Une muse et sa mère/1

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Éditions Émile-Paul frères (p. 14-64).
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I


Le sixième jour du mois de pluviôse, l’an XII de la République française, c’est-à-dire le 26 janvier 1804, un peu avant onze heures du matin, trois hommes sortaient de la maison qu’occupait, rue Saint Adalbert, à Aix-la-Chapelle, le receveur général du département de la Roër. L’un d’eux était M. le Receveur général lui-même, Jean-Sigismond Gay, un grand et solide gaillard de trente-six ans ; le col de son habit à boutons de métal lui montait à la hauteur des oreilles ; de grands revers largement décolletés découvraient son gilet blanc ; la cravate blanche engonçait le cou, non moins que le faux-col aux cornes rigides, entre lesquelles un créneau dégageait le nez et la bouche. Cette bouche était singulièrement fine, le nez bien dessiné ; deux grands yeux bleus éclairaient le visage, encadré par les boucles des cheveux ramenés en avant, et par les nageoires alors à la mode. Cette physionomie éveillait la sympathie et décelait la bonté[1].

Les deux autres personnages étaient deux sous-ordres du receveur général : le premier, Marc Antoine-Camille Raffaneau, employé à la recette générale ; le second, Claude Harent, receveur particulier de l’arrondissement d’Aix-la-Chapelle. Et tous les trois se dirigeaient vers l’hôtel de ville. Ils y déclarèrent la venue au monde, la veille, 5 pluviôse, à la même heure, d’un enfant dont le sexe « a été reconnu être femelle », dit peu galamment l’acte qu’ils contresignèrent. Le père était Sigismond Gay, la mère, sa femme, née Marie-Françoise Sophie Nichault de La Valette. Leur fille recevait de sa marraine, Delphine, marquise de Custine, les prénoms de Delphine-Gabrielle[2].

Comme la rue Saint-Adalbert se trouvait sur la paroisse de l’église Notre-Dame, l’enfant fut portée sur les fonts baptismaux de la vieille basilique impériale. Le souvenir du grand empereur d’Occident y planait toujours. Une énorme pierre portant l’inscription : Carolo magno, recouvrait le caveau qui contint sa dépouille. Un grand lustre en cuivre doré, donné par l’empereur Frédéric Ier, dominait la dalle. Là était le siège de marbre sur lequel Charlemagne avait été couronné, et sur lequel on le découvrit assis, lorsque Othon III ouvrit son tombeau.

Ce qui suggéra à Sainte-Beuve ce rapprochement piquant : « Ne voyez-vous pas déjà d’ici le siècle en perspective, avec sa prétention grandiose d’une part, et sa vocation positive de l’autre : le tombeau de Charlemagne pour décoration et fond de théâtre, et une caisse de receveur général tout à côté ?[3]».

Dans les limites du vieux palais impérial se tassaient les maisons en brique et pierre bleue de la vieille ville, la ville intérieure, toujours nantie de ses portes, de ses murailles, de ses fossés. Une autre ville, extérieure, l’entourait complètement, et tendait à se développer. Depuis une quinzaine d’années qu’avait débuté la Révolution française, Aix-la-Chapelle avait éprouvé le contre-coup des grands événements qui se déroulaient de par le monde. Bondée d’émigrés en 1793, elle vit passer la princesse de Lamballe qui se dissimulait sous le nom de comtesse d’Amboise, mais que désignaient clairement ses trois dames, la marquise de Lage, la marquise de Las Cases et Mme  de Ginestous[4]. Puis ce furent les mouvements de troupes, l’avance des armées républicaines, jusqu’au jour récent où le Premier Consul fixa la ville en qualité de chef-lieu dans le cadre administratif du département de la Roër. La mode allait en faire une station thermale réputée. Des Français, des étrangers de marque y affluèrent. La femme du receveur général dépensait royalement jusqu’au dernier centime les cent mille francs que rapportait annuellement le poste de son mari. Elle était jeune, jolie, pétrie d’esprit. Ses réceptions obtinrent un tel succès que les baigneurs de Spa venaient à Aix pour y assister.

En dépit de sa jeunesse, elle avait déjà une histoire. Naguère encore, elle figurait au peloton de tête de l’escadron des plus belles femmes du Directoire, et elle publiait des romans[5].

Son père, Augustin-François Nichault de La Valette[6], financier de profession, était attaché à la maison de Monsieur ; il mourut fonctionnaire des domaines nationaux. Il épousa une femme d’une rare beauté, une Lyonnaise d’origine florentine, Antoinette-Françoise Péretti, de l’illustre famille qui donna un pape à la chrétienté. Ils eurent entre autres enfants une fille, Marie-Françoise-Sophie, née le 1er  juillet 1776.

Ami des philosophes, enthousiaste de leurs principes, le financier apprend à sa fille, — elle s’en targuera plus tard, — à juger du motif qui conduit leur plume ; il les lui montre bravant toutes les puissances « pour chercher la vérité et frapper de sa lumière ceux qui s’obstinent à la méconnaître[7] ». Et, pour commencer, il la porte, bébé de deux ans, au triomphateur d’Irène. Est-ce le baiser de Voltaire qui lui donnera cet esprit endiablé dont elle ne se départira pas de toute son existence ? Dès sa première communion, elle lance un de ces mots, qui, suivant l’expression de la comtesse Merlin, ont fait de sa vie un véritable feu d’artifice : la robe longue et traînante qu’elle met pour la première fois embarrasse sa marche ; elle se retourne souvent pour la jeter en arrière ; une de ses compagnes, agacée de ce manège, dit :

— Cette Sophie est ennuyeuse avec sa tête et sa queue.

— Toi, ça ne te gênera pas, car tu n’as ni queue, ni tête[8].

Ce début promet, et la promesse sera tenue.

Sophie, à cette époque héritière bien née et bien apparentée, — elle cousine avec les Blottefière de La Viéville — est élevée dans une aristocratique pension. Elle a pour camarades des petites filles qui deviendront de grandes dames. Celle-ci, on la remarque déjà, montre une tête de Bretonne, des yeux bruns, des cheveux noirs, une taille courte ; l’ensemble du visage, que distinguent une bouche petite, un nez bien fait et un front très grand, annonce l’intelligence et la volonté. Claire-Louise Anne de Kersaint, dont le père montera sur l’échafaud, sera une des personnalités les plus en vue du monde parisien sous la Restauration, sous le nom de duchesse de Duras[9]. Théophile Gautier, qui s’y connaissait en poésie, qualifie la maîtresse de cette pension, Mme  Leprince de Beaumont, de « poète de la Belle et la Bête, du Prince charmant, du Magasin des Enfants ». Ayons la sagesse de l’en croire sur parole[10]. Sophie de La Valette reçoit de cette poétesse une solide instruction, que le chevalier de Boufflers et le vicomte de Ségur complètent heureusement par des leçons de littérature et surtout de goût. Parmi les familiers de son père, elle voit encore Vergennes et Alexandre de Lameth.

Elle monte à cheval, et devient une écuyère consommée ; elle joue au billard, elle danse dans la perfection[11]. Ses parents aiment les arts et se passionnent pour la musique : un beau jour, sa mère lui découvre une voix et des dispositions musicales. On décide de lui donner des maîtres. Or son père, picciniste fervent, choisit l’Impérani, célèbre professeur italien qui a horreur de Glück ; sa mère, de goût radicalement opposé, la confie à Richer, qui a l’honneur d’enseigner la reine. Quand son père est absent, la jeune fille s’enroue à chanter Alceste, dont les notes élevées et soutenues la fatiguent. Mais son père a rencontré Piccini ; il le ramène dîner ; après le repas, Sophie ne peut évi ter de chanter les grands airs de Didon. Il lui faut inventer un prétexte pour expliquer la faiblesse de sa voix, son manque de respiration : pour rien au monde elle n’en avouerait la véritable cause, et sa mère lui lance un regard chargé de reconnaissance[12]. Candeille et Méhul lui apprennent la composition. Pour le piano, le vicomte de Ségur découvre l’oiseau rare qui le lui enseignera : un jeune Allemand, Steibelt, que ses excentricités ont mis fort à la mode, et que la haute société accueille à bras ouverts. Malheureusement, parfois Steibelt exagère. Un soir, chez Mme  de Brisay, pris d’un caprice, il refuse de jouer ; le comte de Goltz, ambassadeur de Prusse, lui dit :

— Jouez tout de suite, monsieur, je vous l’ordonne.

Steibelt obéit sans barguigner. Le comte de Goltz peut le perdre, le sachant fugitif contumace de Berlin, où les juges, qui s’y trouvaient en ce temps-là, l’ont condamné pour vol. Et cette vocation étant en lui aussi forte que la vocation musicale, il vole le vicomte de Ségur, il vole son ami de Norvins, d’autres encore, et file à Londres, où il recommence ses exploits, et où on le jette en prison[13].

Il a cependant fait de Sophie de La Valette une excellente pianiste.

À quinze ans, la voici donc douée de talents remarquables, de qualités multiples que son aspect ne dément pas : jolie brune piquante, ses yeux lancent des regards pleins de feu, plus faits pour exprimer l’ardeur ou la malice que la tendresse ; sa taille souple, charmante, demeurera jusqu’à la fin « une taille et une tournure bien françaises »[14].

La Révolution ruine son père, la Révolution qui détruit tant de choses ! Cependant des habitudes, et non toujours des plus heureuses, échappent à son action : telle, dans la haute société, la mode des mariages de convenance, des mariages mal assortis. On continue à demander à un mari une fortune, un nom et un rang convenables, qui le font supporter jusqu’au jour où l’on s’aperçoit qu’il est insupportable. Alors le ménage ne va pas[15]. Sophie de La Valette va connaître cette triste expérience.

Son père compte parmi les relations de son milieu professionnel, un agent de change, dont le revenu atteint une bonne cinquantaine de mille livres : Gaspard Liottier, fils de Jean Liottier, maitre sculpteur, et de Marie-Marguerite de Ligny, elle-même fille de Jean de Ligny, sculpteur ; Marie-Marguerite de Ligny, devenue veuve, épousera en secondes noces un autre sculpteur, Gilles-Paul Cauvet. Elle avait de la suite dans les idées. Pourquoi n’a-t-elle pas fait de ses fils deux sculpteurs ? Sans doute Gaspard, le second, né le 7 septembre 1756, n’aurait-il pas gagné dans la carrière artistique la fortune qui lui advint dans la carrière financière. Avec ses cinquante mille livres de revenu, il est riche. Voilà un excellent parti pour Sophie de La Valette, ex-héritière devenue pauvre. En vérité, son futur mari a une vingtaine d’années de plus qu’elle : maigre inconvénient en regard de ses avantages pécuniaires. Amoureux, il ne laisse pas encore percer un caractère difficile. Et le 1er  octobre 1791, en l’église Saint-Eustache, il conduit à l’autel la jeune fille âgée de quinze ans et trois mois, qui va devenir sa femme. Elle lui donnera trois filles : Aglaé, née le 6 décembre 1793, en pleine Terreur ; Euphémie, née le 21 septembre 1795 ; Emma-Sophie, née le 2 avril 1798, et morte en bas âge[16]. À défaut d’actes de l’état civil, ces prénoms harmonieux suffiraient à dater les personnages qui les portent. Lorsque Aglaé et Euphémie viennent au monde, on ne peut songer à les faire baptiser ; il faut attendre pour cela des temps meilleurs : la cérémonie est retardée jusqu’au 21 novembre 1798 ; on la célèbre dans un petit village du diocèse de Versailles, à Saint-Martin-de-Sevran, près Livry ; les deux baptêmes ont lieu en même temps. Sevran était la paroisse à laquelle ressortissait Fontenay-le-Bel, où les Liottier avaient leur maison de campagne.

Peu après la naissance de sa première fille, le 29 du même mois de décembre 1793, Sophie Liottier perd sa mère, âgée seulement de quarante-neuf ans, et succombant à un cancer. C’est son premier deuil. Il se mêle à tant d’autres qui alors oppressent la société française. Quelles inquiétudes tenaillent la jeune femme ! Un frère en prison, son cousin Blottefière de Viéville à l’armée de Condé, elle-même figurant sur la liste des suspects[17] ! Par bonheur, elle et les siens doublent sans autre malencontre le cap dangereux. Le 9 thermidor permet à tous de respirer, de se reprendre à vivre. On se rue au plaisir. C’est « un bruit, un mouvement perpétuel, un besoin de mettre à l’abri chacun de ses jours, comme autant de vols faits à la Parque révolutionnaire, et qu’elle pourrait bien réclamer au premier signal »[18]. Cinquante-six ans plus tard, elle se rappelle ce temps de folies[19]. « On ne saurait donner une idée de ce délire joyeux succédant à toutes les angoisses de la peur et aux cris du désespoir. Chacun semblait avoir obtenu un congé de la mort qu’il fallait employer le plus gaiement possible ; l’absence de toute vanité servait merveilleusement ce projet. Les tortures dont on sortait ne rendaient pas difficiles en plaisirs, et l’on s’amusait tout bonnement pour s’amuser, se cotisant pour subvenir aux frais d’un bal que nul n’était assez riche pour donner, où les femmes dansaient en robe de mousseline unie, n’ayant pour ceinture qu’une corde de laine, et les hommes en pantalon de nankin, sorte d’innovation alors très hardie, qui donnait à ces réunions un air de bal champêtre et en excluait tout cérémonial. En ce temps-là, la danse comptait encore parmi les arts ; ce n’était pas comme aujourd’hui le triste talent de frotter un salon en mesure. Il fallait avoir travaillé en conscience la manière de mettre les pieds en dehors, d’imiter les pas les plus gracieux sans tomber dans le ridicule d’une danse théâtrale. Et ce talent, fruit d’un bon goût et d’une exquise délicatesse, jamais femme du monde ne l’a poussé aussi loin que Mme  Hamelin. »

Mme  Hamelin ! on la dit créole en dépit d’une légère infiltration de sang noir. Presque laide, très brune de teint, les lèvres rouges, les dents blanches et pointues, les cils longs, les regards brûlants, les cheveux noirs magnifiques, une taille de nymphe, des mains et des pieds d’enfant. Un fort parfum d’eau de rose la précède et l’annonce. Elle lance des mots d’esprit comme des éclairs. Elle danse avec une grâce extraordinaire. « Il n’y a qu’elle qui sache me comprendre », sussurre Trénitz. Elle triomphe dans la danse du châle ; elle triomphe à l’hôtel de Longueville où l’on monte sur les banquettes pour la voir danser, où trente cercles de contredanse à seize roulent sous l’archet de Hullin, où trois cents femmes parfumées, vêtues de gaze et « déshabillées en Vénus » virent et voltent aux bras de vigoureux danseurs. La folie de la danse fait tourbillonner Paris ; on y compte six cent soixante-quatre bals, et l’on danse à l’Opéra les Maximes de La Rochefoucauld[20].

Sophie Liottier prend largement sa part de ces plaisirs. Elle connaît les bals de l’hôtel de Thélusson et de l’hôtel de Longueville, elle connaît le bal des Victimes, elle connaît l’admiration des spectateurs qui montent sur les banquettes pour mieux admirer la grâce de ses gestes et la souplesse de ses pas.

La simplicité du début ne dure pas. L’agio, un agio formidable, se donne furieusement carrière, depuis les magnats de la haute finance, les Perregaux, les Ouvrard, les Hamelin, les Hainguerlot et autres, jusqu’aux hommes du Palais-Égalité, qui font le troc des montres, des bagues et des objets les plus hétéroclites, et que surveille la police[21]. Des fortunes immenses s’élèvent. On n’a plus besoin de se cotiser pour donner un bal. Les folies prennent un autre cours. La Chaussée d’Antin se peuple de millionnaires, et la somptuosité de l’hôtel de Mme  Récamier défraye la chronique. Mme  Tallien se montre un soir la gorge enserrée dans une rivière de diamants. Par son mari, Sophie Liottier appartient à ce monde de la finance, et la voilà au premier rang des Merveilleuses. Elle aussi court s’approvisionner de parfums dans cette rue Montorgueil, « où l’air est de roses et le vent une haleine de tubéreuse », au fameux magasin de Provence et d’Italie. Elle achète chez Erambert ses éponges de Venise et chez Garnier la célèbre eau de Pigeon qui rafraîchit le teint. Ses comptes de fournisseurs diraient sans doute combien elle avait de perruques, ces perruques poudrées de jaune, poudrées de bleu, qui un moment font fureur. En ce temps de guillotinades, les chevelures de femmes ne manquaient pas dans le commerce. Mme  Tallien en possède trente à vingt-cinq louis pièce, Mlle  Lange tout autant, et Mme  Hamelin dix de plus, chefs d’œuvre de Dumas, de Rey, de Duplan.

Sophie Liottier suit les concerts du théâtre Feydeau, ouverts en 1795, où Garat enthousiasme son public, et chante des romances cotées deux livres la syllabe[22]. Elle rit aux mystifications de Musson, rapin mué en Lemice-Terrieux, qui égaie ses contemporains jusqu’à ce qu’un timon de voiture l’écrase sous la porte cochère de l’hôtel des Hainguerlot, où on l’attendait pour quelque farce mirifique. Elle assiste aux séances de la Convention, puis du Conseil des Cinq-Cents ; elle en saisit les ridicules, et les note. Elle assiste en bonne place à la cérémonie du retour des drapeaux d’Italie, et aux réceptions du Directoire.

Les plus spirituelles, les plus belles, les plus élégantes parmi les Merveilleuses ouvrent leurs salons. Autour de ces déesses, la société française se reforme. Elle y tend naturellement. Ses meilleures traditions ne se sont pas perdues. La Révolution, « si féroce chez le peuple, si burlesque chez les parvenus », n’altère en rien la politesse exquise, le respect des vieux usages qui distinguent les gens « comme il faut ». Le bon ton devient le signe distinctif d’une franc-maçonnerie grâce à laquelle les grands seigneurs en carmagnole se reconnaissent. Le besoin d’oublier les dangers courus, les tourments soufferts, est un puissant conciliateur. Les gens les plus opposés d’opinions, d’intérêts, d’habitudes, se réunissent avec empressement, se supportent sans impatience. Mais après la pauvreté générale du début, qui égalisait tout, la fortune des parvenus devient un motif de combats ridicules entre l’orgueil féodal et la vanité financière. Ceux que la Révolution a ruinés rient aux dépens des nouveaux riches, aussi honteux de leur origine que fiers de leur argent. « Ainsi s’établit entre eux une sorte de commerce dont les bénéfices sont assez également partagés. Le parvenu veut briller, donner de grands repas, des fêtes, car que faire en un palais à moins que l’on n’y danse ? L’ancien propriétaire veut se divertir, et se parer encore aux yeux du monde des avantages qu’une éducation distinguée et des manières élégantes lui donnent sur l’ignorance et la grossièreté de ces Turcarets nouveaux. Ainsi l’un paie le festin dont l’autre fait l’agrément, et la gaieté gagne beaucoup à ce marché, car chacun sait que l’esprit ne s’amuse jamais mieux qu’aux dépens de la sottise[23] ».

Tandis que dans la société nouvelle la langue parlée a évolué et que l’orthographe se modifie, les hommes de cinquante ans de l’ancienne cour gardent leur prononciation. Ils disent Mahame, Mon cher aux hommes, il est maladret, il a crevé un geval pour vous aller voir. L’exil n’a pas fait tomber la poudre de la perruque des émigrés, qui arborent l’énorme cravate verte à la mode des Chouans. Les Incroyables, en habit bleu et pantalon jaune montant, zézaient avec une grâce affectée leur parler enfantin qui omet les r. Par contre, « les femmes ont des voix de crieuses de chapeaux » ; cette voix forte, ce parler bruyant, Sophie Liottier les conservera toute sa vie, et les salons de la Restauration le lui reprocheront âprement[24].

Mme Hamelin, parente de Mme Regnault de Saint-Jean-d’Angély, intime de Mmes Tallien, Junot, Fonfrède, très liée ensuite avec Hortense Allart, se montre en rivalité avec Mme Récamier. Elle mène de front ses amours avec Montrond, « la bouche de Talleyrand », et le beau Fournier-Sarlovèze, « le plus mauvais sujet de l’armée », ce qui lui vaut, à elle, d’être appelée « le plus grand polisson de France ». En attendant de se séparer de son mari et de demander des subsides à la Police, elle s’entoure de demi-patriotes, résignés à entendre leurs grands noms précédés du titre de citoyens. Mme de Staël, retour d’exil, sans souci des opinions politiques, s’attache à recruter les hommes de mérite, et l’on appelle son salon l’hôpital des partis vaincus. Émigrés, républicains, ambassadeurs, journalistes, généraux patriotes et officiers vendéens s’y coudoient. « Les royalistes, les républicains jouent ensemble sans s’aimer, sans se craindre, comme joueraient de pauvres chiens édentés avec des chats sans griffes. » Mme de Staël réserve ses mots les plus piquants pour ses anciens amis, et les questions flatteuses, les saillies brillantes pour les nouveaux élus.

— Pour vous, demande-t-elle à Théodore de Lameth, j’en suis certaine, vous n’aimez pas Brutus.

— Lequel, madame ? Celui qui a tué son fils, ou celui qui a tué son père[25] ?

Le ménage Liottier a transféré ses pénates du numéro 24 de la rue du Sentier en 1793, au 540 de la rue de Gramont en 1795, et au 342 de la rue Basse-du-Rempart en 1798. La jeune femme a ouvert son salon. Les relations de son mari dans le monde de la finance, et les siennes, lui permettent d’y grouper déjà des personnalités intéressantes. Mais ce salon n’a rien de politique ; s’il se teinte légèrement de littérature, il est avant tout voué à la musique. La maîtresse de la maison, excellente musicienne, se fait entendre dans des romances de sa composition ; elle déploie son double talent de cantatrice et de pianiste. Les plus illustres chanteurs et exécutants se font entendre chez elle : Laïs, Viotti, d’Alvimare, ancien garde du corps devenu harpiste et compositeur, que, sans craindre l’hyper bole, certains comparent à Orphée, et Garat qui, lorsqu’il la rencontrera dans un salon, voire dans une salle de concert, ne voudra chanter qu’accompagné par elle. Le compositeur Blangini, qui se glorifiera plus tard de ses amours avec Pauline Bonaparte, et dont les nocturnes, les opéras, connaissent déjà une grande vogue, évoque le souvenir de ce milieu où il rencontrait l’élite des gens d’esprit, des hommes de lettres et des artistes. La plus aimable bienveillance y accueille tous les talents, et il note « le charme inexprimable de la maîtresse de la maison »[26].

Elle entre en relations avec les personnages les plus importants de la société du Directoire. Son mari connaît Fonfrède, riche financier de Bordeaux. Mme Fonfrède donne un grand dîner en l’honneur de la reine du Directoire, l’ex-Mme de Fontenay, mariée depuis peu à Tallien ; Sophie Liottier y est conviée. Lorsqu’elle fait son entrée, elle voit Mme Tallien assise à côté de Mme Bonaparte. Elle a connu dans son enfance le belle Thérésia, mais n’ose le lui rappeler. Thérésia la surprend agréable ment en l’abordant avec sa grâce habituelle, et en lui proposant sa protection pour ceux des siens que la Révolution a étrillés. Elle la présente à Mme Bonaparte, qui se laisse encore appeler Mme Beauharnais avec une certaine complaisance. Parmi les autres convives, la pétulante Mme Hamelin parle de l’ancien régime avec le vicomte de Ségur, de chevaux avec Ouvrard, et de danse avec Trénitz.

Il ne manque plus que le général Bonaparte. Sa femme supplie qu’on ne l’attende pas.

— Il est sans doute retenu au Directoire pour affaire importante, et il serait désolé de vous faire manger un dîner réchauffé.

On lui obéit. Peu après, l’entrée du général ne produit pas plus d’effet que son absence. Il adresse quelques mots d’excuse à Mme Fonfrède qui ne répond pas ; Fonfrède lui envoie un petit salut de la main, et Mme Tallien un sourire. Seule, Mme Hamelin, l’esprit toujours sur le qui-vive, lui lance d’un bout de la table à l’autre :

— On voit assez que l’on ne se bat pas ici, général, car vous vous y faites bien attendre.

Il ne peut s’empêcher de sourire. Personne ne s’en occupe plus. À un coin de table, la conversation s’engage sur la nouvelle coiffure à cheveux courts de Mme Tallien. Mme Tallien a des amis et, sinon des ennemis, au moins des malveillants. Parmi les premiers figure ce Valmaléta qui lui dédie une poésie dans le Journal de Paris et déclare :

    Doit-on être surpris si tout le monde l’aime ?
     Tout le monde lui doit la vie et le bonheur.

Les seconds l’appellent l’Aspasie moderne, ou la sœur du Pot de la Révolution, parce qu’elle en soigna les malades.

— C’est dommage qu’une aussi belle femme soit à moitié chauve, dit un malveillant.

— Vous ignorez donc l’emploi qu’elle a fait de ses longs cheveux ? riposte Mme Hamelin. Vous lui devez probablement votre tête. Si, nattés en cordon les uns au bout des autres et pouvant ainsi passer par les barreaux d’une prison, ils n’avaient servi à transmettre à Tallien les lettres par lesquelles Mme de Fontenay lui demandait notre délivrance, Dieu sait ce que nous serions aujourd’hui ! Quant à moi, l’idée de ce que nous lui devons me fait trouver cette coiffure ravissante, et je prédis qu’avant un mois elle sera celle de toutes nos jolies femmes.

La mode de la Titus lui donnera raison. Assis à côté de Sophie Liottier, l’ex-marquis de Livry a observé attentivement Bonaparte, et dit à sa voisine :

— Ce jeune homme est pourtant amoureux de cette femme qui a six ans de plus que lui, ce qui, en style créole, équivaut au moins à douze, car dans nos colonies les femmes sont vieilles à trente-quatre ans.

— Je ne m’étonne pas qu’il en soit amoureux, elle est encore fort agréable.

— Ah ! ce qu’elle a de mieux, c’est son ascendant sur Barras.

Et le marquis de conter l’inconstance et la jalousie du vicomte de Beauharnais, dont sa femme souffrit : ce qui ne l’empêcha pas de le pleurer abondamment lorsqu’il passa de vie à trépas.

— Voilà bien les femmes : elles n’aiment et ne regrettent que ceux qui les tyrannisent.

— Cela n’est pas rassurant pour son nouveau mari, car il semble lui être bien soumis.

— Avec ce front et ce profil, on n’est soumis à personne. J’ai étudié Lavater, et, s’il faut l’en croire, ce petit gaillard-là ne doit pas être facile à mener.

Pendant ce dialogue à mi-voix, la gaîté de Mme Hamelin anime le dîner. Bonaparte reste silencieux. Au sortir de table, on passe dans un salon abondamment fleuri de jonquilles, de jacinthes, d’héliotropes. Mme Bonaparte se trouve mal ; on en accuse les fleurs. Mme Tallien, « toujours empressée d’être agréable à ses amis et de présager ce qui peut le mieux leur plaire », se penche vers Sophie Liottier et lui donne à entendre que cette indisposition a une tout autre cause. Bonaparte entend la confidence et, de longues années après, celle qui la reçut se rappelait l’expression de joie qui anima son visage. Sitôt sa femme revenue à elle, il lui serre la main, n’a pas l’air d’entendre l’adieu de


Illustration
Illustration

Sophie Gay Crayon par Isabey (Musée du Louvre)


Mme Tallien, passe devant Sophie Liottier sans même la regarder, et s’éclipse. Dans le boudoir de Mme Fonfrède, on renoue la ceinture antique de Joséphine qu’on lui avait ôtée, et Mme Tallien fait remarquer à sa jeune amie l’unique présent de noces de Bonaparte à sa femme : un simple collier où des chaînes de cheveux s’attachaient à une plaque d’or émaillée, sur laquelle on lisait : Au Destin !

Sophie Liottier a écouté avec un intérêt visible la conversation de Mme Hamelin, et ri de ses bons mots : sensible à ce petit succès, la Merveilleuse la considère d’un air bienveillant, et la jeune femme rentre chez elle avec le désir de retrouver bientôt la spirituelle créole[27].

Lorsque Bonaparte est promu divisionnaire après avoir canonné les royalistes sur les marches de Saint Roch, elle la rencontre à nouveau chez les Tallien.

Mme Tallien, au début, a éprouvé quelque peine à former un salon. On était trop près de la Terreur. Elle réussit cependant à attirer les députés et les banquiers que connut son père, puis des fournisseurs d’armées, le tout panaché de gens de lettres et d’artistes. Chez elle on dîne, on soupe, on fait de la musique, on joue gros jeu. Elle habite une petite maison de campagne plutôt que de ville. cette fameuse Chaumière, simple d’apparence, ornée à l’intérieur avec infiniment d’élégance et de goût, et où une pièce reproduit le boudoir d’Aspasie. Sophie Liottier trace un bref et saisissant croquis des principaux convives. D’abord le maître de la maison, au visage remarquable par sa douceur. « Rien dans ses manières ne s’oppose au désir qu’on éprouve d’oublier la plupart de ses actions politiques en faveur de celle que l’amour lui inspira pour le salut de la France. » Assis à droite de Mme Tallien, Barras, « un homme d’une taille imposante, dont le regard audacieux rappelle autant l’insolence d’un petit gentilhomme que la fierté d’un grand démocrate ; plus galant que poli, il affecte le langage léger, et ne parle des affaires publiques qu’en témoignant sa répugnance pour ce genre de conversation ». Cependant il lui faut bien se déranger au milieu du dîner pour recevoir les dépêches de Hoche qu’un courrier lui apporte.

À la gauche de Mme Tallien, un petit bossu devenu grand prêtre, le directeur La Réveillère-Lépeaux, qui rêve l’établissement d’un culte nouveau reposant sur le déisme, celui des théophilanthropes. « Rien n’est plus plaisant que sa fureur de convertir, si ce n’est la gravité de ceux qui se croient obligés d’écouter ses longs discours sur la nécessité de reconnaître un Dieu ». Bonaparte l’écoute en donnant les signes du plus profond dédain. Il est assis auprès d’Eugène de Beauharnais. Personne ne prête attention à lui. On écoute un ex-marquis dont le babil rappelle les petits soupers de Versailles. Bonaparte surveille jalousement un brillant colonel d’artillerie et Marie-Joseph Chénier qui s’efforcent de plaire à Joséphine. Sophie Liottier a connu dans son enfance le père des deux Chénier. Elle a toujours été prévenue en faveur d’André. Elle a bien étudié le caractère de Marie-Joseph, et en donne un excellent portrait.

« L’esprit de Chénier joint l’emportement de la passion à l’impertinence de l’ironie. Dédaigneux pour tout ce qui n’exalte pas son imagination, sa préférence est une sorte de triomphe obtenu sur son amour-propre : on s’en trouve plus fier que flatté ; car quoiqu’elle soit rare, le mérite n’en est pas toujours l’objet. Sensible jusqu’à la faiblesse, généreux jusqu’à la prodigalité, vain jusqu’à la folie, impérieux jusqu’à l’insolence, l’amour du succès l’a seul porté à prendre cet état de républicain, auquel sa nature était complètement opposée. Mais il veut avant tout voir briller son génie, faire représenter ses ouvrages, jouir de la célébrité que lui promet tait un talent supérieur, réussir enfin ; et comme cela devient toujours moins difficile quand on se range du parti le plus fort, il s’est enrôlé dans les troupes de Robespierre, sans prévoir où ce chef sanguinaire le conduira. » Il lui est resté attaché par crainte plutôt que par opinion, et ce sera la source de la maladie qui mettra dix ans à le tuer. Dès l’époque où nous sommes, il a deviné, « grâce à son esprit d’auteur, le despote qui couve sous Bonaparte, dont la jalousie ne cessera de l’accabler sous les preuves d’une rancune vraiment italienne[28] ».

Sophie Liottier évoquera plus tard la quantité de sentences républicaines que l’on débite ce soir-là sur l’horreur du pouvoir absolu, devant celui qui va si prochainement s’en saisir.

Cette période du Directoire lui laisse dans l’esprit, et même dans l’allure, des traces ineffaçables. Sainte-Beuve le remarque justement : ses souvenirs les plus vifs datent des bulletins de l’armée d’Italie[29]. La danse, la musique, le théâtre, les réceptions mondaines où elle coudoie les personnes les plus en vue de ce temps, lui composent une existence unissant les plaisirs à un intérêt passionnant.

Malheureusement, cette médaille a son revers. La jeune femme laisse l’argent couler facilement entre ses doigts : son vieux mari, qui jadis avança des sommes assez rondelettes à sa belle-mère, tient serrés les cordons de la bourse. Il donne libre cours à ce caractère peu commode qui l’incitera par la suite à intenter procès sur procès aux gens avec lesquels il entrera en contact. La vie du ménage devient de plus en plus difficile. Un beau jour, en 1799, elle se rompt. Sophie de La Valette reprend son nom et sa liberté. Elle conserve l’éducation de ses enfants. Elle ne tardera pas à se remarier, mais cette fois avec un homme dont elle a dit : « Il n’en est pas de plus selon moi que lui ». Il lui donnera le nom sous lequel elle passera à la postérité.

De huit ans plus âgé qu’elle, Jean-Sigismond Gay était né à Lyon le 9 février 1768. Son grand-père, François Gay, était originaire de La Roche, dans la Haute-Savoie. Son père, Joseph Gay, né à Aix les-Bains en 1724, épousa en 1765 la fille d’un négociant de la place des Terreaux, à Lyon, Marie Claudine-Louise Galy. Il en eut six enfants[30] qu’il fit solidement instruire ; cette tradition se perpétua dans la famille. Il acquit une belle fortune, et acheta en 1774, d’un officier supérieur de l’armée sarde, M. de Chabod, la terre de Lupigny, située dans les environs de Chambéry, sur le territoire de la commune de Boussy, près Rumigny. La possession de cette terre lui valut la noblesse que lui conféra, le 10 avril 1782, le roi de Sardaigne, Victor Amédée II. Malheureusement, le château avait grand besoin de réparations, et dévora la fortune de Joseph Gay ; il dut abandonner ses biens à ses créanciers le 10 avril 1782 ; le chagrin le mina : sa femme et lui moururent l’année suivante. Leurs enfants réunirent ce qui leur restait des biens paternels, se retirèrent à Chambéry, puis, en pleine Révolution, vinrent chercher fortune à Paris. La sœur aînée de Sigismond, Marie-Françoise, présidente de la Société philanthropique des Dames de Chambéry, avait reçu en 1793 une lettre de félicitations de l’abbé Grégoire. À Paris, elle cherche à se créer des ressources en faisant des traductions ; anglicisant son nom, elle signe : Mary Gay, celle d’Eléonore de Rosalba d’Anne Radcliffe, et celle des Secrets de famille, de Miss Peat. Elle publiera même un roman de son cru, Albertine, sorte d’autobiographie. Elle épouse Nicolas-Gabriel Allart, qui menait de front les affaires et les plaisirs ; il dirigeait un cabinet d’affaires achalandé ; il gérait les intérêts de grandes villes de France, et de villes conquises, Lyon, Toulouse, Aix-la-Chapelle, etc. Regnauld de Saint-Jean-d’Angély l’avait mis fort en crédit auprès des ministres. Il recevait une société spirituelle et distinguée où figuraient Chénier, Talma, Arnault et Duroc. Ce dernier lui procura d’avantageuses missions financières en Italie. Allart emmena sa femme : ainsi leur fille aînée, la fameuse Hortense Allart, vint au monde à Milan en 1801 ; la seconde, Sophie Allart, née à Paris en 1804, sera peintre, voyagera beaucoup, et épousera, à Rome, un négociant français, Gabriac ; elle reste très liée avec ses cousines Gay[31].

Sophie de La Valette a rencontré Sigismond Gay dans le monde. Il revient d’un voyage de trois ans en Egypte[32]. Elle n’a pas hésité à abandonner, avec son premier mari, cinquante mille livres de rentes ; elle n’hésite pas davantage à épouser un homme sans autre fortune que ses capacités ; elle aime l’argent pour le dépenser, mais elle n’y tient pas autrement, et sait aussi bien s’accommoder de l’abondance que de la disette.

En janvier 1803, elle perd accidentellement fille Emma-Sophie[33] à peine âgée de cinq ans. Pour pleurer son enfant, elle s’est retirée « à un bout de Paris », dans un quartier « très désert », rue de La Rochefoucauld. Elle y fait une singulière rencontre.

Mlle Contat, de la Comédie-Française, offrait avec la mère de Sophie Gay une ressemblance si frappante, que la première fois que la jeune femme la vit jouer, une telle crise de larmes la saisit qu’il fallut l’emporter de la salle. Elle tenta vainement de vaincre cette émotion, et dut renoncer à aller au Théâtre-Français les soirs où jouait Mlle Contat. Or voici que l’actrice choisit, en guise de maison de campagne, celle précisément attenante à la maison de Sophie Gay, rue de La Rochefoucauld. Un jardin l’entoure :

« Un mur très bas séparait ce jardin du mien, conte Sophie Gay. Des fenêtres de mon appartement on voyait le parterre, les pelouses, l’allée où se pro menait habituellement Mlle Contat. Quand le temps le permettait, je me promenais le long du mur qui séparait nos allées de tilleuls, et j’écoutais avec délices les accents de cette voix qui faisait battre mon cœur ; car le temps opère d’une manière étrange sur la douleur, et le souvenir qui nous tue aujourd’hui devient plus tard une triste et douce volupté de l’âme. Je ne saurais peindre ce que j’éprouvais en retrouvant, dans un être complète ment étranger à moi, ces regards, ces gestes, ces inflexions auxquelles j’étais accoutumée à obéir, ce sourire gracieux qui me récompensait de tout. Mon imagination était quelquefois exaltée par cette ressemblance jusqu’à la folie. Je restais des heures entières à contempler ce beau visage, à suivre tous les mouvements de cette femme qui me faisait l’effet d’une résurrection. »

Mlle Contat n’est pas sans remarquer ce manège. Elle en parle au vicomte de Ségur, un intime de sa voisine. Ségur répète le propos. Sophie Gay promet que Mlle Contat n’aura plus à se plaindre de son importunité, mais le vicomte l’engage à se donner tout à son aise le plaisir de contempler la belle actrice :

— Vous êtes inconnue dans un village, et à la campagne on voisine toujours.

D’ailleurs, Mlle Contat reçoit ce qui reste de la meilleure compagnie de Paris On n’est pas exposé, dit le vicomte, à rencontrer chez elle les talents jacobins qu’accueille Sophie Gay : allusion à Talma, auquel Ségur en veut toujours pour avoir épousé Julie Carreau, qu’il aimait.

Quelques jours plus tard, Vigée, le frère de Mme Lebrun, l’illustre peintre, tout dévoué à Mlle Contat qui jouait sa pièce l’Entrevue à la Comédie Française, et qu’il inondait en vers de sa reconnaissance et de son admiration, propose à Sophie Gay d’assister chez sa voisine à la lecture du Mérite des femmes, de Legouvé. Le lendemain, un billet « ayant toute la grâce d’une conversation spirituelle » confirme la démarche de l’ambassadeur.

Sophie Gay, émue en entrant pour la première fois dans le salon d’une actrice, se rassure vite. Ni son état, ni l’embonpoint de la quarantaine n’enlèvent rien aux manières distinguées, à la politesse affectueuse de la maîtresse de la maison. Sur un canapé, voici la marquise de Jaucourt et Mme Desprez, sur un autre Mme de Soulès, femme du receveur général de Rouen, et la célèbre Mme Lebrun, que la postérité connaît sous le nom de Vigée-Lebrun. Près d’elles M" de Beaufort et Legouvé, et la jeune et ravissante beauté de Mlle Mars. Côté des hommes, le comte Louis de Narbonne, qui aima d’amour Mlle Contat et l’aime aujourd’hui d’amitié ; le marquis de Jaucourt, le vicomte de Ségur, le marquis de Girardin, le marquis de Gontaut-Saint-Blancar, MM. Vigée, Desprez, de Parny, maints auteurs joués par Mlle Contat. Ils discutent les innovations littéraires et dramatiques du jour ; Sophie Gay voit juste en y discernant le début du romantisme, le berceau de la poésie romantique et du drame historique. En 1837, elle écrit : « Nous n’avons que la caducité du romantisme ».

Le vicomte de Ségur vient s’asseoir auprès d’elle. Il lui nomme les personnes qu’elle ne connaît pas, non sans parsemer la nomenclature des pointes de sa verve caustique.

Voici Colin d’Harleville, un petit vieux aux yeux baissés, à l’attitude modeste, toujours blotti dans un coin du salon pour qu’on aille l’y chercher : « la violette de l’Institut », une violette prétend-on, en procès avec toute sa famille. Il conserve une haine farouche contre Fabre d’Églantine, ce septembriseur qui imagina de remplacer les noms des saints du calendrier par des noms de légumes :

— J’ai cherché, dit Ségur, celui qui avait pris la place de mon patron : il se trouva que je m’appelais Chou-frisé.

Ce nom s’accorde si bien aux frisures de la coiffure à l’ancienne mode arborée par le vicomte, que Sophie Gay rit de bon cœur.

Le gros monsieur poudré qui cause avec Colin d’Harleville est Desfaucherets, l’auteur du Mariage secret ; il possède à un degré éminent le genre d’esprit à la mode, parle avec aisance, et cultive le jeu de mots[34]. Près d’eux, la figure spirituelle de Népomucène Lemercier ; celui-là, Sophie Gay le reconnaît : en 1797, un de ses amis le lui amena dans sa loge le soir de la première représentation d’Agamemnon, où Lemercier triompha. Le public appelait l’auteur à grands cris ; chose difficile, il sut répondre aux compliments sans ridicule présomption ni hypocrite modestie. Sophie s’étonne d’apercevoir Alexandre Duval, un ami de son mari ; elle sait que récemment il refusa une modification réclamée par Mlle Contat à son rôle dans Édouard en Écosse, alors en répétitions ; Mlle Contat lui jeta le rôle à la tête ; il jura que si l’on y changeait un iota, il retirerait sa pièce. Mais une brouille entre gens aussi nécessaires l’un à l’autre ne pouvait durer longtemps.

Ségur désigne encore Emmanuel Dupaty, qui signa avec lui l’Opéra-comique, un petit acte auquel Sophie Gay accorda les honneurs de la scène dans sa maison de campagne de Fontenay-le-Bel, et enfin M. de Parny, le fils du poète érotique, récemment marié avec Mlle Contat — soit dit en confidence, — mariage tenu secret jusqu’au jour où elle quittera la Scène.

Justement, elle s’avance vers le vicomte. La table et le verre d’eau, classiques depuis le règne de Louis XIV où commença le goût des lectures[35], attendent toujours Legouvé. Or, Legouvé est en retard, à son habitude : il faut distraire les invités et calmer leur attente. L’antique bat son plein : on a donné à Mlle Contat une lyre d’invention nouvelle, qui remplace la guitare. Mlle Contat apporte cet instrument au vicomte de Ségur, et le prie de s’accompagner une chanson. D’autres ont refusé, parce que la lyre oblige à une position ridicule. Ségur se dévoue. Quel air, avec cette lyre, ses cheveux frisés et poudrés, ses mines de l’ancienne cour, sa voix frêle, sa prononciation périmée ! Sophie Gay n’avait pas alors « cette charitable hypocrisie qui sait jouir des ridicules en silence ». Elle éclate de rire, tout le salon en fait autant, y compris le chanteur, qui s’installe devant une glace pour jouir du comique de sa propre pose.

Legouvé arrive enfin. Il s’assied devant le verre d’eau, et sa voix grave et sonore annonce le Mérite des femmes.

— Ah ! Tant mieux ! ce ne sera pas long, murmure le vicomte de Ségur à l’oreille de sa voisine.

Il s’agit du dévoûment des femmes sous la Terreur. À certaines allusions, les regards se tournent vers Mme Lebrun, radieuse, les yeux brillants de joie, le teint jeune et frais, les cheveux blonds admirables, heureuse de se retrouver dans un pareil milieu après les tristesses de l’exil.

La lecture terminée, on félicite l’auteur. Sophie Gay fait remarquer le bon goût, la grâce, la coquetterie des compliments que tourne Louis de Narbonne, au vicomte de Ségur, qui en profite pour placer une anecdote. En 1792, après son ministère où il avait dépensé sans compter, il fallut à Narbonne trente mille livres pour éviter la prison. Un indiscret l’apprit à Mme de Staël, qui courut les demander à son mari.

— Ah ! Vous me comblez de joie ! s’écria M. de Staël, qui ajouta en donnant les trente billets de mille : « Jugez de mon bonheur : je le croyais votre amant ! »

M. de Parny offre la main à Sophie Gay pour passer dans la salle à manger, où l’on soupe. Et comme on est chez une comédienne, la soirée finit sur une scène de comédie. Florence, modeste confident sur les planches, excellent semainier par ailleurs, annonce qu’une indisposition de Talma oblige à changer le spectacle. Pour sauver la recette, la Comédie supplie Mlle Contat de jouer le Misanthrope et les Fausses Confidences. Vigée a parié que, quoi qu’il sollicite, Florence l’obtiendra. « Je ne veux pas jouer demain », répète l’artiste. Florence plaide en vain sa cause. Il va se retirer, quand soudain, avec l’accent du désespoir, il s’écrie :

— En vérité, madame, vous êtes sans pitié ! m’obliger, à l’heure qu’il est, d’aller faire réveiller Mme Petit pour la conjurer de vous doubler demain dans la Mère coupable ! C’est une barbarie, car elle est souffrante aussi, et pourtant, elle jouera, j’en suis sûr. Elle est si bonne camarade !

À mi-voix, Vigée dit à Sophie Gay :

— Faites attention : la scène commence.

En effet, Mlle Contat se radoucit. Pourquoi ne ferait-on pas relâche ? Non : on ne peut sacrifier une recette. Le vicomte de Ségur a bien vu l’effet produit par le nom de Mme Petit. Il blâme Mlle Contat de résister aux prières de ses camarades et aux vœux du public. On l’approuve, et Mlle Contat, charmée de se voir contrainte à faire ce qu’elle désirait, rappelle Florence :

— Puisqu’on le veut absolument, je jouerai demain le Misanthrope et les Fausses Confidences[36].

À partir de ce jour, les relations se nouent entre Sophie Gay et la comédienne. Mlle Georges nous en apporte l’écho, et ajoute quelques touches au tableau précédent : Mlle Contat, « toute grande dame qu’elle est », a accepté du Gouvernement un pavillon près de l’Odéon. Le pavillon est vilain, la salle à manger vilaine, le salon inexistant ; elle reçoit dans sa chambre à coucher… mais elle est logée pour rien. La plume un peu pointue de Mlle Georges continue : elle est très aimable chez elle ; « malgré tout, il y a toujours de cette charmante impertinence dont elle s’est fait une agréable habitude. M. de Parny est un gentilhomme qui s’est placé, par attachement sans doute, dans une singulière position. On le prendrait volontiers, malgré ses excellentes manières aristocratiques, plutôt pour l’intendant de la maison que pour le futur époux de cette grande artiste. Moi, fort ignorante de cette vie intime, j’étais mal à l’aise quand M" Contat lui disait : « Sonnez, je vous prie, mon cher, pour qu’on verse le café ». Et voici com ment M" Georges a vu, sans indulgence, Sophie Gay : « J’ai dîné chez M" Contat, il y a deux jours, avec M" Gay. C’est une aimable et spirituelle femme ; mais, bon Dieu ! qu’elle doit être fatiguée ! Elle parle bien, mais elle parle sans discontinuer »[37].

Toujours sous le Consulat, le souvenir d’un dîner chez la marquise de Condorcet se grave dans la mémoire de Sophie Gay. La marquise de Condorcet, demeurée belle, abhorre la Terreur qui lui a pris son mari, mais conserve son enthousiasme pour les idées nouvelles, mitigé par le regret de quelques préjugés anciens. Suivant cette double disposition de son esprit, elle réunit dans son salon les repré sentants des partis les plus opposés. Ils se détestent, et font des frais pour se plaire, preuve de la puis sance de l’esprit qui répudie les opinions et les antipathies pour jouir du charme de la conversation. La misère et la mort ont établi une certaine égalité. « Le gentilhomme le plus entiché de ses vieux pré jugés saisit avec empressement l’occasion d’y être infidèle en se rapprochant du plébéien éloquent ou de l’artiste spirituel auquel il devait de sortir de prison. »

Outre la jeune fille de la maison aux traits « angéliques », les convives sont Garat l’Idéologue, son neveu Maillat Garat, le chevalier de Panat, Benjamin Constant, Siéyès, Mme Talma. Détail typique de cette société aux éléments contradictoires : Sophie Gay est assise à table entre Chénier et le vicomte de Ségur. Étonnée, curieuse, elle regarde et elle écoute avide ment des hommes offrant de tels contrastes.

Le nom de Chénier lui fait un peu peur. Cependant le jacobin s’humanise, quitte son air dédaigneux, se fait gracieux, se vante d’un léger service rendu à Sigismond Gay : il ne s’agirait de rien moins que de lui avoir sauvé la vie, en le tirant de la Conciergerie la veille du jour où il devait comparaître devant le tribunal révolutionnaire.

D’un côté les manières aristocratiques de Chénier, de l’autre la gaîté républicaine du vicomte de Ségur : vieil ami à l’amitié coquette, car chez lui la coquetterie se mêle à tout, il n’oublie pas que sous la Terreur Sophie Gay l’a reçu en dépit de ses ailes de pigeon, de sa perruque poudrée, de sa mise aristocratique qu’il s’obstinait à ne pas quitter, et qui pouvait compromettre ses amis aussi bien que lui. Elle le voyait aussi beaucoup chez Mme de Courcelles, qui demeurait dans la même maison. Toutes deux lui prêchent inutilement la prudence : il ne peut retenir une épigramme. Quand on frappe les revenus d’un impôt du quart, il lance un distique :

    Moi j’ai payé mon quart, et dis avec Voltaire :
    À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !

À Elleviou qui le traite sans la moindre cérémonie, il fait ingénieusement sentir qu’il n’admet pas ce manque d’égards, en lui disant avec humilité :

— Monsieur, pourquoi ces airs de hauteur ? Depuis la Révolution, ne sommes-nous pas tous égaux ?

Aujourd’hui, cet élégant du dernier règne a gardé la raideur de sa taille droite, mais, sous son cha peau à cornes et sa perruque, il a perdu beaucoup de cheveux, et il affirme avoir donné un nom à chacun de ceux qui lui restent[38].

À gauche, Sophie Gay entend des sarcasmes amers contre l’esprit superficiel et la frivolité des gens de l’ancienne cour ; à droite, elle entend railler les ver tus civiques de ces fiers républicains qui mouraient de peur les uns des autres. En face, Benjamin Constant plaisante avec douceur, finesse et malice les ridicules prétentions des marquis de L’Œil-de-Bœuf et celles des jeunes Romains du Directoire ; Garat, « dont le républicanisme se disposait dès lors à tous les sacrifices qu’il a faits depuis au règne de l’empereur », n’émet que des aphorismes conciliants.

Sophie reproche au vicomte de Ségur de ne pas dissimuler sa malveillance pour Chénier, de le haïr si haut :

— Moi, le haïr ! dit Ségur en souriant, pas le moins du monde ! et pourvu qu’il veuille bien ne pas fraterniser avec moi… car vous savez ce qu’il en coûte pour…

Elle ne lui permet pas d’achever cette plaisante rie sanglante, et se retourne brusquement vers Chénier, craignant qu’il n’ait entendu. Chénier s’imagine que les fadeurs du vieux courtisan l’impatientent, et l’en complimente comme d’une preuve de bon goût. Et la voici obligée de défendre Ségur contre les épigrammes du républicain sur les ridicules courageux du gentilhomme.

Le dîner terminé, son mari la présente à une personne qui, dit-il, fit intervenir Benjamin Constant auprès de Chénier pour le sauver. Elle préfère avoir au jacobin cette obligation moins directe. Elle parle à plusieurs reprises des sept incarcérations dont son mari aurait été victime pendant la Terreur : la vérité oblige à reconnaître qu’elle a exagéré. Sigismond Gay fut peut-être considéré comme suspect, peut-être menacé : il n’alla pas une seule fois en prison ; les registres d’écrous des prisons de Paris en font foi. Nous avons connu des gens qui, pour s’être fait tué en 1848, réclamaient des bureaux de tabac à la troisième République : dès le Consulat, il était de bon ton, et pouvait devenir profitable, de se targuer de persécutions qu’on aurait subies sous la Terreur. Quoi qu’il en soit, Sophie assiste en observatrice avisée et curieuse aux transformations de la société française, dont elle note les phases avec justesse, et avec esprit[39].

Dès cette époque, elle est piquée de la tarentule littéraire. Elle n’est pas la seule. « Aucun siècle n’a commencé avec un aussi grand nombre de femmes de lettres », dit Fortunée Briquet au Premier Consul, en lui adressant son Dictionnaire historique des Françaises. C’est vrai. On comptait auparavant beau coup de femmes d’esprit et peu de femmes de lettres : la proportion est inversée. Mmes Desroches, Clément, Sarrazin, Lafontaine, Sommery, de Flamanville, Marie Courchamps, de Vannoz, Levesque, de Saint-Venant, Quesnard, Gacon-Dufour, Bonne, Mallarmé, Barthélemy Hadot, Chemin, de Montanclos, et cent cinquante autres également célèbres, encombrent les devantures des libraires avec des romans intitulés Méliosa, Koraïne, Ursule, Aurélie, Edmond et Henri, Isaure et Elvire, etc. Tandis que sous Louis XVI la jeune femme qui écrit est avant tout sentimentale, elle arbore sous le Directoire une belle impudeur et les principes les plus hardis. Sous le Consulat et l’Empire, elle se militarise, aime et admire la Gloire, et, ajoute malicieusement Sainte-Beuve, s’honore de la récompenser. La Restauration verra l’avènement de la femme pâle et frêle qui soupire aux Méditations et raffine sur les idées et les sentiments ; sous Louis Philippe, elle se teintera de socialisme, s’inspirera de George Sand, de Musset, d’Eugène Sue, rêvera son émancipation totale, et s’affirmera en fumant des cigarettes, voire des cigares.

Dès le Directoire, le poète Lebrun disait :

    Rassurez les Grâces confuses ;
    Ne trahissez point vos appas ;
    Voulez-vous ressembler aux Muses ?
    Inspirez, mais n’écrivez pas.

Mme P…… répond. Elle paraît, à une séance de l’Athénée, — extraordinaire réunion de beaux esprits, — la taille élancée, le regard audacieux, la voix pure et sonore ; elle monte à la tribune, et riposte par une Épître aux femmes, où elle dit :

    De l’étude de l’Art la carrière est ouverte ;
    Osons y pénétrer. Eh ! qui pourrait ravir
    Le droit de les connaître à qui peut les sentir !

Elle aurait complètement gagné sa cause, dit Sophie Gay, « si, fière d’avoir rimé des vers charmants, elle avait renoncé au vain plaisir de les lire elle-même… Car si la manie des vers rend une femme ridicule, le goût des arts ajoute à son amabilité. C’est au mérite de ses ouvrages qu’est attaché le pardon d’un auteur féminin. » Tant de femmes écrivent que déjà l’on peut dire : « Quand une femme écrit, elle est une dixième Muse ; quand elle n’écrit pas, elle a encore la ressource de se croire la modeste violette », pensée notée sans signature dans les Causeries du monde, mais qui porte indubitablement la griffe de Sophie Gay[40].

Donc, comme tout le monde, elle écrit son roman, et, comme tout le monde, elle l’intitule Laure d’Estell. Elle ne signe pas. Il faudrait ne pas appartenir à la société parisienne pour en ignorer l’auteur. Lorsque Sainte-Beuve se documenta, avec le soin méticuleux que l’on sait, pour rédiger son étude sur Sophie Gay, Aglaé de Canclaux, désireuse de le voir « tirer parti de cette excuse pour une femme de se faire imprimer », lui fit savoir par l’intermédiaire d’un ami commun que sa mère avait écrit ce roman dans le but de venir en aide à ses oncle et tante à la mode de Bretagne, les Blottefière de La Viéville, rentrant d’émigration sans ressources, dans un moment où elle était aussi pauvre qu’eux. Le renseignement est inexact. D’une part, « dame Blottefière de La Viéville » figure comme marraine au baptême d’Euphémie Liottier, le 21 novembre 1798, de sorte qu’à l’apparition du roman, elle était en France depuis au moins quatre ans ; d’autre part, la notice consacrée à Sophie Gay en tête de sa comédie, le Marquis de Pomenars, et confirmée par une phrase du vicomte de Ségur, dit formellement : « Elle avait composé pour elle-même, sans aucune espèce de dessein de passer pour auteur, un roman intitulé Laure d’Estell. Le célèbre chevalier de Boufflers lui en ayant dérobé le manuscrit, le fit imprimer d’accord avec son mari même, en 1800 (1802), chez Pougens, leur ami commun, et à l’insu de Mme Gay ; Chénier a donné les plus vifs éloges à l’idée principale sur laquelle est fondée cette charmante production. » Il est possible que, le roman édité, Sophie Gay en ait abandonné le produit à ses parents de Blottefière ; on trouvera dans sa succession un éventail donné par Marguerite de Valois à sa grand’tante la marquise de Blottefière : peut-être le reçut-elle à titre de remerciement.

Marie-Charles-Joseph, chevalier de Pougens, qui l’éditait, ami de Gay et de Boufflers, n’était pas un libraire ordinaire : fils naturel du prince de Conti, il avait commencé une carrière diplomatique, qu’une cécité précoce interrompit. Sous la Révolution, il fonda une librairie, n’en continua pas moins à publier des ouvrages de son cru, et entra à l’Institut en 1799. Il en était donc membre lorsqu’il édita le premier roman de Sophie Gay : peu d’auteurs peuvent se vanter d’avoir un éditeur de pareille qualité[41].

Laure d’Estell, sans être un chef-d’œuvre, vaut sûrement mieux que la moyenne des productions du même genre qui paraissaient journellement. Sainte-Beuve vante le style net, courant et généralement pur, et les remarques fines, ce qui, sous sa plume, constitue un bel éloge. Les contemporains, les amis de l’auteur surtout, sonnent la fanfare de l’enthousiasme. Chénier envoie un billet de félicitations. Le vicomte de Ségur donne au Journal des Débats un article élogieux, inséré depuis dans ses Œuvres diverses. « Mme Geoffrin disait un jour : « Vous m’assurez que cet homme est simple ; mais est-il simple avec simplicité ? » Voilà le grand mérite du style de Mme Gay… On y remarque un naturel, une facilité si aimable, si rare, que chacun croit deviner le besoin qu’elle a eu d’écrire ce charmant ouvrage… Les personnages sont si bien établis, la gradation de l’intérêt marche avec une si profonde connaissance des ressources de l’art, que la louange même doit s’arrêter, pour laisser au public des jouissances si inattendues. » Le vicomte ne formule qu’une critique : il est fâcheux qu’un prêtre joue un rôle révoltant dans cet ouvrage. « Épaississons les voiles sur les vérités tristes », ajoute-t-il[42].

Le Journal de Paris du 23 floréal an X (19 mai 1802)[43] publie un article qui, aujourd’hui encore, a gardé toute sa saveur. Sous l’anonymat, on devine le chevalier de Boufflers. Le titre porte : Conversation entre un vieil homme de lettres et un jeune. Elle s’engage avec un joli cliquetis d’esprit : « — Mon parti est pris, mon cher maître ; au fait, quand tout le monde écrit, pourquoi n’écrirais-je pas ? Pourquoi ne chercherais-je pas aussi à me distinguer ? — Mon ami, prenez-y garde, peut-être que la manière la plus sûre de se distinguer quand tout le monde écrit, ce serait de ne pas écrire. — Ce serait aussi le moyen de n’être pas lu. — Vous auriez cela de commun avec beaucoup d’écrivains. — Je suis tourmenté de mes idées. — Heureux jeune homme ! et où sont-elles, ces idées, est-ce dans votre mémoire ou dans votre imagination ? — Il me semble que les écrivains n’y regardent pas de si près. — Bon pour les écrivains, mais les critiques ? Et à quel genre donnerez-vous la préférence ? — Au plus facile. » Ce qui écarte les genres dotés de règles par les anciens. « À quoi sert toute cette législation poétique ? Un talent supérieur y déroge impunément, et la médiocrité ne gagne rien à s’y soumettre. » En fin de compte, le jeune auteur choisit le roman, dont Aristote n’a pas parlé. Il développe si bien ses idées sur la manière d’écrire ce genre d’ouvrage, qu’il s’attire cette remarque : « Vous haïssez les règles, et vous en faites ». D’ailleurs, il demande au maître des conseils, qu’on lui donne, et qui sont toujours excellents, sur le style, sur la composition, sur la manière de nouer l’intrigue et de la dénouer, sur la progression à donner à l’intérêt, sur ce qu’il convient de demander aux livres ou de tirer de l’observation des passions humaines. « Dispensez-vous d’imaginer : il ne faut que regarder. » Le vieil homme de lettres précise ensuite quelques caractères, précisément ceux des héros du roman de Sophie Gay, et finit par énumérer tant de conditions indispensables à la bonté de l’ouvrage que le jeune auteur s’écrie : « Savez-vous bien, mon cher maître, que voilà trop de conditions que vous exigez pour un travail de haute fantaisie ; et où trouver un roman qui les rassemble ? » À quoi le maître répond froidement : « Chez Pougens, libraire, quai Voltaire : demandez Laure d’Estell, par Mme … »

Le trait final prouve que l’ingéniosité dans la publicité ne date pas d’aujourd’hui.

Ce bel article, le croirait-on, suscite une polémique. Dans son roman, Sophie Gay définit ainsi un personnage, qu’elle appelle Mme de Gercourt : « Tu la traites bien sévèrement. Quoi ! Tu prétends qu’elle met les vices en action et les vertus en préceptes ? Ah ! ma Juliette, tu n’as pas réfléchi sur toute l’étendue de cette méchanceté ! Sais-tu bien qu’une femme de ce caractère serait plus dangereuse par l’apparence même de cette vertu, que celle qui ne mettrait aucune pudeur dans sa conduite. On l’accuse, dis-tu, d’un peu de galanterie : tu n’ignores pas que sur ce point on amplifie toujours ; et quant à ce qui regarde la petite querelle de ménage qu’on veut absolument qu’elle ait excitée entre un grand seigneur et sa femme, sais-tu ce qui l’a amenée ? » Il est difficile de désigner plus clairement Mme de Genlis. « Elle qui, dans tous ses ouvrages interdit à une jeune femme la permission de parler d’aucune passion ! Qui les croit déshonorées quand elles ont fait imprimer une romance, et qui appelle athées toutes celles qui osent douter d’un seul miracle ! J’avoue qu’elle est moins scrupuleuse pour les femmes de son âge : elle leur permet d’écrire, mais seulement sur l’éducation ; l’amour maternel est l’unique amour dont elles doivent parler. Il est vrai qu’à cet âge il est possible d’avoir oublié tous les autres ; et, si je t’en crois, Mme de Gercourt s’est privée par cette loi du plaisir de se retracer un grand nombre de souvenirs. » Et encore : « L’affectation qu’elle met à parler vertu, prouve qu’elle la regarde comme une chose presque surnaturelle, et ce n’est pas ainsi que la vertu paraît aux gens habitués à la pratiquer[44]. » Sûrement, quelque propos de Mme de Genlis a piqué au vif Sophie Gay, qui riposte point par point.

Mme de Genlis n’a pas de peine à se reconnaître. L’article du vicomte de Ségur dans le Journal des Débats, et celui du Journal de Paris, l’émeuvent. Quelques jours après, cette dernière feuille publie, le 9 prairial an X (29 mai 1802), une lettre adressée « aux rédacteurs du journal », signée Verax Lebourru.

« Retiré dans une campagne isolée, je fais venir de Paris presque tous les ouvrages nouveaux qui sont annoncés avec éloges dans les journaux ; mais, je ne sais par quelle fatalité, presque tous ceux que j’ai lus depuis quelque temps m’ont paru souverainement médiocres, pour ne pas dire détestables. On m’assure que, le plus souvent, les journalistes n’ont pas même lu les ouvrages qu’ils louent avec une si intrépide assurance, et qu’ils n’insèrent ces articles mensongers que pour complaire à des amis officieux, ou même tout simplement au libraire. » Ces réflexions lui sont venues en lisant un roman intitulé Laure d’Estell sur l’indication du « citoyen Ségur jeune » dans le Journal des Débats, et du Journal de Paris lui-même. Tout ce qu’un auteur peut imaginer pour blesser un autre auteur au point sensible, une femme pour blesser une autre femme, vient naturellement sous la plume de Verax Lebourru. Malheureusement sa critique est lourde, et manque totalement d’esprit. Ce n’est pas la flèche brillante, le trait hardi et ingénieux, la trouvaille piquante : c’est le coup de poing du charretier. Verax Lebourru n’a jamais lu de roman aussi froid, aussi fade, aussi commun. Nulle sensibilité, nul abandon. Jamais un trait qui parte de l’âme. On dit que l’auteur est une femme ; mais où ces pensées fines et ingénieuses, ces aperçus délicats qui distinguent les productions des femmes ? On est tenté de se demander, comme le fermier de Mme Denys : « Messieurs, lequel de vous deux est madame ? » Une note de bas de page explique ce mot : « Mme Denys, qui était fort laide, étant au lit avec M. Duv… qu’elle avait épousé après la mort de son oncle, M. de Voltaire, on introduisit dans sa chambre un paysan qui lui apportait de l’argent ; à la vue de ces deux têtes, il ne sut à qui parler : « Messieurs, leur dit-il, lequel de vous deux est madame ? »

Avec une prudente réserve, les journalistes s’en sont tenus aux généralités : Verax Lebourru entre dans le détail pour justifier sa sévérité. La narration est fastidieuse, le début vide, l’intrigue pauvre et commune, le ton inconvenant. « Citoyen Ségur jeune, vous, arbiter elegantiarum, dites-nous si c’est ainsi qu’on écrit et qu’on parle dans la bonne compagnie où vous avez vécu ? » Le style est diffus, lâche, traînant, sans expression et sans couleur, il fourmille d’incorrections et de locutions bourgeoises. Et l’auteur de la lettre termine en affirmant qu’elle lui est dictée par la plus grande impartialité.

Deux jours plus tard, le Journal de Paris insère la lettre d’un anonyme qui se jette au travers de la querelle, dans le seul but de dénigrer un Voyage au Mont-d’or par l’auteur du Voyage à Constantinople, Salaberry. Mais le 15 prairial (4 juin), nouvelle lettre, adressée « à Mme X…, auteur du roman de Laure d’Estell. — Madame, vous n’exigerez sûrement pas que je remplisse à la rigueur les engagements que j’ai pris avec vous au sujet de la seconde édition de Laure d’Estell. Quand nous avons passé ce traité, nous ne nous attendions, ni vous, ni moi, à certaines observations de Mme de Gercourt, insérées dans le Journal de Paris, feuille 9, sous le nom de Verax le Bourru ; malgré tout le succès de votre ouvrage, j’ai peur que cet article, beaucoup plus Bourru que Verax, n’en arrête le débit. Au reste, madame, je tiendrais encore ma première parole, si vous pouviez corriger le caractère de Mme de G… ; mais comme l’entreprise serait trop difficile, je vous engagerai plutôt à le retrancher absolument. Souvenez-vous du Tartuffe de Molière, et pensez que s’il y a des présidents, il pourrait bien aussi y avoir des présidentes qui ne veulent pas qu’on les joue. J’ai l’honneur d’être avec respect votre très humble serviteur. Près regardant, libraire, quai des Lunettes. »

Cette fois, le coup est direct. Mme de G…, ouvertement démasquée, se sent touchée à fond. Le surlendemain, nouvelle lettre au Journal de Paris, adressée « au citoyen Près regardant, libraire, sur le quai des Lunettes. — En vérité, mon cher confrère, ce n’est pas la peine de demeurer sur le quai des Lunettes, et d’y regarder de si près, pour y voir aussi mal. Vous imprimez un roman médiocre ; on en fait un grand éloge, le livre se vend, le public murmure, les lecteurs grondent, les autres romanciers souvent molestés, tonnent, Verax le Bourru éclate. Le roman est jugé, délaissé ; c’est encore là un tout petit événement. Mais voici la faute, et en mon âme et conscience, je vous déclare coupable. Il se trouvait dans ce roman un assez méchant portrait dont on ne s’était pas avisé de chercher le modèle, et sur ce, mon maladroit confrère, vous croyez faire un coup de maître en mettant au bas le nom d’une dame connue par des succès, des ridicules, des talents, enfin par tout ce qui fait la célébrité des femmes qui sacrifient le repos à l’éclat, la paix au bruit, le bonheur à la renommée. Que s’ensuit-il ? Vous n’aviez imprimé qu’un roman dont on ne parle plus, et vous en faites un libelle dont vous croyez qu’on parlera. Il y a faute, dirait Figaro, mon cher confrère. Cela ne vous réussira pas ; on ne se fait pas pardonner l’ennui en offensant la morale. Bellevue, libraire, quai Voltaire. » On peut douter que ce style résolu soit de Mme de Genlis ; un ami a répondu pour elle. Sur cette dernière passe d’armes, la polémique s’arrête. Mais peu après, Mme de Genlis publie un volume de Contes, Souvenirs, Notices, et récolte dans le Journal de Paris un éreintement en quatre points.

Par ailleurs, Sophie Gay reçoit du jeune Alissan de Chazet une louange délicate, une poésie facile en vers gracieusement tournés, qui dut la charmer. Il l’admirait fort, et disait : « Près d’elle, on sent si bien tout le plaisir d’écouter ! »

À Madame S. G., auteur de Laure d’Estell[45].

        J’ai lu cet ouvrage charmant,
    Fruit délicat de votre aimable plume,
        Où l’on rencontre à chaque instant
        La critique sans amertume

    Et la grâce sans ornement,
    Les hochets et la politique,
    La morale et le sentiment,
    Et les armes de la logique
    Sans l’ennui du raisonnement ;
    Je l’ai lu, je veux le relire.
Près de votre pupitre amour s’était placé :
Vous pouviez sans effort le peindre et le décrire ;
    On n’est jamais embarrassé
    Pour exprimer ce qu’on inspire ;
    Pourquoi prétendre vous cacher
    Sous le voile de l’anonyme ?
  La modestie en vain voudrait chercher
  À l’épaissir : d’accord avec l’estime,
    Le plaisir vient le détacher.
    D’ailleurs, pour rester inconnue,
  C’était trop peu de taire votre nom :
Il fallait déguiser la grâce méconnue
Qu’on prend pour la folie ou bien pour la raison,
  Tantôt coquette et tantôt ingénue,
    Qui joint le feu de l’abandon
    À l’attrait de la retenue.
    Il fallait ne pas nous charmer,
Forcer le naturel à ne jamais paraître ;
  Qui vous connaît devait vous reconnaître.
    Écrire, c’était vous nommer.
    Vous vouliez, par un goût fantasque,
Cacher votre talent ? Votre talent vous perd :
    Les traits s’éclipsent sous le masque,
    Mais l’esprit reste à découvert.
    De l’amour fidèle interprète,
    De Caylus et de Lafayette
    Suivez, suivez longtemps les pas.
    Empruntez leurs traits délicats,
Leur plume qui séduit, leur langage qu’on aime,
    Que dis-je ? Ne l’empruntez pas ;
Pour être toujours mieux, soyez toujours vous-même.

      Vous avez su les égaler.
  Vous ne devez qu’à vous votre couronne ;
      Vous ne ressemblez à personne,
      Heureux qui peut vous ressembler
      Mais tais-toi, Muse trop sincère,
      Finis cet éloge indiscret :
  Vanter Sophie et dire qu’elle plaît,
      C’est le moyen de lui déplaire.
  Chacun le sait, le peintre de Ninon[46]
      Et le chantre brillant d’Aline[47]
Ont su faire agréer une louange fine,
Qu’ils relevaient encor par l’éclat de leur nom.
  C’était le droit des maîtres du Parnasse.
  En son honneur, ils ont tous deux écrit,
      Qui n’eût pas écrit à leur place !
  Toujours le goût, le bon ton et l’esprit
      Ont fait l’éloge de la grâce.

Entre temps, un livre autrement sensationnel vient de paraître. En décembre 1802, Mme de Staël publie Delphine. Elle touche à la religion, à la politique, au mariage, trois questions d’une actualité immédiate et qui soulevaient de vives animosités. « La thèse de Delphine, dit le grincheux Philarète Chasles, confusion des devoirs de l’homme et de ceux de la femme, insulte l’humanité et Dieu. C’est de ce roman que date la prétention des émancipées, prétention artificielle, fausse et ridicule, qui a taché, sinon souillé, quelquefois flétri, toujours rendu ridicules les femmes de mon temps. » Sophie Gay vit dans les salons où ce livre fait un bruit prodigieux. Elle lit les articles qu’il suscite au Journal de Paris, au Journal des Débats où on le combat avec force. La réplique parue dans la Décade ne lui suffit pas. Indignée des phrases acrimonieuses et personnelles du Mercure, elle rompt une lance en faveur de Mme de Staël. Dans le Journal de Paris du 23 janvier 1803, elle signe Sophie XXX une « Lettre d’une mère à sa fille » où elle prend vivement parti.

Cette mère exprime ses angoisses en apprenant que sa fille vient de publier un roman. Sait-elle à quoi elle s’expose ? « Dans le siècle où nous sommes, ce ne sont plus les livres que l’on critique, ce sont les personnes que l’on déchire ». Le journaliste prouve par ses impertinences « qu’un pédant courageux ne craint pas plus une femme d’esprit, absente, qu’un grand homme enterré ». La célébrité est funeste pour les femmes comme le soleil pour la blancheur de leur teint. Sous Louis XIV, sous Louis XV, le talent des femmes a pu passer sans encombre à l’ombre du génie des hommes. Aujourd’hui, ce génie fait défaut, et l’on s’en prend aux femmes. « Attendez donc, ma chère, la naissance d’un chef-d’œuvre pour mettre au jour votre petit ouvrage. Alors, je serai plus tranquille pour mon Eugénie, les sots et les méchants auront une pâture. Mais d’ici-là, persuadez-vous bien qu’une femme ne peut se faire imprimer avec sécurité, qu’autant qu’elle a l’avantage de réunir trois choses indispensables : un esprit médiocre, des amis journalistes, et un mari en place. »

La thèse est singulière ; mais n’y a-t-il pas un accent personnel dans cette riposte ?

Pour mieux affirmer son drapeau, Sophie Gay choisira pour la première fille qui lui viendra, une marraine dotée du prénom de Delphine[48].

Sa situation, celle de son mari, subissent un grand changement à cette époque. Sigismond Gay a étudié une affaire qui promet d’être brillante : des particuliers lui confient trois cent mille francs pour fonder à Anvers une maison de commerce et de banque à laquelle ils assurent l’appui du Gouvernement. On envisage un chiffre d’affaires de trois millions. Gay s’associe un nommé Groix ; au dernier moment, une difficulté surgit entre eux, et ils se séparent. Gay reprend l’idée avec un de ses amis, Sillan, mais transporte le champ de ses opérations à Aix-la-Chapelle. Là, il fournit si bien la preuve de sa capacité, que le 23 avril 1803, un arrêté du Premier Consul « nomme pour remplir les fonctions de receveur général du département de la Roër, le citoyen Gay, en remplacement du citoyen Harent, démissionnaire ». Gay reçoit l’ordre de se rendre sur-le-champ près du préfet, pour prêter serment, et être installé. Le voilà devenu un important personnage, avec les cent mille francs du revenu de sa place, et les bénéfices de sa maison de banque[49].

Telles sont les circonstances à la suite desquelles Sophie de La Valette, devenue Sophie Gay, mit au monde à Aix-la-Chapelle, le 25 janvier 1804, une fille, et les raisons de parrainage pour lesquelles cette fille s’appela Delphine.

  1. Miniature appartenant à Mme  L. Détroyat.
  2. Acte de naissance dans Manecy : Une Famille de Savoie, Aix-les-Bains, 1904, in-8° p. 60. — Testament de Sophie Gay du 20 janvier 1847. Arch. Franchet d’Esperey.
  3. D. Stern : Mes Souvenirs, Paris, 1880, in-12, p. 308. — Sainte-Beuve : Causeries du lundi, Paris, 1852, III, p. 298. — Aix-la-Chapelle, Borcette et Spa, Manuel à l’usage des baigneurs, Aix-la-Chapelle et Leipzig, 1834, in-12.
  4. Turquan : les Femmes de l’émigration, Paris, 1912, deux volumes in-8°, I, p. 109-173.
  5. On trouve aussi l’orthographe Michault, mais sur l’acte de baptême de Sophie, Michault a été corrigé en Nichault.
  6. Sainte-Beuve : Lundis, III, p. 297.
  7. Sophie Gay : Laure d’Estell, Paris, 1802, in-8o, p. 82.
  8. Notes manuscrites de Sainte-Beuve : collection Spoelberch de Lovenjoul, à Chantilly, qui sera désormais désignée : Lov., D, 1992, fol. 49. — Sainte-Beuve : Lundis, VI, p. 53 et s.
  9. A. Bardoux : la Duchesse de Duras, Paris, 1898, in-8o, p. 45.
  10. Th. Gautier : Portraits contemporains, Paris, 1874, in-12, p. 20.
  11. Ibid., p. 31.
  12. Sophie Gay : Salons célèbres, Paris, 1837, in-8°, p. 241.
  13. J. de Norvins : Souvenirs d’un historien de Napoléon, mémorial, Paris, 1896. trois volumes in-8°, l, p. 171.— Fétis : Biographie universelle des musiciens. — Sainte-Beuve : Lundis, VI, p. 54.
  14. Sainte-Beuve : Lundis, VI, p. 53.
  15. Turquan : Napoléon amoureux, Paris, sans date, in-12, p. 153.
  16. Les renseignements d’état civil sont tirés des actes de l’état civil, des registres de catholicité, et des archives de la famille Enlart.
  17. Sophie Gay : Madame Hamelin, art. nécrol. du Constitutionnel, 8 mai 1851.
  18. Sophie Gay : les Malheurs d’un amant heureux, Paris, 1823, trois volumes, I. p. 159.
  19. Sophie Gay : Madame Hamelin, dans le Constitutionnel, 8 mai 1851.
  20. Arsène Houssaye : les Femmes du temps passé, Paris, 1863, in-4o, p. 428. — Edm. et J. de Goncourt : Histoire de la société française sous le Directoire, Paris, 1864, in-12, passim.
  21. Arch. Préf. de Pol. : Rapports du commissaire détaché à la Bourse.
  22. H. Bouchot : le Luxe français sous l’Empire, Paris, 1882, in-18, p. 5. — H. Fleischmann : Dessous de princesses et maréchales d’Empire, Paris, 1909, in-16, p. 59.
  23. Sophie Gay : Constitutionnel, 8 mai 1851, et les Malheurs d’un amant heureux, I, p. 34, 159. — Turquan : Madame Récamier, Paris, sans date, in-16, p. 53. — Niel : Notice sur Garat, le célèbre chanteur, dans Mém. de la Société d’émulation de Cambrai, t. XVII, p. 90. — Henri Monnier : Mémoires de M. Joseph Prudhomme, Paris, 1857, p.263.
  24. Sophie Gay : les Malheurs d’un amant heureux, passim, et Salons célèbres, p. 110. — Edm. et J. de Goncourt : Histoire de la société française sous le Directoire, passim.
  25. Sophie Gay : les Malheurs d’un amant heureux, III, p. 115.
  26. Escudier : la France musicale, Paris, 1855-1856, p. 110. — H. Fleischmann : Dessous de princesses et de maréchales d’Empire, p. 132. — F. Blangini : Souvenirs, Paris, 1834, in-8°, p. 349.
  27. Sophie Gay : Constitutionnel, 8 mai 1851 ; Salons célèbres, p. 266 ; les Malheurs d’un amant heureux, I, p. 166. — Marquiset : Une merveilleuse, Madame Hamelin, Paris, 1909, in-8°, p. 99. — Turquan. la Citoyenne Tallien, Paris, sans date, in-8°. — Journal de Paris, an X, iv, p. 1949.
  28. Sophie Gay : les Malheurs d’un amant heureux, I, p. 166-171, et Ellénore, Paris, 1844-1846, quatre volumes in-8° (Introduction).
  29. Notes manuscrites de Sainte-Beuve. Lov., D, 1992, f° 137.
  30. Marie-Françoise, née en 1765 ; Anne-Sophie, en 1766 ; Jean-Sigismond, en 1768 ; Victoire, en 1770 ; Marie-Adélaïde, en 1771 ; Louise-Marie, en 1774. — Manecy : Une famille de Savoie, Aix-les-Bains, 1904 in-8°.
  31. A. Beaunier : Trois amies de Chateaubriand, Paris, 1910, in-12, p. 229, 317. — P. de Saman : les Enchantements de Prudence, Paris, 1877, in-18, p. 7.
  32. Bibl. nat., ms., n. a. fr., 21.536, f. 71.
  33. Voici la liste des enfants de Sophie Gay : Aglaé, née le 6 décembre 1793, mariée le 20 septembre 1813 à Joseph de Canclaux, consul de France à Nice ; Euphémie, née le 21 septembre 1795, mariée le 15 février 1817 à François-Maurice Enlart, président du tribunal de Montreuil-sur-Mer ; Emma-Sophie, née le 2 avril 1798, morte en janvier 1803 ; Delphine-Gabrielle, née le 26 janvier 1804, mariée le 1er  juin 1831 à Émile de Girardin ; Bernardine-Isaure, née le 4 avril 1805, mariée le 5 juin 1837 à Louis-Théodore Garre ; Edmond, né le 18 décembre 1807, tué près de Constantine le 11 mai 1842. De plus, Sophie Gay a adopté une fille de son mari, Elisa-Louise, née le 16 mars 1800, mariée le 15 avril 1817 au comte Jean-Louis-Barthélemy O’Donnell, maître des requêtes au Conseil du roi.
  34. Arnault : Souvenirs d’un sexagénaire, Paris, 1833, quatre volumes in-8°, I, 309.
  35. Jouy : l’Hermite de la Chaussée d’Antin, Paris, 1814, cinq volumes, in-12, III, 43.
  36. Sophie Gay : Salons célèbres, p. 69.
  37. Mlle Georges : Mémoires inédits, publiés par P.-A. Chéramy, Paris, 1908, in-18, p 168.
  38. Comte J. d’Estourmel : Derniers souvenirs, Paris, 1860, p.285. — Arnault : Souvenirs d’un sexagénaire, II, 166.
  39. Sophie Gay : Salons célèbres, p. 78, et Ellénore (Introduction). — L. Labat : Liste des arrestations, transfèrements, élargissements de 1790 à 1795, ms., Arch. Préf. de Pol.
  40. Marquiset : les Bas-Bleus du premier Empire, Paris, 1913, in-8o, p. 3. — Sainte-Beuve : Lundis, VI, 68. — Sophie Gay : les Malheurs d’un amant heureux, I, 256, et Causeries du monde, II 69.
  41. Lepeintre : Suite du répertoire du Théâtre-Français, Paris, 1823, L, 177. — Lov., 2038, f° 46. — Sainte-Beuve : Lundis, VI, 52. — Testament de Sophie Gay, arch. Franchet d’Esperey.
  42. Vicomte de Ségur : Œuvres diverses, Paris, 1819, in-18, p. 22.
  43. Journal de Paris, an X, III, 1432.
  44. Sophie Gay : Laure d’Estell, p. 68, 83, 89, 112.
  45. Alissan de Chazet : Mémoires, Souvenirs, Œuvres et Portraits, Paris, 1837, trois volumes in-8o, II1, 77, 433.

  46. Le vicomte de Ségur.

  47. Le chevalier de Boufflers.
  48. Journal de Paris, an XI, p.574, 683, 777. — Biographie universelle et portative des contemporains, Paris, 1834, cinq volumes in-8°, II, p. 1833. — Sainte-Beuve : Portraits de femmes, Paris, sans date, in-8°, p. 133 ; et Lundis, VI, 54.
  49. Manery : Une famille de Savoie, p. 25. — Moniteur, 20 floréal an XI 10 mai 1803).