Une môme dessalée/04

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 84p. 13-16).

IV

Le blasé

Zine se retrouva seule devant la terrasse grouillante. Elle s’en éloigna en imitant malgré soi, parce qu’on lui avait dit cela chic, la démarche guindée de la fillette à la canne.

Un peu grise de ses apéritifs, la jeune fille se sentait libre et satisfaite. Libre surtout en ce sens qu’elle refusait de se tenir liée désormais par le retour quotidien à la maison. Elle ne rentrerait pas, c’était entendu. Que ferait-elle ? Cela, c’était le secret de l’avenir, un secret souriant et charmant comme l’âme de Zine à cette heure. Elle ne construisait aucun plan, et aucun espoir ne lui semblait nécessaire. La vie se déroulerait sans effort. elle s’en tenait assurée.

Les yeux larges, la taille droite, elle s’en allait donc en faisant retourner quelques passants, tant une sorte de provocation sortait de son allure.

Derrière elle, le grand homme grisonnant à la face lasse, venait avec indolence. Il regardait curieusement cette enfant, dont la seule démarche dénonçait un de ces étranges et amusants mystères qu’on ne sait lire clairement nulle part ailleurs qu’à Paris.

Zine suivait le boulevard Saint-Martin. Elle s’arrêtait avec une sorte d’émotion devant tous les magasins de bijoutiers et de maroquiniers. Elle regardait alors un sac de cuir fauve avec de vastes initiales d’argent et se disait en fermant une seconde les yeux : « Il est à moi. » Ou bien, devant les étalages brillants d’or et de colifichets précieux, elle songeait : « Cette bague, je la veux. On me la donnera demain, et ce bracelet-montre, il fera bien à mon poignet. »

En même temps, elle passait sa langue sur ses lèvres sèches, en sentant son cœur battre à grands coups dans sa poitrine : « Je suis Zine qui ne rentrera pas chez elle. Je suis Zine qui ne veut plus travailler, je suis Zine qui, bientôt, aura un bel appartement et des robes à la mode, des bijoux et des chaussures à quatre cents francs. »

Ainsi, hallucinée et perdue dans sa songerie, la jeune révoltée s’en allait par les boulevards. Rien, à son aspect, ne traduisait l’espèce de rêve qui, en elle, se superposait à la réalité et la recouvrait presque. Non que Zine, d’ailleurs, oubliât d’agir comme il faut, de décrire sur le trottoir les indispensables méandres propres à faire éviter les chocs et les rencontres, ou de prendre toutes précautions aux croisements de rue pour éviter de passer sous une auto. Mais elle désirait si ardemment voir, ce soir-là, ouvrir pour elle les portes du bonheur qu’elle anticipait sur sa prochaine félicité.

Elle allait donc, en balançant les hanches d’un petit pas bref et sautillant. Bientôt, elle fut sur le boulevard Saint-Denis. Puis sur celui qu’on nomme Bonne-Nouvelle et le boulevard Poissonnière l’accueillit, où elle stoppa un instant devant la façade du Matin.

Elle allait passer du boulevard Montmartre à celui des Italiens, mais s’arrêta pour admirer les démolitions et les bâtisses du boulevard Haussmann prolongé.

Là, une sorte d’admiration religieuse la secoua. Elle prenait conscience, en quelque sorte, de l’énormité de tout ce qui se fait à Paris. Ces puissantes demeures éventrées, ce bloc vide sur lequel, quelques mois plus tôt, fourmillait un peuple dense, encaqué dans des appartements innombrables, ces traces d’un labeur monstrueux, encore apparent, mais que bientôt on ne reconnaîtrait plus dans une avenue polie et meublée comme toutes, emplit Zine, bayante d’émoi, d’un lot de sentimentalités émerveillées.

C’est alors que son suiveur l’aborda.

— Petite, savez-vous que tout le monde se détourne pour vous admirer ?

Zine regarda et reconnut celui dont le regard appuyé l’avait tout à l’heure émue, elle en eut la parole coupée, elle si vive à la riposte coutumièrement.

L’autre la prit par le bras, avec une sorte de lenteur hardie et délicate.

— Venez, charmante amie, et dites-moi votre nom.

Elle répondit presque involontairement :

— Zine !

— C’est joli comme vous, preste, hardi, piquant et capricieux. Zine, vous venez dîner avec moi ?

Elle voulut protester, cherchant quelque méchanceté ragotique à décocher brutalement. Mais l’œil sombre de son nouveau compagnon pesa sur le sien. Il était triste et froid, et la bouche ironique se tordait comme pour mépriser.

Alors Zine abandonna son bras et murmura avec un soupir :

— Oui, mais je suis lasse.

— Nous allons chez Poccardi, répondit l’autre, et c’est à deux pas.

Dans une des petites salles du haut, à côté de l’Opéra-Comique, ils dînèrent. Le vin d’Italie, captieux et capiteux, exaltait la joie et la confiance de Zine. Lorsqu’ils sortirent, elle avait tout raconté à son nouvel ami. Lui, approuvait, attentif et narquois.

— Je vais, petite Zine, dit-il enfin, lorsqu’ils se retrouvèrent sur le boulevard déjà désert, te mener chez moi. Ne crains rien. Je te donnerai quelque argent et te trouverai une chambre ensuite, tu feras à ta guise pour utiliser tout cela.

— Vous allez rester mon ami ? dit la fillette émerveillée.

— Oui, ton ami !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils furent dans un vaste appartement, rempli de bibelots et de tableaux, où Zine se connut un peu gênée et parla bas. Il la mena enfin dans sa chambre.

— Déshabille-toi, petite, dit-il en se calant sur un fauteuil.

Elle obéit, devenue craintive et étrangement intimidée.

Il regardait, en fumant une cigarette à saveur opiacée.

Elle vint s’asseoir sur ses genoux.

— Vous allez m’aimer, dites ?

Il rit.

— Je t’aime, Zine, mais tu sortiras d’ici vierge, comme tu es.

— Pourquoi ? dit-elle avec désespoir. Moi je voudrais.

Il haussa les épaules sans perdre son sourire sarcastique :

— Je n’aime, Zine, mettre consciemment un grain de sable dans aucun engrenage. Et puis, je te ferais souffrir sans être certain de te donner aucune joie, ni morale ni autre. Enfin, seules m’agréent les femmes trop habiles en amour. Les naïves, je les aime aussi, mais sans les toucher, pour le spectacle de leur impudeur naïve et, en plus, pour des contacts sans passion.

Zine, nue et tendre, se mit à pleurer. Il reprit :

— Ah ! Zine, tu ne sais pas le bonheur qu’il y a à pouvoir pleurer pour un espoir déçu.

Et il l’embrassa savamment sur la bouche, puis ils se couchèrent…


Et il l’embrassa savamment sur la bouche.