Une môme dessalée/05

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 84p. 16-21).

V

Le bon vieux

Vingt-quatre heures après avoir décidé de « vivre sa vie », la jeune Zine avait déjà réalisé la plus délicate et la plus scabreuse des opérations indispensables. Je veux dire que le passage de l’état familial à l’état libre, pour une fillette de quinze ans et sept mois, représente, généralement, en l’état actuel des lois et usages, un problème assez difficile à résoudre et qui, pour elle, approchait cependant, de sa solution. Elle possédait, dans un bel hôtel tout flambant neuf, une magnifique chambre à coucher, avec les accessoires évocateurs des plus beaux destins : j’entends dire là que ce bidet de cavalerie légère, cette cuvette vaste à s’y noyer, ce pot à eau grand comme une citerne et doublé d’un surérogatoire broc d’émail tendre, signifiaient à ses yeux que rien ne s’éloignait hors de ses atteintes. Elle était cette merveille, une fille, jolie, bien entendu, qui sait encore user d’une eau abondante pour entretenir fraîche la fleur de son beau corps. C’est son ami, l’homme sceptique et blasé, qui lui avait trouvé cela et en avait soldé le prix. Elle l’aimait, maintenant, d’une tendresse ombrageuse et triste. Il lui semblait qu’appartenir à ce généreux et ironique personnage lui devrait porter bonheur.

Sans doute, plus experte et informée dans les arcanes de l’amour et de ses pratiques, eût-elle trouvé que les façons du personnage semblaient de maquignon et d’impuissant. Il aimait seulement, en effet, à regarder agir et vivre une femme nue. Il goûtait en artiste et non en amant, de voir, sur la chair et sur les muscles apparents, le détail des réflexes et des mouvements volontaires dire l’esprit même qui les anime. Cela se rehaussait en lui par le sentiment confus d’un jouet disponible pour apaiser expertement des élans sexuels dont il se voulait d’ailleurs toujours maître.

Et il admirait les ressources infinies de l’impudeur chez les êtres héréditairement pudiques. Il aimait aussi à surprendre et à faire réagir les impulsions de la honte, dont au demeurant Zine restait toujours chiche… Enfin, malgré les supplications de l’enfant, il refusait de la déflorer. Il disait :

— Il faut que cela te coûte beaucoup, près d’un homme que tu n’aimeras pas, ou que cela soit le fruit d’un élan ardent, ton corps étant abandonné à un adolescent de ton âge. Sache-le et essaie de me comprendre ; en amour, il ne faut jamais agir selon l’intelligence. Seuls l’intérêt et la passion ne déçoivent pas. L’esprit — et lui seul te pousse en ce moment vers moi — est de mauvais conseil.

Il disait encore :

— Laisse couler ta vie selon la pente qui t’entraîne. Nous vivons pour trouver à accrocher nos existences à de petites félicités ramassées tant bien que mal partout. Or, on ne trouve aucun bonheur à contrarier la force intime qui nous dirige et dont le ressort essentiel est l’amour. Vois-tu, Zine, les femmes qui ne veulent d’aucune qualité d’amour, ni purement érotique, ni professionnel, ni marital, ni autre, peuvent s’en vanter comme d’un exploit. Au fond, ce sont des malheureuses gens qui passent leurs nuits à remâcher la souffrance dont leur volonté les gave. Ils pleurent en cachette de désespoir et de haine. Leur vie est un martyre stupide, et qui s’aggrave de ce que personne ne les plaint.

— Mais, disait Zine — car cela ne semblait pour elle concerner que les femmes — que dire de celles qui font semblant d’être chastes et qui, au fond, s’en mettent jusque-là…

Et elle désignait un jusque-là des plus rares.

— Celles-là, Zine, sont parfois heureuses, car l’hypocrisie est une grande jouissance. Mais la plupart souffrent parce que le secret foncier de l’amour c’est le goût d’un triomphe visible. L’amour est toujours exhibitionniste en son essence. Qui se condamne à le vivre dans le mystère connaît donc de ce chef d’amers et cuisants regrets.

— Alors, concluait Zine, il faut que je me laisse vivre.

— Oui, surtout, tâche de comprendre les remous et les courants qui te portent. Choisis ! La vie vous offre souvent plusieurs sentiers ; c’est là qu’il faut méditer et éviter le malheur toujours embusqué dans quelque tournant. Où passer ? En tout cas, obéis surtout à ton élan intime. S’il te mène aux ennuis, tu les recevras plus joyeusement. Sache en plus faire un mélange bien habile de tes désirs et de ton intérêt. Là est le secret de la réussite et de la joie. Mais fuis l’intelligence et ses conseils, fuis les gens qui raisonnent et particulièrement ceux qui raisonnent bien. Sache, et rappelle-toi, qu’on ne saurait vivre heureusement sans sottises, absurdités, contradictions et déraison.

Et il terminait par ce conseil délicat :

— Apprends à jouir de tout et de toi-même. Je t’ai donné de petites leçons provisoires, mais il te faut une initiation brutale que je te refuse parce que je suis intelligent, c’est-à-dire vicieux et raisonnable malgré moi. Si j’étais un imbécile, je n’aurais pas le sentiment qu’à abolir ta virginité, je fais pression sur ton avenir et que peut-être je me rends responsable des soucis qui te viendraient ensuite. Ah ! Zine, être un crétin, quel abîme de bonheur…

Et, se reprenant, il souriait avec nonchalance :

— Malheureusement, ils n’en ont pas conscience, et le bonheur qu’on possède sans le savoir ne ressemble à rien du tout. Ah ! Zine !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Zine s’en allait maintenant par les rues de Paris. À cette heure, ses compagnes œuvraient sous le regard dur d’une chefesse d’atelier surnommée Tante Poil…

Elle regardait toujours les étalages avec concupiscence et roulait dans sa petite tête les conseils narquois et paradoxaux de son ami.

Au fond de sa pensée, elle songeait trouver un véritable amant, puis revenir s’offrir à ce protecteur dont le sourire l’enfiévrait : « Maintenant je suis à toi. » Mais trouver un amant, chose pourtant si facile, cela semblait à Zine, hérissé de difficultés.

À ce moment, comme elle quittait la vitrine d’un bottier, elle se heurta à un homme âgé et souriant qui s’était placé sur sa route pour l’accoster :

— Ah ! ma petite, excusez-moi, je vous ai peut-être fait mal.

Il abondait en pardons, l’air brave homme, avec une flamme dans l’œil.

— Mais non, monsieur.

— Vous ne travaillez pas, ce matin, mademoiselle, que vous semblez flâner ?

— Non, monsieur, je suis libre et maîtresse de moi. Ce disant, elle se cambrait et faisait ressortir ses petits seins.

— En ce cas, mademoiselle, voudrez-vous faire quelques pas avec moi ? Même, puisque vous êtes libre, nous déjeunerons ensemble si cela vous plaît. Vous êtes si charmante et je vous devine si pleine d’esprit !

Zine le soupesa d’un regard : elle se souvint des conseils de son ami. Était-ce la bonne pente ? Oui, sans doute.

— Je veux bien, monsieur.