Une ordonnance de Philippe VI de Valois mal datée

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Une ordonnance de Philippe VI de Valois mal datée
Bibliothèque de l’École des chartestome 58 (p. 520-522).

UNE ORDONNANCE DE PHILIPPE VI DE VALOIS

mal datée.


L’identification des noms de lieux dans les chartes et les documents du moyen âge est souvent un problème délicat et difficile à résoudre. Aussi, en cette matière, on ne saurait jamais être trop prudent et trop s’entourer de tous les moyens de contrôle et d’information dont on peut disposer.

Pour ne pas avoir observé ces prescriptions et s’être laissé éblouir par une apparente similitude de mots, les auteurs du recueil des Ordonnances des rois de France ont commis une grave erreur dans l’identification d’un nom de lieu donné par une charte de Philippe VI de Valois. Cette charte (Ordonn., t. III, p. 605), qui accordait à l’abbaye de Saint-Gilles en Provence et à toutes ses dépendances la faveur de ressortir immédiatement au sénéchal de Beaucaire, est ainsi datée : « Datum in Praderia Sancti Andree prope Ayram. » Au bas de la page, on a mis cette note : « C’est apparemment Pradère, dans le bas Armagnac, diocèse d’Aire (voy. le Dictionnaire universel de la France). » On voit de suite que, pour donner une semblable identification, on s’est laissé surprendre par la ressemblance qui parait exister à première vue entre Praderia et Pradère. En effet, ce Pradère que l’on indique, et qui est très vraisemblablement la localité appelée aujourd’hui Pradère-les-Bourguets (Haute-Garonne, arr. de Toulouse, cant. de Lèguevin), n’était d’abord pas, d’après Expilly, du diocèse d’Aire, mais du diocèse de Toulouse. De plus, au point de vue philologique, le mot Praderia n’eût pas donné Pradère dans le Midi, mais Praderie, nom de localité que nous trouvons dans le Lot-et-Garonne (comm. de Montignac-de-Lauzun) et dans le Puy-de-Dôme (comm. de Brousse). Enfin, que devient Sancti Andree ? S’il est dans le texte latin, il eût été bon de chercher à se rendre compte du motif qui l’y avait introduit. Il a sa signification, et, comme le Pradère indiqué ne se nomme pas Pradère-Saint-André, il fallait voir si d’autres localités répondaient mieux à cette désignation. Enfin, on objectera encore que la ville d’Aire (Landes) n’était pas appelée en latin Aira, mais Adura ou Atura. On pourra me répondre, je le sais, qu’au XIVe siècle les noms latins sont souvent calqués sur les mots français et ainsi défigurés. Cela n’est cependant pas une règle générale et on ne doit se retrancher derrière l’incorrection des textes que lorsqu’elle est manifeste, évidente ; sans cela, il serait trop facile de leur faire dire non ce qu’ils disent réellement, mais ce que chacun peut y voir.

Si ces questions d’étymologie, qui sans doute n’étaient pas très familières aux éditeurs de ces textes, n’attirèrent pas leur attention, il est pourtant un point qui eût dû l’attirer infailliblement s’ils avaient un peu réfléchi : c’est la forme Datum in Praderia ; car, dans tous les textes qu’ils transcrivirent, ils ne trouvèrent pas Datum in pour Donné à, mais Datum apud ou Datum, suivi du nom de lieu soit au génitif, soit présenté sous une forme indéclinable, comme Datum Parisius, datum apud Sanctum Germanum in Laya, datum Nemausi, datum apud Villam novam, datum Villenove. Si l’on veut au contraire désigner un lieu dans une ville, on dit Datum in, ainsi : Datum in nobili domo sancti Audoeni, Actum in abbatia Regalis montis, Actum in domo nostra de Villaribus. Si donc on avait Datum in praderia Sancti Andree, c’est que vraisemblablement le mot praderia désignait un lieu d’une ville ou d’un village appelé Saint-André ; et que pouvait être ce lieu, sinon ce qu’indique Du Gange aux mots praderia et prada, la prairie ? Il faut donc ainsi traduire cette date : Donné dans la prairie de Saint-André, près d’Aire.

Mais, maintenant, nous avons deux villes en France qui portent le nom d’Aire, l’une dans les Landes, l’autre dans le Pas-de-Calais. Les éditeurs du recueil des Ordonnances ont indiqué la ville d’Aire dans les Landes ; nous avons déjà montré qu’au point de vue étymologique ils avaient grande chance de s’être trompés. Si nous consultons en outre les chroniques du XIVe siècle et l’itinéraire de Philippe de Valois, nous voyons qu’il ne peut absolument être question que d’Aire dans le Pas-de-Calais. En effet, pendant les mois de juin, juillet, août et septembre, Philippe VI fut presque continuellement dans le nord de la France, à Noyon, à Thun-l’Évêque (Nord), près de l’Écluse, à Arras, près de Douai, à la Bassée, au Pont-de-Bouvines. Tels sont les principaux séjours de ces quatre mois. Le 26 juillet même, nous avons des lettres de lui datées d’Arras ; le 29, il ne pouvait donc en être bien éloigné. De plus, pendant son règne, nous ne le voyons aller qu’une fois dans le Midi, au commencement de 1336 ; ainsi, il fut à Toulouse pendant une partie de la dernière quinzaine de janvier 1336. Il ne peut donc être question au mois de juillet 1340, dans la date d’une lettre de ce roi, d’une ville du Midi ; par conséquent, c’est bien Aire dans le Pas-de-Calais qui est désigné là. Enfin, pour achever de nous convaincre, nous n’avons qu’à jeter les yeux soit sur une carte de Cassini, soit sur une carte de l’état-major ou du service vicinal, et nous verrons qu’à deux ou trois kilomètres au sud-ouest d’Aire il y a un ancien prieuré, aujourd’hui une ferme, désigné sous le nom de Saint-André, sur les bords de la petite rivière appelée Laquette. Cette ferme fait aujourd’hui partie de la commune de Witternesse, arr. de Béthune, cant. de Norrent-Fontes. C’est donc dans la prairie de ce Saint-André, près d’Aire (Pas-de-Calais), qu’était campée l’armée de Philippe de Valois quand il donna ces lettres en faveur de l’abbaye de Saint-Gilles et non à Pradère.


J. Viard.