Une mine de souvenirs/VII

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s. é. (p. 87-101).

CHAPITRE VII

Souvenir d’un discours politique



J’AVAIS 19 ans, je suivais tranquillement, « bien tranquillement », mes études, quand elles furent interrompues par un accident : une branche d’érable longue et grosse me tomba sur la tête. Je dus prendre le chemin de l’hôpital paternel. Je devins mieux, mais la tête resta souffrante assez longtemps.

Je revenais un jour d’une longue promenade habituelle, lorsque je vis entrer chez nous un homme de mise irréprochable qui me dit d’un ton attrayant : « N’êtes-vous pas le jeune Lacasse du Collège de l’Assomption, par conséquent l’un des futurs soutiens de la Patrie ? » Je répondis humblement : « C’est moi-même, monsieur. »

— Moi, dit-il, d’un ton imposant, je suis le candidat du comté de Montcalm pour les futures élections. Après de nombreuses sollicitations, j’ai dû accepter bien malgré moi, cher jeune homme, une responsabilité qui m’empêche de dormir, mais que je me suis laissé imposer, pour le seul bien de la Patrie, dont le sol est imbibé du sang de nos ancêtres, pour le seul souci des intérêts — il a omis le capital, — des habitants du plus beau de tous les comtés du Canada, du comté de Montcalm, dont le seul nom doit remuer toutes les fibres d’un cœur patriotique comme le vôtre. Oui, comme le vôtre, vaillant jeune homme. Et je viens vous dire, Monsieur Lacasse, que c’est vous, oui vous, qui tenez en mains le succès de mon élection.

Je sursautai.

— Moi ! Monsieur… Vous voulez vous moquer…

— Pardon, Monsieur Lacasse. Vous avez votre oncle Alexandre à Wexford, dans la paroisse de Cherisey ; il est assez instruit, parle les deux langues, et aux élections dernières il a commandé 100 votes par son influence. Il méritait cet honneur, vous le savez. Or, ayant demandé au député que je dois remplacer, la somme de $500 pour chemins de colonisation, il a été remis à l’année qui vient… encore. C’est pourquoi il veut s’abstenir cette année et ne pas voter pour le parti. Il ne tient qu’à vous de le faire revenir sur sa décision. Il ne pourra pas refuser cela à son neveu dont il est si fier.

À ces mots, je changeai de position sur ma chaise, en signe d’approbation.

— Mais, Monsieur le candidat, sur quelle question voulez-vous que je parle ? Je ne sais rien de la politique.

— Qu’à cela ne tienne, me répondit-il en souriant. D’abord vous avez bien des devanciers dans la profession, et s’il est difficile de bien savoir ce que l’on dit, il est bien plus facile et bien plus commun de ne pas le savoir. Mon programme est un des plus vastes que l’on puisse présenter sur la scène politique, un programme qui mettra à sec les puits d’éloquence de mes adversaires. Le voici, en deux mots : « Je suis pour les bonnes mesures. » Saisissez-vous bien toute l’étendue de ce programme ?

— Je vois en effet, répondis-je, qu’il est étendu, trop étendu même pour mes faibles moyens. D’ailleurs, Monsieur le candidat, j’ai une raison péremptoire pour ne pas accepter votre proposition : je suis sans le sou.

— Peu importe, reprit-il aussitôt. Nous avons un fonds d’élections pour défrayer les dépenses de voyages. J’insiste sur ce mot : dépenses de voyages.

Puis tirant de son porte-monnaie deux billets de 10 piastres :

— Voici, dit-il, pour la semaine.

— Mais, repris-je, je vous dis que je ne connais pas un mot de politique.

— Brillant jeune homme, vous pouvez parler politique aux gens sans la connaître, et cependant faire sur eux une vive impression.

Je jetai un regard furtif sur les vingt piastres. Vingt piastres à moi, fils d’habitant, âgé de 19 ans et 4 mois ! Une fortune colossale, quoi !

— Oh ! je crois bien, dis-je au candidat d’un ton bien humble, piteux et lent ; je crois bien que si je le voulais, je pourrais à la rigueur dire quelque chose. Mais c’est seulement pour vous rendre service, Monsieur, ajoutai-je en m’emparant fiévreusement des deux billets de banque.

Il fut convenu que je me rendrais chez mon oncle pour résoudre les grands problèmes dont la solution devait sauver la Patrie ; puis le dimanche suivant, après la messe, faire mon discours politique sur une pile de planches devenue pour l’occasion une tribune d’éloquence. Le candidat me dit d’orner le buste de mon chef-d’œuvre d’une belle tête et d’une longue queue, que le reste était de peu d’importance.

Retiré dans mon cabinet de travail, belle pièce de la maison de 24 pieds sur 36, — le grenier, — je me mis à l’œuvre. Ma mère vint m’interrompre au milieu d’une de mes plus belles périodes. « Mon fils », me dit-elle, « à ta place je n’irais pas chez ton oncle ; j’ai peur pour ta vocation. » Je répondis que je ne pouvais plus reculer, que j’avais accepté l’argent, que j’avais une conscience trop délicate pour manquer à l’honneur. Je gagnai mon point.

Je me rendis chez mon oncle, où pendant deux jours nous parlâmes des hommes et des choses, et surtout des chemins de colonisation, des ponts et des clôtures. Le dimanche, nous nous rendîmes à Saint-Théodore ; comme mon oncle restait loin de l’église, nous arrivâmes les premiers.

Le ciel s’assombrissait, de gros nuages menaçants flottaient dans l’espace ; je commençai à craindre que des flots plus impressionnants que ceux de mon éloquence ne vinssent me faire perdre l’occasion de sauver ma belle province de Québec et de me faire valoir comme libérateur.

Au sortir de l’église, l’orage était dissipé. Je montai sur ma pile de planches et je fus présenté à la foule par mon oncle comme étant un jeune phénomène politique, un de ces météores lumineux qui apparaissent à de longs intervalles pour attirer l’attention des peuples, etc., etc… Je débutai par ces paroles :

« Nobles et intelligents électeurs du beau et grandiose comté de Montcalm :

« Le mot d’élection, comme un coup de foudre, est tombé dans les rangs de la foule. Réveillé par la commotion, j’ai surgi de ma couche de repos en criant à mes amis : « Vaincre ou mourir est ma devise. » Oui, à ce grand mot d’élection j’ai senti mon sang, mon sang de 20 ans, bouillir dans mes veines… »

« Une bonne saignée t’aurait calmé, jeune homme », s’écria quelqu’un dans la foule. Un fou rire étourdissant accueillit ces paroles. Je toussai, je tirai mon mouchoir, puis je m’écriai en m’adressant à mon interlocuteur :

« Quand on n’a rien que du bon sang dans les veines, mon ami, on ne tient pas à en perdre une seule goutte. » Et je continuai : « Les quatre murs d’un collège étant trop étroits pour contenir l’ardeur de mon patriotisme, je m’élançai dans l’arène politique…

— Eh ! dis-nous donc, mon garçon, reprit le même interlocuteur, si tu es parti de toi-même du collège ou si tu en as été chassé ?

« Non monsieur, je n’ai pas été chassé. » Puis, passant par-dessus le corps de mon discours, j’en saisis la queue que je secouai avec véhémence au-dessus de mes auditeurs :

« Braves citoyens, soyez dignes de vos ancêtres. » Et alors, empruntant quelques extraits des discours de la Saint-Jean-Baptiste : « Combat des Thermopyles, vous pâlissez devant la bataille de Châteauguay ; majestueux Saint-Laurent, grossi du sang de nos ennemis, va porter aux mers épouvantées le tribut de la vaillance canadienne-française sans égale dans l’histoire du monde. »

Je croyais avoir électrisé mon auditoire quand j’entendis un auditeur me demander de combien de pieds le niveau du Saint-Laurent avait monté cette fois-là ? Je terminai ma harangue en souhaitant à tous une bonne année et le paradis à la fin de leurs jours.

Mais ce n’est pas là toute l’histoire. Le candidat m’avait dit qu’il croyait bien que je n’aurais pas d’adversaire, que dans tous les cas il enverrait au journal le samedi soir un compte rendu fidèle de l’assemblée du lendemain, devant paraître sans faute le lundi matin. Combien cette journée du lundi me parut longue. Enfin, vers les 7 heures du soir, j’eus le bonheur de lire à la famille l’entrefilet suivant :

« À Chersey une ovation était réservée au jeune orateur Lacasse, qui brillera plus tard au firmament de notre politique canadienne comme une étoile de première grandeur. Il a simplement éreinté son adversaire. Nous lui promettons une glorieuse carrière politique. »

Mon père et ma mère ont bien vite brisé cette carrière en me défendant de l’exploiter et en m’ordonnant de continuer mes études.

Cette anecdote ne fait que décrire ce qui se passait il y a quelque 60 ans quand mes efforts ont sauvé la Patrie pour 4 ans de plus.

Voyons maintenant ensemble ce que nous pouvons tirer d’utile de cette anecdote de ma carrière politique manquée, au point de vue de l’obligation qu’ont les parents de donner une bonne éducation catholique à leurs enfants pour qu’ils puissent remplir leurs devoirs envers Dieu, et aussi une instruction convenable pour les mettre en état de s’acquitter de leurs obligations envers eux-mêmes et la société, comme citoyen de la patrie terrestre. Un homme qui ne sait ni lire, ni écrire, ne pourra faire, ni à lui-même, ni à la société, tout le bien qu’il pourrait opérer en ce monde.

Dans notre jeunesse, nous sommes portés à obéir plutôt aux entraînements de l’imagination qu’aux conseils de nos parents et de notre curé. L’enfant de 12 ans, comme le jeune homme de vingt ans, n’aime pas la vie de contrainte. Il soupire après l’heure où ses parents lui laisseront la liberté d’agir à sa guise. Il ne se rend pas compte encore que la vie n’est pas une affaire de sentiment, mais bien une question de devoirs envers Dieu, le prochain et soi-même. L’obligation des devoirs envers Dieu ne souffre pas de discussion. Il faudrait être bien méchant, bien insensé, ou l’un et l’autre, pour mettre en doute un point si simple et si clair, et heureusement Dieu a donné à nos masses populaires canadiennes-françaises le don de la foi uni à un grand bon sens. Nos devoirs envers Dieu se résument à ceci : croire et faire ce que la Sainte Église croit, pratique et enseigne, c’est-à-dire faire le bien et éviter le mal.

Si l’Église a ses commandements, elle a aussi ses conseils. « Mariez-vous », dit saint Paul, « vous ferez bien ; ne vous mariez pas, vous ferez mieux. » L’Église commande le bien, elle conseille le mieux pour la plus grande gloire de Dieu ; elle ne peut pas ordonner ce que Dieu ne fait que conseiller. Ceci étant bien compris, mes chers amis, appliquons ces principes divins à la conduite des parents au sujet de l’école. Nous suivrons l’opinion des principaux docteurs de l’Église.

L’Église ordonne aux parents de donner par eux-mêmes, ou par d’autres, une éducation catholique à leurs enfants ; ce commandement est si impérieux qu’il expose les parents coupables au feu de l’enfer. Dans notre heureuse province de Québec, les pères et mères de famille ont un moyen bien facile de s’acquitter de ce devenir : c’est d’envoyer leurs enfants aux écoles catholiques, qui y sont en si grand nombre. Au Manitoba, la chose demande de plus grands sacrifices. Nos évêques catholiques font tous leurs efforts pour engager les parents chrétiens à envoyer leurs enfants à l’école catholique. Y a-t-il un seul curé qui n’ait supplié ses paroissiens de remplir ce devoir, afin de procurer à leurs enfants non seulement la science nécessaire du catéchisme, mais les sciences profanes dont l’ignorance le retiendrait toujours dans un état funeste d’infériorité sociale. Nous pouvons dire que l’appel de nos évêques, de nos prêtres, secondé par les encouragements du gouvernement, a été entendu.

Quel changement depuis 25 ans, quel empressement maintenant pour faire instruire les enfants. Nos nombreux collèges sont devenus trop petits, nos académies regorgent de jeunes gens et de jeunes filles qui veulent s’instruire pour leur intérêt et pour celui de leur patrie d’origine. Vous envoyez maintenant vos enfants à l’école en tel nombre que l’assistance moyenne dépasse celle de toutes les autres provinces. Ceux que le gouvernement inscrit dans la colonne des illettrés n’appartiennent pas à ces dernières générations que vous avez eu le soin de faire instruire.

Comment en est-on arrivé à ce résultat ? Par la persuasion, par les conseils de tous ceux qui sont sages et éclairés, qui veulent le bien spirituel et matériel du peuple. Évêques, prêtres, gouvernants catholiques, écrivains dévoués à vos intérêts, conférenciers, tous à l’envie ont exalté les bienfaits de l’éducation. Le succès a été immense durant ces dernières décades, et ne fait qu’augmenter de jour en jour, et le temps n’est pas éloigné où il suffira des doigts de la main pour compter les illettrés dans notre province.

Ceux qui patronnent une loi d’instruction obligatoire, dont l’origine seule suffit pour mettre les catholiques sur leurs gardes, ne se sont pas rendu compte de la marche triomphale de la cause de l’éducation parmi nos populations.

Chers compatriotes, il faut prier beaucoup et agir, toujours d’accord avec nos évêques, pour obtenir que cette question d’instruction obligatoire, si grosse de craintes justifiées par l’expérience, soit enterrée à jamais. Soumettez-vous à la loi actuelle que nos évêques acceptent et qui n’a rien d’injuste dans la Province de Québec. Envoyez vos enfants de 12 à 14 ans à l’école comme vos autres enfants. Exigez que vos jeunes garçons restent au collège tant que leur cours ne sera pas terminé. Vous-mêmes, aussi bien qu’eux et la patrie, y gagnerez.

Avant de terminer ce chapitre, je vous invite à venir déposer une couronne sur la tombe de l’honorable Charles de Boucherville.

C’est lui qui nous a donné la loi actuelle qui régit l’instruction publique dans la province de Québec.

Ce grand chrétien croyait à l’action de la Providence dans les événements du monde. Chaque matin, en se rendant à son bureau, il s’arrêtait faire une visite au Très S. Sacrement dans la Basilique de Québec.

L’idée-mère autour de laquelle tourne toute la législation scolaire est celle-ci :

Conserver à l’Église catholique et aux pères de famille tous leurs droits imprescriptibles dans toute leur intégrité.

Pour arriver à ce but, un ministre de l’Instruction publique, à faces si changeantes dans notre pays, ne lui allait pas. Il voulait faire une œuvre stable.

Il créa alors le Conseil de l’Instruction publique composé comme suit : Premièrement : des évêques titulaires qui représentent l’Église dans sa mission d’enseigner ; Deuxièmement : d’autant de laïques, qui tiennent la place des pères de famille ; troisièmement : d’un surintendant qui représente le gouvernement de l’état.

L’harmonieuse combinaison de pouvoirs de ces trois facteurs officiels est nécessaire dans le pays et le temps où nous vivons, pour l’œuvre commune de l’instruction catholique et profane du jeune âge. Le premier ministre de Boucherville a eu la sagesse de mettre la responsabilité du programme des études sur les évêques et les parents des enfants. De cette manière il a coupé court à tout mécontentement désordonné de la part des contribuables catholiques.

Mais comme les parents protestants réclament les mêmes droits que les catholiques, d’être les instituteurs de leurs enfants, le même programme d’études ne peut convenir aux deux parties. Les protestants, bien à tort, ne veulent pas accepter une éducation catholique, et les catholiques ne veulent pas recevoir une instruction protestante ou athée.

L’Église catholique repousse avec énergie tout système d’éducation qui bannit de l’école son Divin Fondateur.

Pour éviter le grand malheur d’écoles sans Dieu, de Boucherville a cru devoir, pour le bien des catholiques, créer un autre conseil de non-catholiques qui s’arrangent entre eux comme ils l’entendent. Par là il détourna le glaive de la persécution du cœur de notre catholique province de Québec.

La loi de Boucherville a sans doute des lacunes imputables aux circonstances de temps et de lieux et auxquelles on ne pouvait pas porter remède sans exposer les catholiques à perdre leurs écoles. Mais il n’en est pas moins vrai que cette loi répond pleinement aux droits de nos évêques sur les fidèles confiés à leurs soins et à ceux des parents à l’égard de leurs enfants. Nous pouvons sans crainte dire, croyons-nous, que l’Église chantera un Te Deum, le jour où tous les gouvernants adopteront comme un modèle à suivre la loi actuelle de l’instruction publique de la province de Québec.

Il est, je crois, de notre devoir de conserver la loi actuelle telle qu’elle est, car ceux qui veulent la changer n’ont pas l’intention de nous en donner une meilleure. Bien au contraire. D’ailleurs, ils ne parlent pas au nom du peuple canadien ; ils veulent seulement mettre le gouvernement et l’Église dans l’embarras. Prions pour eux et ne les écoutons pas. Prions aussi beaucoup pour que les conseillers laïques représentent toujours dignement la volonté du peuple canadien et non leur opinion personnelle.

Admirons, en terminant, les effets magnifiques de cet arrangement de la question scolaire qui repose sur des bases de paix et d’entente cordiale. Nos collèges, académies, couvents et écoles, ont un octroi du gouvernement. Quels avantages pour le bien spirituel et temporel de nos familles canadiennes.

On a élevé des monuments à certains hommes politiques qui n’ont pas fait pour le bonheur du peuple, la centième partie de ce qu’a fait l’honorable de Boucherville, que nous rencontrerons un jour au ciel à côté de Monseigneur Langevin, de Saint-Boniface.

Nous qui jouissons des bienfaits de sa loi, allons au moins déposer sur sa tombe une couronne d’immortelles et le remerciement de cœurs reconnaissants.