Une môme dessalée/11

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 84p. 40-44).

XI

Amérique

Zine partit. On lui avait confectionné une identité très admissible, et l’ami du protecteur blasé l’emmenait comme sa sœur. Il était bien entendu que durant tout le voyage, Zine serait d’une dignité épiscopale, quitte, une fois aux États-Unis, à laisser son naturel se déployer comme un drapeau. Son guide lui avait dit :

— Sache contenir tes impulsions durant le temps passé au contact provisoire de gens notables et porteurs de préjugés. Mais une fois abandonnée à toi-même, apprends seulement à mesurer et à discipliner les écarts de ton tempérament. Ils te seront utiles et il ne faut jamais renoncer à soi-même. Pourtant, force te sera de ne t’en servir qu’en temps utile. À toi de bien deviner les circonstances. C’est très difficile, et il faut avoir confiance en son intuition pour cela, plus qu’en sa raison.

Et Zine était partie, lestée de ces précieux conseils.

La mer et le paquebot lui furent un étonnement énorme et exquis.

Elle comprit toutefois les sages avis de son conseil et qu’il fallait éviter de manifester sa stupeur.

Ce fut ensuite la traversée dans le brouhaha et l’étrangeté de ce monde étroit, vivant en cage, et contraint de s’aimer ou de se détester côte à côte. Encore la haine supporte-t-elle facilement cette proximité tandis l’amour la redoute…

L’Amérique vint. Après six jours de hâte entre le vaste ciel et l’eau infinie, le paquebot permit à ses voyageurs d’entrevoir au loin la côte, légère comme un nuage violet. Et ce fut, à la file, tout ce que les gens des États ont disposé pour recevoir ou retenir les immigrants, les contrôles et les vérifications vétilleuses, les questions scabreuses et bizarres, tout le mécanisme de l’arrivée au pays des quarante-quatre étoiles, enfin la venue à New-York et la mise du pied sur ce continent si bien défendu.

Le soir, Zine et son prétendu frère dînèrent ensemble dans un restaurant français de Broadway.

— Petite Zine, dit l’homme, — un grand gaillard sec et froid, qui venait avec de complexes missions et des papiers officiels à la pelle, — petite Zine, tu as été ma sœur jusqu’ici, et tu reconnaîtras que ma correction fraternelle fut parfaite sur le bateau. Mais nous voici sur la terre classique de la liberté, une liberté un peu enchaînée, toutefois on compose avec ces chaînes… Ne trouves-tu pas que je mérite une petite récompense pour t’avoir menée ici sans autre difficulté que d’avoir à singer une parenté illusoire ?

— Mais oui ! dit Zine.

— Quelle récompense ?

— Je vais vous embrasser, dit-elle en riant.

— Oui, comme commencement, mais il ne faudra pas t’en tenir là.

— Vous n’avez pas peur, dit-elle malicieusement, d’être poursuivi pour le crime d’inceste ?

— Je te prouverai que non.

Et le soir, ils louèrent un appartement avec deux chambres contiguës, car il faut toujours se méfier en ce pays puritain, puis un lit unique les reçut. Zine voulut prouver que les leçons galantes qu’elle avait reçues lui avaient été profitables, et elle fit des prodiges…

— Ma petite, lui affirma le lendemain matin son « frère » avec dignité, tu feras ton chemin ici. C’est un pays de gens prudes, mais leur salacité est grande. Ils ont surtout la dévotion de ce qu’ils nomment « la luxure française », Choisis et raréfie les occasions de leur en prodiguer, mais, l’heure venue, déploie tout son savoir. Il te mènera loin.

Et Zine, le lendemain de ce jour faste, ayant serré la main de ce guide aimable, qu’elle regretta un moment, s’en alla par les rues de la ville géante, confiante en ses talents et heureuse de vivre. Avant de partir pour la Californie elle voulait apprendre à connaître l’illustre cité new-yorkaise, mais il est ingrat de le faire sans guide et sans connaître l’anglais.

Elle revenait doucement vers son hôtel, après une longue promenade au hasard, lorsque à un coin de rue elle remarqua un homme bien vêtu qui lui faisait un signe de connaissance. Elle ne s’arrêta pas, mais il lui emboîta le pas, après avoir fait signe à une auto qui le suivait au ras du trottoir.

Au coin où le croisement de six rues fait une étoile à six branches, devant la maison triangulaire du New-York-Herald, un attroupement se produisit soudain, qui arrêta Zine au bord du trottoir. Des agents accoururent pour émietter la foule pressée, où une femme criait des injures on ne savait à qui. À ce moment, le personnage qui suivait Zine se trouva à son côté et l’auto qui l’accompagnait les touchait tous les deux.

Alors, avec une prestesse magnifique, l’homme la prit par le bras, ouvrit d’une détente la portière, la mit dans la voiture, monta à son côté, et le chauffeur partit illico en troisième…

Zine, ahurie, fut au moins dix secondes avant de reprendre ses esprits, et déjà la voiture avait fait assez de chemin pour être fort éloignée de tous témoins du rapide enlèvement.

Elle dit d’une voix étranglée :

— Mais, monsieur, qu’est-ce que cela signifie ?

— Je vous enlève, dit l’autre en mauvais français. J’ai envie de vous et suis assez puissant pour me satisfaire. Ne dites rien, sinon je vous fais bâillonner. Si vous acceptez votre sort, tout ira bien, vous n’avez pas de craintes à avoir, ce que je veux, vous l’avez donné déjà si souvent que cela ne vous coûte rien.

Zine se cabra :

— Je donne cela à qui me plaît.

— Eh bien, je vous plairai, c’est simple comme bonjour, répondit l’homme.

— Non, grogna Zine qui se sentait impuissante dans une voiture filant à soixante à l’heure.

Bientôt ce fut la campagne, semée d’habitations entourées de jardins, puis des usines pressées, enfin des collines boisées d’où l’on apercevait la mer.

— Nous sommes arrivés, dit au bout d’une heure, l’Américain à Zine, en lui prenant le bras.

Elle descendit devant un charmant et bucolique cottage entouré de fleurs aux couleurs ardentes.

Ils entrèrent tous deux dans la maison.

— Montons d’abord au laboratoire, commanda le gaillard sérieux comme un ambassadeur, et que nulle idée lubrique ne semblait posséder.

— Monsieur, dit Zine, j’aime mieux en finir tout de suite et repartir.