Une lettre de Ducis à Larive/01

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Une lettre de Ducis à Larive
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UNE LETTRE DE DUCIS À LARIVE


Au mois de novembre dernier, avait lieu, à Bordeaux, la vente d’un bibliophile connu : M. Ernest Labadie. Sa collection, consacrée à l’histoire locale, comprenait une grande quantité de journaux et de revues plus ou moins rares du siècle dernier et des siècles précédents. J’y ai trouvé une revue que je cherchais depuis longtemps, La Gironde, qu’il ne faut pas confondre avec le grand périodique créé sous le deuxième Empire, qui porte encore aujourd’hui le même nom et qui est universellement connu. Cette revue, consacrée à la littérature, aux arts et à l’histoire locale, était à peu près, pour Bordeaux, ce qu’était le Magasin pittoresque à Paris. Commencé en 1833, dans le format in-4o , elle prit en 1835 le format in-8o , et a cessé de paraître le 1er  février 1837. En la feuilletant, — je me livrais à cette occupation au moment où mon confrère et ami Coüard venait de publier son travail sur « Un domicile versaillais du poète Ducis, de 1798 à 1805[1] », — je fus tout étonné de trouver, au tomme ii, à la page 671, le fac-similé d’une lettre du poète. Dans cette lettre, Ducis annonce à l’acteur Larive qu’il vient de s’installer rue de Satori, justement dans la maison même que notre confrère venait d’identifier.

Cette lettre est datée du 23 nivôse an xii.

Étant donné que l’acteur Larive se rattache tout à fait à notre département, puisqu’il est mort à Montlignon, j’ai pensé qu’il serait intéressant de vous donner quelques renseignements biographiques sur cet artiste, à propos de la lettre que Ducis lui écrivait. Ce sera pour moi l’occasion d’entreprendre avec vous une excursion dans la riante forêt de Montmorency, où notre regretté confrère M. Rey, qui en connaissait bien l’histoire, vous a fait faire de délicieuses excursions. Montlignon est une jolie bourgade de l’arrondissement de Pontoise, située sur la lisière de la forêt de Montmorency, dans la vallée d’Eaubonne, reliée par une bonne route à la station d’Ermont. Elle est située dans le voisinage de Saint-Leu, de Saint-Prix, de toutes ces localités qui vous sont bien connues par les promenades que vous y a fait faire M. Rey. Je vous y ramènerai tout à l’heure avec Larive, lorsque, ayant accompli sa carrière théâtrale, il viendra s’y reposer.

Jean Mauduit, dit de Larive, est né à La Rochelle, le 6 août 1747 ; voici son acte de naissance, tel que me le communique mon confrère et ami M. Georges Musset, conservateur de la Bibliothèque de La Rochelle :

« Le septiesme aoust mille sept cents quarante sept, par moy, curé soussigné, a esté baptisé Jean, né le jour pressédant, fils légitime de M. Izaac Mauduit, marchant, et de Marie Bultel, sa femme ; le parrain a esté le sr Jean Poupet, marchd, et maraine Catherine Guyas, veuve du sr Jacques Guyas, marchant, qui a signé avec le père de l’anfant.

Signé : Isaac Mauduit, Poupe, Veuve Guyas,
S. Egron, femme de Poupet.
Jaillot, curé de St-Sauveur. »

M. Georges Musset me fait remarquer que le curé qui a baptisé Jean Larive n’est autre que le grand érudit qui, membre de l’Académie de La Rochelle et collaborateur du Père Arcère, est l’auteur d’une histoire de La Rochelle publiée au xviiie siècle. Le curé Jaillot a laissé de nombreuses notices historiques manuscrites, conservées à la Bibliothèque de la ville.

À l’âge de neuf ans, le jeune Mauduit s’enfuit de la maison paternelle, où son père tenait un commerce d’épicerie ; il se réfugie à l’abbaye de Sept-Fons, à six lieues de Moulins. On essaye de le placer à Paris, mais sans aucun succès, puis on l’embarque pour Saint-Domingue, d’où il s’échappe de nouveau pour revenir en France. Il se présente à Le Kain, puis à Mlle Montansier, qui dirigeait alors de nombreuses troupes provinciales, et qui l’engage pour Tours, aux appointements de 600 livres par an. C’est alors qu’il prend le nom de « De La Rive ». Après un court séjour à Tours et à Lyon, il revient à Paris, où il est remarqué par Mlle Clairon, qui, âgée de quarante-sept ans, s’éprend de ce jeune homme de vingt-trois ans et lui donne des leçons de déclamation. Larive débute à la Comédie-Française, le 3 décembre 1770, par le rôle de Zamore d’Alzire. Voici ce qu’en disent les Mémoires secrets : « L’acteur qu’on avoit annoncé comme devant débuter cet hiver a paru hier dans la tragédie d’Alzire ; il faisoit le rôle de Zamore. Le public, imbu depuis longtemps de ce début, s’y étoit porté en foule. Le goût particulier que la Dlle Clairon avoit pris pour lui, et ses soins pour le former, en avoient fait concevoir la plus haute opinion. Ce sujet n’a pas répondu à l’attente générale. Il a toutes les qualités extérieures ; mais sa voix est sourde, et, soit défaut d’organe, soit timidité, ne sortoit point du tout. Il a rendu assez bien quelques morceaux de déclamation, talent qu’on acquiert par une grande étude et les leçons des bons modèles ; mais il a paru manquer de chaleur, et a raté tous les endroits de sentiments ; il n’a point d’entrailles : il pourra, avec de l’art, être un acteur brillant ; mais il n’aura jamais ces élans de génie qui saisissent les spectateurs dans la Dlle Dumesnil et le sieur Le Kain. »

Le 8, les mêmes Mémoires ajoutent : « L’acteur qui a débuté dernièrement à la Comédie-Française n’est pas l’élève de Le Kain qu’on avoit annoncé. Celui-ci est, dit-on, d’une plus belle figure encore, plus jeune, et promet infiniment davantage ; d’ailleurs, il n’a paru sur aucun théâtre. L’autre a déjà joué à Rouen, sans aucun succès ; il se nomme Larive, et a été adopté par Mlle Clairon, qui a cru mieux lui inspirer son talent en l’admettant à sa couche ; mais on ne s’aperçoit pas qu’il en ait beaucoup profité, et, quoi qu’en dise la cabale de cette héroïne théâtrale, il sera vraisemblablement toujours médiocre. »

La Correspondance de Grimm n’est pas plus élogieuse : « Les Comédiens français, n’ayant pas été heureux en pièces nouvelles, ont cherché à y suppléer par le début d’un acteur nouveau qui a paru sur les théâtres pour la première fois le 3 décembre dernier, dans les grands rôles tragiques, et qui a joué jusqu’à présent sans discontinuer. Nous l’avons vu dans Alzire, Œdipe, Le Comte d’Essex, les deux Iphigénies, remplir les principaux rôles, et il doit essayer cette semaine celui d’Orosmane dans la tragédie de Zaïre. M. Larive, c’est son nom, n’a, à ce qu’on prétend, que vingt-deux ans ; il a l’air plus âgé au théâtre. C’est un élève de Mlle Clairon, qui lui disait avec un ton de Melpomène, en le faisant répéter en présence d’une grande dame, et le voyant fort décontenancé : « Allons, Monsieur Larive, votre extérieur est fort beau ; montrer à Madame la Duchesse que votre intérieur ne cède en rien à votre extérieur. » Mais il ne fallait parler au public ni de l’extérieur, ni de l’intérieur de M. Larive : il fallait qu’il tombât un jour des nues, habillé en Zamore, tout au beau milieu du théâtre des Tuileries, et son succès eût été plus brillant. Je n’ai jamais vu les ouvrages et les personnages annoncés réussir ; malgré cela, on a toujours la rage d’annoncer. Les amis de Mlle Clairon nous avaient dit, trois mois d’avance, que nous allions voir la perle des acteurs, et lorsque cette perle a paru, nous avons été tentés de lui disputer jusqu’à sa qualité de perle. Mlle Clairon s’était placée dans le trou du souffleur le premier jour de son début ; c’est de là qu’elle dirigeait son élève à chaque vers et à chaque pas, des yeux, de la voix, des gestes. À la place de M. Larive, si j’avais eu quelque talent, cette sollicitude maternelle eût été un moyen infaillible de me le faire perdre. L’élève annoncé fut d’abord reçu avec les plus grands applaudissements ; mais ces applaudissements allèrent toujours en déclinant, et il n’en resta plus pour les quatrième et cinquième actes ; la marche inverse eût mieux valu. En revanche, Mlle Clairon eut la mortification, dans son trou, d’entendre applaudir avec transport Mme Vestris, qui l’a remplacée au théâtre et fait oublier du public ; elle s’était placée tout juste aux pieds et en face de sa rivale, pour être témoin de son triomphe[2]. »

L’insuccès de Larive le décide à partir pour Bruxelles, où d’Hannetaire l’engage dans sa troupe. D’Hannetaire avait monté un théâtre dans cette ville, où, associé avec un nommé Gourville, il avait constitué une société sous le nom de « Comédiens ordinaires de S. A. R. le prince Charles de Lorraine ». Il avait deux filles ; Larive épousa l’aînée, Eugénie, qui tenait dans le théâtre l’emploi de soubrette. Ce mariage ne manqua pas d’exciter la jalousie de Mlle Clairon, qui écrivit à Larive : « Puisse ce qui m’arrive vous servir de leçon sur l’instabilité des événements de la vie. Je disais hier que je comptais sur vous comme sur moi-même, que vous seriez le charme de ma vie, et je suis forcé aujourd’hui de dire que nous sommes perdus l’un pour l’autre. »

Larive reste quatre ans à Bruxelles, puis revient à Paris, et rentre à la Comédie-Française le 29 avril 1775, par le rôle d’Oreste, dans Iphigénie en Tauride, mais, au dire des Mémoires secrets, sans produire aucun enthousiasme. Le 18 mai, il était nommé sociétaire, et le 30 octobre de la même année, il créait le rôle de Pygmalion, de Jean-Jacques Rousseau. Cette fois, il a du succès : « Comme c’est le premier qu’il joue d’après lui, on a été fort attentif à son exécution ; elle a semblé libre, ferme, naturelle et chaude. C’est un acteur qui donne les plus belles espérances et ne se livre que lorsque la passion l’exige. »

La Correspondance de Grimm donne à peu près la même note[3] : « Le sieur Larive avait déjà paru à la Comédie-Française il y a quelques années, mais les tracasseries qui lui furent suscitées alors l’engagèrent à nous quitter pour aller à Bruxelles et à Lyon. On s’est vu forcé de le rappeler. La tragédie avait besoin depuis longtemps d’un acteur qui pût doubler notre sublime Le Kain d’une manière supportable, et le jeune Larive donne au moins plus d’espérances que tous ceux qu’on a vu se présenter jusqu’à présent dans cette lice périlleuse. Il a surtout l’avantage de ne pas être une mauvaise copie de l’original admirable dont il paraît si difficile d’approcher et qu’il serait sans doute malheureux de n’imiter que médiocrement…..

Le jeune Larive ne lui en rien [à Le Kain]. Il a reçu de la nature tout ce que l’autre n’a pu se donner qu’à force d’industrie et de peine. Avec des traits pleins de noblesse et fortement prononcés, une taille élégante et régulière, un maintien naturellement facile et gracieux, il a l’organe aussi doux que sonore, quoique encore un peu voilé, la prononciation pure et distincte, et tout le mérite que donnent les grâces et la jeunesse. L’expression de sa figure, qui n’a pas beaucoup de mobilité, le caractère simple et modéré de son jeu annoncent plus de sens que d’esprit, plus de goût que de sensibilité. Sans faire ressortir vivement ce qui caractérise les différentes passions du personnage qu’il représente, on peut dire qu’il en est peu qui lui échappent et qu’il en est plusieurs qu’il rend d’une manière très naturelle et très heureuse. Sans avoir beaucoup de pénétration dans l’esprit ni beaucoup de chaleur dans l’âme, il a cet instinct qui devine et qui saisit facilement ce qui peut intéresser ou ce qui peut plaire, tout ce que son goût lui fait apercevoir ; et ces dons naturels sont d’un plus grand usage peut-être dans l’art de la déclamation que les connaissances les plus approfondies, l’esprit et la sensibilité même qui, quoique très vive et très profonde, n’a souvent qu’une expression exagérée ou monotone. Le plus grand mérite de notre jeune acteur est de parler dans la tragédie, et de parler sans enflure et sans familiarité. Il doit vraisemblablement cet avantage à l’habitude où il a été de jouer en province les premiers emplois de la tragédie et de la comédie. Il a débuté dans les deux genres avec beaucoup de succès, et les rôles où il paraît avoir réuni le plus de suffrages sont, pour la tragédie, celui d’Œdipe, et pour la comédie, celui de Clitandre dans Les Femmes savantes. On lui trouve des rapports avec Dufresne. Il serait assez singulier que Le Kain se trouvât remplacé un jour par un acteur du même genre que celui auquel il a succédé. MM. les gentilshommes de la Chambre viennent de le faire recevoir à demi-part. »

Le grand succès de Larive dans Pygmalion ne contribua pas peu à le faire considérer comme un grand artiste, et peu à peu il reprit tous les rôles de Le Kain.

Trois ans plus tard, Le Kain étant mort le 8 février 1778, des contestations s’élevèrent pour l’attribution de ses rôles à Molé, Monvel ou Larive. Le maréchal duc de Duras, le gentilhomme de la Chambre devant qui la question fut portée, fit une part pour chacun des trois compétiteurs. L’artiste réussit tant à Paris qu’en province, sans parvenir à désarmer Bachaumont qui, en signalant les couronnes de lauriers décernées à Larive, ajoute, le 26 mai 1779 : « Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce comédien est regardé à Paris comme très médiocre par beaucoup de gens. »

Larive avait successivement créé, le 13 août 1777, L’Amant bourru, de Monvet, le 4 décembre 1778, Œdipe chez Admète, de Ducis, et enfin, le 2 juin 1783, Pyrame et Thisbé, scènne lyrique dont il était l’auteur[4]. Les Mémoires secrets prétendent que sa femme y avait apporté une grande part de collaboration et ajoutent « que ceux qui les connoissent assurent qu’elle a beaucoup plus d’aptitude que son époux aux productions de l’esprit ». Entre temps, le 29 avril 1780, il avait repris, avec le plus grand succès, dans La Veuve du Malabar, le rôle du général français, qui avait été créé par Molé.

Le 1er  novembre 1779, ayant eu à souffrir de la jalousie de Monvel et de Pontheuil, Larive avait voulu quitter la Comédie ; il resta néanmoins, et c’est Pontheuil qui se retira le 1er  juillet 1780.

En août 1781, un incident assez grave se produisit entre Larive et son camarade Florence, à l’occasion de la reprise de Caliste, tragédie de Colardeau, dont la première représentation avait eu lieu à la Comédie, le 12 novembre 1760. Nicolas Rowe, auteur anglais, avait fait représenter avec succès à Londres, en 1703, sous le titre de La Belle Pénitente (Fair Penitent), une comédie dont une première adaptation fut représentée le 27 avril 1750, et dont l’auteur ne s’était pas fait connaître ; selon les uns, c’était l’abbé Séran de la Tour ; selon les autres, c’était le marquis de Mauprie, qui, du reste, avait assisté à toutes les répétitions. C’est ce sujet qui avait été repris par Colardeau.

Le rôle de Montalde était tenu par Nicolas-Joseph Billot de Laferrière, dit Florence. Ce dernier, né à Lezy, en Normandie, en 1752, avait débuté à la Comédie-Française le 21 janvier 1777, sous le nom de Reymond, et pris celui de Florence le 7 août 1778. « Le 19 août 1781[5], le sieur Florence, disent les Mémoires secrets, tardoit à venir ; le sieur Larive, semainier, envoie le faire avertir et exciter sa paresse ; celui-ci n’en tient compte, répond impertinemment au messager, et, à son arrivée, gourmande le sieur Larive et lui met le poing sous le nez, ce qui occasionne une rixe entre eux sur la scène même ; ils étoient habillés, ils tirent leur sabre de théâtre et se battent dans l’enfoncement ; les spectateurs crurent que c’étoit un jeu de leur rôle et ne se pressèrent de les séparer que lorsque l’on vit que c’étoit sérieux. » Larive jouait le rôle de Lothario.

M. Funck-Brentano, dans son ouvrage intitulé : La Bastille des Comédiens, le For-l’Évêque[6], ajoute que les deux adversaires ne se quittèrent qu’après s’être jeté un rendez-vous derrière les Champs-Élysées. Averti, le lieutenant de police les fit venir s’embrasser devant lui, promettre qu’ils ne se battraient pas. Procédure coutumière vis-à-vis des gentilshommes en projet de duel. Florence n’en fut pas moins trouver Larive, dès le 14 août, chez lui, à huit heures du matin, pour renouveler son cartel. « J’ai engagé ma parole au magistrat, dit Larive, et je la tiendrai. » Florence sortit. Il guette son camarade dans la rue : « En garde ! » Il avait tiré son épée, mais Larive dit encore « qu’il avait donné sa parole et ne se battrait pas ». Ces faits sont en partie connus par l’interrogatoire que Florence subit au For-l’Évêque, dans la chambre du concierge, le 21 août 1781. Il resta en prison une dizaine de jours.

L’interrogatoire de Florence, que publie Campardon, donne de l’incident une version un peu différente ; on voit toutefois que la police n’était pas tendre pour les comédiens[7].

Le 16 juin 1783, Larive crée le rôle de Philoctète, dans la tragédie de La Harpe, et, peu après, il fait une assez grave maladie qui dure plusieurs mois. Il reparaît sur la scène le 19 novembre, dans le rôle de Philoctète, où il obtint le plus grand succès[8].

Le 2 mars 1784, il crée le rôle de Coriolan, de La Harpe, et, pour récompenser ses nombreux services, le roi lui accorde une pension de 1, 000 livres.

La grande situation que Larive avait fini par acquérir à la Comédie-Française ne lui faisait oublier ni la province, ni l’étranger, où ses voyages étaient très nombreux, bien qu’il y trouvât aussi des critiques ; le quatrain suivant, fait à Genève, en est la preuve :

Ah ! quel malheur m’arrive !
A dit Melpomène à Caron.
Le Kain a passé l’Achéron,
Mais il n’a point laissé ses talents sur la rive.

Larive, cependant, remporta de brillants succès dans cette ville en y jouant, en 1790, le rôle de Guillaume Tell[9].

Désirant vivement revoir sa ville natale et se faire applaudir par ses concitoyens, Larive vint, en 1784, donner des représentations à La Rochelle.

M. Georges Musset, qui prépare un grand travail sur le théâtre, les jeux et les fêtes à La Rochelle, a bien voulu me communiquer ses notes sur le séjour que Larive y fit en juillet 1784. Mon confrère possède les Mémoires manuscrits d’un négociant de La Rochelle, M. Lamberty ; j’en extrais ce qui suit :

« La Rive, premier commédien de Paris, fils de M. Mauduit, de cette ville, a donné dans cette ville douze représentations depuis le 7 jusqu’au 18 courant, chacune avec une grande affluence de mondes. Il est venu beaucoup de femmes des villes voisines. À peine les hommes ont pu trouver place ailleurs que dans le parterre. Le sieur Fierville[10], directeur de la Trouppe, lui accordait 400 l. par représentation quitte à luy. »

Mon confrère me communique le texte d’une poésie manuscrite conservée à la Bibliothèque de La Rochelle (Mss. no 117, 1er  7), où l’auteur anonyme repasse tous les rôles joués par Larive pendant son séjour et termine ainsi :

Larive, que ne puis-je exprimer par mes vers
Tes troubles, tes transports, tes mouvements divers,
Ton désordre sublime. Ah ! toi seul peux les rendre !
C’est trop peu d’en parler, il faut aller l’entendre.
Mais tu pars ! Quelques jours, abandonnant Paris,
Viens visiter encor ces lieux que tu chéris,
Où ton heureux talent, dont nous goûtons les charmes,
A reçu, pour accueil, le tribut de nos larmes.

À la fin d’une représentation, un soldat de la compagnie de la Biossière, au régiment de la Sarre, adressait à l’artiste un compliment en vers[11] :

Mortel qui réunis les charmes de la vie,
Adoré dans Paris, chéri de ta Patrie,
Sur ces bords fortunés où tu reçus le jour,
Chacun vient à l’envi célébrer ton retour.
Toutes les fleurs des champs qui naissent dès l’aurore
Seroient cueillies pour toi, s’il en étoit encore.
Le printems est passé, ses parfums, ses odeurs ;
Mais l’amitié pour toi règne dans tous les cœurs.
Tous les peuples divers t’adressent leurs hommages.
Des Rois, Princes, Sujets, tu reçois les suffrages ;
Toi qui reçus des Dieux de si dignes présens,
Un soldat pourroit-il t’offrir de pur encens,
Et sa muse guerrière, en ces jours précieux,
Pourroit-elle chanter d’un son mélodieux,
Avec les habitans de ces bocages sombres,
Réveiller les échos cachés parmi les ombres,
Te dire en tous les tems : toi seul as mérité,
Des Grâces et des Amours, leur immortalité.

En 1787, Larive joue à Marseille, où, le 24 mars, on lui adresse les vers suivants :

Les dieux présents à ta naissance,
En te comblant de leurs faveurs,
Ont embelli ton existence.
Oui, tu naquis sous les yeux des neuf sœurs.
Euterpe te donna la voix harmonieuse,
Phœbus mit dans tes yeux le feu de ses regards,
Et pour remplir ta destinée heureuse,
Melpomène à tes mains confia ses poignards[12].

Revenu à Paris, Larive, ayant été sifflé dans le rôle d’Orosmane, quitta la Comédie le 13 juin 1788.

Voici comment Grimm raconte l’incident[13] : « Le théâtre vient d’être troublé par la perte du sieur de Larive, qui, pour avoir été sifflé l’autre jour outrageusement, dans le rôle d’Orosmane, a renoncé totalement au théâtre. Quelques défauts que l’on pût reprocher à cet acteur, ce qui nous reste pour le remplacer est bien propre à justifier nos regrets. La nature lui avait prodigué des avantages qu’elle accorde rarement, et il y avait plusieurs rôles, tels que celui de Montaigu, de Brutus, d’Œdipe, de Cinna, d’Oreste, etc., où son talent laissait peu de chose à désirer. Ses camarades, à l’exception du sieur Molé, ont fait tout ce qui dépendait d’eux pour lui faire changer de résolution, mais leurs démarches ont été inutiles. Il s’est mis sous la protection de M. l’Archevêque. Le sieur Florence, qui connaissait l’extrême sensibilité de son amour-propre, a été le plus empressé à détourner l’orage, car, au moment où il fut si cruellement sifflé, il était en scène avec lui. « Eh bien, lui disait Larive en fureur, les infâmes ne me reverront plus. — Mais, mon ami, lui répondait tout bas le bon Florence, tu te méprends ; c’est moi, c’est moi que l’on hue. » Une partie du parterre s’est avisée, ces jours passés, de redemander Larive dans le rôle d’Achille, d’Iphigénie en Aulide, mais un autre parti a crié plus fort : « Nous n’en voulons plus » ; et, à la fin du récit d’Ulysse, on a saisi l’hémistiche : La rive au loin gémit, pour lui en faire une triste application. Voilà les jeux du public, à qui l’on immole sa vie et son repos ! »

La paix, on le voit, était faite entre Larive et son camarade Florence.

Cependant, l’absence du comédien laissait un vide ; il fallut le rappeler, et il rentra au théâtre en 1790, comme acteur libre, après une démarche faite par les sociétaires, qui, désirant se passer de Talma, voulaient faire appel à tous les concours. L’abbé Gouttes, ancien vicaire au Gros-Caillou, et président de l’Assemblée Nationale, a beaucoup contribué à sa rentrée, qui eut lieu le 4 mai 1790, dans le rôle d’Œdipe, de l’Œdipe de Voltaire[14]. Il était convenu qu’il n’aurait aucune part dans les bénéfices et qu’il toucherait des appointements fixes par représentation. En outre, il ne devait créer aucun nouveau rôle. C’est ainsi qu’il reparut dans Spartacus, La Mort de César, Le Misanthrope et Don Juan.

Le 11 juillet 1791, il prit part à la translation des restes de Voltaire au Panthéon.

(À suivre.)
E. Mareuse.
  1. Revue de l’Histoire de Versailles et de Seine-et-Oise (19e année), Juillet-Décembre 1917, page 97.
  2. Correspondance de Grimm et Diderot. Notices, Notes, Table générale, par Maurice Tourneux. Paris, Garnier, 1879, tome ix, page 235.
  3. Tome xi, page 72.
  4. Pyrame et Thisbé, scène lyrique, Paris, 1784, in-8o  ; réimprimé en 1791, chez Prault, in-18.
  5. Il y a évidemment là une erreur. Comme on le verra plus loins, la scène a dû se passer le jour de la reprise, le 11 août, puisque la nouvelle provocation de Florence eut lieu le 14.
  6. Page 233.
  7. Émile Campardon. Les Comédiens du Roi de la troupe française pendant les deux derniers siècles, page 105.
  8. Correspondance de Grimm, tome xiii, page 431.
  9. J.-M. Besançon, Histoire du théâtre de Genève, pages 32, 53 et 54.
  10. Le véritable nom du directeur était, paraît-il, Ferville, et non Fierville.
  11. Annonces et affiches et avis divers de la Généralité de La Rochelle, no 30, du 23 juillet 1784.
  12. Mémoires secrets, tome xxxiv, page 317.
  13. Correspondance de Grimm, tome xv, page 271.
  14. Correspondance de Grimm, tome xvi, page 26.