Une petite bourgeoise/10

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VII.

Où Mademoiselle Émerance s’émancipe
et ce qui s’ensuit.



Un an après.

Rue de la Cathédrale, Madame Dumortier, qui fait ses courses, rencontre Madame Ramelin. Il y a plus de six mois que les deux anciennes amies ne se sont vues, depuis le mariage précipité d’Émerance et d’Hector.


Madame Ramelin. — Tiens, Madame Dumortier ! Que je suis heureuse de vous rencontrer. Je vous croyais morte, ma parole d’honneur. Vous faites vos commissions ?

Madame Dumortier. — Mon pauvre mari a été gravement malade, le lendemain du départ de notre Jean pour Paris. Il est tombé dans quelque chose, le pauvre cher homme. Alors, il est difficile comme un malade qu’il est ; et comme il voulait une maquaie et qu’il n’y en a pas de fraîches dans nos environs, je suis venue en ville pour lui en acheter une. Il a de si drôles de goûts, da !

Madame Ramelin. — Votre fils fait-il toujours de la peinture ?

Madame Dumortier. — Oh ! ne me parlez plus de ce mauvais garnement, Madame Ramelin ! Il vivait chez nous comme un coq en pâte ; et soudain, le voilà parti sans se préoccuper de sa mère, comme si elle était la dernière des dernières. Il nous a écrit souvent dans les commencements, mais je me suis opposée à ce que Monsieur Dumortier lui réponde et je lui ai renvoyé ses lettres sans les ouvrir… (Changeant le cours de la conversation.) Mais, vous ne me parlez pas des jeunes mariés… En avez-vous des nouvelles ?

Madame Ramelin. — J’ai acheté hier, au Grand Bazar, une belle berce d’osier doré avec des dentelles de Malines, en pur fil…

Madame Dumortier (mystérieuse). — Il y a du nouveau ?

Madame Ramelin. — On ne me le dit pas. Ma bru est trop bien élevée et trop décente pour me parler de ces choses-là… mais, après six mois de mariage, l’époque doit avancer, et comme je veux faire une surprise, la layette sera prête.

Madame Dumortier. — Votre fils habite toujours Bruxelles ?

Madame Ramelin. — Oui, chère Madame Dumortier. Il habite même tout à côté du palais de justice. On voit le monument par la fenêtre de son grenier…

Madame Dumortier. — Ce que nous avons été étonnés, Monsieur Dumortier et moi, d’apprendre qu’il abandonnait ses études…

Madame Ramelin. — Des études… mais ça sert tout bonnement à faire des ratés, des docteurs qui courent la visite à deux francs et des avocats sans causes. Son père et moi, nous nous étions toujours montrés hostiles aux études, mais nous n’osions pas contrecarrer sa vocation. Heureusement, le jeune homme a compris à temps qu’il avait tout intérêt à faire du haut commerce…

Madame Dumortier. — Que fait-il à cette heure, votre Hector ?

Madame Ramelin (un peu embarrassée). — Il est entré comme sous-chef de rayon à la Grande Damasserie de la rue Sainte-Catherine.

Madame Dumortier (pas convaincue). — Comme sous-chef ?

Madame Ramelin. — Il n’a encore que la fonction, mais le titre suivra, chère madame. Il y aurait trop de jalousie dans l’ancien personnel, si l’on savait… mais il paraît que le sous-chef actuel ne fait rien sans le consulter. (Cherchant la sortie.) Je suis pressée et je bavarde… Je vous demande pardon, Madame Dumortier… On se reverra… on se reverra…

Au même moment, Messieurs Ramelin et Brayant causent très gravement dans l’arrière-pharmacie. Le premier agite une lettre déployée comme un drapeau, cette lettre qui cause sa visite.

Monsieur Ramelin. — Vous ne voulez rien faire de plus pour votre Émerance ?

Monsieur Brayant. — Je lui donne déjà soixante francs par mois. Savez-vous bien, Monsieur Ramelin, que je connais des filles de notaire… de notaire, entendez-vous bien, qui ne reçoivent pas plus pour leur dot ? Je vous assure que je ne puis rien faire de plus pour le moment.

Monsieur Ramelin. — Cependant, il est indiscutable que nos jeunes mariés ont des dettes. Hector m’écrit ici qu’une tailleuse a fait saisir le cinquième de son traitement au magasin et que ça lui porte un tort considérable auprès de ses chefs.

Monsieur Brayant (de fort méchante humeur). — Quand on se mêle d’épouser une fille comme notre Émerance, Monsieur Ramelin, on doit être capable de la nourrir et de la vêtir. Vous ne voulez cependant pas qu’elle sorte en ville avec un jupon de moutonne, quand son mari fait le Brusseler élégant avec sa buse et sa redingote aux revers de soie ?

Monsieur Ramelin (se levant). — Monsieur Brayant !

Monsieur Brayant (se levant de même). — Monsieur Ramelin !

Ils se toisent un moment, puis ils se rassoient tous deux et Monsieur Ramelin change de ton. Ils ont fait tous deux la dépense maxima d’énergie.

Monsieur Ramelin. — Hector m’écrit que les dettes se montent à trois mille francs. J’en mets mille. Ce sont ceux que Dumortier me doit… Pourvu qu’il me les rende… Que mettez-vous ?

Monsieur Brayant. — Pas un sou.

Monsieur Ramelin. — Soit, on vendra le mobilier.

Monsieur Brayant. — C’est déjà assez malheureux que Mademoiselle Brayant ait épousé un calicot !

Monsieur Ramelin. — Injuriez mon fils, à présent. Il fait plus que ce qu’il peut, le brave garçon… Vous oubliez un peu trop ce qu’a fait votre fille lorsqu’elle se mêle d’écrire des billets doux aux tziganes et aux ténors de la Monnaie…

Monsieur Brayant. — Calomnies ! Émerance a été élevée par sa mère et j’en réponds.

Monsieur Ramelin. — Cependant, mon fils l’accuse formellement de faire la Bourse.

Monsieur Brayant. — Qu’il lui donne donc de quoi manger, et ma fille ne sera pas forcée de faire autre chose…

Monsieur Ramelin. — Vous approuvez votre fille ?

Monsieur Brayant. — Vous approuvez bien votre fils, vous !

Monsieur Ramelin. — Si j’avais pu prévoir ce qui allait se passer…

Monsieur Brayant. — Si j’avais su qu’un professeur d’université vendait de l’aunage !…

Monsieur Ramelin. — C’est aussi honorable évidemment que de vendre des pilules et de l’huile de foie de morue… Enfin, vous refusez tout secours, le dernier ?

Monsieur Brayant. — Soit, je mets mille francs, mais vraiment, je me demande où je vais aller les chercher, moi !

Monsieur Ramelin reparaît enfin à la maison où l’attend son fils rentré de Bruxelles. Hector est couché nonchalamment sur un canapé, fumant son cigare.

Hector (sans se déranger). — Eh bien, vous avez trouvé ?

Monsieur Ramelin. — Oui, le papa a donné mille francs. Avec les deux cents que je mettrai pour ma part, cela fera le compte. Maintenant, que ce soit fini, hein !… Tu vas nous fiche la paix avec ta femme. C’est demain qu’elle nous arrive, celle-là ?

Hector. — Oui, papa. Si vous croyez que cela m’amuse ! Elle a sa tête et je n’ai rien à lui dire. On m’a déjà conseillé le divorce…

Monsieur Ramelin (bondissant). — Hé, là-bas ! pas de bêtises, fiston ! Qu’est-ce que diraient les gens ?

Hector. — Ce qui m’a fait réfléchir, moi, c’est que, plus de femme, plus de bon papa Brayant et plus les subsides !

Monsieur Ramelin. — Alors, Émerance fait encore des siennes ?

Hector. — Les Iroquois étrangers qui se lavent au marc de café pour se donner la teinte locale et les cabots de tous grades, sans compter le divin Michel, le ténor qui, de Liège, est enfin arrivé à la Monnaie où il pose à la belle jambe… Ce sont là les petites passions de l’ex-Mademoiselle Merance…

Monsieur Ramelin. — Ça n’a pas l’air de t’attrister outre mesure, Hector !

Hector envoit vers le plafond la fumée de son cigare.

Hector (socratique). — Moi ?… Je m’en f… !

Le lendemain, Madame Dumortier passe devant la Pâtisserie Commerciale quand elle tombe nez à nez avec les Ramelin qui sortent de la boutique. Il y a là, outre les époux Ramelin, Hector et Émerance, bras dessus-dessous.

Madame Dumortier. — En voilà une rencontre…

Madame Ramelin. — Nous avons été manger quelques petits pâtés au rhum, en famille, Madame Dumortier. Quel dommage que nous ne vous ayions pas rencontrée plus tôt, on vous aurait invitée !

Madame Dumortier. — Rien de ça, Madame Ramelin. Ce sera pour une autre fois. (Changeant de ton.) Que Mademoiselle Émerance est donc grandie !…

Madame Ramelin (minaudant). — Mademoiselle ! dites-vous. Vous oubliez donc que notre fifille est mariée, chère madame, et que je pourrais être presque grand’mère…

Madame Dumortier (banale). — Que les années passent vite ! C’est à tout ça qu’on voit qu’on devient vieux… Et le ménage ?… comment va-t-il, le ménage ? On s’amuse beaucoup, à Bruxelles ?

Hector, avec un accent quelque peu du cru :

Hector. — C’est la capitale, madame… et c’est toujours autre chose que la province. À Liège, on manque d’air !… on étouffe !… Il n’y a même pas de café convenable…

Madame Dumortier (piquée). — Nous avons le Phare, vous l’oubliez.

Hector. — Une brasserie… rien qu’une brasserie… mais parlez-nous donc du Métropole, à la bonne heure… avec ses terrasses en été comme en hiver… Quand il gèle, les garçons allument des brasero…

Monsieur Ramelin. — Comme en Espagne, pour les combats de taureaux… c’est là que viennent se réchauffer les toréadors, lorsqu’ils ont froid…

Hector. — Et puis, savez-vous, c’est là une tout autre vie ; une vie de grand luxe. Nous avons la Cour avec les ambassades et les ministères… C’est le cerveau intellectuel de la Belgique… Savez-vous qu’en débarquant aux Guillemins j’ai eu l’impression que je découvrais un gros village ?

Émerance. — Dans votre petite ville, Madame, il n’y a même pas un couturier digne de ce nom.

Madame Dumortier. — Cependant, nous avons l’homme-femme…

Hector. — Qu’est-ce que ce phénomène ?

Madame Dumortier (empêtrée dans son explication). — C’est un monsieur, comme qui dirait un homme… qui fait des chapeaux de dames… pour les femmes… alors, comme on ne pouvait l’appeler un « modiste », nous l’avons nommé l’homme-femme…

Hector (méprisant). — Que c’est bien liégeois ! En province, on accorde une réelle importance à ce genre de choses !

Monsieur Ramelin, bon Liégeois, se sent un peu chatouillé à l’amour-propre et comme il garde rancune à son fils et ne sourit que pour la galerie, il proteste…

Monsieur Ramelin. — Cependant, Hector, vous voudrez bien nous avouer que notre beau fleuve, avec ses quais superbes…

Émerance. — Taisez-vous donc, beau-papa. Votre Meuse ? Et Bruxelles port de mer, qu’est-ce que vous en faites ? Des navires hauts comme ça, qui nous arrivent des Indes, avec des Chinois dans les cordages…

Madame Dumortier. — Ça, nous n’avons pas à Liége.

Émerance. — Et la toilette ! Vous ne m’en parlez pas. Vos bourgeoises sont fagotées, c’est le mot. Elles n’ont aucun genre. Non, mais vrai, ce que je suis contente d’être sortie de ce trou, par exemple ! ici, une dame mariée doit mettre un chapeau-capote… À Bruxelles, le chapeau rond et allez donc !… Ici, une dame mariée ne va pas au café toute seule… À Bruxelles, c’est très convenable que d’aller à l’estaminet. On ne s’arrête pas à de pareilles niaiseries… C’est la grande vie, madame !

Madame Ramelin (crescendo). — Avec de grandes maisons !

Émerance (forte). — De grandes toilettes !…

Hector (fortissimo). — Une grande ville, quoi !

Et lorsqu’ils ont poursuivi leur route, Madame Dumortier restée figée sur la bordure du trottoir, se retourne et d’un geste méprisant :

Madame Dumortier. — Beulemans, va !!!