Une môme dessalée/12

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 84p. 44-48).

XII

Mœurs d’outre-mer

L’homme la regarda en silence puis, il repartit :

— Suivez-moi d’abord. Vous n’êtes pas dans un pays désordonné comme le vôtre, mais dans un pays où tout est ordre et méthode. Avant de songer à la luxure, je veux, comment dites-vous en France ?… vous… anthropométrer. J’ai mon laboratoire photographique, nous y ferons l’inventaire de vos charmes et chacun sera photographié à part avec une fiche signalétique et les mesures complémentaires.

Zine, ahurie, le regarda en laissant tomber sa courte jupe. L’autre satisfait de cette attention qu’il croyait admirative, reprit :

— Je suis Master John Mac Floggin, le premier amoureux dans le monde. Les autres amoureux se contentent de contacts sexuels, moi je prends les mesures de mes maîtresses et des photos comparatives. J’ai une série de quatre cent vingt-huit dossiers, avec autographes des amoureuses et documents sur l’acte lui-même, chronométré avec tous les détails sur son accomplissement.

— Mais, demanda Zine de plus en plus éberluée, que voulez-vous faire de ça. L’autre se dressa avec orgueil :

— Je veux léguer à la Bibliothèque de New-York une série de livres uniques et scientifiques sur l’amour. Tout y sera et ce n’est pas un mince honneur pour vous, petite Française, que de devoir figurer sur ce livre d’or…

— Mais qu’est-ce que vous donnerez, pour ça, demanda-t-elle, afin de ne pas perdre de vue le problème d’argent quoi qu’elle portât une pièce de mille dollars dans son sac à main.

— Je paye, répondit l’Américain, selon la satisfaction éprouvée. C’est un calcul à faire une fois les opérations closes. Les indices scientifiques de mon plaisir sont : primo la durée du premier jeu amoureux et secundo leur nombre dans un délai de deux heures. La durée du premier doit être brève et le nombre élevé durant le laps indiqué. Tertio il y a ma température prise pendant l’affaire par trois thermomètres marquant le centième de degré. Il y eut une femme, voici huit mois, Française comme vous, pour me faire atteindre trente-neuf degrés centigrades. Une Espagnole fit trente-huit degrés quatre vingt-trois centièmes… Il y a ensuite un sphygmographe qui donne le rythme de mon cœur. C’est une Mexicaine qui tient le record. Elle monta mon pouls à cent douze. Il y a enfin d’autres appareils qui mesurent en quantité et en densité ce que l’amour produit, et un très délicat outil de laboratoire dit quelle force en kilogrammètres j’ai dépensé en aimant. J’ai naguère employé même un ampèremètre pour savoir ce que je produisais d’électricité, mais les résultats ont été incertains. J’attends toutefois un instrument nouveau qui pourra me dire désormais quelle quantité d’oxygène je brûle en faisant l’amour et combien je fabrique d’acide carbonique, d’urée et de vapeur d’eau…

— Eh bien ! dit Zine que ce détail commençait d’égayer, ça doit être rigolard de s’amuser avec vous.

— Je ne cherche pas à m’amuser, dit l’autre, mais à faire une œuvre savante et que personne n’ait tentée avant moi.

— Je veux le crois, répondit la jeune fille en riant. C’est une complication un peu embarrassante.

— Montons donc à l’anthropométrie, reprit l’homme qui ne riait jamais.


Zine dut se dévêtir.

Ils y furent bientôt. Sous le toit, devant des vitres démesurées et des appareils monstrueux sur des trépieds, Zine dut se dévêtir et laisser enregistrer la grandeur de son pied et d’autre chose qu’on prétend, par un célèbre problème, être de dimension parente. Elle donna la mesure exacte, hauteur, largeur et épaisseur de sa croupe et de ses deux seins. D’innombrables mensurations furent notées sur des cartons spéciaux aux remarques multiples et des photos complétèrent les détails rares qu’on y portait : diamètres des cuisses et des bras, courbe vertébrale, rayon antérieur et postérieur de la courbe du ventre, profondeur et axe du nombril, formule de la courbe parabolique des seins. Rien ne fut oublié ! Aucune partie du corps de Zine n’échappa aux investigations du Yankee. Tout cela fut établi avec une science méticuleuse. Zine ne pouvait pas comprendre qu’il y eût tant de choses différentes à examiner dans un corps humain.

Ensuite elle fut soumise aux rayons X, en hauteur et en profondeur et quelques différences qu’elle avait avec le gabarit de la Vénus de Milo furent notées sans délai.

— C’est fini ! dit enfin le gaillard qui commençait lui-même à ne plus se reconnaître dans l’infinie complication de ses chiffres et de ses notules.

— Je me rhabille ? demanda Zine qui ne désirait plus que partir.

— Oui ! nous allons dîner.

Le dîner coupa heureusement les travaux scientifiques de John Mac Floggin. Des serviteurs nègres, et qui semblaient muets, servirent un festin abondant dont l’enfant, l’appétit aiguisé, se trouva bien. Cependant l’astucieuse Zine ne se souciait plus de recommencer sous les lampes à arc nocturnes à se faire examiner médicalement comme le voulait faire maintenant le savant érotomane. Comment agir pour couper à cette corvée ? L’idée du thermomètre placé où il faut durant l’amour lui semblait à la fois cocasse et réfrigérante.

S’adonner au plaisir, ou, du moins, au geste qui généralement y mène, avec tout un attirail d’instruments savants lui semblait une idée si bouffonne qu’y penser suffisait à la faire esclaffer. Mais l’Américain tenait à tout ça. Comment le lui faire oublier, sinon en l’excitant assez pour qu’il délaissât ses fantaisies scientifiques et se laissât aller à faire la même chose que n’importe qui. Il est vrai qu’il semblait bien froid, mais on verrait à l’échauffer…

C’est pourquoi, le dîner fini, Zine, assise devant lui, se mit à boire une tasse de café en inspectant son partenaire. Comment le remuer ?

Elle dit :

— J’ai visité quelques magasins de New-York sans y trouver les choses à la mode. C’est curieux.

— Comment ? dit l’autre, ému dans son orgueil national, la mode du monde, c’est nous qui la faisons.

— Mais non, dit Zine, Tenez, une chemise-enveloppe, fermée comme celle-ci, vous ne connaissez pas cet article-là.

Elle montrait, avec un art que la pénombre rendait capiteux, ce que d’elle-même elle supposait propre, ainsi offert, à enflammer le Yankee mesureur. Il marqua, un peu congestionné par le repas, un trouble très apparent.

— Et ceci ? dit-elle encore en s’approchant narquoisement et en s’asseyant sur l’homme, ceci c’est bien français aussi ?…

Après quelques essais elle sut tenir enfin l’individu en main et qu’il délaisserait cette nuit son laboratoire.

Il le délaissa la nuit suivante, et même les autres. Il avait fini par se passionner merveilleusement pour Zine. Et cela fut à tel point qu’il voulut l’épouser. Elle fit semblant de refuser, se soumit enfin, et lorsque l’Américain mourut, peu après, pour avoir repris ses travaux érotiques, il la laissait riche de quelques millions de dollars.

Alors, Zine, glorieuse et cossue, revint en France. Elle avait suivi, il faut l’avouer, la bonne, la meilleure pente…

FIN