Une lettre de Ducis à Larive/02

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Une lettre de Ducis à Larive
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UNE LETTRE DE DUCIS À LARIVE

(Fin.)

Le 13 septembre 1793, Larive fut arrêté, à son retour de Bordeaux, à la suite de ses camarades qui étaient en captivité depuis dix jours. Comme il n’était pas sociétaire, mais appointé à la représentation, il demanda son élargissement qui lui fut accordé deux jours après. Arrêté de nouveau, le 20 brumaire an ii, transféré à Port-Libre, le 14 nivôse, il ne recouvra sa liberté que le 17 thermidor (4 août 1794). Dans leur ouvrage sur l’Odéon[1], Porel et Monval disent que, le 16 thermidor (3 août), il fit sa rentrée dans Guillaume Tell. Cela n’est pas possible, puisque Larive n’a été libéré que le lendemain, et c’est le 23 thermidor que le Journal de Paris, dans le programme de la représentation du même jour, indique pour la première fois que le rôle de Guillaume Tell sera tenu par Larive.

Mme Jean Delbée [Mme Buchée], dans son Histoire de Montlignon[2], donne une étude fort documentée sur Larive ; or, elle ne parle pas de sa rentrée au théâtre de l’Égalité, et dit qu’après sa libération, il alla jouer en province.

C’est à cette époque que Larive se sépara d’Eugénie d’Hannetaire, puis divorça (1795). Il habitait avec elle un hôtel rue Saint-Dominique, au Gros-Caillou. Il ne tarda pas à se remarier, en épousant Mlle Van den Hove, fille d’un pharmacien de Bruxelles, divorcée elle-même d’un horloger belge, nommé Van der Heen. Elle devait mourir le 4 août 1816.

En 1796, Larive partit pour Lyon et y remporta de brillants succès ; l’empressement du public était si grand que l’on payait les places jusqu’à mille francs….. en assignats, ce qui représentait, il faut l’avouer, une somme de trois ou quatre francs. Du reste, les Lyonnais, plus bienveillants que les Genevois, leurs voisins, « assuraient que Le Kain, au moment de traverser le Styx, avait laissé son génie sur La Rive ».

Le répertoire de Larive était très varié ; M. Lyonnet, dans son Dictionnaire des Comédiens français, dit qu’il parcourut la province avec Iphigénie en Tauride, Adélaïde, Du Guesclin, Œdipe, Spartacus, Mahomet, Pygmalion, Alzire, Philoctète, La Veuve du Malabar, Le Cid, Gustave, Guillaume Tell et Le Somnambule. En 1795, il créa au théâtre Feydeau le rôle de Pharax, dans le Pausanias de Trouvé.

Le 20 prairial an vii (8 juin 1799), il lui arriva à Angers une assez plaisante aventure, racontée par M. de Soland, dans le Bulletin historique et monumental de l’Anjou, année 1870, page 310 : « Ayant reçu une invitation pour assister à la fête funèbre célébrée en l’honneur des plénipotentiaires assassinés à Rastadt, Larive se rendit en cortège au Temple de la Raison (église Saint-Maurice), où se trouvait une foule immense. Un citoyen, monté à la tribune, ne parvint jamais à se faire écouter. Larive ne put s’empêcher de dire à mi-voix : « Si j’étais à sa place, je saurais bien me faire entendre. » Ce propos, répété au président de la cérémonie, lui valut un appel immédiat à la tribune. Que va-t-il dire ? Une inspiration de sa mémoire lui rappelle les imprécations d’Œdipe qui peuvent s’appliquer à la circonstance, et il s’écrie d’une voix retentissante, en modifiant les premiers vers :

Dieu des républicains, Dieu qui nous exaucez,
Punissez l’assassin, vous qui le connaissez…

Les applaudissement éclatèrent de toute parts. »

En 1800, Larive voulant de nouveau prendre sa retraite, les actrices Devienne, Mézeray, Louise et Émilie Contat, La Chassaigne, et les acteurs Armand, Saint-Prix, Grand-Ménil, Molé et Dazincourt lui adressent, le 19 fructidor an ix (6 septembre 1801), pour le retenir, une lettre dans laquelle ils disaient[3] : « Nous nous flattons au contraire que vous continuerez d’honorer la scène française par l’exercice de vos talens, et d’instruire les jeunes artistes par la tradition de votre expérience. »

Larive avait acheté, l’année précédente, une grande propriété à Montlignon, et, dès le 8 thermidor an viii (24 juillet 1800), il était nommé, par le préfet, adjoint de la commune. Maire le 15 prairial au ix (4 juin 1801), ces pouvoirs lui furent confirmés, une première fois, l’année suivante, et après une interruption de cinq années, une deuxième fois, en 1813. Il devait les conserver cette fois jusqu’à la Restauration.

J’ai tenu, par une belle journée ensoleillée, à faire le pélerinage de Montlignon ; par suite de la pénurie es moyens de communication, j’ai dû m’y rendre à pied d’Ermont ; je connaissais ce charmant village situé à la lisière de la forêt de Montmorency, mais jamais je n’étais monté jusqu’à la propriété. Il faut dépasser les dernières maisons, tourner à droite dans la rue Larive, qui n’est autre qu’un modeste sentier dont le nom n’est indiqué nulle part. L’ascension en est facile et fort pittoresque, mais la description ayant été fort bien faite par Mme Jean Delbée[4], je crois devoir renvoyer à son livre.

C’est en l’an xii (janvier 1804) que Larive inaugura le cours de déclamation auquel il invitait Ducis. Ayant interprété plusieurs personnages de son théâtre, il aurait été heureux d’avoir son opinion sur son enseignement.

Ducis déclare que la lettre de l’acteur, datée du 19 du même mois, « a été le chercher rue Bailleul, où il ne demeure plus, et lui a été renvoyée à Versailles, où il a établi son domiciel depuis cinq mois, rue Satori, no 25, après la guérite » ; je crois pouvoir en conclure que Ducis n’a quitté définitivement la rue Bailleul qu’en août ou septembre 1803, et qu’il devait avoir conservé son domicile parisien, tout en s’installant dès 1798 à Versailles.

Cette lettre, datée du 23 nivôse, et perdue dans une revue du Midi, avait été communiquée à cette revue, en 1834, par le fils de l’artiste. Elle ne se trouve pas dans le recueil de lettres de Ducis publié par Paul Albert, chez Jousset, en 1879, où une lettre adressée à Arnault, et datée de Versailles, le 7 nivôse an xii, est immédiatement suivie d’une lettre à Bernardin de Saint-Pierre, datée du 6 pluviôse.

Quant à la guérite dont il est question, notre confrère M. Coüard établit qu’elle était destinée à abriter le factionnaire placé devant le bâtiment de l’évêché, selon les stipulations du concordat conclu le 15 juillet 1801.

Quelles étaient ces dames Harvey et non Hervey dont parle Ducis dans sa lettre ? Le Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs du xixe siècle, par Bénézit, désigne Mlle Élisabeth Harvey comme portraitiste de l’École française. Or, nous savons par la lettre en question qu’elle était Anglaise, mais il ne peut y avoir de doute ; c’est par suite d’une erreur de sa plume que le poète a écrit Hervey au lieu d’Harvey. Il résulte, en effet, de la correspondance de Ducis[5], où nous trouvons leur nom répété plusieurs fois, que ces dames habitaient l’été à Fontenay-aux-Roses, qu’elles étaient liées avec la meilleure société littéraire et artistique de l’époque, qu’elles étaient en relations avec Bernardin de Saint-Pierre, Talma, le peintre Gérard ; et c’est bien d’elles qu’il est question dans la lettre. La jeune artiste avait demandé à Ducis de faire son portrait, entouré de sa famille, comme l’avait fait pour Bernardin de Saint-Pierre[6]. « J’ai reçu une seconde lettre charmante de Mme Harvey, écrit Ducis à l’auteur de Paul et Virginie. Elle m’exprime le désir de Mlle sa fille Élisabeth et le sien pour que le pinceau fidèle et agréable qui vous a peint peigne aussi ma pauvre et vieille tête. J’y consens très volontiers, et je reçois cette offre comme une faveur que me font le talent, la grâce, la jeunesse et la beauté. Mais elle ne pourra pas me peindre avec ma femme et mes enfants. Il n’y a plus pour moi de tableau de famille. » En effet, les deux filles qu’il avait eues de sa première femme étaient mortes jeunes, et il n’avait pas eu d’enfant avec sa seconde femme, qu’il avait épousée peu de temps après la mort de sa mère, survenue en 1787.

Mlle Élisabeth Harvey a exposé plusieurs fois au Salon ; outre le portrait de Bernardin de Saint-Pierre, entouré de sa famille, qui a figuré au Salon de 1804, et dont l’esquisse se trouve au Musée de Rouen, elle a exposé : en 1802, différents portraits ; en 1806, Malvina pleure la mort d’Oscar et ses compagnes cherchent à la consoler ; un portrait d’homme et deux études ; en 1808, trois portraits ; et en 1812, Edwy et Elgiva, scène de l’histoire d’Angleterre.

Le 8 vendémiaire an xiv (30 septembre 1804), Ducis écrivait de Fontenay-aux-Roses à sa nièce, Mme V. Babois[7] : « Je suis arrivé hier ici, sur les deux heures et demie ou trois heures, avec M. et Mme de Saint-Pierre. Nous y avons dîné avec la maîtresse de la maison et mesdemoiselles ses filles. Cette maison, qui n’est point du tout régulière, est très agréable dans l’intérieur, par l’intelligence et le goût de Mme Harvey, qui en a fait un bijou charmant, et qui va bien avec le lieu et son aimable et riant paysage. Tout est ravissant de fraîcheur et de propreté. Je vous écris, ma très chère nièce, dans la plus jolie des bibliothèques, devant le buste en marbre de Jean-Jacques Rousseau. Mon portrait, qui est à côté de celui de Saint-Pierre, est très ressemblant. On reconnait dans le sien Ginguené au premier coup d’œil. La même main va y ajouter celui de Lebrun. »

Espérons qu’on retrouvera ce portrait aujourd’hui inconnu de Ducis.

Revenons à Larive, qui, tout en habitant Montlignon, devait avoir conservé son domicile à Paris, où il devait être retenu par son cours. Le poète Ginguené, dont Ducis parle dans sa lettre et qui, lui aussi, devait être un habitué du salon de Fontenay-aux-Roses, où il avait son portrait, collabora à l’œuvre de l’artiste lorsque celui-ci fit imprimer son cours, une première fois en 1804 et une deuxième fois en 1810. C’est à l’Athénée, qui se trouvait rue Saint-Honoré, sur l’emplacement de l’Opéra brûlé en 1781, que Larive professait. Cet établissement, fondé par Pilâtre de Rozier, avait eu pour patrons et protecteurs officiels les frères du roi, le comte de Provence et le comte d’Artois. Il avait dû changer, une première fois, son nom de Musée en celui de Lycée, puis celui de Lycée en celui d’Athénée, lorsqu’en vertu de la loi du 11 floréal an x (1er  mai 1802), le nom de Lycée fut réservé aux établissements d’enseignement. Ginguené avait professé, lui aussi, à l’Athénée, aux côtés de La Harpe, Marmontel, Condorcet, Monge, Fourcroy, Cuvier et Biot.

Larive, qui, le 25 mai 1802, avait été nommé membre correspondant de l’Institut (classe des Beaux-Arts, section de Musique), devint le lecteur du roi Joseph, à Naples, en 1808, et fut nommé, quelque temps après, membre de l’Académie royale de Naples.

Le 25 avril 1816, il prit part à une représentation au bénéfice des pauvres au théâtre Favart ; il y joua Tancrède et n’y fut applaudi, dit M. Lyonnet, qu’en souvenir de son passé.

Retiré définitivement à Montlignon, il y mourut en 1827. Voici son acte de décès, publié par Fernand Bournen[8] :

« Le trente avril mil huit cent vingt-sept, à une heure après midi, acte de décès de Jean Mauduit-Larive, propriétaire de la commune de Montlignon, âgé de quatre-vingt ans environ, né à La Rochelle, département de la Charente Inférieure, décédé ledit jour audit Montlignon, à une heure après midi, en sa demeure, veuf de Catherine Vandenôve, décédée à Paris, le 4 d’aout 1816. Les témoins ont été MM. C Masson, adjoint de Montlignon, meunier et propriétaire, âgé de 57 ans, et B.-E. Guerret, audit Montlignon, âgé de vingt et un ans environ, et M. Ladislas, fils adoptif, propriétaire du manège du Luxembourg, âgé de vingt ans, demeurant à Paris, rue de Madame, no 4, et Achille Larive, propriétaire, demeurant audit Montlignon, âgé de 22 ans, ses enfants ; les deux premiers témoins amis de M. Larive, et les deux autres témoins fils de M. Larive, le défun, lesquels ont signé avec nous adjoint, en l’absence du maire, et après lecture faite et le décès constaté par nous soussigné. »

Masson. A. Larive. Masson.
Ladislas Larive. Guerret.

Ladislas Larive, que l’artiste avait adopté, était le fils de sa seconde femme.

Quinze ans après, le 17 mai 1842, le Conseil municipal de la commune prenait la délibération suivante :

 « Considérant,

Que M. Mauduit-Larive, ancien Maire de la commune de Montlignon, a été le bienfaiteur de cette commune, par les travaux considérables qu’il y a fait exécuter et qui ont été la cause première de la prospérité du pays, et, désirant donner à sa mémoire un témoignage de respect et de gratitude,

Emet à l’unanimité le vœu :

1o  Que la sépulture actuelle de M. Mauduit-Larive, dans l’ancien cimetière de la commune, soit transportée dans la partie du nouveau cimetière affectée aux concessions perpétuelles ;

2o  Qu’un terrain d’une étendue égale à celui qu’occupe actuellement ladite sépulture soit concédé gratuitement, à perpétuité, à la famille de M. Mauduit-Larive. »

J’ai cité, parmi les travaux de Larive, son Pyrame et Thisbé, ainsi que son Cours de déclamation ; il me reste à signaler ses Réflexions sur l’art théâtral, Paris, Rondonneau, an ix, in-8o  ;

Moyen de régénérer les théâtres, de leur rendre leur moralité et d’assurer l’état de tous les comédiens sans dépense pour le Gouvernement, Paris, 1806, in-4o  ;

Thama ou Le Sauvage civilisé, histoire d’un Taïtien (roman entièrement refondu et publié par J.-L. Melch. Porthmann), Paris, Le Normant, 1812, 2 vol. in-12.

Tel était cet artiste, à qui le souvenir de Le Kain a beaucoup nui, mais qui, néanmoins, a fait preuve de talent et qui a remporté de grands succès en province. À Paris, il a tenu une belle place à la Comédie-Française, et c’est avec juste raison que son buste en marbre, par Houdon, exposé au Salon de 1783, figure dans le Musée. Il a été offert en décembre 1827 par le fils de Larive. On a d’autres portraits de lui, entre autres celui que Mme Delbée a publié à la page 62 de son livre. S’il faut en croire le signalement donné à l’époque de son arrestation, il avait une taille de 5 pieds 4 pouces et demi, avait les cheveux, les sourcils et la barbe châtain foncé, portait perruque, avait les yeux bruns, le nez et la bouche moyens, le visage plein, le menton plat et le front découvert.

En terminant, je tiens à remercier mes amis, M. Coüet, le bibliothécaire-archiviste de la Comédie-Française, et M. Féron, archiviste de la Préfecture de Police, qui m’ont fourni les éléments essentiels pour cette communication, dans laquelle j’ai résumé ce qui a été publié sur un artiste, peut-être trop oublié aujourd’hui, que vous me pardonnerez d’avoir fait revivre pendant une heure.

E. Mareuse.

  1. Tome i, page 144.
  2. Histoire de Montlignon, Paris, Société française d’impressions, in-4o , 1914, page 55.
  3. Catalogue d’autographes Charavay, 27 avril 1903, page 16. Cette lettre, malgré son intérêt, ne fut vendue que 17 francs.
  4. Op. cit., page 58.
  5. Lettres de Jean-François Ducis, publiées par Paul Albert, 1879, page 166, 187, 200, 204 et 212.
  6. Op. cit., page 187.
  7. Lettres de Jean-François Ducis, publiées par Paul Albert, 1879, page 212.
  8. La Correspondance historique et archéologique, tome xiv (1907), page 228.