaises. Sous beaucoup de rapports il méritait cette distinction : sa bravoure allait jusqu’à l’intrépidité et presque jusqu’à la barbarie : plein d’activité, maniant les armes avec une adresse rare, il était toujours prêt à donner l’exemple au moment du danger. Ce qui contre-balançait ces bonnes qualités, était son inexpérience dans la tactique militaire, un caractère jaloux et présomptueux, qui souvent fit perdre à Montrose les fruits de sa bravoure. Mais l’ascendant des qualités personnelles extérieures est d’un si grand poids aux yeux d’un peuple sauvage, que les actes de bravoure et de force de ce champion semblent avoir fait une plus grande impression sur les âmes des Highlanders que les talents militaires et l’esprit chevaleresques du grand marquis de Montrose ; et on conserve encore dans les vallées des Highlands de nombreuses traditions concernant Alister Mac Donnel, quoique le nom de Montrose s’y rencontre rarement.

Le point sur lequel Montrose assembla sa petite armée fut le Strathearn, dans les montagnes du Perthshire, dont il voulait ainsi menacer la ville principale.

Ses ennemis étaient préparés à le bien recevoir. Argyle, à la tête de ses Highlanders, suivait à la piste les traces des Irlandais de l’ouest à l’est, et par la force, par les menaces ou par son influence, il avait rassemblé une armée presque suffisante pour livrer bataille à Montrose. Les basses terres étaient aussi préparées à entrer en lutte par les raisons que nous avons données au commencement de cet ouvrage. Un corps de six mille fantassins et de six à sept mille cavaliers qui, par une insigne profanation, avait pris le titre d’armée de Dieu, avait été levé à la hâte dans les comtés de Fife, d’Angus, de Perth, de Stirling, et dans les lieux circonvoisins. Autrefois, et même sous le règne précédent, des forces beaucoup moins considérables auraient été plus que suffisantes pour protéger les basses terres contre une invasion plus formidable que celle dont les menaçaient les Highlanders commandés par Montrose ; mais les temps étaient étrangement changés depuis le dernier demi-siècle.

Avant cette époque, les Lowlanders étaient aussi guerriers que les montagnards, et ils étaient, sans comparaison, mieux disciplinés et mieux armés : leur ordre de bataille favori ressemblait sous certains rapports à la phalange macédonienne. Leur infanterie formait un corps compact, armé de longues lances, impénétrable même à la cavalerie de cette époque, quoique bien montée et couverte d’armures à l’épreuve : on peut donc facilement concevoir que leurs rangs ne pouvaient être entamés par une infanterie chargeant sans ordre, armée seulement d’épées, mal fournie de traits, et n’ayant pas d’artillerie. Cette manière de combattre fut en grande partie changée lorsqu’on donna des mousquets à la milice des Lowlands. Ces armes, auxquelles on n’avait pas encore adopté la baïonnette, étaient dangereuses de loin, mais n’étaient d’aucun secours contre des ennemis qui se précipitaient pour combattre corps à corps. Il est rai qu’on n’avait pas tout à fait abandonné l’usage des piques dans l’armée écossaise ; mais comme depuis long-temps ce n’était plus l’arme favorite, elle n’inspirait plus la même confiance qu’auparavant aux hommes qui s’en servaient, d’autant plus que Daniel Lupton, tacticien de l’époque, avait écrit un traité particulier sur la supériorité du mousquet.

Ce changement avait commencé à s’opérer lors des guerres de Gustave-Adolphe, dont les marches étaient si rapides, que bientôt la pique fut remplacée par les armes à feu. Une suite nécessaire de ce changement, aussi bien que de l’établissement d’armées permanentes par lesquelles la guerre devint un métier, fut l’introduction d’un système de discipline dans lequel une infinité de mots de commandement se combinent avec des opérations et des manœuvres correspondantes, et dont l’oubli d’une seule jetterait la confusion partout. La guerre, comme on la faisait alors parmi la plupart des nations de l’Europe, avait pris le caractère d’une profession pour laquelle la pratique et une longue expérience étaient d’une indispensable nécessité. Telle fut donc la conséquence naturelle de la création d’armées permanentes qui, presque partout, et particulièrement dans les longues guerres de l’Allemagne, avaient remplacé ce qu’on peut appeler la discipline naturelle de la milice féodale.

La milice écossaise des Lowlands avait donc un double désavantage lorsqu’elle combattait contre les Highlanders. Ceux qui la composaient n’avaient plus la lance, arme qui, dans les mains de leurs ancêtres, avait si souvent repoussé les impétueuses attaques des montagnards : et ils étaient soumis à une espèce de discipline nouvelle et compliquée, fort utile sans doute pour des troupes régulières qu’on a le temps d’y dresser, mais qui ne servait qu’à répandre la confusion dans les rangs de soldats citoyens qui la pratiquaient rarement et la comprenaient à peine. De nos jours on a fait de si heureuses tentatives pour ramener la tactique à ses premiers principes, et pour secouer le pédantisme de la guerre, qu’il nous est facile d’apprécier les désavantages qu’avait une milice à demi disciplinée, qui envisageait le succès comme dépendant du plus ou moins de précision avec laquelle on suivait un système de tactique qu’elle comprenait assez pour savoir lorsqu’elle faisait des fautes, mais sans pouvoir cependant les réparer. L’on ne peut nier non plus que dans les points matériels, c’est-à-dire dans ce qui regarde l’habitude militaire et l’esprit belliqueux, les Lowlanders du dix-septième siècle ne fussent retombés bien au-dessous de leurs compatriotes les Highlanders.

Depuis les temps les plus anciens jusqu’à l’union des couronnes, tout le royaume d’Écosse, les Lowlands comme les Highlands, avait été le théâtre de guerres soit étrangères, soit domestiques ; et à peine y avait-il un seul de ses hardis habitants, entre seize et soixante ans, qui n’eut été prêt, autant par goût que pour obéir au vœu de la loi, à prendre les armes à la première sommation de son seigneur suzerain ou d’une proclamation royale. La loi était la même en 1645 qu’un siècle auparavant, mais la race de ceux qui y étaient soumis avait été élevée dans d’autres sentiments. Ils restaient assis tranquillement sous leurs vignes et leurs figuiers, et prendre les armes leur paraissait un changement de vie aussi nouveau que désagréable. Ceux d’entre eux qui habitaient plus près des Highlands étaient continuellement en querelle, et à leur désavantage, avec les habitants turbulents de ces montagnes qui leur enlevaient leurs troupeaux, pillaient leurs habitations, insultaient leurs personnes, et avaient acquis sur eux cette supériorité que donne un système constant d’agression. Les autres, c’est-à-dire ceux qui étaient plus éloignés et à l’abri de ces déprédations, étaient intimidés par les bruits exagérés qui couraient sur les Highlanders, que par cela même qu’ils différaient d’eux par leurs lois, par leur langage, par leur habillement, ils étaient portés à regarder comme un peuple de sauvages également inaccessibles à la crainte et à l’humanité. Ces différents préjugés, joints aux habitudes peu guerrières des Lowlanders et à leur imparfaite connaissance du nouveau et compliqué système de discipline contre lequel ils avaient changé leur première manière de combattre, leur donnaient un grand désavantage lorsqu’ils en venaient aux mains avec les Highlanders. Ceux-ci, au contraire, possédaient, avec les armes et le courage de leurs pères, leur tactique simple et naturelle, et se précipitaient avec la plus grande confiance sur un ennemi pour lequel la nouvelle discipline était ce que l’armure de Saül était pour David, « un embarras plutôt qu’un secours. »

Ce fut dans un tel état de choses, qui balançait la supériorité du nombre et le manque d’artillerie et de cavalerie, que Montrose rencontra l’armée de lord Elcho dans les plaines de Tippermuir. Les membres du clergé presbytérien avaient employé toute leur influence pour relever le courage de leurs partisans, et l’un d’eux, qui harangua les troupes le jour de la bataille, n’hésita pas à dire que Dieu lui même parlait par sa bouche, et leur promit, en son nom, qu’ils remporteraient ce jour-là une victoire complète et signalée. L’artillerie et la cavalerie étaient aussi regardées comme des garanties de succès, car la nouveauté de leur attaque avait, en des occasions antérieures, porté le découragement dans les rangs des Highlanders. Le champ de bataille était une plaine de bruyères, et le terrain n’offrait aucun avantage ni à l’un ni à l’autre des deux partis, si ce n’est qu’il permettait à la cavalerie des covenantaires d’agir avec efficacité.

Jamais bataille dont le résultat fût plus important ne fut si facilement décidée. La cavalerie des Lowlanders fit une charge, mais, soit qu’elle ne pût soutenir le feu de la mousqueterie, soit qu’elle ne combattît pour la cause du Covenant qu’avec répugnance, elle fut bientôt en désordre, et se retira sur l’infanterie, qui n’avait ni baïonnettes ni piques pour la protéger. Montrose s’aperçut de cet avantage et en profita sur-le-champ. Il donna ordre à toute son armée de charger, ce que ses troupes exécutèrent avec cette valeur sauvage et déterminée qui caractérise les Highlanders. Un seul officier des covenantaires, formé dans les guerres d’Italie, opposa, à l’aile droite, une défense désespérée. Sur tous les autres points la ligne fut enfoncée au premier choc ; et, cet avantage une fois obtenu, les Lowlanders ne purent soutenir le combat corps à corps, leurs ennemis étant plus agiles et plus vigoureux qu’eux. Beaucoup furent tués dans le combat, et un si grand nombre périrent en fuyant, que les covenantaires perdirent, dit-on, plus d’un tiers des leurs à cette bataille. Cependant il faut comprendre dans ce nombre une grande quantité de gros bourgeois qui perdirent haleine dans leur fuite, et moururent ainsi sans recevoir un seul coup d’épée[109].

Les vainqueurs s’emparèrent de Perth, où ils trouvèrent des sommes d’argent considérables, ainsi que des armes et des munitions ; mais ces avantages étaient balancés par l’inconvénient toujours inséparable d’une armée de Highlanders. Les clans ne pouvaient nullement se considérer comme des soldats réguliers et agir comme tels.

Même dernièrement, dans les années 1740-46, lorsque le chevalier Charles Édouard, pour faire un exemple, fit fusiller un soldat déserteur, les Highlanders qui composaient son armée en ressentirent autant d’indignation que de surprise. Ils ne pouvaient concevoir en vertu de quel principe de justice on ôtait la vie à un homme, uniquement parce qu’il se retirait chez lui lorsqu’il ne lui convenait pas de rester plus long-temps à l’armée. Telle avait été du moins la pratique uniforme de leurs pères. Une fois la bataille terminée, la campagne était, suivant eux, terminée aussi : vaincus, ils cherchaient leur salut dans leurs montagnes ; vainqueurs, il y retournaient pour mettre leur butin en sûreté. D’autres fois, et suivant les saisons, ils avaient leurs troupeaux à surveiller, leurs semailles à faire, leurs moissons à récolter, sans quoi leurs familles eussent péri de faim. Dans tous les cas, ils quittaient le service pour quelque temps ; et quoiqu’il fût assez facile de les rappeler en leur présentant la perspective de nouvelles aventures et d’un butin plus considérable, le fruit de la victoire était perdu pour toujours

Cette circonstance démontre clairement, si déjà l’histoire ne nous le prouvait pas, que les Highlanders n’avaient jamais fait de guerres de conquêtes, mais des guerres de déprédation. Cela explique aussi la raison pour laquelle Montrose, malgré ses brillants succès, ne parvint jamais à s’établir d’une manière permanente dans les basses terres, et pourquoi même ceux des nobles de ces contrées, qui penchaient pour la cause royale, montraient de la répugnance à se joindre à une armée si irrégulière et composée d’éléments si peu unis, car ils pouvaient craindre à tout moment que les Highlanders, se mettant en sûreté dans leurs montagnes, ne laissassent les Lowlanders qui se seraient joints à eux à la merci d’un vainqueur irrité. La même considération servira à rendre compte des marches soudaines que Montrose était obligé d’entreprendre pour aller recruter son armée dans les montagnes, et les rapides changements de fortune qui le forcèrent, comme on sait, à battre en retraite devant ces mêmes ennemis qu’il venait de vaincre. Si quelques-uns de mes lecteurs cherchent dans ces récits autre chose qu’un simple amusement, ces remarques leurs paraîtront dignes d’intérêt.

Ce fut par ces causes, c’est-à-dire la lenteur des royalistes des Lowlands et la désertion de ses Highlanders, que Montrose, même après sa victoire décisive de Tippermuir, se trouva dans l’impossibilité de tenir devant la seconde armée avec laquelle Argyle s’avançait contre lui, venant de l’ouest. Dans cette conjecture, suppléant par la rapidité des mouvements à la faiblesse de ses troupes, il quitta tout à coup Perth et se dirigea sur Dundee : comme on lui en refusa les portes, il se rabattit vers le nord, et surprit Aberdeen, où il s’attendait à être joint par les Gordons et d’autres royalistes. Mais le zèle de ces gentilshommes était en ce moment tenu en bride par un corps nombreux de covenantaires commandés par lord Burleigh, et qu’on supposait être de trois mille hommes. Quoique Montrose n’eût que moitié de ces forces, il les attaqua hardiment. La bataille se livra sous les murs de la ville, et la valeur des soldats de Montrose triompha du nombre.

Mais il était dans la destinée de ce grand capitaine d’obtenir de la gloire, mais de recueillir rarement les fruits de sa victoire. Il avait à peine eu le temps de faire reposer sa petite armée dans Aberdeen, qu’il apprit, d’une part, que les Gercions étaient déterminés à ne pas se joindre à lui, par les raisons que nous avons mentionnées et par d’autres qui étaient particulières à leur chef, le marquis de Huntly, tandis qu’Argyle, auquel s’étaient joints plusieurs gentilshommes des Lowlands, s’avançait vers lui à la tête d’une armée beaucoup plus nombreuse que celle qu’il avait eu à combattre jusqu’alors. Ces troupes arrivaient, il est vrai, avec une lenteur proportionnée au caractère circonspect de leur chef ; mais cette circonspection elle-même rendait son approche plus formidable, parce qu’on ne pouvait plus douter qu’il ne fût à la tête d’une armée trop supérieure en nombre pour qu’il fût possible de lui résister.

Il ne restait à Montrose qu’une manière d’opérer sa retraite, et il l’adopta. Il se jeta dans les montagnes, où il pouvait défier toutes les poursuites, et où il était sûr, dans chaque vallon, de retrouver ces recrues qui avaient quitté son étendard pour aller déposer leur butin dans leurs retraites natales. Ainsi donc, tandis que le caractère de l’armée que commandait Montrose rendait, en quelque sorte, sa victoire nulle, il le mettait d’un autre côté à même, dans les circonstances les plus désavantageuses, d’assurer sa retraite, de recruter ses forces et de se rendre plus formidable que jamais à l’ennemi auquel, peu de temps avant, il avait été dans l’impossibilité de tenir tête.

Dans la circonstance actuelle, il entra dans le Badenoch, et traversant rapidement ce district, ainsi que le comté d’Athol qui y confine, il répandit l’alarme parmi les covenantaires par des attaques inattendues sur divers points. La terreur fut si grande, que le parlement dépêcha courrier sur courrier à Argyle, son général, pour lui donner l’ordre d’attaquer et de disperser l’armée de Montrose à quelque prix que ce fût.

Ces ordres ne convenaient ni à l’esprit altier ni à la politique lente et circonspecte du noble seigneur auquel ils étaient adressés. Il n’y fit donc aucune attention et borna tous ses efforts à gagner par ses intrigues les partisans que Montrose comptait dans les Lowlands, parmi lesquels bon nombre reculaient devant les dangers et les fatigues d’une campagne dans les Highlands, tandis que leurs biens resteraient à la merci des covenantaires. En effet, plusieurs d’entre eux quittèrent le camp de Montrose. Mais bientôt ce général fut joint par un corps de troupes dont le caractère convenait mieux à ses desseins et qui étaient plus capables de le seconder dans la position où il se trouvait. Ce renfort consistait en un corps nombreux de Highlanders que Colkitto, envoyé à cet effet, avait levé dans l’Argyleshire. Parmi les plus distingués se trouvaient John de Moidart, appelé le capitaine du clan Ranald, les Stuarts d’Alpin, le clan Gregor, le clan Mac Nab, et autres tribus moins considérables.

L’armée de Montrose se trouva dès-lors si formidable, qu’Argyle ne voulut pas conserver plus long-temps le commandement des troupes opposées au chef royaliste : il retourna à Édimbourg, où il donna sa démission, sous prétexte qu’on ne fournissait pas à son armée les renforts et les provisions qu’on aurait dû lui envoyer. D’Édimbourg le marquis retourna à Inverary, d’où il gouverna, en pleine sécurité et avec l’autorité d’un patriarche, ses vassaux et ses feudataires, se reposant sur la foi de ce proverbe national que nous avons déjà cité : Il y a loin d’ici à Lochow.






CHAPITRE XVI.

retour de dalgetty au camp.


Des montagnes escarpées, de hautes collines protègent son année d’un côté ; de l’autre elle est défendue par des terrains fangeux et des marécages.
À cette nouvelle, le comte fit appeler ses capitaines au conseil. Tous, dans leur humeur chagrine, furent d’avis d’aller en avant, et de se soumettre à la fortune, quoi qu’il arrivât.
Flodde-Field, ancien poème.


Montrose avait alors une carrière magnifique à parcourir, pourvu qu’il pût obtenir le consentement de ses troupes, braves, mais inconstantes, et celui de leurs chieftains indépendants. Les basses terres lui étaient ouvertes, sans qu’une armée pût s’opposer à sa marche ; car les amis d’Argyle avaient quitté l’armée des covenantaires lorsque leur maître avait rendu sa commission, et plusieurs autres corps, fatigués de la guerre, avaient profité de l’occasion pour se séparer. Aussi, descendant le Strath-Tay, l’un des passages les plus commodes des Highlands, Montrose n’avait qu’à se présenter dans les basses terres pour réveiller l’esprit chevaleresque et la loyauté des gentilshommes qui étaient au nord du Forth.

L’acquisition de ces pays, soit qu’elle eût lieu avec ou sans résistance, le mettait en possession d’une des parties les plus riches et les plus fertiles du royaume, et en état d’entretenir son armée sur un bon pied en lui payant régulièrement la solde, de pénétrer jusqu’à la capitale, de là peut-être jusqu’aux frontières, où il présumait pouvoir opérer sa jonction avec l’armée du roi Charles, qu’on n’avait pas encore pu réduire.

Tel était le plan d’opération qui devait lui assurer la gloire la plus réelle et le succès le plus important pour la cause royale. Il ne pouvait donc échapper à l’esprit ambitieux et hardi de celui à qui ses services avaient déjà fait donner le surnom de grand marquis. Mais d’autres motifs faisaient agir la majorité de ses partisans et ne laissaient peut-être pas que d’influencer également sa propre conduite.

Tous les chefs de l’ouest qui faisaient partie de l’armée de Montrose considéraient le marquis d’Argyle comme le but principal de leurs hostilités. Presque tous avaient éprouvé l’effet de son pouvoir ; presque tous, en mettant sur pied leurs vassaux en état de porter les armes, laissaient leurs familles et leurs biens exposés à toute sa vengeance ; tous sans exception étaient donc désireux de diminuer son autorité, et la plupart avaient leurs possessions si près de ses domaines, qu’ils pouvaient avec quelque raison espérer obtenir une part dans ses dépouilles. Pour ces chefs, l’acquisition d’Inverary et de son château était un événement infiniment plus important et plus désirable que la prise d’Édimbourg, qui ne pouvait guère offrir à leurs soldats qu’une gratification éventuelle ou quelques heures de pillage ; tandis que la première assurait aux chefs eux-mêmes indemnité pour le passé et sécurité pour l’avenir. Outre ces raisons personnelles, les chefs qui partageaient cette opinion appuyaient fortement sur la diminution évidente que subiraient les forces de Montrose, à mesure qu’il s’éloignerait des montagnes, quelque supérieures qu’elles fussent au premier moment de son invasion dans les basses terres, tandis que l’armée presbytérienne se renforcerait de toutes les garnisons voisines et de tous ceux de ce parti. Au contraire, en travaillant à écraser Argyle, non-seulement il permettrait aux amis qui lui restaient dans l’ouest d’envoyer à son secours les troupes dont autrement la présence serait nécessaire dans leurs foyers pour assurer la protection de leurs familles, mais encore il verrait se ranger sous ses étendards plusieurs clans déjà disposés à embrasser sa cause, et qui, s’ils différaient de se réunir à lui, n’étaient retenus que par la crainte qu’inspirait le seul nom de Mac Callum More.

Montrose sentait au fond de son âme quelque chose qui militait en faveur de ces arguments, mais qui ne s’accordait pas tout à fait avec l’héroïsme et la générosité de son caractère. Les maisons d’Argyle et de Montrose avaient été autrefois en opposition fréquente soit dans la guerre soit dans la politique, et les avantages éclatants obtenus par la première l’avaient rendue l’objet de l’envie et de la haine de sa rivale, moins bien servie par la fortune et par la faveur.

Ce n’était pas tout : les deux chefs actuels de ces familles n’avaient cessé d’être en opposition ouverte depuis le commencement de ces derniers troubles. Montrose, par la supériorité reconnue de ses talents et les grands services qu’il avait rendus aux presbytériens au commencement de la guerre, s’était attendu à obtenir la prééminence dans leurs conseils et celle du commandement ; mais ils jugèrent plus à propos de confier ces hauts emplois à Argyle, dont la puissance était plus étendue et les talents moins élevés. Cette préférence fut un affront que Montrose ne pardonna jamais aux presbytériens, et encore moins à Argyle, qui lui avait été préféré. Il était donc en proie à tous les sentiments haineux qui, dans les guerres civiles, pouvaient s’emparer d’une âme ardente et fougueuse et l’exciter à tirer vengeance de l’ennemi de sa maison, de son ennemi personnel ; et il est probable que ces motifs particuliers agirent fortement sur son esprit, lorsqu’il trouva la majeure partie de ses partisans déterminés à entreprendre une expédition contre les domaines d’Argyle plutôt qu’à faire une descente dans les basses terres.

Cependant, malgré tout le désir que Montrose éprouvait d’attaquer la province d’Argyle, il ne pouvait renoncer au projet glorieux qu’il avait conçu d’abord. Il tint à ce sujet plus d’une fois conseil avec ses principaux chefs, et combattit un projet auquel sa propre inclination l’entraînait, mais dont il pressentait les fâcheux résultats. Il leur représenta la difficulté extrême de faire irruption par l’est dans l’Argyleshire, même avec une armée de montagnards ; que les chemins étaient presque impraticables même pour des bergers et des chasseurs de daims, au milieu des montagnes que les dans qui en étaient les plus voisins ne connaissaient qu’imparfaitement. Ces difficultés étaient augmentées encore par la saison qui commençait à devenir rigoureuse, car décembre s’avançait à grands pas, époque où le passage de ces montagnes, déjà périlleux par lui-même, devient tout à fait impraticable dans les ouragans et par la neige qui les accompagne.

Ces objections ne satisfirent point les chefs, qui insistèrent sur l’ancienne méthode de faire la guerre en enlevant les troupeaux qui, selon l’expression gaélique, « paissent dans les pâturages de l’ennemi. » Le conseil se sépara fort avant dans la nuit, sans avoir pris aucune décision, si ce n’est que les chefs qui tenaient pour le projet d’envahissement du comté d’Argyle promirent de choisir, parmi les hommes de leurs clans, ceux qui seraient le plus capables de servir de guides pour cette expédition.

Montrose, retiré dans la cabane qui lui servait de tente, s’étendit sur un lit de fougère sèche, le seul qui se trouvait dans ce lieu. Vainement y chercha-t-il le sommeil ; les visions brillantes et trompeuses de l’ambition l’éloignèrent de ses yeux fatigués : tantôt il se voyait arborant la bannière royale sur le château reconquis d’Édimbourg, expédiant des troupes au secours d’un monarque dont la couronne dépendait de ses victoires, et recevant en récompense tous les honneurs qui environnent celui qu’un roi se plaît à combler de ses faveurs ; tantôt cette illusion, quelque brillante qu’elle fût, s’évanouissait devant celle d’une vengeance satisfaite et d’un triomphe personnel sur son ennemi. Surprendre Argyle dans sa forteresse d’Inverary, écraser en lui tout à la fois le rival de sa propre maison et le principal appui des presbytériens ; montrer à ce parti quel était l’homme auquel il n’avait pas craint de préférer Argyle : c’était là un tableau qui flattait trop son orgueil féodal et son désir de vengeance, pour que son imagination l’abandonnât aisément.

Tandis qu’il flottait ainsi entre des pensées et des sentiments contradictoires, le soldat qui faisait sentinelle à sa porte vint lui annoncer que deux hommes désiraient lui parler.

« Leurs noms ? demanda Montrose, et le motif de leur visite à une telle heure ? »

Le soldat, qui était un des Irlandais de Colkitto, ne put répondre que d’une manière peu satisfaisante à cette question de son général, et Montrose, qui, à cette époque, n’osait refuser audience à qui que ce fût, de peur de négliger des avis importants, donna ordre, par mesure de précaution, de mettre la garde sous les armes, et se prépara à recevoir les étrangers. Son écuyer avait à peine eu le temps d’allumer deux torches et Montrose de quitter son lit de fougère, que deux hommes entrèrent : l’un portait le costume des habitants des basses terres, consistant en un vêtement de peau de buffle presque en lambeaux ; l’autre était un vieux montagnard à la taille droite et élevée, à la figure maigre et au teint gris de fer, dont les vêtements portaient des traces non moins évidentes des injures du temps.

« Que demandez-vous, mes amis ? » dit Montrose en portant involontairement la main sur l’un de ses pistolets ; car dans ces temps de troubles, et à une pareille heure, la mine des deux étrangers n’était nullement propre à dissiper la méfiance.

« La permission de vous féliciter, » répondit l’habitant des basses terres ; « oui, mon brave général, mon légitime et noble seigneur, la permission de vous féliciter sur les grandes victoires que vous avez remportées depuis que je vous ai quitté. Ce fut une jolie affaire, ma foi, que cette bataille de Tippermuir, si lestement décidée ; cependant, s’il m’était permis de donner un conseil… — Avant de le faire, reprit le marquis, vous plairait-il de me nommer celui qui veut bien m’honorer ainsi de son approbation et de ses avis ? — En vérité, milord, j’aurais cru cette formalité tout à fait inutile, vu le peu de temps qui s’est écoulé depuis que j’ai pris du service dans les armées de Votre Honneur, sous la promesse d’un brevet de major, et d’une paie d’un demi dollar par jour et d’un demi dollar d’arriéré payable à la fin de la campagne. J’ose espérer que Votre Honneur n’a point oublié ma paie aussi bien que ma personne ? — Mon bon ami ! mon cher major Dalgetty ! » s’écria Montrose, qui aussitôt se rappela son homme, « veuillez réfléchir qu’au milieu des préoccupations inséparables d’événements d’une telle importance, les traits de mes amis peuvent quelquefois s’effacer de ma mémoire ; d’ailleurs cette faible clarté ne me permet de vous voir qu’à demi. Mais toutes nos conditions seront remplies. Eh bien ! quelles nouvelles m’apportez-vous de l’Argyleshire, mon bon major ? Longtemps nous vous avons considéré comme perdu, et je me préparais en ce moment à tirer la vengeance la plus éclatante du vieux renard qui a violé les lois de la guerre en votre personne. — D’honneur, milord, dit Dalgetty, je désire vivement que mon retour ici ne vous détourne aucunement de réaliser un projet qui me paraît convenable : certes, si je me présente devant vous, ce n’est pas avec l’intention d’intercéder en sa faveur ; car, mon salut, je ne le dois qu’au ciel et à l’adresse que, vieux routier que je suis, j’ai déployée dans cette circonstance. Cependant, après l’aide de Dieu et de mon imaginative, j’ai aussi de grandes obligations à ce vieux montagnard, que je ne crains pas de recommander à la faveur particulière de Votre Honneur, comme l’instrument qui a contribué à vous conserver votre serviteur Dugald Dalgetty de Drumthwacket. — C’est un service important, répondit gravement Montrose, et qui sera récompensé comme il le mérite. — À genoux, Ranald, s’écria le major ; à genoux ! et baisez la main de Son Excellence.

Cette formule de remercîment n’étant pas conforme aux usages du pays de Ranald, celui-ci se contenta de croiser ses bras sur sa poitrine et de faire une simple inclination de tête.

« Ce pauvre homme, milord, » continua le major en prenant un air de protection à l’égard de Ranald ; « ce pauvre homme a mis en œuvre tous ses faibles moyens pour me protéger contre les ennemis qui étaient à ma poursuite, et, sans autres armes que des arcs et des flèches, il y a réussi, ce que Votre Honneur aura peine à croire. — Vous enverrez beaucoup dans mon camp, reprit Montrose, et vous en reconnaîtrez l’utilité. — L’utilité, milord ! excusez ma surprise… Quoi ! des arcs ! des flèches ! Ah ! permettez-moi, milord, de vous engager à leur substituer à la première occasion des mousquets et des carabines. Mais pour en revenir à cet honnête montagnard, outre qu’il m’a défendu avec courage, il a pris la peine de me soigner et de me guérir d’une blessure que je reçus en opérant ma retraite, ce qui lui donne les plus grands droits à ma reconnaissance, et mérite que je le recommande à la protection de Votre Honneur. — Quel est votre nom, mon ami ? » demanda Montrose au montagnard.

« Je ne puis le dire, répondit ce dernier. — Ce qui signifie, reprit Dalgetty, qu’il désire garder l’anonyme, attendu que jadis il a pris un château, tué certains enfants, et fait plusieurs autres exploits de ce genre, qui, comme le sait fort bien Votre Honneur, se pratiquent communément en temps de guerre, mais qui n’excitent point ordinairement la bienveillance des amis de ceux qui eurent à souffrir de tels exploits. J’ai connu, dans le cours de ma carrière militaire, une foule de braves cavaliers mis à mort par des paysans, seulement pour s’être donné le plaisir de les traiter trop militairement. — Je comprends, reprit Montrose : cet homme a des ennemis parmi nos partisans. Qu’il se retire au corps-de-garde, et nous aviserons ensemble au moyen le plus sur de le protéger. — Vous entendez, Ranald, dit le major d’un ton de supériorité. Son Excellence désire causer en particulier avec moi ; en conséquence, il faut que vous vous retiriez. Le pauvre garçon ! il ne sait pas où est placé le corps-de-garde, tant, malgré son âge, il est novice dans l’art de la guerre ! Je vais le faire conduire par une sentinelle, et je rejoins à l’instant Votre Seigneurie. »

Au bout de quelques minutes Dalgetty fut de retour, et Montrose lui fit d’abord quelques questions relatives à son ambassade d’Inverary, écoutant ses réponses avec la plus grande attention, malgré la prolixité du narrateur. Il eut besoin de toute son attention pour comprendre quelque chose à ce récit diffus et verbeux ; mais personne ne savait mieux que lui que, pour obtenir d’utiles renseignements d’agents tels que Dalgetty, il faut les laisser suivre leur méthode habituelle de narrer. Sa patience fut enfin récompensée. Parmi les dépouilles que le major s’était adjugé le droit de prendre, se trouvait un paquet de papiers secrets appartenant à Argyle ; il les remit entre les mains de son général. Cependant il ne poussa pas plus loin ses explications ; car je n’ai point entendu dire qu’il eut fait aucune mention de la bourse d’or qu’il s’était appropriée en même temps que les papiers. Montrose, saisissant une des torches attachées contre la muraille, parcourut ces documents, et il parut, par les paroles entrecoupées qui lui échappèrent, qu’ils donnaient une nouvelle force à la haine que lui inspirait son rival.

« Il ne me craint pas ! Eh bien ! il sentira la vigueur de mon bras !… Incendier mon château de Murdoch ! Avant d’y parvenir, il verra les flammes dévorer sa forteresse d’Inverary ! Oh ! si j’avais un guide pour me conduire dans le Strath Fillan ! »

Dalgetty entendait assez bien son affaire pour deviner l’intention de Montrose. Il interrompit aussitôt la narration prolixe de l’escarmouche qu’il avait eue à soutenir et de la blessure qu’il avait reçue dans sa retraite, et il tomba assez adroitement sur le sujet qui intéressait évidemment son général.

« Si Votre Excellence, dit-il, désire faire une incursion dans le comté d’Argyle, Ranald, ce pauvre homme dont je vous ai parlé, connaît, ainsi que ses enfants et ses compagnons, tous les passages de ce pays qui y conduisent, soit de l’est, soit du nord. — Vraiment ? demanda Montrose : et qui peut vous porter à croire leurs connaissances aussi étendues ? — Je ferai observer à Votre Excellence que, pendant plusieurs semaines que ma blessure m’obligea de rester parmi eux, ils furent contraints à plusieurs reprises de changer de demeure, à cause des tentatives réitérées que fit le duc d’Argyle pour s’emparer de la personne d’un officier qui était honoré de votre confiance ; de sorte que j’ai été plusieurs fois à même d’admirer l’adresse avec laquelle ils profitaient de la connaissance qu’ils ont de ce pays, en quelque sens qu’ils le parcourussent. Lorsque enfin je fus en état de rejoindre les drapeaux de Votre Excellence, cette honnête créature, Ranald Mac Eagh, me conduisit par des sentiers détournés que mon coursier Gustave, dont Votre Honneur peut se souvenir, parcourut avec beaucoup de facilité ; ce qui me fit penser que dans un pays montagneux comme celui de l’ouest, où des guides, des espions et des messagers pourraient être très utiles, il était impossible de trouver des gens plus habiles que cet honnête montagnard et ses compagnons. — Et pouvez-vous répondre de sa fidélité ? demanda Montrose : quel est son nom, sa profession ? — C’est un outlaw, un voleur de profession ; il s’appelle Ranald Mac Eagh, ce qui signifie Ranald l’Enfant du brouillard. — Je crois me rappeler ce nom, dit Montrose, paraissant réfléchir. Ces Enfants du Brouillard n’ont-ils pas commis quelque acte de cruauté envers les Mac-Aulay ? »

Le major lui raconta alors le meurtre du garde forestier, et toutes les circonstances de ce forfait se retracèrent à la mémoire de Montrose.

« C’est une affaire très malheureuse, une source intarissable de haine et de ressentiment entre ces gens et les Mac-Aulay. Allan s’est conduit bravement dans cette guerre, et par l’étrange mystère de son langage et de sa conduite, il possède tant d’influence sur l’esprit de ses compatriotes, qu’il pourrait être dangereux de le désobliger. D’un autre côté, ses gens sont capables de rendre d’importants services ; et puisqu’ils sont, comme vous le dites, dignes de toute confiance… — Je répondrais de leur fidélité sur ma paie et mes arrérages, mon cheval et mes armes, sur ma tête enfin, répondit le major ; et Votre Excellence sait qu’un soldat n’en pourrait dire plus pour son propre père. — C’est vrai ; mais comme ce point est de la plus grande importance, je voudrais savoir quelles sont les raisons qui vous font me donner une assurance aussi positive. — Je serai concis, milord : sachez donc que non seulement ils dédaignèrent la récompense qu’Argyle me fit l’honneur de leur promettre pour ma pauvre tête ; que non seulement ils s’abstinrent de piller mon butin personnel, qui était assez considérable pour tenter même des soldats réguliers à quelque puissance européenne qu’ils appartinssent ; que non seulement ils me rendirent mon cheval qui est d’un certain prix, comme le sait Votre Excellence, mais que je ne pus même les déterminer à accepter un stiver, un doit, ou un maravédis, pour les dépenses qu’ils furent obligés de faire et les soins qu’ils me prodiguèrent pendant ma maladie. Ils refusèrent l’argent que je leur offrais de bien bon cœur, ce qui se voit bien rarement dans un pays chrétien. — Je conviens, » dit Montrose après un moment de réflexion, « que leur conduite envers vous parle fortement en faveur de leur désintéressement et de leur fidélité. Mais comment m’assurer qu’il ne surviendra pas quelque querelle ? « Il s’arrêta un moment, puis il ajouta tout-à-coup : « Mais j’oublie que vous n’avez pas soupé, major, et que vous avez voyagé toute la nuit. »

Il donna ordre qu’on apportât du vin et quelques viandes ; et le major, qui avait l’appétit d’un convalescent revenu des montagnes, ne se fit pas prier pour faire honneur à ce repas : il l’expédia si promptement, que le comte, tout en remplissant une coupe de vin et la vidant à sa santé, ne put s’empêcher de faire à haute voix la remarque que, quelque grossiers que fussent les vivres que l’on trouvait dans son camp, il craignait fort que le major Dalgetty n’eût fait plus mauvaise chère encore pendant son excursion dans l’Argyleshire.

« Votre Excellence peut en répondre sur son corps, » répondit le major en parlant la bouche pleine, « car la nourriture que me donnèrent ces Enfants du Brouillard pauvres créatures dénuées de tout ! était si peu substantielle, que lorsque je revêtis de nouveau mon armure, que j’avais été contraint d’abandonner pour faciliter ma retraite, je dansais dedans comme l’amande sèche d’une noix conservée d’une année à l’autre. — Il faut s’occuper de réparer ces pertes, major Dalgetty. — En vérité, milord, il me sera difficile d’y parvenir, à moins que mon arriéré ne soit converti en paie régulière, car je proteste à Votre Excellence que tout l’embonpoint que j’avais gagné au service des états de Hollande, qui payaient leurs troupes avec une régularité exemplaire, je l’ai perdu au service de Votre Excellence. — En ce cas, mon cher major, vous n’en marcherez que plus lestement. Quant à votre paie, que nous obtenions une victoire, une seule victoire, major, et vos désirs, tous vos désirs seront comblés. En attendant, remplissez de nouveau votre coupe. — À la santé de Votre Excellence ! » dit le major remplissant son verre jusqu’au bord pour montrer le zèle avec lequel il portait ce toast : « à votre santé, et à vos succès contre tous vos ennemis, particulièrement contre Argyle ! Je lui ai déjà mis la main sur la barbe, j’espère bien recommencer. — Très bien, reprit Montrose ; mais, pour en revenir à ces Enfants du Brouillard, vous comprenez, Dalgetty, que leur présence ici et le motif pour lequel nous les employons doivent être un secret entre vous et moi. »

Charmé, comme Montrose l’avait prévu, de cette marque de confiance de son général, le major posa le doigt sur le bout de son nez et fit un signe d’intelligence.

« Combien Ranald peut-il avoir de compagnons ? demanda Montrose. — Ils ne sont plus guère, je crois, que huit ou dix hommes, sans compter les femmes et les enfants. — Où sont-ils maintenant ? — Dans une vallée à trois milles d’ici, où ils attendent les ordres de Votre Excellence. Je n’ai pas jugé à propos de les amener ici sans une autorisation préalable. — Vous avez très bien fait. Il serait convenable qu’ils restassent où ils sont, ou même qu’ils se retirassent dans quelque lieu encore plus éloigné. Je leur enverrai de l’argent, quoique je n’en aie pas beaucoup en ce moment. — Cela est tout à fait inutile ; Votre Excellence n’a qu’à leur donner à entendre que les Mac-Aulay vont marcher dans cette direction, et mes amis du Brouillard, faisant aussitôt volte-face, se retireront au loin. — Ce serait agir un peu brutalement, reprit Montrose ; il vaut mieux leur envoyer quelques dollars, afin qu’ils puissent acheter des bestiaux pour la subsistance de leurs femmes et de leurs enfants. — Ils savent s’en procurer à bien meilleur compte, reprit le major ; mais que Votre Excellence fasse ce qui lui plaira. — Que Ranald Mag Eagh choisisse un ou deux de ses compagnons parmi ceux qui lui inspirent le plus de confiance et qui sont le plus capables de garder un secret : ils nous serviront de guides. Qu’ils se rendent dans ma tente demain au point du jour, et veillez, si cela est possible, à ce qu’ils ne soupçonnent rien de mes projets et à ce qu’ils n’aient entre eux aucun entretien particulier. Ce vieillard a-t-il des enfants ? — Tous, au nombre de douze, je crois, répondit le major, ont été tués ou pendus ; mais il lui reste encore un enfant, un garçon alerte, éveillé, qui promet beaucoup, ma foi, et que je n’ai jamais vu marcher sans un caillou dans le coin de son plaid pour le lancer à la tête du premier qui voudrait lui barrer le chemin ; ceci ne semble-t-il pas annoncer que, semblable à David qui avait l’habitude de lancer de petites pierres qu’il ramassait dans le ruisseau, il pourra devenir par la suite un guerrier entreprenant ? — Ce garçon restera auprès de moi, major Dalgetty, dit le comte ; je pense qu’il aura assez de bon sens pour ne pas dire son nom. — Votre Excellence n’a aucun sujet de crainte à avoir ; ces montagnards à peine sortis de la coquille… — Eh bien, reprit Montrose, ce garçon me répondra de la fidélité de son père ; et si Ranald remplit son devoir, l’avancement de son fils sera sa récompense. Maintenant, major, je vous engage à aller prendre quelque repos ; demain vous me présenterez ce Mac Eagh sous le nom ou la qualité qu’il lui plaira de prendre. Je présume que sa vie aventureuse l’a rendu habile à prendre tous les déguisements imaginables. Mais j’y pense, nous pouvons mettre dans la confidence Jean de Moidart ; il a du jugement et de l’expérience, et il consentira à ce que cet homme passe pour quelque temps pour un de ceux de sa suite. Quant à vous, major, mon écuyer va remplir auprès de vous les fonctions de maréchal-des-logis. »

Le major prit congé du comte, le cœur joyeux de la réception qui lui avait été faite, et fort content des manières de son nouveau général, qui, comme il l’expliqua très-longuement à Ranald Mac Eagh, lui rappelait, sous beaucoup de rapports, l’immortel Gustave-Adolphe, le lion du Nord et le boulevard de la foi protestante.






CHAPITRE XVII.

montrose en marche.


La marche prend un mouvement militaire, et les nations, le regard fixé sur elle, attendent en suspens. La famine à l’air farouche garde la côte solitaire, et l’hiver élève sur ces frontières des barricades de glace : il vient… ni le besoin ni le froid ne peuvent retarder sa course.
Vanité des désirs humains.


Au point du jour, Montrose reçut dans sa cabane le vieux Mac Eagh, et le questionna long-temps et minutieusement sur les moyens de pénétrer dans le comté d’Argyle. Il prit note de ses réponses, et les compara avec celles de deux de ses compagnons qu’il lui présenta comme les plus prudents et les plus expérimentés parmi les siens. Ces réponses s’accordèrent parfaitement sur tous les points : cependant le comte, persuadé qu’il ne pouvait prendre trop de précautions dans cette circonstance, compara de nouveau ces renseignements avec ceux qu’il recueillit encore auprès des chefs qui résidaient le plus près du théâtre de son invasion projetée, et ce ne fut que lorsqu’il se crut suffisamment éclairé, qu’il se détermina à agir.

Montrose changea pourtant d’idée sur un point. Il pensa qu’il était impolitique de garder auprès de lui Kenneth, le fils de Ranald, parce que cela pourrait paraître une offense aux clans nombreux qui avaient une haine héréditaire pour cette famille s’ils venaient à découvrir le véritable nom de ce jeune homme ; il pria donc le major de le prendre à son service ; et comme cette requête fut accompagnée d’une certaine somme d’argent, sous prétexte qu’il était nécessaire de vêtir et d’équiper le jeune homme, ce nouvel arrangement ne déplut nullement à Dalgetty.

Il était à peu près l’heure du déjeuner lorsque le major Dalgetty, après avoir pris congé de Montrose, se mit à la recherche de ses anciennes connaissances, lord Monteith et Mac-Aulay, auxquels il brûlait de raconter ses aventures, et dont il désirait apprendre les détails de la dernière campagne. On peut croire qu’il fut reçu avec joie par des hommes qui, abandonnés depuis quelque temps à l’uniformité monotone de la vie militaire, regardaient la société de tout nouveau venu comme une événement intéressant. Allan Mac-Aulay fut le seul qui parut éprouver une impression de déplaisir en revoyant le major ; et, pressé par son frère d’en expliquer le motif, il ne put donner d’autre raison de sa conduite que la répugnance qu’il sentait à traiter familièrement un homme qui, si récemment encore, s’était trouvé dans la société d’Argyle et d’autres encore de leurs ennemis. Le major fut d’abord assez alarmé de cette espèce d’instinct qui faisait deviner à Allan quelle compagnie il avait fréquentée depuis peu ; mais il s’aperçut bientôt avec satisfaction que le don de seconde vue ne l’empêchait pas d’être en défaut dans cette circonstance.

Comme Ranald Mac Eagh devait être placé sous la protection et la surveillance du major Dalgetty, il était nécessaire qu’il le présentât à ceux avec lesquels il était lié le plus intimement. Le vieillard avait quitté le tartan de son clan pour prendre un vêtement particulier aux habitants des îles éloignées et qui consistait, en une espèce de veste à manche et en un jupon, le tout ne formant qu’une seule pièce. Cet habillement, boutonné par devant du haut en bas, ressemblait assez à celui que l’on nomme une polonaise, vêtement que, en Écosse, les enfants du peuple portent encore aujourd’hui. La chaussure et le bonnet de tartan complétaient ce costume que les vieillards du siècle dernier se rappelaient avoir vu porter par les insulaires qui, en 1715, vinrent se ranger sous les drapeaux du comte de Mar.

Le major Dalgetty, les regards fixés sur Allan, présenta Ranald Mac Eagh sous le nom supposé de Ranald Mac Gillihuron de Benbecula, qui s’était, disait-il, échappé avec lui des prisons d’Argyle. Il le vanta comme un habile joueur de harpe et comme un barde des montagnes[110], ajoutant qu’il possédait également le don de prédire, et qu’il possédait le don de seconde vue. Tout en leur donnant ces détails, le major hésita et balbutia d’une manière si peu conforme à la volubilité ordinaire de son langage, qu’il n’aurait pas manqué d’exciter les soupçons d’Allan Mac-Aulay, si l’attention de celui-ci n’avait été absorbée tout entière par l’attention avec laquelle il paraissait étudier les traits de cet étranger. Ce regard fixe embarrassa tellement Ranald Mac Eagh, que, s’attendant à être attaqué subitement, sa main se porta sur son poignard lorsque Allan Mac-Aulay, s’avançant tout à coup, lui tendit la main en le saluant d’un air amical. Ils s’assirent alors l’un à côté de l’autre, et causèrent à voix basse et d’un air mystérieux. Menteith et Angus Mac-Aulay ne parurent nullement surpris de cette singularité, car il existait parmi les montagnards qui se prétendaient doués de seconde vue une sorte de franc-maçonnerie qui les portait généralement, dès le premier abord, à entrer en communication sur la nature et l’étendue de leurs connaissances et de leurs visions.

« La vision descend-elle sur votre esprit sous une forme sombre ? » demanda Allan à sa nouvelle connaissance.

« Sous une forme aussi sombre que les ténèbres lorsque la lune s’obscurcit au milieu de son cours et que les prophètes prédisent quelque malheur, répondit Ranald. — Venez ici, reprit Allan, venez plus près ; je voudrais causer avec vous en particulier, car on dit que dans vos îles éloignées la vision descend avec plus de clarté et de puissance que sur nous qui demeurons près du Sassenach. »

Tandis qu’ils étaient livrés à cette mystérieuse conférence, les deux cavaliers anglais dont il a été parlé au commencement de cette histoire entrèrent de l’air le plus joyeux, et annoncèrent à Angus Mac-Aulay que des ordres venaient d’être donnés pour que chacun se tînt prêt à marcher vers l’ouest. Après avoir annoncé gaiement ces nouvelles, ils firent leurs compliments à leur ancienne connaissance, le major Dalgetty, qu’ils reconnurent à l’instant, et s’informèrent de la santé de son coursier Gustave.

« Je vous remercie humblement, messieurs, répondit le major ; Gustave se porte bien, quoiqu’il ait, comme son maître, les côtes un peu plus maigres qu’à l’époque où vous me proposâtes obligeamment de m’en débarrasser à Darnlinvarach ; et permettez-moi de vous assurer qu’avant que vous ayez fait une ou deux de ces excursions qui paraissent tant vous sourire, vous laisserez derrière vous, mes honorables chevaliers, une bonne partie de votre embonpoint et quelques-uns de vos chevaux. »

Tous deux s’écrièrent que peu leur importait de trouver ou de laisser quoi que ce fût, pourvu qu’ils cessassent d’aller et de venir ainsi du comté d’Angus dans celui d’Aberdeen, poursuivant sans relâche un ennemi qui ne voulait ni combattre ni mettre bas les armes.

« S’il en est ainsi, dit Angus Mac-Aulay, il faut que j’aille donner des ordres, et que je prenne des mesures pour qu’Annette Lyle puisse nous suivre sans danger, car la route qui conduit au pays de Mac Callum More est beaucoup plus difficile que ces braves chevaliers ne le pensent ; » et il sortit de la tente.

« Annette Lyle ! répéta Dalgetty, est-ce qu’elle suit l’armée ? — Certainement, » reprit sir Miles Musgrave en regardant tour à tour lord Menteith et Allan Mac-Aulay ; « nous ne pourrions ni marcher, ni combattre, ni avancer, ni reculer, sans l’influence de la princesse de la harpe. — Dites plutôt la princesse des claymores et des targes, reprit son compagnon, car on ne pourrait accorder plus d’honneurs à l’épouse même de Montrose : elle a quatre jeunes filles des montagnes et autant d’écuyers à jambes nues, toujours prêts à exécuter ses ordres. — Et qu’auriez-vous fait à ma place, messieurs ? » dit Allan en s’éloignant subitement du Highlander avec lequel il était en conversation. « Vous-mêmes, auriez-vous laissé une jeune et innocente fille, la compagne de votre enfance, exposée à être insultée, outragée, ou à périr de besoin ? Au moment où je vous parle, l’habitation de mes pères n’a plus de toit, nos moissons ont été détruites, nos troupeaux dispersés et ravis ; tandis que vous, messieurs, qui venez d’un pays plus doux et plus civilisé, vous n’avez qu’à rendre grâces à Dieu de ce que, dans cette guerre implacable, vous n’exposez que votre vie, sans avoir à craindre que vos ennemis fassent retomber leur vengeance sur les êtres sans défense que vous avez laissés derrière vous. »

Les anglais convinrent de bonne foi qu’ils avaient l’avantage sous ce rapport ; et la compagnie se dispersant, chacun alla vaquer à ses occupations.

Allan resta quelques instants encore, continuant à interroger Mac Eagh sur un point de ses visions supposées qui le jetait dans la plus grande perplexité. « À plusieurs reprises, lui dit-il, j’ai vu un Gaël qui semblait plonger son poignard dans le corps de Menteith, de ce jeune seigneur au manteau écarlate qui vient de quitter cette tente. Mais quoique mes yeux immobiles dans leurs orbites se soient efforcés de reconnaître celui qui le frappait, je n’ai pu voir la figure de ce montagnard, ni même supposer qui il pouvait être bien que son extérieur ne me soit nullement inconnu. — Avez-vous retourné votre plaid, ainsi que le prescrivent nos règles en pareil cas ? demanda Ranald. — Oui, » répondit Allan à voix basse, et en frémissant comme s’il éprouvait une agonie intérieure.

« Et sous quel costume le fantôme vous apparut-il ? — Avec son plaid aussi retourné, » répondit Allan d’une voix sourde et d’un ton convulsif.

« Alors, répondit Ranald, soyez certain que nul autre que vous ne commettra l’acte que la vision vous a présenté. — Voilà ce que mon âme inquiète a cent fois soupçonné, reprit Allan : mais c’est impossible ! quand bien même je lirais cet arrêt dans le livre éternel du Destin, je dirais que c’est impossible ; nous sommes unis par les liens du sang et par d’autres plus intimes encore ; nous avons combattu côte à côte, et nos épées se sont teintes du sang des mêmes ennemis ; non, vous dis-je, il est impossible que ma main le frappe ! — Elle le frappera cependant, répondit Ranald, cela est certain, bien que le motif de cet acte reste enveloppé dans les ténèbres de l’avenir. Vous dites, » continua-t-il en cachant non sans peine les émotions secrètes qui l’agitaient, « que vous avez poursuivi ensemble votre proie comme des limiers altérés de sang ? Mais n’avez-vous jamais vu de ces limiers tourner leurs dents l’un contre l’autre, s’attaquer et se combattre sur le corps d’un daim expirant ? — C’est faux ! » s’écria Mac-Aulay en tressaillant d’horreur ; « ce ne sont point là les prédictions du Destin, mais les insinuations perfides de quelque esprit malin, sorti d’un noir et profond abîme ! » À ces mots il s’élança hors de la tente.

« Le coup est porté ! » s’écria l’Enfant du Brouillard tandis que son œil le suivait avec l’expression du triomphe ; « le trait est entré dans ton cœur ! Esprits de mes fils assassinés, réjouissez-vous ! bientôt vos meurtriers plongeront leurs épées dans le sang l’un de l’autre. »

Le jour suivant, tous les préparatifs furent terminés, et Montrose, se dirigeant par une marche rapide vers la rivière du Tay, étendit son armée dans la vallée romantique qui entoure le lac du même nom. Les habitants étaient des Campbells, non pas, il est vrai, vassaux d’Argyle, mais ses alliés, et du clan de Glenorchy, qui porte maintenant le nom de Breadalbane. Pris à l’improviste et nullement préparés à la résistance, ils furent obligés d’être les spectateurs passifs des ravages qui se commettaient sur leurs terres et de l’enlèvement de leurs troupeaux. C’est ainsi que Montrose, dévastant tout le pays qu’il fut obligé de traverser, s’avança jusqu’aux rives du lac Dochart et atteignit enfin le point le plus périlleux de son entreprise.

Même aujourd’hui qu’une route sûre conduit de Teinedrum à la source du Loch-Awe, le passage de ces déserts immenses paraîtrait encore une tâche difficile à nos infatigables soldats. Mais à cette époque, il n’existait ni route ni sentier d’aucune espèce ; et, pour comble de difficultés, les montagnes étaient déjà couvertes de neige. C’était un spectacle majestueux que ces masses gigantesques entassées les unes sur les autres : celles qui étaient sur le premier plan montraient leurs sommets éblouissants de blancheur, tandis que les plus éloignées apparaissaient sous une teinte rosée que leur prêtaient, aux approches de l’hiver, les rayons du soleil couchant. Ben Cruachan, le plus élevé de tous, paraissait là comme la citadelle du génie de la région des montagnes ; et sa cime orgueilleuse, surpassant toutes les autres en hauteur, se distinguait de plusieurs milles à la ronde.

Les soldats de Montrose n’étaient pas des hommes capables de se laisser intimider par le spectacle majestueux et terrible qui se déployait sous leurs yeux. La plupart descendaient de cette ancienne race de montagnards qui non-seulement dormaient paisiblement sur la neige, mais qui regardaient même comme un luxe efféminé de la pétrir pour s’en faire un oreiller. L’espoir de la vengeance et du pillage brillait à leurs yeux derrière ces montagnes de glace, et les obstacles ne pouvaient les effrayer.

Montrose ne laissa pas à leur ardeur le temps de se refroidir. Il donna l’ordre aux cornemuses de jouer l’ancienne marche nommée Hoggil-nam-bo[111], etc. qui veut dire : « Nous accourons pour saisir notre proie, » dont les sons éclatants et perçants avaient souvent frappé de terreur les vallées de Lennox. Les guerriers s’élancèrent avec l’agilité et l’ardeur des montagnards dans ce défilé dangereux où Ranald, à la tête d’un parti choisi, marchait le premier pour reconnaître le chemin.

Jamais la puissance de l’homme ne paraît plus faible et plus misérable que lorsqu’elle se trouve placée en opposition avec le grand spectacle d’une nature imposante et terrible. L’armée victorieuse de Montrose, dont les exploits avaient frappé toute l’Écosse d’épouvante, s’efforçant de gravir ces hauteurs redoutables, ressemblait à une poignée de vils maraudeurs qui, à chaque instant, paraissaient sur le point d’être engloutis par des précipices qui s’entr’ouvraient sous leurs pas comme les horribles mâchoires des géants de ces montagnes. Montrose lui même se repentit presque de la témérité de cette entreprise, lorsque, parvenu au sommet d’un de ces rochers gigantesques, il vit combien était faible sa petite armée, alors dispersée çà et là. La difficulté de pénétrer dans ces montagnes était telle qu’il s’établissait des vides considérables dans les rangs, et l’espace qui séparait l’avant-garde du centre et le centre de l’arrière-garde s’agrandissait à chaque instant d’une manière qui devenait inquiétante et qui pouvait même être dangereuse.

C’était avec une sorte de terreur que Montrose remarquait toutes les positions avantageuses que ces montagnes offraient, et il frémissait en songeant au péril auquel il serait exposé en ce moment, s’il les trouvait occupées par un ennemi préparé à la défense ; depuis on l’entendit souvent répéter que si les défilés de Strath-Fillan eussent été défendus par deux cents hommes déterminés, non-seulement il eût été arrêté dans sa marche, mais encore toute son armée eût été taillée en pièces. La sécurité, sécurité funeste qui causa la ruine de tant de pays et de tant de forteresses, livra en cette occasion le comté d’Argyle à ses ennemis. Ceux-ci n’eurent à lutter que contre les difficultés naturelles du terrain et contre la neige, qui heureusement n’était pas tombée en très-grande quantité. À peine l’armée eut-elle atteint le sommet des montagnes qui séparent le comté d’Argyle du district de Breadalbane, qu’elle se précipita sur les vallées situées au-dessous, et s’y répandit avec une sorte de fureur qui exprimait bien les motifs qui avaient dicté une entreprise aussi difficile et aussi périlleuse.

Montrose divisa son armée en trois corps, afin de se montrer plus formidable. L’un était commandé par le chef du clan Ranald, l’autre par Colkitto, et le troisième par lui-même. De cette manière, il put pénétrer par trois endroits différents dans le comté d’Argyle. Nulle part on n’opposa de résistance. L’effroi des bergers qui fuyaient de leurs montagnes avait été le premier signal de cette irruption formidable ; et partout où les habitants essayèrent de prendre les armes, ils furent désarmés, dispersés ou tués par un ennemi qui semblait avoir prévu tous leurs mouvements.

Le major Dalgetty, qui avait été envoyé en avant contre Inverary avec le peu de cavalerie qui se trouvait dans l’armée, prit si bien ses mesures qu’il faillit surprendre Argyle, comme il le dit lui-même, inter pocula[112] ; et ce ne fut qu’en se jetant à la hâte dans une barque, que ce chef échappa à la mort ou à la captivité. Mais tout le poids du châtiment auquel Argyle était destiné retomba sur son pays et sur son clan ; et les ravages commis par Montrose dans cette malheureuse contrée, bien que trop d’accord avec l’esprit du siècle et les mœurs de ce peuple, sont considérés comme une tache ineffaçable qui ternit l’éclat de ses grandes actions et son beau caractère.

Cependant Argyle s’était hâté de fuir vers Édimbourg, pour porter ses plaintes devant la Convention des États. Le général Baillie, officier presbytérien rempli de talent et de zèle, reçut ordre de lever une armée considérable ; on lui en confia le commandement et on lui adjoignit le célèbre sir John Urrie, officier de fortune, qui, comme Dalgetty, avait déjà deux fois changé de parti pendant la guerre civile, et qui se disposait à en changer une troisième avant la fin de la campagne. Argyle, transporté d’indignation, s’occupa avec activité de rassembler ses troupes, afin de se venger de son ennemi mortel. Il établit son quartier général à Dumbarton, où il fut bientôt rejoint par des forces considérables, composées principalement d’hommes de son clan et de ses vassaux. Là Baillie et Urrie vinrent le joindre à la tête d’une armée formidable, régulière et bien disciplinée. Rassuré par ces forces imposantes, et plein d’espoir, il se prépara à se mettre en marche pour le comté d’Argyle, et à châtier l’ennemi qui osait envahir le territoire de ses pères.

Mais tandis que ces deux armées formidables opéraient leur jonction, Montrose quittait ce pays dévasté vers lequel s’avançait une troisième armée rassemblée dans le Nord par le comte de Seaforth. Après quelque hésitation, ce seigneur avait embrassé la cause des covenantaires, et, secondé par la garnison d’Inverness réunie à ses forces, il menaçait Montrose de ce côté.

Enfermé dans un pays dévasté et dépourvu de moyens d’existence, menacé de tous côtés par l’approche d’ennemis bien supérieurs en nombre, la perte de Montrose était inévitable. Mais c’était précisément dans des circonstances de cette nature que le génie actif et entreprenant du comte excitait l’étonnement et l’admiration de ses partisans et répandait la terreur parmi ses adversaires. Il rassembla comme par enchantement ses troupes éparses, qui jusqu’alors avaient été occupées à dévaster le pays ; et à peine les eut-il réunies, qu’Argyle et ses généraux apprirent que les royalistes avaient subitement disparu du comté, et qu’ils s’étaient retirés vers le Nord dans les montagnes sombres et impénétrables du Lochaber.

La sagacité d’Argyle et de ses généraux leur fit conjecturer aussitôt que le projet de l’actif Montrose était de combattre Seaforth, et, s’il était possible, de tailler son armée en pièces avant qu’ils pussent venir à son secours. Ils furent donc forcés de changer leur plan d’opérations. Urrie et Baillie, laissant ce chef se préparer à se défendre le mieux possible, séparèrent encore une fois leurs troupes de celles d’Argyle ; et comme leurs forces consistaient principalement en cavalerie et en habitants des basses terres, ils côtoyèrent la pente méridionale des monts Grampians, et se dirigèrent par l’est vers le comté d’Angus, déterminés à se rendre de là dans celui d’Aberdeen, afin d’intercepter la marche de Montrose, s’il tentait de s’échapper dans cette direction.

Argyle, à la tête de ses troupes, entreprit de suivre Montrose, afin que s’il en venait aux mains, soit avec Seaforth, soit avec Baillie et Urrie, il se trouvât placé entre deux feux par cette troisième armée, qui, le suivant à une distance prudente, devait se tenir prête à fondre sur son arrière-garde.

Dans ce dessein, Argyle se dirigea de nouveau vers Inverary, et à chaque pas il eut lieu de déplorer les cruautés et les déprédations commises par les clans ennemis sur son territoire : parmi les grandes qualités qui les distinguaient, les Highlanders ne possédaient pas celle de la clémence à l’égard de leurs ennemis ; mais leurs dévastations contribuèrent à grossir l’armée d’Argyle. C’est encore un proverbe parmi les montagnards, que celui dont la maison est brûlée doit se faire soldat. La majeure partie des habitants de ces malheureuses vallées n’avait plus désormais d’autre moyen d’existence que celui d’exercer sur leurs ennemis les déprédations dont ceux-ci s’étaient rendus coupables ; et leur seul espoir était celui de la vengeance. Les circonstances qui avaient jeté la désolation dans son pays furent donc la cause de l’augmentation de ses forces ; et Argyle se trouva bientôt à la tête de trois mille hommes pleins de résolution, distingués par leur courage et leur intrépidité, et commandés par de nobles chefs qui avaient plusieurs fois signalé leur courage et leurs brillantes qualités militaires.

Le principal commandement fut confié, sous ses ordres, à sir Duncan Campbell d’Ardenvohr et à un autre sir Duncan Campbell d’Auchenbreck, vieux militaire expérimenté qu’il avait rappelé d’Irlande à cet effet. Le caractère froid et circonspect d’Argyle le porta à combattre les conseils de ses généraux, et à rejeter les projets que leur intrépidité leur inspirait : il fut donc convenu que, malgré l’augmentation de leurs forces, ils continueraient le même plan d’opération, et suivraient Montrose avec précaution, de quelque côté qu’il se dirigeât vers le nord-est, en évitant toujours d’en venir à un engagement jusqu’à ce que l’occasion se présentât de tomber sur son arrière-garde, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il fût aux prises avec les forces qu’il allait trouver devant lui.






CHAPITRE XVIII.

argyle se retire.


Le chant de guerre du noir Donald, le cri de guerre de Donald-le-Noir, les cornemuses résonnent, et la bannière est déployée pour le rendez-vous d’Inverlochy.
Pibroch de Donald, chant gaélique.


La route militaire qui unit la chaîne des Forts, comme on l’appelle, et qui est construite dans la direction générale du canal calédonien, a maintenant ouvert complètement la grande vallée qui traverse la totalité de l’île, et qui jadis ressemblait bien moins à une vallée qu’à un vaste bas-fond couvert par les eaux de la mer. On y trouve encore des bassins qui fournissent de l’eau à cette longue suite de lacs au moyen desquels l’art est parvenu à joindre l’Océan germanique à l’Océan atlantique. En 1645 et 1646, les sentiers tracés par les montagnards pour traverser cette vallée étendue étaient encore dans le même état lorsqu’un Irlandais, officier de génie, entreprit de les transformer en routes praticables. Il existe même à ce sujet un poème, qui commence et se termine ainsi :

« Si vous eussiez connu ces différents chemins
Avant que Wade eût pu les rendre praticables,
Vous eussiez, vers les cieux élevant les deux mains,
Célébré par vos chants ses travaux mémorables. »

Toutefois, le danger qu’offraient ces chemins détermina Montrose à les éviter, et il conduisit son armée, comme un troupeau de daims sauvages, de montagnes en montagnes et de forêts en forêts, ce qui laissa ses ennemis dans l’ignorance absolue de ses mouvements, tandis que lui, au contraire, était informé de leurs moindres mouvements, par les clans de Cameron et de Mac-Donnell, ses alliés, dont il traversait alors le pays. Les ordres les plus sévères avaient été donnés par lui pour qu’on épiât attentivement la marche d’Argyle, et pour que toute nouvelle qui pût l’intéresser lui fût communiquée à l’instant même.

Une nuit, tandis que Montrose, accablé par les fatigues du jour, se livrait au sommeil sous un misérable abri, il fut éveillé tout à coup par quelqu’un qui lui frappa légèrement sur l’épaule. Il ouvrit les yeux, et, à sa taille élevée, au son de sa voix, il reconnut le chef des Camerons.

« Je vous apporte des nouvelles qui méritent que vous vous leviez pour les écouter, lui dit ce chef. — Mac Ilduy ne saurait en apporter d’autres, » répondit Montrose en l’appelant par son nom patronymique ; « mais sont-elles bonnes ou mauvaises ? — Cela dépend de la manière dont vous les envisagerez. — Sont-elles certaines ? — Oui, ou ce ne serait pas moi qui vous les apporterais. Sachez donc que, las d’accompagner ce Dalgetty qui, à la tête de sa poignée de cavaliers, marchait aussi lentement qu’un blaireau estropié, je m’avançai avec six de mes gens jusqu’à quatre milles de distance d’Inverlochy, et là je rencontrai Ian de Glenroy qui était allé à la découverte. Argyle marche en ce moment sur cet endroit avec trois mille hommes d’élite commandés par la fleur des fils de Diarmid. Voilà mes nouvelles, elles sont certaines ; c’est à vous maintenant de les apprécier à leur juste valeur. — Elles sont bonnes ! » s’écria Montrose avec une vive expression de joie : « la voix de Mac Ilduy est toujours agréable à l’oreille de Montrose, surtout lorsqu’elle annonce quelque entreprise où il y a de la valeur à déployer et de la gloire à acquérir. Mais voyons quel est l’état de notre armée. »

Il demanda de la lumière, et après avoir parcouru le contrôle de ses troupes, il se convainquit facilement qu’une grande partie s’étant dispersée, selon l’usage, pour mettre son butin en sûreté, il n’avait pas avec lui plus de douze à quatorze cents hommes.

« Ce n’est guère plus du tiers des forces d’Argyle, » dit Montrose d’un air pensif. « Highlander contre Highlander !… avec le secours du ciel qui protège la cause royale, je n’hésiterais pas si nous étions un contre deux. — N’hésitez donc pas, dit Cameron, car dès que vos troupes donneront le signal de l’attaque contre Mac Callum More, il n’est pas un seul habitant de ces vallées qui ne réponde à l’appel. Glengary, Keppoch et moi, nous poursuivrons par le fer et par le feu celui qui serait assez lâche pour rester en arrière sous quelque prétexte que ce fût. Demain ou le lendemain sera un jour de bataille pour tous ceux qui portent le nom de Mac Donnell ou de Cameron, quelle que doive être l’issue du combat. — C’est parler en brave, mon noble ami, » dit Montrose en lui serrant la main, « et ce serait une lâcheté de ma part de ne pas rendre une justice éclatante à de tels amis, et de douter un seul instant du succès d’une semblable entreprise. Nous tomberons sur ce Mac Callum More qui nous suit comme un corbeau affamé pour dévorer les restes de notre armée si nous en venions aux prises avec des braves capables de l’affaiblir et de la disperser. Que tous les chefs se rassemblent le plus promptement possible, et vous, qui nous avez apporté le premier cette nouvelle, présage certain du succès, vous conduirez cette entreprise à une fin glorieuse, en nous guidant vers l’ennemi par le chemin qui nous mettra le plus promptement possible en sa présence. — De grand cœur ! répondit Mac Ilduy : si je vous ai montré des passages par lesquels vous pouviez effectuer votre retraite à travers ces sombres déserts, je mettrai bien plus d’empressement, j’éprouverai une véritable joie en vous montrant le chemin qui conduite l’ennemi. »

Tout fut bientôt en mouvement dans le camp de Montrose, et chaque chef se hâta, à sa voix, de quitter la couche grossière où il avait cherché momentanément le repos.

« Je n’aurais jamais cru, » dit le major Dalgetty en se levant de son lit raboteux composé de racines de bruyère, « je n’aurais jamais cru que je quitterais avec autant de regret un lit dont l’oreiller est aussi dur qu’un balai d’écurie. Cependant il faut bien que Son Excellence, n’ayant dans son armée qu’un seul officier expérimenté, cherche à mettre ses talents à l’épreuve, quelque pénible qu’elle puisse être. »

En parlant ainsi, il se rendit au conseil, où, malgré sa pédanterie, Montrose parut l’écouter avec la plus grande attention, tant parce que le major, qui possédait réellement des connaissances militaires et qui avait de l’expérience, donnait souvent d’excellents conseils, que parce qu’il dispensait le général de déférer aux avis des chefs des Highlanders, et lui offrait des motifs de les discuter et de les combattre lorsqu’il ne partageait pas leur opinion.

Dans cette occasion, Dalgetty acquiesça joyeusement à la proposition de faire volte-face et de tomber sur le front de l’armée ennemie ; et il la compara à la résolution héroïque du grand Gustave lorsqu’il marcha contre le duc de Bavière et enrichit ses troupes par le pillage de cette riche contrée, bien qu’il fût menacé au nord par l’armée nombreuse que Wallenstein avait rassemblée en Bohème.

Les chefs de Glengary, de Keppochet de Lochiel, dont les clans ne le cédaient en courage ni en réputation militaire à aucun des habitants des montagnes voisines du théâtre de la guerre, envoyèrent la croix de feu à leurs vassaux, afin de sommer quiconque serait en état de porter les armes de se joindre à l’armée du lieutenant du roi, et de venir se ranger sous les étendards de leurs chefs respectifs, aussitôt qu’ils se mettraient en marche pour Inverlochy. Ces ordres furent exécutés avec autant d’empressement et de joie qu’ils furent donnés avec énergie. Leur amour pour la guerre, leur zèle pour la cause royale (car ils considéraient le roi comme un chef que les hommes de son clan avaient abandonné), leur soumission aveugle envers leurs chefs, attirèrent dans l’armée de Montrose non-seulement tous les Highlanders des environs qui étaient en état de porter les armes, mais plusieurs même qui, par leur âge du moins, pouvaient être dispensés de partager les fatigues de la guerre.

Le jour suivant on se mit en marche ; et tandis qu’il traversait les montagnes du Lochaber, sans que l’ennemi fût aucunement informé de ses mouvements, Montrose eut la satisfaction de voir son armée se grossir successivement par des bandes de montagnards qui, sortant de toutes les vallées, venaient se ranger sous les bannières de leurs chefs respectifs. Cette circonstance fut un encouragement puissant pour les troupes de Montrose qui, au moment où elles arrivèrent en présence de l’ennemi, se trouvèrent augmentées de près d’un tiers, ainsi que l’avait prédit le vaillant chef des Camerons.

Tandis que Montrose exécutait cette contre-marche, Argyle, à la tête de sa vaillante armée, s’avançait par le côté méridional du Loch-Eil, et atteignait les rives du Lochy, rivière qui unit le lac de ce nom au Loch-Eil. L’ancien château d’Inverlochy, jadis forteresse royale, à ce que l’on prétend, et qui était alors, bien que démantelé, une place de quelque importance, offrait un quartier-général assez convenable, et il fit camper son armée autour de ce château, dans une vallée de quelque étendue au fond de laquelle les deux lacs se réunissent. Plusieurs[113] barges, chargées de provisions, avaient suivi l’armée, de manière que les troupes étaient, sous tous les rapports, aussi commodément campées qu’elles pouvaient le désirer. Le marquis, dans une conférence qu’il eut avec Auchenbreck et Ardenvohr, leur exprima la conviction que Montrose n’était qu’à deux doigts de sa perte ; ses forces diminuaient à mesure qu’il s’enfonçait dans ces chemins impraticables ; s’il se dirigeait vers l’est, il rencontrerait Urrie et Baillie ; s’il tournait vers le nord, il tomberait entre les mains de Seaforth ; enfin, en quelque endroit qu’il s’arrêtât pour faire halte, il s’exposait à être attaqué par trois armées à la fois.

« Je ne saurais me réjouir, milord, dit Auchenbreck, en songeant que James Gratham peut être vaincu par d’autres que par nous. Il a laissé dans le comté d’Argyle un compte terrible à régler, et je brûle d’impatience de m’acquitter envers lui, et de lui rendre, goutte par goutte, tout le sang qu’il a répandu. Je n’aime pas à charger un tiers du paiement d’une pareille dette. — Vous êtes trop scrupuleux, dit Argyle ; qu’importe par quelles mains le sang des Grahams soit répandu ! Il est temps que celui des enfants de Diarmid cesse de couler. Qu’en dites-vous, Ardenvohr ? — Je pense, milord, répondit sir Duncan, qu’Auchenbreck sera bientôt satisfait, et qu’avant peu il trouvera l’occasion de régler personnellement ses comptes avec Montrose et saura le punir de ses déprédations. Le bruit est venu jusqu’à nos avant-postes que les Camerons s’assemblent sur les frontières du Ben-Nevis. C’est sans doute avec l’intention de se joindre à Montrose, qui s’avance de ce côté, et non pour couvrir sa retraite. — C’est probablement, reprit Argyle, quelque projet de dévastation et de pillage imaginé par la haine invétérée de Mac Ilduy, haine qu’il qualifie de loyauté. Il ne peut méditer tout au plus qu’une attaque sur nos avant-postes, ou projeter de nous harceler demain pendant notre marche. — J’ai envoyé à la découverte dans toutes les directions, dit sir Duncan et nous apprendrons bientôt si réellement ils rassemblent quelques troupes, dans quel but, et sur quel point ils se portent. »

Il s’écoula beaucoup de temps avant qu’aucunes nouvelles leur parvinssent ; ce ne fut qu’après le lever de la lune qu’on rembarqua une agitation extraordinaire dans le camp, et aussitôt on annonça au château l’arrivée d’une nouvelle importante. Plusieurs des coureurs envoyés d’abord par Ardenvohr étaient revenus sans avoir pu recueillir d’autres renseignements que quelques bruits incertains sur les mouvements qui se manifestaient dans le pays des Camerons : on eût dit que des montagnes du Ben-Nevis sortaient des sons étranges et effrayants semblables au bruit qui s’y fait entendre à l’approche d’un violent orage. D’autres, que leur zèle avait entraînés à dépasser les ordres qu’ils avaient reçus, avaient été surpris et faits prisonniers, ou tués par les habitants des défilés redoutables dans lesquels ils s’étaient efforcés de pénétrer. Enfin, d’après la marche rapide de l’armée de Montrose, son avant-garde et les avant-postes d’Argyle furent bientôt en présence ; après avoir échangé quelques flèches et quelques coups de mousquet, ils se replièrent chacun sur le centre de leur armée, pour transmettre les nouvelles et prendre les ordres de leurs chefs respectifs.

Sir Duncan Campbell et Auchenbreck montèrent aussitôt à cheval, pour visiter les avant-postes et examiner leur position ; et le marquis d’Argyle soutint dignement son caractère de commandant en chef, par la manière habile dont il fit ranger ses forces dans la plaine pour éviter d’être surpris ; car il devait s’attendre maintenant à être attaqué pendant la nuit ou le lendemain matin au plus tard.

Montrose avait tenu ses troupes cachées si soigneusement dans les défilés des montagnes, que toutes les tentatives que firent Auchenbreck et Ardenvohr pour obtenir quelque connaissance de ses forces furent infructueuses. Ils calculèrent cependant, autant qu’il leur fut possible de le faire, qu’elles devaient être inférieures aux leurs, et ils revinrent informer Argyle du résultat de leurs observations. Mais celui-ci se refusa à croire que Montrose lui-même fût en si présence. — Ce serait, dit-il, une folie dont James Graham, tout présomptueux qu’il soit, est incapable ; et il ne mettait nullement en doute que ceux qui, en ce moment, cherchaient à entraver sa marche, ne fussent leurs anciens ennemis, les Glenco, les Reppoch et les Glengary, et peut-être aussi Mac Vourigh avec ses Mac Phersons[114] ; mais toutes leurs forces réunies étaient encore de beaucoup inférieures à son armée, et il était sûr de les disperser bientôt par la force, ou de les forcer à capituler.

Les troupes d’Argyle étaient remplies d’ardeur et de courage, et n’attendaient que le moment favorable de se venger des désastres que leur pays venait d’éprouver. La nuit s’écoula trop lentement au gré de leur impatience. Les avant-postes de chaque armée se tinrent réciproquement sur leurs gardes ; et les soldats d’Argyle dormirent dans l’ordre de bataille fixé pour le combat terrible qui allait avoir lieu.

À peine une pâle clarté commençait-elle à colorer le sommet de ces immenses montagnes, que les chefs des deux armées se préparèrent à l’attaque. C’était le 2 février 1645-6. Les troupes d’Argyle étaient rangées sur deux lignes, non loin de l’angle formé par la rivière et le lac ; et elles présentaient un aspect aussi formidable que l’ardeur qui les animait. Auchenbreck voulait commencer le combat en attaquant les avant-postes de l’ennemi ; mais Argyle, plus circonspect et plus politique, préféra rester sur la défensive.

Bientôt ils reconnurent, aux signaux qu’ils entendirent, qu’ils n’attendraient pas long-temps. Ils pouvaient reconnaître les marches guerrières qui, à mesure que les divers clans approchaient, retentissaient dans les gorges des montagnes. Celle des Camerons surtout, remarquable par ces paroles sinistres adressées aux loups et aux corbeaux : « Venez à moi, je vous donnerai de la pâture, » était répétée par les échos dans leurs vallées natales. Pour parler le langage des bardes des montagnes, « la voix de guerre de Glengary n’était pas silencieuse ; » et les airs guerriers des autres tribus se faisaient entendre distinctement, à mesure qu’elles arrivaient à l’extrémité des montagnes d’où elles devaient descendre dans la plaine.

« Vous voyez, dit Argyle à ses capitaines, que, comme je vous le disais, nous n’avons affaire qu’à nos voisins : James Graham ne s’est pas hasardé à déployer sa bannière devant nous. »

Au moment même le son éclatant des trompettes résonna dans les montagnes, et les chefs reconnurent l’air par lequel, selon l’ancienne coutume écossaise, on saluait l’étendard royal.

« Voici, milord, dit sir Duncan Campbell, des sons qui annoncent que celui qui prétend être le lieutenant du roi est en personne dans cette armée. — Il est probable qu’il a de la cavalerie avec lui, reprit Auchenbreck, ce que je n’aurais pas présumé. Mais reculerons-nous pour cela, milord, et nous laisserons-nous intimider lorsque nous avons des ennemis à combattre et des injures à venger. »

Argyle garda le silence, et jeta un regard sur son bras qu’il portait en écharpe par suite d’une chute qu’il avait faite quelques jours auparavant.

« Il est vrai, » dit vivement Ardenvohr, » vous êtes hors d’état, milord, de manier l’épée ou le pistolet ; retirez-vous à bord de la galère ; votre vie nous est précieuse comme chef, et dans ce moment votre bras ne peut nous être utile comme soldat. — Non, » dit Argyle, dont l’orgueil luttait contre l’irrésolution, « il ne sera jamais dit que j’ai fui devant Montrose ; si je ne puis combattre, je mourrai du moins au milieu de mes enfants.

Plusieurs autres chefs des Campbells se réunirent aux deux premiers pour conjurer leur chef de laisser le commandement à Ardenvohr et à Auchenbreck, et de regarder le combat d’une distance où il serait à l’abri de tout danger. Nous n’oserions accuser Argyle de lâcheté ; car, quoique sa vie n’ait été marquée par aucune action de bravoure et d’éclat, il se conduisit avec tant de calme et de dignité dans ses derniers moments, que sa conduite en cette circonstance, ainsi qu’en plusieurs autres, doit-être attribuées plutôt à l’indécision qu’à un manque de courage. Mais lorsque cette voix secrète qui murmure dans le cœur de l’homme que sa vie est précieuse, se trouve secondée par celle de tous ceux qui l’entourent et qui lui assurent qu’elle n’est pas moins précieuse pour le pays, il est peut-être difficile de résister ; et l’histoire offre plus d’un exemple d’hommes qui, d’un caractère habituellement plus intrépide que celui d’Argyle, ont cédé à cet amour de la vie, lorsqu’ils avaient des raisons moins valables peut-être que les siennes.

« Conduisez-le à bord, si vous voulez, sir Duncan, » dit Auchenbreck à son parent ; « quant à moi, il faut que j’empêche cet esprit funeste de faire plus de progrès parmi nous. »

En parlant ainsi il se précipita au milieu des rangs, sollicitant, conjurant les soldats de se rappeler leur ancienne valeur et leur supériorité actuelle ; les outrages dont ils avaient à tirer vengeance s’ils triomphaient, et le sort honteux qu’ils avaient à redouter s’ils étaient vaincus ; enfin il s’efforça par ses discours de faire passer dans chaque cœur l’ardeur et l’enthousiasme qui dévoraient le sien. Pendant ce temps, Argyle, quoique avec une répugnance apparente, se laissait entraîner vers les rives du lac, et on le transporta à bord d’une galère d’où il regarda, avec plus de sûreté pour sa vie que pour son honneur, le spectacle qui bientôt se déploya sous ses yeux.

Sir Duncan Campbell d’Ardenvohr, quoiqu’il sentît l’urgente nécessité de rejoindre l’armée, resta un instant les regards attachés sur la barque qui entraînait son chef loin du champ de bataille. Il s’élevait dans son sein des émotions qu’il n’aurait osé exprimer : un chef était regardé comme un père par son clan, et un membre de sa tribu craignait de laisser accès dans son cœur à un sentiment trop sévère, dans une circonstance où, s’il se fût agi d’un autre homme, il l’eût hautement accusé de faiblesse. D’ailleurs Argyle, naturellement dur et sévère, était généreux et libéral envers ses vassaux, et le noble cœur d’Ardenvohr était déchiré de la douleur la plus amère en réfléchissant aux inductions que l’on pourrait tirer de la conduite de son chef.

« Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, » se dit-il à lui-même, en s’efforçant de dévorer son chagrin : « mais, dans tous ces nobles ancêtres, je n’en connais pas un qui aurait consenti à abandonner le champ de bataille tant que la bannière de Diarmid était déployée dans la plaine. »

Un cri de guerre qui s’éleva en ce moment le força à se retourner et à rejoindre précipitamment son poste, qui était sur l’aile droite de l’armée d’Argyle.

La retraite du marquis d’Argyle n’avait pas échappé à l’attention de l’ennemi, qui, occupant une hauteur, pouvait facilement distinguer tout ce qui se passait dans la plaine. En voyant trois ou quatre cavaliers se retirer vers l’arrière-garde, on en conclut que c’étaient des chefs supérieurs.

« Ils vont sans doute, en prudents cavaliers, dit Dalgetty, mettre leurs chevaux hors de danger. Je vois là-bas sir Duncan Campbell monté sur un cheval bai-brun que j’ai déjà remarqué, et sur lequel j’ai jeté mon dévolu. — Vous êtes dans l’erreur, major, » dit Montrose avec un sourire ironique ; « c’est leur précieux chef qu’ils viennent de mettre à l’abri du danger. Qu’on donne à l’instant le signal de l’attaque… faites passer le mot d’ordre dans les rangs… Glengary, Keppoch, Mac Vourigh, fondez sur eux… Major Dalgetty, courez dire à Mac Ilduy de charger au nom de son affection pour le Lochaber, et revenez sur-le-champ ranger votre cavalerie autour de mon étendard. Avec les Irlandais, elle servira de corps de réserve. »






CHAPITRE XIX.

la bataille.


Tel qu’un rocher qui voit venir à lui mille vagues leur résiste, ainsi Inisfail rencontra Lochlin.
Ossian.


Les trompettes et les cornemuses, ces bruyants avant-coureurs du carnage et de la mort, donnèrent ensemble le signal de l’attaque, signal auquel répondirent à l’instant les cris de plus de deux mille guerriers et les échos de toutes les montagnes voisines. Divisés en trois corps ou colonnes, les montagnards de l’armée de Montrose s’élancèrent hors des défilés qui jusqu’alors les avaient cachés à leurs ennemis, et se précipitèrent avec impétuosité sur les Campbells, qui les attendaient de pied ferme. Derrière ces colonnes chargées de l’attaque marchaient les Irlandais commandés par Colkitto : ils formaient le corps de réserve. Au milieu d’eux étaient l’étendard royal et Montrose en personne. Sur les flancs, sous les ordres de Dalgetty, étaient environ cinquante hommes de cavalerie, qu’on était parvenu, non sans peine, à équiper d’une manière assez passable.

L’aile droite des royalistes était conduite par Gengary, l’aile gauche par Lochiel, et le centre par le comte de Menteith, qui préférait combattre à pied sous le costume montagnard, plutôt que de rester avec la cavalerie.

Les Highlanders, après s’être répandus dans la plaine avec cette ardeur qui les caractérise, firent feu et lancèrent leurs flèches à quelque distance sur les Campbells, qui reçurent vaillamment leurs premiers coups. Mieux pourvus d’armes à feu, et rangés dans un état d’immobilité qui leur permettait de viser avec plus de justesse, le feu de ceux-ci fut bien plus meurtrier que celui de leurs ennemis. Les clans de Montrose, s’apercevant de leur désavantage, se précipitèrent sur leurs adversaires, et parvinrent sur deux points à semer la confusion et le désordre dans leurs rangs. Avec des troupes régulières, c’en eût été assez pour décider la victoire en leur faveur ; mais ici Highlanders combattaient contre Highlanders, et la nature des armes ainsi que l’agilité de ceux qui les maniaient étaient égales de part et d’autre.

On se battait de part et d’autre en désespérés ; et au cliquetis des sabres et des haches qui se croisaient, s’entrechoquaient et tombaient sur les boucliers, se mêlaient des cris brefs, farouches aigus dont les montagnards accompagnent ordinairement toute action violente. Une foule de combattants, qui se connaissaient personnellement, cherchaient à se rencontrer, soit par des motifs de haine particulière, soit par un sentiment plus noble d’émulation et de valeur. Aucun des deux partis n’était disposé à céder un pouce de terrain ; la place de chaque soldat qui tombait (et ils tombaient avec une rapidité effrayante de part et d’autre) était aussitôt remplie par d’autres qui se précipitaient en foule pour vaincre ou mourir au premier rang une vapeur semblable à celle qui s’élève d’une chaudière d’eau bouillante était comme suspendue sur la tête des combattants.

Telle était la situation à la droite et au centre des deux armées ; sans qu’il en fût résulté jusque-là d’autre conséquence que la perte d’un grand nombre d’hommes de chaque côté.

Cependant, sur la droite des Campbells, le chevalier d’Ardenvohr obtint quelque avantage par sa tactique et la supériorité du nombre. Il avait étendu obliquement le flanc de sa ligne à l’instant même où les royalistes, fondant tout à coup sur eux, se préparaient à en venir aux mains, de manière qu’ils essuyèrent un feu de mousqueterie tout à la fois en avant et sur le côté ; et, malgré les efforts incroyables de leur chef, la confusion se mit dans leurs rangs. En ce moment sir Duncan Campbell donna l’ordre de charger, de sorte que ce fut lui qui commença l’attaque au lieu de la recevoir. Un changement de circonstances aussi subit et aussi imprévu est toujours décourageant et souvent funeste. Mais le désordre fut réparé par le corps de réserve irlandais, dont le feu constant et soutenu força le chevalier d’Ardenvohr à abandonner son avantage et à se contenter de repousser l’ennemi. Pendant ce temps Montrose, profitant de quelques bouleaux épars çà et là, ainsi que de la fumée produite par le feu continuel de la mousqueterie irlandaise, qui cachait ses mouvements à l’ennemi, donna ordre à Dalgetty de le suivre avec sa cavalerie ; et, faisant un circuit de manière à prendre en flanc l’aile droite et même l’arrière-garde de l’ennemi, il commanda à ses six trompettes de sonner la charge. Leur son éclatant et le bruit du galop des chevaux produisirent sur l’aile droite d’Argyle un effet que rien autre n’aurait pu produire. Les Highlanders d’alors avaient, comme les Péruviens, une crainte superstitieuse du cheval de guerre, et une foule d’idées étranges sur la manière dont cet animal était dressé au combat. Au moment où leurs rangs furent enfoncés si inopinément, qu’ils aperçurent au milieu d’eux les objets de leur épouvante, une terreur panique s’empara d’eux, et, malgré tous les efforts de sir Duncan pour en arrêter le progrès, elle devint générale. Il est certain que la figure seule du major Dalgetty, couvert d’une armure impénétrable et faisant bondir et caracoler son cheval de manière à donner plus de poids à chaque coup qu’il portait, était une nouveauté suffisante pour terrifier ceux qui n’avaient jamais vu d’autre cavalier qu’un gros Highlander se dandinant sur un petit cheval.

Les royalistes repoussés retournèrent à la charge ; les Irlandais, conservant leurs rangs, entretinrent constamment un feu meurtrier ; et bientôt il n’y eut plus aucune apparence que le combat durât plus long-temps. Les gens d’Argyle commencèrent à plier et à prendre la fuite, la plupart vers le lac, le reste dans différentes directions. La défaite de l’aile droite était décisive, et bientôt elle fut rendue irréparable par la mort d’Auchenbreck, qui tomba tandis qu’il s’efforçait de rétablir l’ordre.

Le chevalier d’Ardenvohr, secondé par deux ou trois cents hommes, tous de noble naissance et d’une valeur éprouvée, s’efforça, avec un héroïsme devenu inutile, de protéger la retraite du reste de l’armée. Leur intrépidité leur devint funeste : chargés coup sur coup par de nouveaux adversaires, ils furent forcés de se séparer les uns des autres, jusqu’à ce qu’enfin il ne leur restât d’autre ressource que d’acheter une mort honorable par une résistance désespérée.

« Rendez-vous, sir Duncan, » s’écria le major Dalgetty en reconnaissant son ancien hôte et deux autres champions qui se défendaient contre plusieurs montagnards ; et, pour donner de l’effet à ses paroles, il courut sur lui l’épée à la main. Sir Duncan ne répondit qu’en déchargeant un pistolet qu’il gardait en réserve. Le coup porta, non sur le cavalier, mais sur son vaillant coursier qui, frappé au cœur, tomba roide mort. Ranald Mac-Eagh, qui était du nombre de ceux qui serraient sir Duncan de plus près, saisit cette occasion pour lui porter un coup de sa claymore, et il le frappa au moment où il se préparait à saisir son second pistolet.

Allan Mac-Aulay arriva en ce moment. Tous ceux qui étaient engagés de ce côté du champ de bataille étaient du clan de son frère, à l’exception de Ranald. « Vilains, s’écria-t-il, qui de vous a osé porter la main sur le chevalier d’Ardenvohr, lorsque je vous avais donné l’ordre positif de le prendre vivant ? »

Une demi-douzaine de montagnards qui se disputaient l’avantage de dépouiller le chevalier vaincu, dont les armes et le costume étaient d’une magnificence proportionnée à son rang, s’arrêtèrent, et cherchèrent à se disculper en rejetant le blâme sur l’homme de l’île de Skie, nom qu’ils donnaient à Ranald Mac Eagh.

« Chien d’insulaire ! » s’écria Allan, oubliant dans sa colère leur fraternité en prophétie, « poursuis l’ennemi, et gardes-toi de toucher davantage à ce guerrier, si tu ne veux mourir de ma main. » Ils étaient alors presque seuls, car les menaces d’Allan avaient forcé les hommes de son clan à s’éloigner, et tous se précipitaient vers le lac, semant devant eux la terreur et la confusion, et ne laissant derrière eux que des morts et des mourants.

Le moment était trop favorable pour que Mac-Eagh ne cédât pas à l’esprit de vengeance qui le dévorait intérieurement. « Moi, mourir de ta main encore teinte du sang des miens ! » s’écria-t-il en répondant à la menace d’Allan d’un ton non moins menaçant, il est plus vraisemblable que ce sera toi qui mourras de la mienne. Et à ces mots, il lui porta un coup avec tant de rapidité que Mac-Aulay eut à peine le temps de le parer avec son bouclier.

« Traître ! dit Allan, que signifie cela ? — Je suis Ranald du Brouillard, » répondit l’homme de l’île en lui portant un nouveau coup ; et alors s’engagea entre eux un combat furieux. Mais le ciel semblait avoir décidé qu’Allan Mac-Aulay vengerait sur cette tribu sauvage les outrages faits à sa mère, comme parut le confirmer l’issue de ce combat et celle des précédents. Après s’être porté réciproquement plusieurs coups, Ranald, blessé au crâne, fut terrassé, et Mac-Aulay, mettant le pied sur lui, parut prêt à lui passer sa claymore au travers du corps, lorsque la pointe en fut détournée par un tiers qui intervint tout à coup.

Ce n’était rien moins que le major Dalgetty, qui, étourdi par la chute de son cheval, et embarrassé par le poids du corps de cet animal, était enfin parvenu à dégager ses jambes et à reprendre ses sens.

« Retenez votre épée, dit-il à Mac-Aulay, et ne faites point de mal à cet homme ; il est sous ma sauvegarde et au service de Son Excellence ; et sachez que nul soldat, s’il veut se conduire honorablement, n’a le droit, d’après la loi martiale de venger ses injures personnelles, flagrante bello, mullo magis flagrante prœlio[115]. — Insensé, s’écria Allan, retirez-vous, et n’ayez point la témérité de vous placer entre le tigre et sa proie. »

Mais, loin de faire cas de cette observation, Dalgetty, placé devant le corps de Mac-Eagh, fit entendre à Allan que, s’il se donnait le nom de tigre, il pourrait bien, chemin faisant, rencontrer un lion. Le geste et le regard du défi étaient plus que suffisants pour faire tourner la fureur du guerrier-prophète contre celui qui osait s’opposer au cours de sa vengeance, et, sans plus de cérémonie, le combat recommença entre eux deux.

Ceux qui entouraient Allan et Mac-Eagh n’avaient fait nulle attention à la rixe survenue entre eux, car le dernier n’était connu que d’un très-petit nombre des partisans de Montrose ; mais le combat d’Allan et de Dalgetty, tous deux si bien connus, attira heureusement l’attention de chacun, et même de Montrose lui-même, qui arrivait en ce moment pour rassembler son petit corps de cavalerie et continuer à poursuivre les fuyards en se dirigeant vers le Loch-Eil. Convaincu des conséquences funestes qui pouvaient résulter de la moindre dissension dans son armée, il poussa son cheval vers le lieu du combat, et voyant Mac-Eagh renversé par terre, et Dalgetty paraissant, d’après son altitude, le défendre de la fureur de Mac-Aulay, sa pénétration lui fit deviner à l’instant la cause de la querelle, et sur-le-champ il imagina le moyen de l’arrêter.

« Quoi, messieurs ! s’écria-t-il, de nobles cavaliers osent se prendre de querelle sur le champ glorieux de la victoire ! Êtes-vous fous ? et la gloire que vous avez acquise tous deux aujourd’hui vous a-t-elle enivrés au point de vous faire perdre la raison ? — Que Votre Excellence me permette de lui dire qu’il n’y a pas de ma faute dans cette affaire, répondit Dalgetty ; j’ai toujours été reconnu dans tous les pays de l’Europe où j’ai servi comme bonus socius[116] ; mais celui qui porte la main sur un homme placé sous ma sauvegarde… — Et celui, dit Allan en l’interrompant, qui ose arrêter le cours de ma juste vengeance… — Fi, messieurs, répéta Montrose ; lorsque vous m’êtes nécessaires tous deux ! lorsque j’ai à vous confier des affaires de la plus haute importance, vous vous occupez d’une querelle personnelle ! Vous choisirez un moment plus convenable pour régler vos différends. Quant à vous, major Dalgetty, mettez un genou en terre. — Un genou en terre ! répéta Dalgetty ; voilà un ordre auquel je n’ai pas encore appris à obéir, excepté quand il m’est donné du haut de la chaire. Chez les Suédois, le premier rang met un genou en terre, il est vrai, mais seulement lorsque le régiment est rangé sur six lignes. — Quoi qu’il en soit, pliez le genou, au nom du roi Charles et de son représentant. »

Dalgetty obéit, quoique avec répugnance, et Montrose le frappa légèrement du plat de son épée. « En conséquence de tes vaillants services pendant ce jour, lui dit-il, et au nom et par l’autorité de notre souverain, le roi Charles, je te crée chevalier : sois brave, loyal et heureux. Et maintenant, sir Dugald Dalgetty, à votre poste : rassemblez tous les cavaliers que vous pourrez réunir, et poursuivez ceux des ennemis qui fuient vers le lac ; tenez toujours votre troupe en bon ordre, et ne vous hasardez pas trop loin ; bornez-vous à empêcher l’ennemi de se rallier : vous n’aurez pas besoin de faire de grands efforts pour y parvenir. À cheval, sir Dugald, et marchez à votre devoir. — Et comment monterai-je à cheval ? reprit le nouveau chevalier. Mon pauvre Gustave dort au champ d’honneur comme le vaillant héros dont il porte le nom ; et me voilà fait chevalier, précisément au moment où je n’ai plus de cheval. — Il n’en sera pas ainsi, répondit Montrose ; je vous fais présent de mon cheval, qui passe pour bon ; à présent ne songez plus à autre chose qu’aux devoirs que vous avez à remplir et dont vous savez si bien vous acquitter. »

Sir Dugald, après avoir témoigné sa reconnaissance, monta sur le coursier qui venait de lui être si généreusement donné ; et après avoir supplié Son Excellence de se rappeler que Mac-Eagh était sous sa sauvegarde, il se mit en devoir d’exécuter les ordres qu’il avait reçus avec tout le zèle et l’empressement dont il était capable.

« Et vous, Allan Mac-Aulay, » dit Montrose en s’adressant au montagnard qui, appuyant la pointe de son sabre contre terre, avait regardé en silence et avec le sourire du mécontentement et du mépris la cérémonie qui avait conféré l’ordre de chevalerie à son antagoniste ; « vous, si supérieur aux hommes ordinaires, qui ne se laissent guider que par de vils motifs d’intérêt, de pillage et de distinction personnelle ; vous dont les connaissances profondes vous rendent si précieux dans un conseil, est-ce bien vous que je trouve se querellant avec un homme tel que ce Dalgetty, pour le misérable privilège d’arracher un reste de vie à un ennemi aussi méprisable que celui qui est étendu là ! Venez, mon ami, venez, j’ai à vous charger de soins importants. Cette victoire, si nous savons en profiter habilement, entraînera nécessairement Seaforth dans notre parti. Ce n’est point par déloyauté, mais parce qu’il désespérait de la bonne cause, qu’il s’est armé contre nous ; cette circonstance favorable le déterminera sans doute à embrasser notre cause. Je lui dépêche à cet effet de ce champ de bataille mon vaillant ami, le colonel Hay ; mais il doit être accompagné d’un chef montagnard d’un rang égal à celui de Seaforth, et qui ait des talents et une influence assez remarquables pour faire assez d’impression sur lui. Vous êtes non seulement, sous tous les rapports, l’homme le plus en état de remplir cette mission importante, mais, en outre, n’ayant pas de commandement immédiat, votre présence ici est moins nécessaire que celle d’un chef dont les vassaux combattent sur le champ de bataille. Tous les passages, toutes les vallées des montagnes, ainsi que les mœurs et les usages de chaque tribu, vous sont familiers : allez donc rejoindre le colonel Hay qui occupe l’aile droite ; il a ses instructions et il vous attend ; vous le trouverez avec les gens de Glenmorisson ; soyez son guide son interprète et son collègue. »

Allan Mac-Aulay jeta sur le comte un regard sombre et pénétrant, comme pour chercher à découvrir si cette mission improvisée ne lui était pas confiée dans quelque intention cachée qu’il ne lui révélait pas. Mais Montrose, habile à découvrir les motifs des autres, ne l’était pas moins à cacher les siens. Il regardait comme très-important, dans ce moment d’enthousiasme et de colère, d’éloigner Allan de son camp pour quelques jours, afin de mettre en sûreté, et son honneur l’exigeait, ceux qui lui avaient servi de guides. Quant à la querelle d’Allan avec Dalgetty, il pensait qu’elle serait facile à apaiser. Mac-Aulay en partant recommanda sir Duncan Campbell aux soins de son général ; et celui-ci donna sur-le-champ des ordres pour qu’il fût transporté en lieu de sûreté.

Il prit la même précaution à l’égard de Mac-Eagh, qu’il remit entre les mains des Irlandais, avec ordre que l’on prît soin de lui, et qu’aucun montagnard, de quelque clan qu’il fût, ne l’approchât.

Le comte monta ensuite un cheval de main que tenait un de ses gens, et parcourut le théâtre de sa victoire, qui était plus décisive qu’il n’avait osé s’en flatter au milieu même de ses ardentes espérances. Des trois mille hommes qui composaient la vaillante armée d’Argyle, la moitié avait péri sur le champ de bataille ou en fuyant. Ils avaient été repoussés principalement sur cette partie de la plaine où la rivière forme un angle avec le lac, de manière qu’il ne leur restait aucune porte de salut : un grand nombre, saisi de terreur, se précipita dans le lac et y perdit la vie ; quelques-uns plus heureux traversèrent la rivière à la nage, et plusieurs autres parvinrent à s’échapper en côtoyant la rive gauche du lac : le reste se jeta dans le vieux château d’Inverlochy ; mais, dénués de provisions et sans aucun espoir de secours, ils furent forcés de se rendre à condition qu’on leur permettrait de retourner tranquillement dans leurs foyers. Armes, munitions, étendards et bagages, tout tomba au pouvoir des vainqueurs.

Jamais la race de Diarmid, nom qu’on donnait aux Campbells dans les montagnes d’Écosse, n’éprouva un plus grand désastre. Jusqu’alors ils avaient été aussi heureux dans leurs entreprises qu’habiles à en concerter le plan et courageux à l’exécuter. Parmi les morts on trouva près de cinq cents hommes descendant de familles nobles et honorées. Selon l’opinion de la majeure partie des membres du clan, cette perte, quelque terrible qu’elle fût en effet, fut surpassée encore par le déshonneur qui résulta de la conduite honteuse de leur chef, dont la galère leva l’ancre dès que la bataille fut perdue, et descendit le lac avec toute la rapidité que pouvaient lui donner des voiles et des rames.






CHAPITRE XX.

allan jaloux.


La voix des vents porte au loin le bruit sinistre des armes ; la guerre et la terreur volent devant eux ; le carnage et la mort marchent derrière.
Penrose.


Montrose n’obtint pas un succès aussi éclatant sur son puissant rival sans avoir à déplorer de son côté la perte de quelques-uns des siens ; mais elle ne se monta pas au dixième de celle de l’ennemi.

La valeur persévérante des Campbells coûta la vie à plusieurs braves du parti opposé, et, parmi les blessés, le plus marquant fut le jeune et vaillant comte de Menteith, qui avait le commandement de la division du centre : cependant sa blessure était légère ; et ce fut d’un air plutôt gracieux que souffrant qu’il présenta à son général l’étendard d’Argyle, qu’il avait arraché lui-même des mains de celui qui le portait, après avoir soutenu contre lui une lutte vigoureuse.

Montrose aimait tendrement son noble parent, chez qui brillaient, dans tout leur éclat, ces sentiments de générosité et de désintéressement, ainsi que cet esprit chevaleresque des temps héroïques, esprit si différent du calcul, de la cupidité et de l’égoïsme que l’usage d’entretenir des troupes mercenaires avait introduits dans presque toutes les parties de l’Europe, et dont l’Écosse dégénérée s’était entachée plus qu’aucun autre pays, en fournissant des soldats de fortune à la plupart des nations européennes. Montrose, dont les nobles sentiments étaient entièrement conformes à ceux de Menteith, quoique l’expérience lui eût appris à tirer parti des motifs qui faisaient agir les autres, n’employait à son égard ni le langage de la flatterie, ni celui des promesses.

« Mon brave parent ! » lui dit-il en le pressant vivement contre son cœur : et cet élan d’un cœur profondément ému fit tressaillir Menteith d’une émotion de plaisir bien plus réelle que s’il avait vu son nom figurer avec éloge dans un bulletin de bataille destiné à être envoyé directement au roi.

Permettez-moi, milord, lui dit-il, puisque rien maintenant ne semble réclamer mes services, de remplir un devoir d’humanité : Cle chevalier d’Ardenvohr, à ce que je viens d’apprendre, est notre prisonnier, et, de plus, grièvement blessé. — Et il le mérite bien, » dit Dugald Dalgetty qui venait de les rejoindre en ce moment et qui prenait plus que jamais un air d’importance ; « il le mérite pour avoir osé tuer mon bon cheval dans l’instant même où je lui offrais quartier. Cette action, au surplus, est moins celle d’un vaillant soldat que celle d’un montagnard ignorant, qui n’a pas même assez de talent pour élever une redoute afin de protéger cette vieille masure qu’il appelle son château. — Devons-nous donc, dit Menteith, vous offrir nos compliments de condoléance sur la perte que vous avez faite de votre Gustave ? — Comme vous le dites, » répondit Dalgetty en poussant un profond soupir, « Diem clausit supremum[117], comme nous avions coutume de dire au collège Mareschal d’Aberdeen. Encore vaut-il mieux qu’il ait péri que d’être englouti dans quelque marais fangeux ou dans quelque précipice couvert de neige ; ce qui n’aurait pas manqué de lui arriver si cette campagne d’hiver eût été plus longue. Mais il a plu à Son Excellence, » ajouta-t-il en s’inclinant, « de réparer cette perte en me faisant don d’un noble coursier que j’ai pris la liberté de nommer Récompense-de-Loyauté, en mémoire de cette journée célèbre. — J’espère, repartit Montrose, que vous trouverez Récompense-de-Loyauté, puisque vous le nommez ainsi, assez bien dressé aux manœuvres ; mais il faut que vous sachiez, sir Dugald, que, dans le temps où nous sommes, la loyauté en Écosse est plus souvent récompensée par une corde que par un cheval. — Ah, ah, Votre Excellence aime à plaisanter ; mais permettez-moi de vous assurer que Récompense-de-Loyauté est aussi habile que Gustave dans tous les exercices, et qu’il est beaucoup plus beau. Il est seulement dommage que ses qualités sociales aient été peu cultivées, ce que l’on ne peut attribuer, sans doute, qu’à la mauvaise compagnie dans laquelle il a vécu jusqu’à présent. — Quoi ! le cheval du général ! le cheval de Son Excellence ! y pensez-vous, sir Dugald ? fi donc ! — Milord, » répondit gravement le chevalier, « une inconvenance aussi choquante était loin de ma pensée ; tout ce que je prétends dire ici, c’est que le cheval de Son Excellence, de même que ses soldats, étant dressés et formés par lui, peuvent également se distinguer dans toutes les manœuvres qu’il leur commande ; par conséquent le mérite de ce noble animal ne peut manquer d’être parfait sous ce rapport. Mais comme ce sont les relations intimes de la vie privée qui forment le caractère social, de même que le simple soldat ne peut guère polir ses mœurs dans la conversation de son sergent ou de son caporal, de même Récompense-de-Loyauté n’a pu adoucir et améliorer beaucoup les siennes avec les palefreniers de Son Excellence, qui gratifient l’animal confié à leurs soins de plus de jurements, de coups de pied, ou de coups de poing, que d’amitié et de caresses : aussi voit-on souvent un généreux quadrupède devenir misanthrope et montrer plus de penchant à ruer et à mordre son maître, qu’à l’aimer et à le craindre. — C’est parler comme un oracle, dit Montrose ; s’il y avait au collège Mareschal d’Aberdeen une chaire pour l’éducation des chevaux, sir Dugald serait digne de l’occuper. — Parce que, ajouta Menteith à l’oreille du général, sir Dugald étant un âne, il y aurait quelque espèce de rapport entre le professeur et les élèves, n’est-il pas vrai ? — Maintenant, avec la permission de Votre Excellence, » reprit le chevalier nouvellement promu, « je vais faire mes derniers adieux à mon vieux compagnon d’armes. — Si c’était dans le dessein de célébrer ses funérailles, » répondit le comte ne sachant trop jusqu’où l’enthousiasme du chevalier pouvait le conduire, « songez, je vous prie, que nous déplorons la mort d’un grand nombre de braves qui ne recevront par les honneurs funèbres. — Votre Excellence me pardonnera, dit Dalgetty ; mon projet est beaucoup moins romanesque. Je veux partager les restes de mon pauvre Gustave avec les oiseaux du ciel, leur abandonnant la chair, et gardant pour moi le cuir, dont j’ai l’intention, en mémoire de mon amitié pour lui, de faire un justaucorps et des pantalons à la mode tartare, pour mettre sous mon armure ; car, réellement, mes vêtements sont dans un état si pitoyable que j’ai honte de les porter. Hélas ! mon pauvre Gustave, que n’as-tu vécu au moins une heure de plus, tu aurais porté un honorable chevalier ! »

À ces mots il se retournait pour s’éloigner, lorsque Montrose le rappela. « Comme il n’est pas probable, lui dit-il, que vous soyez prévenu dans ce dernier témoignage d’amitié pour votre vieux camarade, je pense que vous ne refuserez pas d’aider nos amis et moi à déguster la bonne chère et le bon vin d’Argyle, dont nous avons trouvé le château abondamment pourvu. — Très-volontiers, répondit sir Dugald ; jamais ni repas ni messe ne nuisent à une affaire. D’ailleurs je ne puis craindre que les aigles et les loups commencent cette nuit une attaque sur Gustave, car ils trouveront autour de lui une chère beaucoup plus délicate. Mais, ajouta-t-il, comme je dois me trouver dans la compagnie de deux honorables chevaliers de l’Angleterre, et plusieurs autres qui occupent un rang distingué dans l’armée de Votre Excellence, j’ose vous prier de vouloir bien leur expliquer que, comme chevalier banneret revêtu de ce titre sur le champ de bataille, je réclame la préséance pour le présent et l’avenir. — Que le diable le confonde ! » dit Montrose à voix basse, « il rallume le feu quand je viens de l’éteindre… Cette question, sir Dugald » dit-il gravement en s’adressant au major, « n’est point de ma compétence, et je la soumettrai à Sa Majesté, qui en décidera. Dans mon camp, tous les officiers sont sur le pied de l’égalité comme les chevaliers de la table ronde, et ils prennent leur place comme des guerriers et d’après ce principe : Premier venu, premier servi. — Je veillerai donc, » dit Menteith tout bas au comte, « à ce que la première place ne soit pas aujourd’hui pour don Dugald… Sir Dugald, » ajouta-t-il en élevant la voix, « puisque vous dites que votre garde-robe est en mauvais état, ne feriez vous pas bien d’aller au camp, jeter un coup d’œil sur le bagage enlevé à l’ennemi ? J’ai vu tout à l’heure un magnifique vêtement en peau de buffle brodé en soie et en argent. — Voto à Dios ! comme dit l’Espagnol, s’écria le major, et quelque misérable peut mettre la main dessus tandis que je suis ici à jaser.

La perspective du butin lui ayant fait oublier et Gustave et ses prétentions à la préséance, il donna un coup d’éperon à Récompense-de-Loyauté, et se dirigea au galop à travers le champ de bataille.

« Voilà le limier en chasse, dit Menteith, foulant aux pieds les restes de plus d’un homme qui valait mieux que lui ; il s’élance avec autant d’avidité sur un vil butin que le vautour sur sa proie. Et cependant on qualifie de soldat un tel homme ! et vous-même, milord, vous le jugez digne de lui accorder les honneurs de la chevalerie, si toutefois on peut encore les qualifier ainsi ! Ah, vous avez fait du collier de cet ordre sacré la décoration d’un limier. — Que pouvais-je faire ? je n’avais pas d’os à lui jeter, et je ne pouvais suivre seul le gibier. D’ailleurs il a des qualités incontestables. — Si la nature lui en a donné, l’habitude les a changées en égoïsme sans bornes. Il peut tenir à la renommée, être brave dans le combat, mais c’est parce qu’il est convaincu que sans ces qualités il ne pourrait avancer en grade. De même, il défendra son camarade tant qu’il le verra debout : mais, à peine renversé à terre, il le débarrassera de sa bourse avec autant de sang-froid qu’il va chercher la peau de Gustave pour s’en faire un justaucorps. — Et quand tout cela serait vrai, cousin, répondit Montrose, sachez que rien n’est plus commode que d’avoir à commander des soldats dont la conduite est dictée par des motifs que vous pouvez calculer avec une certitude mathématique. Une âme noble comme la vôtre est ouverte à mille sensations auxquelles celle de cet homme est aussi impénétrable que sa cuirasse, et ces vives sensations doivent toujours être présentes à la pensée de votre ami lorsqu’il vous donne un conseil. » Alors, changeant de ton tout à coup, il demanda à Menteith depuis quand il avait vu Annette Lyle.

« Pas depuis hier soir, » répondit le jeune comte en rougissant ; puis il ajouta en hésitant : « si ce n’est cependant un instant ce matin… une demi-heure à peu près avant la bataille. — Mon cher Menteith, » reprit Montrose avec une expression de tendre amitié, « si vous étiez l’un de ces cavaliers fanfarons de Whitehall, qui sont, dans leur genre, tout aussi égoïstes que notre ami Dalgetty, je n’aurais pas besoin de vous fatiguer par mes questions sur une amourette de ce genre ; ce serait plutôt une intrigue dont il faudrait rire. Mais nous sommes ici sur une terre d’enchantements, où les dames font avec leurs cheveux des filets aussi forts que l’acier ; et vous êtes homme à vous y laisser prendre. Cette jeune fille est belle, et ses talents sont faits pour captiver votre imagination romanesque, je l’avoue ; mais… vous êtes incapable de songer à lui faire une injure, et… vous ne pouvez songer à devenir son époux. — Milord, répondit Menteith, vous m’avez déjà fait plusieurs fois cette plaisanterie, car c’est ainsi, j’imagine, que je dois regarder ce que vous venez de me dire, bien que vous sortiez un peu des bornes ordinaires. Annette Lyle est d’une naissance inconnue ; elle est captive ; elle est probablement la fille de quelque proscrit obscur ; elle doit tout à l’hospitalité des Mac-Aulay. — Ne vous fâchez pas, Menteith, reprit Montrose en l’interrompant ; « vous aimez les classiques, quoique vous n’ayez pas été élevé au collège Mareschal, et vous devez vous souvenir que la beauté captive a toujours soumis bien des cœurs :


Movit Ajacem Telamone natum,
Forma captivæ, dominum, Tecmessæ[118].

En un mot, tout ceci m’inquiète, je vous le dis sérieusement.

Peut-être, ajouta-t-il d’un ton plus grave, ne prendrais-je pas le soin de vous troubler de mes réflexions à ce sujet, si vous et Annette étiez seuls intéressés dans cet amour ; mais vous avez dans Mac-Aulay un dangereux rival ; j’ignore jusqu’où peut le porter son ressentiment ; et il est de mon devoir de vous dire que les dissensions qui pourraient s’élever entre vous ne manqueraient pas d’être préjudiciables aux intérêts du roi. — Je suis persuadé, milord, que cette observation vous est dictée par la bonté de votre cœur et par votre amitié pour moi ; mais j’espère que vous serez pleinement satisfait quand je vous donnerai l’assurance que nous avons eu une explication, Allan et moi, à ce sujet, et que je l’ai convaincu que rien n’est plus éloigné de mon caractère de concevoir des vues injurieuses sur une jeune fille sans protection, et que, d’un autre côté, l’obscurité de sa naissance m’empêche de songer à l’épouser. Je ne cacherai pas à Votre Excellence ce que je n’ai pas déguisé à Mac-Aulay : c’est que si Annette Lyle était d’une origine noble, je lui aurais offert de partager mon nom et mon rang ; mais dans un pareil état de choses, cela est impossible. Cette explication vous satisfera, je l’espère, milord, puisqu’une personne beaucoup moins raisonnable que vous s’en est contentée. — Et comme deux véritables rivaux de roman, dit Montrose en haussant les épaules, vous êtes convenus de vous dévouer tous deux au culte de la même maîtresse, d’adorer la même idole, et de ne pas étendre plus loin vos prétentions réciproques ? — Je n’ai pas été aussi loin, milord, répondit Menteith ; j’ai seulement dit que, dans les circonstances actuelles (et il n’y a aucune apparence qu’elles puissent changer), je ne pouvais, par égard pour ma famille et pour moi-même, entretenir d’autres relations avec Annette Lyle que celles d’un ami et d’un frère. Mais veuillez m’excuser, milord, » dit-il en montrant son bras enveloppé de son mouchoir, « j’ai une légère blessure à faire panser. — Une blessure ! s’écria Mortrose avec inquiétude ; montrez-la-moi. Hélas ! continua-t-il, je n’en aurais point entendu parler, si je n’avais pas voulu sonder une autre plus secrète et plus dangereuse ! Menteith, je vous plains ;… mais aussi j’ai connu… Mais à quoi sert de réveiller des douleurs assoupies depuis long-temps ? »

En finissant ces mots, il serra la main de son noble parent et se dirigea vers le château.

Annette Lyle, comme c’était assez l’usage parmi les femmes des Highlands, possédait quelques connaissances en médecine et même en chirurgie. On croira sans peine que ces deux professions, considérées séparément, étaient inconnues dans ces contrées ; et le peu de règles que l’on observait était confié aux femmes et aux vieillards qui, grâce aux guerres fréquentes de cette époque, n’avaient que trop d’occasions d’acquérir de l’expérience.

Les soins et les connaissances d’Annette Lyle, la prudence avec laquelle elle les appliquait, avaient rendu ses services très-utiles pendant cette campagne extraordinaire. Amis ou ennemis avaient reçu ses secours ; elle les avait portés partout où ils avaient été nécessaires. Elle était alors dans un appartement du château, surveillant avec attention la préparation de plusieurs herbes vulnéraires, donnant ses instructions à plusieurs des femmes qui s’étaient mises sous sa direction, écoutant les remarques que lui faisaient les autres, lorsque Allan Mac-Aulay se présenta subitement devant elle. Elle tressaillit de surprise, car elle avait entendu dire qu’il avait quitté le camp pour remplir une mission lointaine ; et quelque habituée qu’elle fût à son air sombre, elle crut remarquer en lui quelque chose de plus sinistre encore qu’à l’ordinaire. Il s’arrêta devant elle, et comme il continuait à le regarder dans un morne silence, elle crut devoir lui parler en ces termes :

« Je pensais, » lui dit-elle en faisant quelque effort sur elle-même, que vous étiez déjà parti. — Mon compagnon m’attend, répondit Allan, et je pars à l’instant. »

Cependant il continuait à rester devant elle, et lui prenant son bras, il le pressa non pas de manière à lui faire mal, mais assez fortement pour lui faire sentir sa force, à peu près comme si elle eût été prise dans une paire de menottes.

« Prendrais-je ma harpe ? » demanda-t-elle d’une voix timide ; « l’ombre noire descend-elle sur vous ? »

Au lieu de lui répondre, il la conduisit vers une des fenêtres de l’appartement d’où l’on découvrait le champ de bataille et toutes ses horreurs. On voyait çà et là des morts, des mourants, et d’avides soldats occupés à dépouiller ces victimes de la guerre et de l’ambition féodale, avec autant d’indifférence que s’ils n’eussent pas été leurs semblables, et qu’eux-mêmes n’eussent pas été exposés à subir le lendemain le même sort.

« Cette vue vous plaît-elle ? demanda Mac-Aulay. — Elle est hideuse ! répondit Annette en se couvrant les yeux de ses mains ; « comment pouvez-vous me faire regarder un tel spectacle ! — Vous devriez y être habituée, reprit-il ; car si vous restez dans ce camp, bientôt vous aurez à chercher sur un pareil champ de bataille le corps de mon frère, celui de Menteith, et le mien… Mais cette dernière tâche vous sera la moins douloureuse… vous ne m’aimez pas ! — Voilà la première fois que vous m’accusez de cette froideur et de cette indifférence, reprit Annette en pleurant ; vous êtes mon frère, mon sauveur, mon protecteur, puis-je donc ne pas vous aimer ! Mais l’heure de vos sombres pensées approche. permettez-moi d’aller chercher ma harpe. — Restez ! » reprit-il en continuant à la retenir par le bras ; « que mes visions me soient inspirées par le ciel ou par l’enfer, qu’elles proviennent de la sphère intermédiaire des esprits sans corps, ou qu’elles ne soient, comme les Saxons le prétendent, que les illusions d’une imagination exaltée, je défie maintenant leur influence ; je parle actuellement le langage du monde naturel, du monde visible. Vous ne m’aimez pas, Annette, vous aimez Menteith, vous êtes aimée de lui, et Allan vous est aussi indifférent que l’un des cadavres qui sont étendus sous vos yeux. »

On ne peut se dissimuler qu’un discours si étrange parut nouveau à celle à qui il était adressé ; il n’existe aucune femme qui, dans des circonstances semblables, n’eût reconnu depuis longtemps l’amour auquel l’âme de son amant était en proie ; mais, quelque léger que fût le voile qui couvrait encore ce mystère, Allan, en le déchirant aussi brusquement, lui fit entrevoir les conséquences terribles qui pouvaient en résulter d’après l’exaltation de son caractère. Elle fit donc un effort pour repousser une pareille accusation.

« Vous oubliez, lui dit-elle, que vous dérogez à votre propre dignité en insultant ainsi un être sans appui, une fille infortunée que le destin a mise entièrement en votre pouvoir. Vous savez qui je suis, et que tout s’oppose à ce que vous ou Menteith nourrissiez pour moi d’autre affection que celle de l’amitié. Vous savez enfin de quelle race malheureuse j’ai probablement reçu l’existence. — Je n’en crois rien, dit Allan avec impétuosité ; jamais une goutte de cristal n’est sortie d’une source impure. — Cependant le doute seul, reprit Annette, devrait suffire pour vous empêcher de me parler le langage de l’amour. — Je sais, dit Mac-Aulay, qu’il élève une barrière entre nous ; mais je sais que cet obstacle n’a pas été aussi insurmontable entre Menteith et vous. Croyez-moi, ma chère Annette, quittez ce théâtre de terreur et de danger ; suivez-moi dans le Kintail ; je vous placerai sous la protection de la noble lady Seaforth, ou bien je vous conduirai en sûreté à Icolmkill, où les femmes se dévouent au culte de Dieu, selon l’usage de nos ancêtres. — Vous ne songez pas sans doute à ce que vous me proposez, répondit Annette ; entreprendre un pareil voyage sous votre seul protection serait prouver que je suis beaucoup moins jalouse de ma réputation qu’une jeune fille ne doit l’être. Je resterai ici, Allan, sous la sauvegarde du noble Montrose ; et quand son armée s’approchera des basses terres, je saurai trouver quelque moyen convenable de vous débarrasser d’un être qui, je ne sais pourquoi, est devenu pour vous un objet désagréable. »

Allan restait immobile comme s’il balançait entre le désir de lui laisser voir combien son âme sympathisait avec ses chagrins, et celui de se livrer à la colère que lui inspirait sa résistance.

« Annette, lui dit-il enfin, vous savez combien peu vos paroles sont en harmonie avec les sentiments que je professe pour vous ; mais vous usez ici de votre pouvoir sur moi, et vous vous réjouissez de mon départ, parce qu’il éloigne de vous un être qui, par sa surveillance continuelle, gênait vos relations avec Menteith. Mais prenez bien garde tous deux ! » ajouta-t-il d’un air sombre et farouche, « et souvenez-vous que jamais on n’a fait une injure à Allan Mac-Aulay sans qu’il en ait tiré dix fois vengeance ! »

À ces mots, il lui serra le bras avec violence, enfonça sa toque sur son front, et sortit de l’appartement.





CHAPITRE XXI.

la reconnaissance.


Après votre départ, j’ai interrogé mon cœur, j’ai cherché ce qui l’agitait ainsi. Hélas ! j’y ai trouvé l’amour, mais un amour innocent ; car, n’eussé-je dû vivre qu’auprès de vous, il aurait été le but constant de mes pensées.
Philaster.


Annette Lyle avait alors à contempler le gouffre épouvantable que l’amour et la jalousie d’Allan venaient d’entr’ouvrir sous ses pas. Il lui semblait qu’elle chancelait sur le bord d’un abîme où elle devait s’engloutir, et qu’elle avait perdu tout refuge, tout secours humain. Elle sentait depuis long-temps que Menteith lui était plus cher qu’un frère : et pouvait il en être autrement ? C’était Menteith qui l’avait sauvée au moment où Allan avait le bras levé pour lui donner la mort ; il s’était établi entre elle et lui une intimité qui nécessairement lui avait fait connaître tout le mérite du jeune comte, dont les attentions et les assiduités pouvaient d’autant moins lui échapper, que par la supériorité de son esprit, par sa grâce, par son amabilité, il était bien supérieur aux guerriers à demi sauvages parmi lesquels elle vivait. Mais son attachement, quelque tendre qu’il fût, était de cette nature calme, timide, méditative, qui porte à rechercher le bonheur de l’objet aimé plutôt qu’à concevoir des espérances ardentes et présomptueuses ; cette affection était telle, enfin, que la seule certitude de la félicité de Menteith eût suffi à son propre bonheur. Il existe une chanson gaélique dans laquelle elle aimait à exprimer ses sentiments, et qui a été traduite par le spirituel et infortuné Alexandre Mac-Donald. Elle est ainsi conçue.


le tendre aveu.


Dans un humble vallon, où se cache la vie,
Oh ! que n’es-tu né comme moi !
Qu’avec plaisir j’eusse avec toi
Partagé ce destin à l’abri de l’envie !
Avec toi, mon ami, partout j’eusse volé
Sur la terre et même sur l’onde,
Où le vent, de son souffle ailé,
Eût poussé ma nef vagabonde ;
Mais des dieux un injuste arrêt
Me sépare, hélas ! de toi-même.
Sois heureux ! et mon cœur avec moins de regret
Priera pour l’objet seul que j’aime.

À souffrir bien des maux ce cœur est destiné,
Lorsque la riante espérance
L’aura bientôt abandonné ;
Mais rien ne trahira sa profonde souffrance.
On ne me verra point, triste et dans le silence,
Cédant à de vagues souhaits,
De pleurs humecter ma paupière…
De peur que ma douleur amère
Ne trouble d’un ami le bonheur et la paix.


La déclaration violente et impétueuse d’Allan venait de détruire le projet romanesque qu’elle avait formé de nourrir en secret sa tendresse rêveuse, sans chercher à obtenir le moindre retour. Depuis long-temps, déjà elle redoutait Allan, autant que pouvaient le lui permettre la reconnaissance et la conviction où elle était qu’il cherchait à adoucir pour elle son caractère fougueux et indomptable ; mais alors elle ne pensait à lui qu’avec un sentiment de terreur dont elle ne pouvait se défendre, et que la connaissance de son caractère vindicatif et de l’histoire de sa vie ne justifiait que trop. Quelle que fût la noblesse de son âme, jamais Allan n’avait su maîtriser la fougue de ses passions. Dans la maison et le pays de ses ancêtres, on le regardait comme un lion apprivoisé que personne n’osait contrarier, de peur de réveiller sa férocité naturelle. C’est pourquoi plusieurs années s’étaient écoulées sans qu’il eût éprouvé une seule contradiction, une seule représentation ; et on avait toujours eu pour lui tant de déférence, que s’il n’était pas devenu le fléau et la terreur de tous les environs, c’était grâce à cette prudence et au bon sens qui, à l’exception de son mysticisme, formait la base de son caractère. L’arrivée subite de sir Dugald Dalgetty ne permit pas à Annette de se livrer plus long-temps à ses craintes, et interrompit le cours de ses réflexions.

On peut croire que le théâtre sur lequel le major avait passé la plus grande partie de sa vie ne l’avait pas rendu très-propre à briller dans la société des femmes ; et, par une sorte de sentiment intime, il s’avouait aisément que le langage de caserne et de corps-de-garde n’était pas fait pour leur convenir. La seule partie de sa vie consacrée à la paix s’était écoulée au collège d’Aberdeen ; et il avait oublié tout ce qu’il y avait appris, si ce n’est le talent de raccommoder ses bas, et celui d’expédier ses repas avec une célérité peu ordinaire ; talents que la nécessité et l’occasion fréquente de les mettre en pratique l’avaient aidé à entretenir dans toute leur supériorité. Cependant, c’était encore dans les souvenirs imparfaits de ce qu’il avait appris pendant cette époque de calme, qu’il puisait des sujets de conversation lorsqu’il se trouvait en société avec des dames, et son langage, en cessant d’être soldatesque, devenait celui d’un pédant.

« Miss Annette Lyle, lui dit-il en entrant, je ressemble en ce moment à la lance ou à l’esponton d’Achille[119], dont un bout pouvait blesser et l’autre guérir, qualités que ne possèdent, au surplus, ni la lance espagnole, ni la pertuisane, ni la hallebarde, ni la hache de Lochaber, ni aucune autre arme des temps modernes. »

Il répéta deux fois cette phrase introductive mais comme Annette, qui paraissait à peine l’avoir entendue la première fois, parut ne l’avoir pas comprise la seconde, il fut obligé de la lui expliquer.

« Je veux dire, miss Annette Lyle, qu’ayant été la cause qu’un honorable chevalier a reçu une blessure dangereuse, attendu que pendant le combat, et contre la loi des armes, il a tiré un coup de pistolet sur mon cheval, qui portait le nom de l’immortel roi de Suède, je désire que vous m’aidiez à lui procurer quelque soulagement, vous qui êtes, comme le dieu païen Esculape (peut-être voulait-il dire Apollon), habile non seulement dans le chant et la musique, mais encore dans l’art plus noble de la chirurgie : Opiferque per orbem dicor. — Ayez la bonté de vous expliquer plus clairement, » dit Annette, dont le cœur était alors trop malade pour se divertir de la galanterie pédantesque de sir Dugald.

« Cela ne sera peut-être pas aussi facile que vous le pensez, répondit le chevalier, car j’ai perdu l’habitude des constructions grammaticales ; pourtant nous essaierons : Dicor (sous-entendu ego), je suis appelé ; opifer… Opifer ?… Je me souviens de signifer et de furcifer ; mais opifer… Ah ! je crois qu’opifer signifie, dans cet endroit, docteur en médecine[120]. — Ce jour en est un de grande occupation pour tout le monde, reprit Annette ; veuillez donc me dire brièvement ce que vous désirez de moi. — Que vous veniez voir mon frère en chevalerie, et que vous ordonniez à l’une de vos femmes de porter quelques médicaments pour mettre sur ses blessures, qui menacent d’être ce que les savants appellent dammum fatale[121]. »

Annette Lyle n’hésitait jamais quand il s’agissait de secourir ses semblables. Elle s’informa en peu de mots de la nature de la blessure, et cédant au plus vif intérêt lorsqu’elle apprit que ses soins étaient nécessaires au respectable vieillard qu’elle avait vu à Darnlinvarach, et dont la dignité l’avait vivement frappée, elle oublia pour un moment sa propre douleur.

Sir Dugald introduisit Annette Lyle dans l’appartement du malade avec les plus grandes cérémonies, et, à sa grande surprise, elle y trouva lord Menteith. Elle ne put s’empêcher de rougir beaucoup en l’apercevant ; mais, pour cacher son trouble, elle se hâta d’examiner la blessure du chevalier d’Ardenvohr, et reconnut immédiatement qu’il était hors de son pouvoir de le guérir. Pendant ce temps-là, Dalgetty retourna vers une espèce de hangar, sous lequel, parmi les blessés qui y avaient été portés, se trouvait Ranald.

« Mon vieil ami, je vous le répète, j’aurais voulu faire quelque chose pour vous obliger, attendu que vous avez reçu cette blessure pendant que vous étiez sous ma sauvegarde. J’ai donc, en conséquence de votre instante prière, été chercher miss Annette Lyle, pour la conduire près du chevalier d’Ardenvohr, dont la blessure réclame ses soins, quoique je ne puisse comprendre en quoi cela peut vous intéresser si fort. Je crois vous avoir entendu parler autrefois de quelque relation de parenté entre eux ; mais un soldat comme moi a autre chose à penser qu’à des généalogies de montagnards. »

Et en vérité, pour rendre au digne major la justice qui lui est due, il faut dire que jamais il ne s’inquiétait, ne s’informait, ni ne se souvenait des affaires des autres, à moins qu’elles n’eussent quelque rapport à l’art militaire ou qu’elles ne fussent liées de quelque manière avec son intérêt personnel ; et dans l’un ou l’autre de ces deux cas, sa mémoire était très fidèle.

« Maintenant, mon bon ami du Brouillard, dit-il, pouvez-vous me dire ce qu’est devenu votre jeune fils qui promettait tant ? je ne l’ai pas revu depuis qu’il m’a aidé à me désarmer après la bataille : une telle négligence mériterait l’estrapade. — Il n’est pas loin d’ici, répondit le blessé ; mais gardez-vous de lever le bras sur lui ; car il est homme à payer une aune de courroie par douze pouces d’acier bien trempé et bien affilé. — Voilà une bravade fort inconvenante, reprit sir Dugald ; mais, comme je vous ai quelque obligation, Ranald, je la laisserai passer inaperçue. — Eh bien, si vous croyez me devoir quelque chose, poursuivit le proscrit, vous pouvez vous acquitter envers moi, en m’accordant une faveur que j’ai à vous demander. — Ami Ranald, répondit le major, j’ai lu quelque part des histoires de ces promesses faites trop à la légère, et qui ont coûté cher aux imprudents chevaliers qui les avaient faites. Il est beaucoup plus sage, Ranald, de ne pas faire de promesses avant de savoir préalablement de quoi il s’agit, afin de ne s’engager à rien qui puisse nous devenir préjudiciable. C’est ainsi que j’en agirai avec vous. Peut-être désirez-vous que j’invite notre chirurgien femelle à venir visiter votre blessure ; mais considérez que le peu de propreté de l’appartement où l’on vous a déposé est capable de souiller la fraîcheur de ses vêtements, et vous devez avoir observé que les femmes sont extraordinairement soigneuses de leur toilette. Je perdis jadis les bonnes grâces de la femme du grand-pensionnaire d’Amsterdam pour avoir touché de la semelle de ma botte la queue de sa robe de velours noir ; et cela, parce que cette queue étant à une énorme distance de sa personne, j’eus le malheur de la prendre pour un tapis de pied. — Il ne s’agit point d’amener ici Annette Lyle, reprit Mac-Eagh, mais de me transporter dans l’appartement où elle est occupée à soigner le chevalier d’Arvenvohr ; j’ai à leur communiquer à tous deux quelque chose de la dernière importance. — Il est tout à fait hors des convenances, reprit Dalgetty, de mettre un proscrit blessé en présence d’un chevalier, la chevalerie ayant été dès long-temps, et étant encore à quelques égards, le plus haut grade militaire, grade qui le met au niveau de presque tous les autres officiers. Cependant votre demande se bornant à cela, je vous l’octroie volontiers. » Et il donna ordre à trois soldats de transporter Mac-Eagh sur leurs épaules jusque dans l’appartement de sir Duncan Campbell, ayant soin de prendre les devants pour annoncer le motif de cette visite si inattendue. Mais les soldats avaient exécuté ses ordres avec une telle promptitude, qu’ils marchèrent pour ainsi dire sur ses pas, et qu’à peine fut-il entré ils déposèrent à terre le moribond. Les traits de Ranald, naturellement farouches, étaient alors décomposés par les souffrances qu’il éprouvait ; ses mains et ses vêtements étaient tachés de son propre sang et de celui des autres, car personne n’avait songé à en effacer les traces, quoique l’on eût appliqué un bandage sur la blessure.

« Est ce vous, » dit-il en soulevant péniblement sa tête et en se tournant vers l’endroit où était étendu son ancien ennemi ; « est-ce vous que l’on appelle le chevalier d’Ardenvohr ? — Moi-même, répondit sir Duncan ; que voulez-vous d’un homme dont les heures sont comptées ? — Les miennes sont réduites à des minutes, reprit le proscrit ; il faut donc me savoir gré si je les dévoue au service de celui dont la main a toujours été levée sur moi, et sur lequel la mienne s’est appesantie à son tour d’une manière encore plus terrible. — Ta main s’est appesantie sur moi, misérable vermisseau ! » s’écria le chevalier en lui jetant un regard de mépris.

« Oui, mon bras s’est montré plus lourd que le tien ; les blessures que je t’ai faites ont été profondes, quoique celles que j’ai reçues de loi n’aient pas été légères. Je suis Ranald Mac-Eagh, je suis Ranald du Brouillard ; rappelle-toi la nuit où je livrai ton château à la fureur des flammes, où tes enfants tombèrent sous le poignard de mes compagnons. Mais rappelle-toi les maux que tu avais faits à ma tribu ; jamais personne, à l’exception d’un seul homme, ne pouvait la persécuter ainsi : cet homme, le Destin l’a mis, dit-on, à l’abri de ma vengeance ; mais l’avenir fera voir si elle peut m’échapper. — Milord Menteith, » s’écria sir Duncan en se soulevant sur son lit, » cet homme est un traître ; il est à la fois l’ennemi du roi, du parlement, de Dieu et des hommes ; c’est un Enfant du Brouillard, un scélérat, un proscrit ; il est l’ennemi de votre maison, de celle de Mac-Aulay, et de la mienne. J’espère que vous ne souffrirez pas que ces moments, qui sont peut-être les derniers qui me restent, soient empoisonnés par son triomphe barbare. — Il sera traité comme il le mérite, dit Menteith ; qu’on l’éloigné à l’instant. »

Sir Dugald crut devoir s’interposer alors dans cette affaire, en parlant des services que Ranald avait rendus a l’armée comme guide ; et il termina cette apologie en répétant, comme à l’ordinaire, que cet homme ayant été placé sous sa sauvegarde, il devait répondre de lui. Cependant la voix rauque et sonore de l’Enfant du Brouillard couvrait celle du major :

« Non, non ! s’écriait-il, laissez-les préparer la torture et le gibet, laissez-les livrer mon corps aux faucons et aux aigles de Ben-Nevis. Par ce moyen, cet orgueilleux chevalier et ce fier comte ne connaîtront jamais le secret que seul je puis leur apprendre, secret qui ferait tressaillir de joie le cœur d’Ardenvohr, fût-il à l’agonie ; secret que le comte de Menteith achèterait au prix de toutes ses possessions. Approche, Annette Lyle, » dit-il en se soulevant avec une force à laquelle on ne s’attendait pas ; « approche, Annette, ne crains pas la vue de celui qui a pris soin de ton enfance ; viens dire à ces hommes vains et superbes, qui te méprisent parce qu’ils te croient issue de mon ancienne race, que ton sang n’est pas le nôtre, que tu n’es pas une Fille du Brouillard, mais que tu es née dans la demeure des grands, et que tu as dormi dans un berceau aussi doux qu’aucun de ceux que l’orgueil inventa dans ses palais dorés. — Au nom de Dieu ! dit Menteith tremblant d’émotion, « si vous savez quelque chose sur la naissance de cette jeune fille, révélez-le, et avant de quitter ce monde, déchargez au moins votre conscience du poids de ce secret. — Et que ne me dites-vous aussi de bénir mes ennemis à mon dernier soupir ! » reprit Mac-Eagh en fixant sur lui un regard plein de malignité. » Telles sont les maximes que vous prêchent vos prêtres ; mais quand et envers qui les mettez-vous en pratique ? Avant de découvrir mon secret, il faut que je sache de quel prix on le paiera. Que donneriez-vous, chevalier d’Ardenvohr, pour apprendre que tous vos jeunes ont été superflus, et qu’il existe encore un rejeton de votre famille ? J’attends votre réponse : sans cela, je ne dis plus un mot. — Je pourrais… » dit sir Duncan agité par le doute, l’inquiétude et la haine, « je pourrais… Mais non, je connais ta race ; elle descend du Grand Ennemi, et ne se compose que de menteurs et d’assassins. Si pourtant ce que tu dis est vrai, je pourrais presque te pardonner les outrages et tous les maux que tu m’as faits. — Vous l’entendez ! s’écria Ranald ; c’est s’engager beaucoup pour un fils de Diarmid. Et vous, jeune comte, on dit dans le camp que vous donneriez votre sang et vos biens pour acquérir la certitude qu’Annette Lyle n’est pas l’enfant d’un proscrit, et qu’elle est issue d’une famille aussi noble que la vôtre. Eh bien, si je vous la donne, cette assurance, sachez que ce n’est pas par affection pour vous. Il fut un temps où j’aurais échangé ce secret contre la liberté ; mais il s’agit maintenant de ce qui m’est plus cher que la liberté et la vie. Annette Lyle, je le déclare ici, est le dernier enfant du chevalier d’Ardenvohr, le seul qui ait survécu, le seul qui ait été arraché aux flammes et à la mort qui ont dévoré toute sa famille. — Cet homme dit-il la vérité ? » s’écria Annette dans une sorte d’égarement, « ou bien ce que j’entends n’est-il qu’une illusion mensongère ? — Jeune fille, répondit Ranald, si tu avais vécu plus long-temps parmi nous, tu saurais mieux distinguer les accents de la vérité. Mais je donnerai à ce comte saxon ainsi qu’au chevalier d’Ardenvohr des preuves capables de convaincre l’incrédulité même. Maintenant retire-toi. J’ai aimé ton enfance : je ne hais pas ta jeunesse : quel est l’œil qui se détourne de la rose dans l’éclat de sa fraîcheur, bien qu’elle ait fleuri sur une épine ? Ce n’est que pour toi seule que j’éprouve quelque regret de ce qui ne peut manquer d’arriver bientôt… Mais celui qui veut se venger de son ennemi ne doit pas s’inquiéter si l’innocence sera ensevelie ou non sous les ruines. — Il a raison, Annette, dit lord Menteith ; au nom du ciel, retirez-vous. S’il a dit la vérité, sir Duncan et vous-même vous n’êtes pas préparés à un bonheur si inattendu. — Si j’ai retrouvé un père, dit Annette, je ne m’en séparerai pas ! non je ne m’en séparerai pas dans ce moment si doux et si douloureux tout ensemble. — Qui que vous soyez, jeune fille, répliqua sir Duncan, vous trouverez toujours un père en moi. — Alors, dit Menteith, je vais faire transporter Mac-Eagh dans l’appartement voisin de celui-ci, et je recueillerai moi-même ses déclarations et les preuves de ce qu’il affirme. Sir Dugald Dalgetty consentira-t-il à me prêter son assistance ? — Avec plaisir, milord, répondit le major ; je ferai tout ce qui pourra vous être agréable. Personne n’est plus en état que moi de vous seconder dans cette affaire, car j’ai entendu raconter toute cette histoire au château d’Inverary, il y a un mois. Mais des prises de châteaux comme celui d’Ardenvohr restent peu dans ma mémoire, occupée de sujets beaucoup plus importants. »

À cette déclaration si franche et si brusque que Dalgetty faisait en quittant l’appartement, lord Menteith lui lança un regard de colère et de mépris auquel le digne major, très-convaincu de son propre mérite, ne fit aucune attention.






CHAPITRE XXII.

mort de ranald.


Je suis aussi libre que la nature fit l’homme avant que l’on eût institué les lois avilissantes de la servitude, et que le noble et fier sauvage eût cessé d’être le maître de ses forêts vierges.
Dryden, La prise de Grenade.


Ainsi qu’il s’en était chargé, le comte de Menteith procéda sur-le-champ à l’interrogatoire de Ranald ; et, pour s’assurer de la fidélité des détails recueillis, il fit venir les deux montagnards qui avaient servi de guides sous les ordres de leur chef. Ces diverses déclarations furent soigneusement comparées avec toutes les circonstances relatives à la destruction du château et de la famille de sir Duncan, qui, on le croit aisément, n’avait rien oublié de ce qui avait le moindre rapport à un événement aussi terrible. Il était du plus grand intérêt de s’assurer que cette histoire n’était pas une invention du proscrit pour faire passer un des siens pour l’enfant et l’héritier d’Ardenvohr.

Menteith, si vivement intéressé à ajouter foi à ces aveux, n’était peut être pas la personne la plus propre à examiner cette affaire d’une manière impartiale ; mais les Enfants du Brouillard répondirent avec tant de simplicité et d’exactitude, leurs divers rapports coïncidèrent si bien les uns avec les autres, qu’on ne put plus mettre en doute leur véracité. Enfin, on se rappela un signe bien connu que la fille de sir Duncan portait sur l’épaule gauche, et Annette en avait un semblable. On se souvint aussi que lors de l’incendie du château on avait retrouvé les restes de trois enfants, mais qu’on n’avait pu découvrir ceux du quatrième. D’autres circonstances à l’appui de celles-ci, et qu’il est inutile de rapporter, donnèrent l’intime conviction non seulement à sir Duncan et à Menteith, mais encore à Montrose entièrement désintéressé dans cette affaire, qu’Annette Lyle, jusqu’alors dans une position si humble, si dépendante, et distinguée seulement par sa beauté et ses talents, devait à l’avenir être regardée comme l’héritière d’Ardenvohr.

Pendant que Menteith se hâtait de rendre compte du résultat de son enquête aux personnes qui y étaient le plus intéressées, Ranald demandait à voir son jeune fils.

« On le trouvera, dit-il, sous le hangar où l’on m’avait déposé d’abord. »

Effectivement, après l’avoir cherché inutilement pendant quelques instants, on trouva le jeune sauvage blotti dans un coin sous de la paille. Il fut conduit à son père.

« Kenneth, lui dit le proscrit, écoute les dernières paroles de ton père : un soldat saxon et Allan à la main sanglante ont quitté le camp il y a quelques heures pour se rendre dans le pays de Caberfae ; cours à leur suite comme le limier après le cerf blessé, traverse les lacs à la nage, gravis les montagnes, parcours les forêts, et ne t’arrête pas que tu ne les aies rejoints. »

À mesure que Ranald parlait, la physionomie du jeune garçon devenait plus sombre et plus farouche, et il porta sa main sur un poignard caché dans la ceinture de cuir qui retenait les lambeaux de son plaid.

« Non, répondit le vieillard ; ce n’est pas ta main qui doit le frapper. Il te demandera des nouvelles du camp. Tu lui diras qu’Annette Lyle vient d’être reconnue pour la fille de Duncan d’Ardenvohr ; que le comte de Meinteith doit l’épouser à la face des autels, et que tu es envoyé pour l’inviter à leurs noces. N’attends pas sa réponse, mais disparais avec la rapidité de l’éclair. Pars à l’instant, enfant chéri ! je ne pourrai plus contempler tes traits, je n’entendrai plus le bruit de ta course légère. Mais non, reste et écoute les derniers avis de ton vieux père : souviens-toi du destin de notre race et conserve religieusement les mœurs antiques des Enfants du Brouillard ; nous ne sommes plus aujourd’hui qu’une bande errante, chassée de toutes les vallées par l’épée des clans qui se sont emparés des possessions où leurs ancêtres coupaient le bois et tiraient l’eau pour les nôtres. Mais dans le fond des déserts, sur le sommet des montagnes et au milieu de leurs brouillards, Kenneth, conserve pure et intacte la liberté que je te lègue comme un droit de ta naissance. Ne l’échange ni contre de riches vêtements, ni contre un palais, ni contre une table richement servie, ni contre un lit de duvet. Sur le rocher ou dans la vallée, dans l’abondance ou dans la misère, sous les ombrages de l’été ou sous les glaces de l’hiver, Fils du Brouillard, reste libre comme tes pères ! Ne reconnais aucun maître, ne reçois la loi de personne, ne vends pas tes services ; ne bâtis point de hutte, ne fais de clôture à aucun pâturage, n’ensemence aucune terre : que les daims des montagnes soient seuls tes troupeaux ; s’ils viennent à te manquer, que les biens de nos oppresseurs deviennent ta proie : les Saxons et les Gaëls, qui sont eux-mêmes Saxons dans l’âme, estiment plus leurs bestiaux que l’honneur et la liberté ; mais nous devons nous en féliciter, ils ouvrent ainsi un champ plus vaste à notre vengeance. Souviens-toi de ceux qui ont fait du bien à notre race, et paie leurs services de tout ton sang si l’occasion s’en présente. Si un Mac-Ian s’avance vers toi, la tête du fils du roi à la main, donne-lui une retraite, quand même une armée et la vengeance royale seraient à sa poursuite, car nous avons vécu paisiblement avec eux dans Glencoe et Ardnamurchan pendant de longues années. Quant aux fils de Diarmid, à la race de Darnlinvarach, aux cavaliers de Menteith, que la malédiction d’un père tombe sur ta tête, Enfant du Brouillard, si tu en épargnes un seul, lorsque le moment de les immoler sera venu ! et ce temps approche : ils s’entr’égorgeront ; ils seront dispersés à leur tour, ils fuiront vers le séjour du Brouillard, et ils tomberont sous les coups de ses enfants. Encore une fois, pars ; secoue la poussière de tes pieds contre les habitations des hommes, qu’ils soient en paix ou en guerre. Adieu, mon fils chéri ! puisses-tu mourir comme tes aïeux, avant que les infirmités, les maladies, l’âge enfin, aient éteint ta vigueur et anéanti tes facultés ! Adieu ! pars ! pars ! mais souviens-toi de conserver ta liberté, d’être fidèle à la reconnaissance, et implacable dans la vengeance des injures faites à ta race ! »

Le jeune sauvage s’inclina, et baisa le front de son père mourant ; mais, habitué dès l’enfance à réprimer tout signe extérieur d’émotion, il se sépara de lui sans verser une larme, sans proférer même le mot d’adieu, et bientôt il fut hors de l’enceinte du camp

Sir Dugald Dalgetty, qui avait assisté à la dernière partie de cette scène imposante, fut peu édifié de la conduite de Mac-Eagh dans cette occasion. « Je ne crois pas, mon ami Ranald, lui dit-il, que, pour un homme prêt à quitter cette vie, vous soyez dans la bonne voie. Faire des sièges, livrer des assauts, passer une garnison au fil de l’épée, incendier des faubourgs, c’est le devoir d’un soldat, et de telles actions sont justifiées par la nécessité où il se trouve de gagner la paie qu’il reçoit ; mais ceux qui suivraient un pareil exemple sont considérés comme des bandits, comme des coupe-jarrets. Il est clair que la profession de soldat est hautement favorisée du ciel, puisqu’il peut commettre chaque jour des actions de violence sans perdre l’espérance du salut. Mais au service de quelque prince que ce soit, Ranald, un soldat mourant ne doit ni se vanter de telles actions, ni recommander aux siens d’en faire autant ; au contraire, il est de son devoir d’en témoigner de la honte et du repentir, et de répéter ou de se faire répéter quelque bonne prière, ce que j’engagerai le chapelain de Son Excellence à faire pour vous, si vous le trouvez agréable. Au surplus, cette affaire n’est nullement de mon ressort ; je ne vous en parle que pour le soulagement de votre conscience, et afin que vous quittiez ce monde plutôt en chrétien qu’en Turc, ce que vous me semblez être en bon chemin de faire. »

La seule réponse que fit le mourant (car Ranald pouvait être considéré comme tel) fut de demander qu’on le soulevât de manière à ce qu’il pût apercevoir la campagne. Un épais brouillard qui s’était depuis long-temps amassé sur le sommet des montagnes commençait à descendre dans les vallées ; et les cimes escarpées des monts, découvrant leurs formes noires et irrégulières, ressemblaient à des îles désertes s’élevant sur un océan de vapeurs. « Esprit du brouillard ! dit Mac-Eagh, toi que notre race regarde comme notre père et notre protecteur, reçois dans ton tabernacle de nuages, lorsque ce moment d’angoisses sera passé, celui que tu as si souvent protégé et caché pendant sa vie. À ces mots, il retomba dans les bras de ceux qui le soutenaient, et, tournant la tête du côté de la muraille, il garda le silence.

« Je crois, dit Dalgetty, que mon ami Ranald ne vaut guère mieux qu’un vrai païen ; » et il lui réitéra la proposition de lui envoyer le docteur Wiseheart, chapelain de Montrose. « C’est un homme très habile dans tous ses exercices, et qui vous lavera de tous vos péchés en moins de temps qu’il ne m’en faudrait pour fumer une pipe. — Saxon, répondit le mourant, ne me parle plus de ton prêtre : je meurs content. As-tu jamais rencontré un ennemi contre lequel toutes les armes étaient sans puissance ? contre lequel la balle ne pouvait rien, contre lequel la flèche s’émoussait ? dont la chair était aussi impénétrable à l’épée et au poignard que ton armure d’acier ? As-tu jamais rencontré un tel ennemi ? — Très souvent, lorsque je servais en Allemagne, répondit Dalgetty. Il y avait à Ingolstadt un drôle de ce genre ; il était tellement à l’épreuve du plomb et de l’acier, que les soldats ne parvinrent à le tuer qu’à coups de crosse de fusil. — Cet ennemi invulnérable, continua Ranald, a les mains teintes de mon sang le plus précieux ! Je lui lègue aujourd’hui un trésor de vengeance, la jalousie, le désespoir, la mort, et une vie plus misérable que la mort elle-même. Tel sera le partage d’Allan à la main sanglante quand il apprendra qu’Annette épouse Menteith ; et cette seule certitude me suffit pour me consoler d’avoir été frappé mortellement par lui. — Puisqu’il en est ainsi, répliqua le major, je n’ai plus rien à vous dire ; seulement j’aurai soin de laisser le moins de monde possible approcher de vous, car je vous avoue que la manière dont vous nous quittez n’est nullement exemplaire pour une armée chrétienne. » À ces mots, il sortit de l’appartement, et peu de temps après Ranald Mac-Eagh rendit le dernier soupir.

Cependant Menteith, laissant sir Duncan et sa fille se livrer librement aux émotions mutuelles d’un événement aussi heureux, était allé discuter avec Montrose les conséquences de cette découverte. « Je verrais dès ce moment tout l’intérêt que vous y attachez, mon cher Menteith, si je n’étais convaincu depuis longtemps que votre bonheur dépend de cette jeune dame. Vous l’aimez, et vous êtes payé de retour. Sous le rapport de la naissance il n’y a actuellement aucune objection à faire, et sous tous les autres, ses avantages personnels égalent ceux que vous possédez vous-même. Réfléchissez cependant un moment. Sir Duncan est un fanatique, ou du moins un presbytérien ; il a pris les armes contre son roi ; il n’est avec nous qu’en qualité de prisonnier, et nous ne sommes encore, je le crains bien, qu’au commencement d’une longue guerre civile. Croyez-vous, Menteith, en de telles circonstances, pouvoir lui demander la main de sa fille ? Croyez-vous qu’il vous l’accordera ? »

L’amour est un avocat aussi éloquent qu’ingénieux ; aussi inspira-t-il au jeune homme mille réponses à toutes ces objections. Il rappela à Montrose que le chevalier d’Ardenvohr n’était un fanatique ni en politique ni en religion. Il fit valoir son zèle reconnu pour la cause royale, et fit entendre que cette cause ne pouvait que gagner à son union avec l’héritière d’Ardenvohr. Il s’appesantit sur le triste état où la blessure de sir Duncan l’avait réduit, et sur le danger qu’il y avait à laisser cette jeune fille retourner dans le pays des Campbells, où si elle venait à perdre son père, elle serait nécessairement placée sous la tutelle d’Argyle ; événement qui ne pouvait manquer de détruire toutes les espérances de Menteith, à moins qu’il ne consentît à acheter la faveur du marquis en abandonnant le parti du roi.

Montrose sentit la force de ces arguments, et avoua que, bien que la chose présentât de grands obstacles, elle lui semblait compatible avec les intérêts du roi, et qu’il était même bon que ce mariage fût conclu le plus promptement possible.

« Je voudrais, dit-il, que tout cela fût conclu, et que cette belle Briséis fût éloignée du camp avant le retour de notre Achille, Allan Mac-Aulay. Je crains de ce côté quelque événement funeste, Menteith, et je crois qu’il vaudrait peut-être mieux que l’on renvoyât sir Duncan sur parole ; je vous chargerais de l’escorter, lui et sa fille, jusqu’à son château. Le voyage peut se faire par eau ; sa blessure ne souffrira pas du voyage ; et la vôtre, mon ami, sera une excuse honorable pour votre absence du camp. — Jamais ! dit Menteith ; dussé-je perdre toutes les espérances qui luisent à mes yeux, jamais je ne quitterai le camp de Votre Excellence, tant que l’étendard royal y sera déployé : je mériterais que la gangrène se mît à cette légère égratignure et me dévorât le bras, si j’étais capable d’en faire un prétexte pour m’absenter dans un pareil moment. — Votre détermination est-elle bien arrêtée ? — Elle est aussi ferme que le Ben-Nevis. — Vous devez donc, sans perdre de temps, vous expliquer avec le chevalier d’Ardenvohr. Si sa réponse vous est favorable, je parlerai moi-même à l’aîné des Mac-Aulay, et nous imaginerons un moyen d’éloigner son frère de l’armée, jusqu’à ce qu’il ait pris son parti. Plût au ciel que quelque vision assez belle descendît sur son esprit pour en effacer le souvenir d’Annette ! Sans doute vous ne croyez pas cela possible, Menteith. Mais reprenons chacun notre service ; vous celui de Cupidon, et moi celui de Mars. »

Ils se séparèrent, et, conformément au plan concerté entre eux, Menteith, le lendemain matin, dans un entretien particulier qu’il eut avec le chevalier d’Ardenvohr, lui demanda la main de sa fille. Sir Duncan était informé de leur attachement mutuel, mais il n’était pas préparé à une déclaration si prompte de la part de Menteith. Il répondit d’abord qu’il s’était peut-être trop abandonné à la joie que lui causait son bonheur dans un moment où son clan venait d’éprouver une défaite si complète et si humiliante, et qu’il sentait une sorte de répugnance à songer, au milieu de tant de calamités, à l’agrandissement de sa famille. Menteith insista avec toute l’ardeur de la jeunesse et de l’amour, et sir Duncan lui demanda quelques heures de réflexion, désirant d’ailleurs consulter sa fille sur une question aussi importante.

Le résultat de cette conversation et des délibérations fut tout à fait favorable à Menteith. Sir Duncan se convainquit que le bonheur de sa fille dépendait entièrement de cette union, et lui-même reconnut que si on ne la formait pas à l’instant même, Argyle ne manquerait pas d’y mettre des obstacles. Le caractère de Menteith était si noble et si beau ; son rang, sa fortune, sa famille, la considération dont elle jouissait, tout enfin était si convenable, que sir Duncan oublia presque la différence de leurs opinions politiques. D’ailleurs, quand bien même il aurait considéré ce mariage sous un point de vue moins avantageux, il n’aurait pu se résoudre à contrarier les désirs de sa fille, le seul enfant qui lui restât, et sur qui se reportaient toutes ses espérances. Outre toutes ces considérations, un sentiment d’orgueil influa aussi sur cette détermination : produire dans le monde l’héritière d’Ardenvohr comme une jeune fille élevée comme par charité dans la famille de Darnlinvarach, était une idée humiliante pour lui ; tandis que la présenter comme l’épouse du comte de Menteith et comme ayant fixé son attachement, malgré son obscurité, était prouver au monde que dans tous les temps elle avait été digne du rang auquel elle se trouvait élevée.

Toutes ces considérations déterminèrent donc sir Duncan Campbell à consentir que les deux amants fussent mariés dans la chapelle du château, et sans différer, par le chapelain de Montrose. Mais il fut convenu que lorsque Montrose partirait d’Inverlochy, ce qui devait avoir lieu dans peu de jours, la jeune comtesse suivrait son père au château d’Ardenvohr, où elle resterait jusqu’à ce que les événements politiques permissent à Menteith de se retirer du service sans manquer à l’honneur. La résolution de sir Duncan une fois prise, il refusa d’écouter les scrupules de sa fille, qui demandait que l’on différât quelque temps encore, et il fut convenu que le mariage aurait lieu dans la soirée suivante, c’est-à-dire le second jour après la bataille.





CHAPITRE XXIII.

dénouement.


Il m’enlève ma maîtresse, ma maîtresse aux yeux bleus, celle qui était le prix de maintes batailles.
Iliade.


Il était indispensable, pour beaucoup de raisons, que Angus Mac-Aulay, qui avait si long-temps servi de protecteur à Annette Lyle, fût informé du changement qui s’était opéré dans la fortune de sa protégée ; et Montrose, ainsi qu’il s’y était engagé, lui donna connaissance de ces événements remarquables. Il apprit toutes ces nouvelles avec l’insouciance et l’humeur joyeuse naturelles à son caractère, et il montra plus de satisfaction que de surprise en apprenant la bonne fortune d’Annette. Il ne mettait nullement en doute, assurait-il, qu’elle ne la méritât ; et comme elle avait toujours été élevée dans des principes de loyauté, il espérait qu’elle ferait passer les biens de son vieux fanatique de père entre les mains de quelque fidèle ami du roi. « Je n’empêcherais même pas mon frère Allan de se mettre sur les rangs, ajouta-t-il, quoique sir Duncan Campbell soit le seul homme qui ait jamais osé accuser la maison de Darnlinvarach d’avoir manqué aux lois de l’hospitalité. Annette Lyle a seule le pouvoir d’adoucir l’humeur sombre d’Allan ; et qui sait si le mariage ne finirait pas par le ramener dans la société ? »

Montrose se hâta d’interrompre la construction des châteaux qu’Angus élevait dans le pays des chimères, en l’informant que la jeune lady était déjà promise par son père et fiancée ; qu’elle était sur le point d’épouser le comte de Menteith, et qu’en raison de la reconnaissance due à Mac-Aulay, qui avait été si longtemps le protecteur de la jeune fille, il était chargé de le prier d’honorer de sa présence la cérémonie du mariage. À cette nouvelle, Mac-Aulay devint grave, et prit tout à coup l’attitude d’un homme envers qui l’on a manqué d’égards.

« Je pensais, dit-il, que les procédés affectueux dont j’ai usé envers la jeune lady pendant un si grand nombre d’années, exigeaient quelque chose de plus, dans cette circonstance, qu’un compliment d’étiquette, et je devais, sans présomption, m’attendre à être consulté. Je souhaite, ajouta-t-il, beaucoup de bonheur à mon parent Menteith, personne ne lui en souhaite plus que moi ; mais je dois dire qu’il a agi dans cette affaire avec un peu trop de précipitation. Les sentiments d’Allan pour Annette n’étaient ignorés de personne ; et je ne vois pas pourquoi les droits primitifs qu’il avait à sa reconnaissance ont été mis de côté, sans avoir été au moins l’objet d’une discussion préalable. »

Montrose, ne voyant que trop bien où il voulait en venir, engagea Mac-Aulay à écouter la raison, et à considérer lui-même s’il y avait quelque probabilité que le chevalier d’Ardenvohr se décidât à accorder la main de son unique héritière à Allan, dont les accès de sombre mélancolie, bien qu’il possédât d’ailleurs une foule de qualités excellentes, faisaient trembler tous ceux qui l’approchaient.

« Milord, dit Angus Mac-Aulay, mon frère Allan a, comme tous ses semblables, des défauts et des qualités : mais il est l’homme le plus brave et le meilleur soldat de votre armée ; or il méritait que Votre Excellence, que son proche parent, et que cette jeune personne qui doit tout à lui et à sa famille, eussent pour lui un peu plus d’égards, surtout dans une affaire où il s’agissait de son propre bonheur. »

Ce fut en vain que Montrose s’efforça de lui faire envisager la chose sous un point de vue différent ; Angus persista dans ce qu’il avait dit, car il était un de ces esprits opiniâtres qu’il est impossible de dissuader quand ils ont une fois adopté un préjugé. Montrose éleva alors le ton un peu plus haut, et lui recommanda de se garder de nourrir au fond de son cœur aucun sentiment préjudiciable aux intérêts de Sa Majesté. Il lui déclara qu’il désirait surtout qu’Allan ne fût point interrompu dans la mission qu’il remplissait en ce moment ; « mission, ajouta-t-il, aussi honorable pour lui, qu’elle peut être avantageuse à la cause royale. » Il espérait donc que son frère, dans ses communications avec lui, ne l’entretiendrait d’aucun autre objet, et n’éveillerait dans son esprit aucune pensée qui pût le détourner de la négociation importante dont il était chargé.

Angus répondit avec un peu d’aigreur qu’il n’était point un brandon de discorde, et qu’au contraire il était très-disposé à jouer le rôle de pacificateur ; qu’au surplus, son frère savait ce qu’il avait à faire lorsqu’il se croyait offensé, « Quant à la manière dont Allan serait informé de ce qui se passait, l’opinion générale, ajouta-t-il, est qu’il a d’autres sources d’informations que les voies ordinaires, et je ne serais pas surpris de le voir arriver beaucoup plus tôt qu’on ne s’y attend. »

La promesse qu’il n’interviendrait point dans cette affaire fut tout ce que Montrose put obtenir d’Angus, qui était cependant d’un caractère doux et conciliant toutes les fois que son orgueil, son intérêt ou ses préjugés n’étaient pas mis en jeu dans une affaire. Les choses en restèrent là pour le moment.

Un témoin beaucoup mieux disposé à figurer à la cérémonie du mariage, et surtout au festin, fut, comme on le doit bien penser, sir Dugald Dalgetty, que Montrose crut devoir inviter, attendu qu’il avait été admis à la confidence de toutes les circonstances précédentes. Cependant sir Dugald parut hésiter : il regardait les coudes de son justaucorps et les genoux de ses culottes de peau, et répondit avec une sorte de répugnance : « Avant d’accepter, il faut que je consulte le noble fiancé. » Montrose fut assez surpris de cet air singulier ; mais dédaignant d’en témoigner son mécontentement, il quitta sir Dugald.

Ce dernier se rendit à l’instant à l’appartement du fiancé qui, au milieu de sa garde-robe ordinairement assez peu complète dans un camp, cherchait les vêtements qui pouvaient le mieux convenir à la cérémonie. Sir Dugald étant entré, lui fit de l’air le plus grave un compliment de félicitation sur l’accomplissement de son bonheur, dont, à son grand regret, ajouta t-il en soupirant, il ne pourrait être témoin.

« Et pourquoi serions-nous privés de votre présence, major ? Montrose vous a invité, je crois ? — Certainement, milord, certainement ; mais, de bonne foi, je ne pourrais faire honneur à la cérémonie avec des habits déchirés, des reprises et des pièces. Un fantôme tel que moi, au milieu de convives en habits de fête, serait d’un mauvais présage pour la continuité de votre bonheur conjugal. Et à dire vrai, milord, une partie du blâme pourrait retomber sur vous, attendu que vous m’avez envoyé beaucoup trop tard sur le champ de bataille pour y chercher un justaucorps de buffle qui était devenu déjà la proie des Camerons : autant aurait-il valu m’envoyer retirer une livre de beurre frais de la gueule d’un dogue. Pour toute réponse, milord, ils tirèrent leurs poignards et leurs claymores, et me firent entendre une espèce de grognement et de baragouin qu’ils appellent leur langage, et auxquels il est impossible de rien comprendre. Je crois pour ma part que ces montagnards ne valent guère mieux que des païens ; et je vous avoue que j’ai même été très-scandalisé de la manière dont, il y a deux jours, mon ancien ami Ranald a jugé à propos de battre en retraite et de sonner sa dernière marche. »

Dans la situation d’esprit où était Menteith, il se trouvait disposé à tout voir sous un point de vue riant : la plainte du major l’amusa beaucoup. Lui montrant un ajustement de peau de buffle étendu sur le parquet, il le pria de l’accepter. « J’avais l’intention de le prendre pour habit de noces, comme le moins effrayant de tous mes accoutrements de guerre, lui dit-il, mais je suis heureux de vous l’offrir. »

Sir Dugald opposa la formule de résistance, en l’assurant que pour tout au monde il ne voudrait pas l’en priver ; et puis il lui vint à l’esprit qu’il serait beaucoup plus conforme aux règlements militaires que le comte se mariât revêtu de son armure. Il se souvenait d’avoir vu porter ce costume au prince Léon Wittlesbach, lorsqu’il épousa la plus jeune fille du vieux George Frédéric de Saxe, mariage qui avait été célébré sous les auspices du vaillant Gustave-Adolphe, le Lion du Nord. Le jeune comte se mit à rire, et lui promit de garder ce costume guerrier. Certain alors que le major assisterait à son mariage avec une physionomie joyeuse, il se revêtit lui-même d’une cuirasse légère, élégamment ornée, cachée par un manteau de velours et par une large écharpe de soie bleue qu’il portait sur l’épaule selon son rang et la mode du temps.

Tout étant prêt, il avait été convenu que, conformément aux coutumes du pays, les deux époux ne se reverraient qu’au pied de l’autel. L’heure fixée pour la cérémonie avait déjà sonné, et Menteith, arrivé le premier, attendait avec impatience, dans une pièce attenante à la chapelle, Montrose qui devait lui servir de père, une affaire subite ayant réclamé sa présence à l’armée, lorsque la porte de l’appartement s’ouvrit.

« Vous arrivez bien tard à la parade, s’écria-t-il en plaisantant, — Beaucoup trop tôt peut-être, répondit Allan en se présentant devant lui. Menteith, défendez-vous comme un homme, ou mourez comme un chien ! — Vous êtes fou, Allan », répondit Menteith étonné de son apparition subite, et de la fureur inexprimable empreinte sur tous ses traits ; ses joues étaient livides, ses yeux sortaient de leurs orbites, ses lèvres étaient couvertes d’écume, et ses gestes étaient ceux d’un démoniaque.

« Tu mens, traître ! répondit Allan d’un ton furieux ; tu mens en cela comme dans tout ce que tu m’as dit ; ta vie n’est qu’un mensonge. — Si je ne vous avais pas exprimé ma pensée en vous traitant de fou, répondit Menteith avec indignation, votre vie ne serait pas de longue durée ; mais en quoi m’accusez-vous de vous avoir trompé ? — Vous m’avez dit que vous n’épouseriez jamais Annette Lyle ! c’était une fausseté ! une trahison ! elle vous attend à l’autel ! — C’est vous-même qui mentez, répondit Menteith ; je vous ai dit que l’obscurité de sa naissance était la seule barrière entre elle et moi : cet obstacle a été levé, pourquoi renoncerais-je à mes prétentions en votre faveur ? — Défendez-vous donc ! cria Mac-Aulay ; nous nous sommes suffisamment expliqués. — Pas à présent, pas ici, Allan : vous devez me connaître ; attendez à demain, nous nous reverrons. — Aujourd’hui même ; à l’instant ou jamais, répondit Allan : l’heure de votre triomphe est passée. Menteith, je vous en conjure au nom de notre parenté, de nos combats, de nos travaux communs, tirez votre épée et défendez votre vie ! »

En parlant ainsi il saisit la main du comte et la serra avec tant de fureur, que le sang en jaillit. Menteith le repoussa violemment.

« Retirez-vous, insensé ! lui dit-il. — Eh bien donc, s’écria Allan, que ma vision s’accomplisse ! » et tirant son poignard, il en frappa le sein du comte ; mais la cuirasse fit glisser la pointe du poignard, et au lieu d’être frappé au cœur, il reçut une blessure entre le cou et l’épaule ; néanmoins il fut renversé. Montrose entrait en ce moment. Chacun était surpris et effrayé. Mais avant que Montrose eût eu le temps de voir ce dont il s’agissait, Allan s’élança dehors, et descendit l’escalier du château avec la rapidité de l’éclair.

« Gardes ! s’écria Montrose, fermez les portes ! qu’on s’empare de sa personne ! qu’on le tue s’il résiste ! Fût-il mon frère, il mourra !

Mais Allan renversa d’un second coup de poignard la sentinelle qui était en faction, traversa le camp avec la vitesse d’un daim des montagnes, se jeta dans la rivière, la passa à la nage, et, atteignant l’autre côté du rivage, disparut bientôt dans les bois. Dans le courant de la même soirée, son frère Angus et ses vassaux quittèrent le camp de Montrose, et, reprenant le chemin des montagnes, abandonnèrent ses drapeaux.

On dit qu’Allan, peu de temps après son crime, parut subitement au milieu de l’une des salles du château d’Inverary, où Argyle présidait le conseil, et jeta sur la table son poignard ensanglanté.

« Est-ce le sang de James Graham ? » demanda Argyle avec une impression qui peignait une sorte d’espoir et de terreur causée par l’apparition subite du farouche montagnard.

« Non, mais c’est celui de son favori ! C’est le sang que j’étais prédestiné à répandre, quoique j’eusse versé tout le mien pour l’épargner. »

Après avoir parlé ainsi, il quitta le château, et depuis ce moment on n’eut de lui aucune nouvelle positive. Comme on vit peu de temps après le jeune Kennet et trois autres Enfants du Brouillard traverser le Lochfine, on présuma qu’ils étaient sur ses traces ; et l’opinion la plus générale fut qu’il périt de leurs mains dans quelque obscure solitude. Une autre tradition rapporte qu’il passa à l’étranger, et qu’il se fit moine dans un couvent de chartreux. En définitive, on n’eut jamais que de simples présomptions à l’appui de ces diverses opinions.

Sa vengeance fut beaucoup moins complète qu’il ne se l’était probablement imaginé ; car la blessure de Menteith, quoique assez dangereuse pour mettre ses jours en danger, ne fut cependant pas mortelle, grâce à la recommandation du major Dalgetty, qui l’avait déterminé à se marier couvert de son armure. Mais ses services furent perdus pour Montrose, et il partit avec la future comtesse et son beau-père pour le château d’Ardenvohr. Dalgetty les accompagna jusqu’au bord du lac, et n’oublia pas, en les quittant, de rappeler à Menteith la nécessité d’élever une redoute sur la hauteur de Drumsnab, pour protéger les possessions de sa nouvelle épouse.

Ils firent leur voyage sans accident, et Menteith, au bout de quelques semaines, recouvra la santé et s’unit à Annette.

Les montagnards furent embarrassés pour concilier la guérison de Menteith avec les visions de Mac-Aulay, et le plus grand nombre lui sut mauvais gré de n’être pas mort pour vérifier complètement la prédiction. D’autres la jugèrent suffisamment accomplie par la blessure reçue de la main et du poignard du prédestiné, et tous furent d’avis que l’incident de la bague à la tête de mort avait rapport à la fin du père d’Annette, qui mourut peu de mois après son mariage. Les incrédules soutinrent que toutes ces visions et ces prédictions n’étaient que le résultat d’une imagination malade, et que la vision supposée d’Allan n’était qu’une conséquence de sa passion ; qui, lui ayant fait découvrir depuis long-temps dans Menteith un rival préféré, mettait la jalousie et la bonté naturelle de son cœur dans un état de lutte continuelle, et lui faisait naître malgré lui l’idée de tuer son rival.

Menteith ne se rétablit pas assez promptement pour pouvoir rejoindre Montrose pendant sa courte et glorieuse campagne ; et lorsque ce héros, après avoir licencié ses troupes, eut quitté l’Écosse, Menteith se livra à la vie privée jusqu’à la restauration. Après cet heureux événement, il exerça des fonctions dignes de son rang, vécut heureux, estimé du public, chéri et respecté des siens, et il mourut fort âgé.

Nos personnages dramatiques sont en si petit nombre, qu’à l’exception de Montrose, dont la gloire et les exploits sont un thème pour l’histoire, nous n’avons guère à parler que de sir Dugald Dalgetty. Il continua à remplir avec la plus rigoureuse ponctualité tous les devoirs de sa profession, et ne cessa de montrer la même exactitude et la même régularité pour recevoir sa paie, jusqu’au moment enfin où il fut fait prisonnier, comme beaucoup d’autres, à la bataille de Philliphaugh. Il se vit à la veille de partager le sort de ses compagnons d’armes, qui furent condamnés à mort, bien moins par les arrêts des tribunaux civils et militaires que par les dénonciations des prêtres fanatiques qui prétendirent que leur sang devait être considéré comme une offrande expiatoire pour laver les péchés de la terre d’Israël et qu’ils devaient subir un traitement pareil à celui qui fut infligé aux Cananéens ; loi impie éternelle qui leur fut appliquée.

Plusieurs officiers des Pays-Bas au service du covenant intercédèrent pour Dalgetty, en le représentant comme un homme dont les talents militaires pouvaient être utiles à leur armée, et en donnant l’assurance qu’il serait facile de le déterminer à changer de service. Mais sur ce point Dalgetty se montra inébranlable : il s’était engagé au service du roi pour un temps déterminé, et jusqu’à l’expiration de ce temps ses principes ne lui permettaient pas de changer de parti. Les covenantaires ne comprirent rien à des distinctions si minutieuses, et il courut le plus grand danger de recevoir la palme du martyre, non à cause de ses principes politiques, mais à cause du rigorisme de ses idées en matière de discipline militaire. Heureusement pour lui, ses amis, ayant découvert qu’il ne restait plus que quinze jours pour que le temps de son engagement fût écoulé, obtinrent, après beaucoup de difficultés, un sursis pour cet espace de temps, au bout duquel il se trouva parfaitement disposé à entrer en service de qui que ce fût. Il prit donc parti dans l’armée covenantaire, et obtint le grade de major du régiment de Gilbert Ker, appelé communément la cavalerie de l’Église. On ne sait plus rien de lui jusqu’au moment où on le retrouve en possession de son domaine paternel de Drumthwacket, qu’il acquit, non à la pointe de l’épée, mais par son pacifique mariage avec Anna Strackan, respectable matrone déjà un peu sur le retour, et veuve d’un covenantaire de l’Aberdeenshire.

On pense généralement que sir Dugald a survécu à la révolution, d’après des traditions qui ne sont pas très-anciennes et qui le représentent parcourant le pays, mais vieux, très-sourd, et la mémoire toujours remplie d’interminables histoires sur l’immortel Gustave-Adolphe, le Lion du Nord et le boulevard de la foi protestante.


FIN D’UNE LÉGENDE DE MONTROSE.





IMPRIMERIE DE MOQUET ET Compie, RUE DE LA HARPE, 90.

  1. Petite pièce de monnaie ancienne, d’une valeur de 10 schellings, ou environ 12 francs. Elle portait l’empreinte d’un ange, en mémoire de la remarque faite par le pape Grégoire, que les païens angli ou anglais étaient si beaux que, s’ils eussent été chrétiens, ç’auraient été des anges. a. m.
  2. Personnages de Shakspeare. a. m.
  3. Nom de l’auberge de Ganderscleugh. a. m.
  4. Guerre d’Espagne et de Portugal, commencée en 1808, à laquelle l’Angleterre prit une part active contre la France, comme alliée des deux puissances attaquées. a. m.
  5. En Angleterre, la plupart des vaches sont noires. a. m.
  6. Voyez l’histoire de Rasselas, prince d’Abyssinie, par Jonhson. a. m.
  7. Nous ne reparaîtrons plus, we return no more. a. m.
  8. Be out ou go out, aller dehors, terme dont on se servait pour dire « prendre parti pour le Prétendant. » — 45 pour 1745, comme nous disons 89, 95. a. m.
  9. Il y a dans le texte anglais stile, ce qui signifie barrière qui ne s’ouvre point, mais par dessus laquelle les hommes et les femmes peuvent passer, au moyen d’espèces de marches taillées dans le bois. C’est pour empêcher les animaux d’aller troubler le repos des morts. a. m.
  10. On trouve dans le roman des raisons qui donnèrent la supériorité aux Higlanders sur les Lowlanders. a. m.
  11. Le covenant était une association formée en Écosse pour résister aux empiètements des papistes. Les modifications introduites dans le culte par Charles Ier donnèrent naissance à cette ligue religieuse. a. m.
  12. Tel était le nom des royalistes. On disait les cavaliers pour les royalistes, et les têtes-rondes pour les parlementaires. a. m.
  13. Il n’y a pas de genre de vie plus immoral que celui de ces hommes qui, sans considérer la cause qu’ils servent, combattent à prix d’argent. a. m.
  14. Les prélatistes sont les Anglais ; les presbytériens, les Écossais. a. m.
  15. Had fired the train, dit le texte. a. m.
  16. Dans le langage presbytérien, cette expression signifie la véritable Église. a. m.
  17. Droit divin. a. m.
  18. Comté de Perth, en Écosse. a. m.
  19. Nom générique des lacs écossais. a. m.
  20. Noms de différents journaux. a. m.
  21. Senor en espagnol. a. m.
  22. Don, particule des titres espagnols ou portugais. — Tertia, régiment. a. m.
  23. Mot qui veut dire Côtes grasses. a. m.
  24. Toutes choses égales d’ailleurs. a. m.
  25. Proverbe répondant à notre idiome : « Cela ne met pas de beurre dans les épinards. » a. m.
  26. Désignation des Lowlanders. a. m.
  27. Il y a dans le texte allemarly, mot forgé du mot espagnol llenar, qui veut dire pleinement. a. m.
  28. Poignard de montagnards écossais. a. m.
  29. Noms écossais pris au hasard et qui n’ont rapport à aucun fait historique. a. m.
  30. À des poivrières anglaises ; en Angleterre, le poivre est contenu dans des flacons minces et longs. a. m.
  31. Sackers, petits canons montés sur un pivot, et pouvant se diriger en tous sens. a. m.
  32. Les Highlanders se servent toujours du masculin au lieu du féminin et vice versâ. a. m.
  33. Usquebo ou whisky, eau-de-vie de grain. a. m.
  34. Irlandais. a. m.
  35. Tiernach, mot gallique, le chef. a. m.
  36. Dugald le cuisinier. a. m.
  37. C’était une sorte de masse ou massue qu’on employait au commencement du seizième siècle pour défendre les brèches et les remparts. Lorsque les Allemands insultèrent un régiment écossais assiégé dans Stratsund, en annonçant qu’ils avaient entendu dire qu’il leur arrivait un vaisseau de Danemark chargé de pipes à fumer, « un de nos soldats, dit le colonel Robert Monroe, leur montrant, par dessus les ouvrages de la place, une morgenstern faite d’un énorme bâton garni de fer, comme le manche d’une hallebarde, avec une boule à l’extrémité, armée de pointes de fer, leur cria : Voici une des pipes à fumer avec lesquelles nous vous briserons la tête quand vous nous donnerez l’assaut. » a. m.
  38. Expression abrégée qu’emploient les Écossais pour désigner le Cumberland. a. m.
  39. Petite ville d’Écosse, près de Stirling. a. m.
  40. Petit cheval des montagnes d’Écosse. a. m.
  41. Posset, breuvage anglais composé de vin ou d’eau-de-vie, de crème, de muscade, de sucre et d’œufs bien battus. a. m.
  42. His hour is on him, sorte d’adage qui signifie avoir une vision ou un accès de folie. a. m.
  43. Canal Saint-Georges, qui sépare l’Angleterre de l’Irlande. a. m.
  44. Don’t let the tappit hen scraugh to be empt’d, dit le texte. Vulgarisme écossais qui veut dire : « Ne laissez pas la grande bouteille crier pour qu’on la vide. » a. m.
  45. Place des exécution à Édimbourg, comme qui dirait la place de Grève à Paris. a. m.
  46. Gorgé de vin et d’aliments. Ebrius, ivre. a. m.
  47. Tour de passe ; ces mots sont en français dans l’original. Nous disons tour de passe-passe. a. m.
  48. Tous les bons esprits louent le seigneur. a. m.
  49. Martin mass, le 11 novembre, fête de saint Martin. a. m.
  50. Personnage d’un drame shakspearien. a. m.
  51. Montagnes d’Écosse dont le texte indique une des cimes, appelée le Benyieglo. a. m.
  52. Ville d’Écosse, à quelques lieues de Stirling. a. m.
  53. Seer, voyant, devin. On sait que certains montagnards écossais se prétendaient doués de la seconde vue. a. m.
  54. Albin pour Albany, district d’Écosse. a. m.
  55. Mot allemand, petit noble. a. m.
  56. Serviteur d’un chef highlander, qui reste toujours à ses côtés pour le servir. a. m.
  57. Strath signifie les bords d’une rivière : on en a formé des noms de districts et de villes, comme nos rivières ont donné leurs noms à nos départements. Ainsi, Strathallan, Stratherin, Strathay, sont trois districts nommés d’après les trois grandes rivières du Perthshire, l’Allan, l’Erin et le Tay. a. m.
  58. Chaque tribu a son pibroch. a. m.
  59. Grumach, disgracieux : ce nom lui venait de ce que ses yeux étaient louches. a. m.
  60. Nom qui rappelle notre journée des éperons. a. m.
  61. Une des quatre anciennes provinces de l’Irlande. Ces quatre provinces étaient l’Ulster, le Munster, le Conaught et le Monaught a. m.
  62. The fiery cross était une proclamation de guerre. La croix de feu était une croix brûlée à ses extrémités, et teinte dans le sang d’une chèvre. On la portait dans tous les districts, et à sa vue tous les hommes, depuis quinze jusqu’à soixante ans devaient prendre les armes. a. m.
  63. Basket hilt, panier à poignée, garde d’une claymore ; cette poignée est un grillage travaillé comme un panier d’osier. Elle couvre entièrement le poignet, et protège la main. a. m.
  64. La frontière qui sépare l’Angleterre de l’Écosse. a. m.
  65. Ces mots sont en français dans l’original. a. m.
  66. Cakes, Gâteaux d’avoine. — Bannocks, gâteaux de farine de pois. a. m.
  67. Ceci répond à la phrase des musulmans : Cela était écrit. a. m.
  68. Château du duc d’Argyle. a. m.
  69. Hure, en allemand, prostituée ; weib, femme. En anglais, whore woman, femme de mauvaise vie. a. m.
  70. Qui trafiquaient de leurs charmes. a. m.
  71. Ou quel que soit le nom qui vous convienne. a. m.
  72. Femmes éhontées. a. m.
  73. par ruse, par force, ou par accidents. a. m.
  74. Nom fictif composé de deux mots écossais : Granean vient de groan, gémir, se plaindre, et gowl, en anglais howl, hurler. a. m.
  75. Un serment oblige à la confiance. — À cette époque, les militaires dissertaient avec toute la susceptibilité des légistes ou des théologiens sur ce qu’ils appelaient le point d’honneur.
    Après la déroute de Retoxeter, sir James Turner fut fait prisonnier par un officier anglais : celui-ci lui demanda sa parole de ne pas sortir de Hull sans permission. Sir James voulut qu’en échange de cette promesse, on lui ôtât ses gardes, car fides et fiducia sunt relativœ. « J’en agis ainsi avec lui, remarque-t-il, parce que je savais qu’il avait étudié… » L’officier anglais ne trouva rien à répondre à cet argument ; mais Cromwell, dont la logique était très-serrée, répondit : « Sir James Turner sera mis aux fers, à moins qu’il ne donne sa parole. » (Voyez les Mémoires de Turner, p. 80.)
  76. Le lac sur lequel est bâti Inverary. a. m.
  77. Chant funèbre des montagnes d’Écosse. a. m.
  78. Corruption du mot Saxon, terme dont se servent les Highlanders. a. m.
  79. Espèce de trictrac. a. m.
  80. Je vous baise les mains. a. m.
  81. God save the king ! Dieu sauve le roi ! phrase qui répond à notre vive le roi ! a. m.
  82. Il y a ici un jeu de mots intraduisible dans le texte. Le marquis dit à Dalgetty qu’il est un vagabond, renegate ; le capitaine répond renegade, renégat. a. m.
  83. a. m.
  84. Néologisme, pour « une vengeance exercée par récompense, salaire ou tribut ».
  85. La cause horrible. a. m.
  86. Au nom du Seigneur ; sainte mère de Dieu ; toutes les bonnes âmes louent le Seigneur. a. m.
  87. Nom fictif, qui veut dire nasillant le grec. a. m.
  88. Voleurs des montagnes d’Écosse, ainsi que nous l’avons dit ailleurs. a. m.
  89. Giff Gaff, qui veut dire échange de présents. a. m.
  90. Bethlem Gabor, vaïvode de Transylvanie, qui joua un grand rôle dans la guerre de trente ans, et se fit couronner roi de Hongrie, dans la ville de Neubausel, en 1620. a. m.
  91. Remplaçant. a. m.
  92. Sorte de laquais. a. m.
  93. Allusion à la prison appelée l’Oreille de Denys. Il est ici question du tyran de Syracuse. a. m.
  94. Jeu de mots qui se trouve dans l’anglais. a. m.
  95. Il y a en anglais lecture. On appelle ainsi le sermon du soir : lecturer est celui qui le prononce. a. m.
  96. C’est tout un. a. m.
  97. Sorte de punition militaire. Le soldat était à cheval sur une pièce de bois, et avait une carabine pendue à chaque jambe. a. m.
  98. Hélas ! a. m.
  99. Armé ou non armé. a. m.
  100. Le tocsin. a. m.
  101. La bataille de Nerlingen ou Nordlingue, gagnée le 8 septembre 1034 par les Autrichiens et les Hongrois, ayant à leur tête Ferdinand Ernest, roi de Hongrie, fils de l’empereur Ferdinand II, contre les Suédois, commandes par le duc de Saxe-Weimar. a. m.
  102. Marche devant, je te suis. a. m.
  103. Blood hound, limier. C’étaient des chiens dressés à chasser les hommes, comme les Espagnols en avaient lors de la conquête du Nouveau-Monde, pour chasser et découvrir les malheureux Indiens. a. m.
  104. Grâces à Dieu. a. m.
  105. Petit Jean. Voyez Ivanhoé. a. m.
  106. Passage extrait de l’ode xvii, livre Ier, d’Horace :
    Une vie équitable et vierge de complots
    Dédaigne, cher Furcus, en sa course rapide,
    Les traits empoisonnés du sauvage Numide
    Et des vils javelots.
  107. Mille diables. a. m.
  108. L’ouvrage de Milton, intitulé Tetrachordon,, avait, à ce qu’il paraît, été tourné en ridicule par les théologiens assemblés à Westminster, à cause de son titre rude à prononcer ; et Milton, dans un de ses sonnets, se venge sur les noms écossais plus durs encore que la guerre civile avait rendus familiers aux oreilles anglaises.
    « Pourquoi ce mot paraît-il plus dur, messieurs, que Gordon, Colkitto, ou Mac Donald, ou Gallasp ? Ces noms barbares, qui sont facilement prononcés par vous, auraient effrayé Quintilien, et l’auraient fait rester la bouche béante. »
    « Nous devons croire, dit l’évêque Newton, que c’étaient les noms de personnages distingués parmi les ministres écossais qui avaient été les plus ardents et les plus zélés pour la propagation du Covenant, » tandis que Milton, ayant seulement intention de tourner en ridicule les noms écossais, qui sont en général barbares, cite, sans distinction, celui de Gillespie, un des apôtres du Covenant ; et ceux de Colkitto et de Mac Donald (qui appartiennent tous les deux à la même personne), un de ses ennemis les plus acharnés. a. m.
  109. Nous citons, à l’appui de ce que nous avons avancé, une autorité. « Un grand nombre de bourgeois furent tués, dont vingt-cinq propriétaires de Saint-André ; beaucoup tombèrent, pendant respiration dans la fuite, et moururent sans être blessés. » (Lettres de Baillie, vol. II, p. 92.)
  110. Seannachie, dit le texte : mot écossais pour désigner particulièrement les bardes montagnards de l’Écosse. a. m.
  111. C’est le pibroch ou chant de guerre du clan belliqueux et déprédateur de Mac-Farlane, qui habitait les rires occidentales de Loch-Lomond. a. m.
  112. Entre les coupes. a. m.
  113. Bateaux de transport, espèces de petits coches. a. m.
  114. C’est ici un nom collectif ; voilà pourquoi il prend la marque du pluriel. a. m.
  115. En temps de guerre plus encore pendant le combat. a. m.
  116. Bon compagnon. a. m.
  117. Il a terminé son dernier jour. a. m.
  118. La beauté de Tecmesse captive rendit sensible son maître, le grand Ajax, fils de Télamond. a. m.
  119. Télèphe, blessé par le fils de Pelée, n’obtint sa guérison que de la rouille du fer ensanglanté de la pique dont se servait ce héros. Il existe dans l’Anthéologie une épigramme sur ce sujet. a. m.
  120. Opifer, littéralement, signifie qui porte du secours ; per orbem, par toute la terre. — Ainsi, la phrase latine du major peut se traduire ainsi : « Je suis un opérateur renommé. « signifer veut dire porte-étendard, furcifer, porte-fourche. a. m.
  121. C’est-à-dire mortelles. a. m.