Une petite bourgeoise/9

La bibliothèque libre.


VI.

Où Mademoiselle Émerance est parfaitement heureuse.


Quinze jours plus tard.

Madame Brayant, accompagnée de sa fille, arrive chez Dumortier. Les deux femmes ont été entendre la messe et la digne épouse du pharmacien tient encore en main un majestueux livre d’heures. Monsieur Dumortier les fait entrer au salon où les visiteuses attendent l’arrivée de Madame Dumortier.

Enfin, celle-ci paraît.

Madame Dumortier. — Comme c’est gentil à vous de venir jusqu’ici en sortant de messe, chères mesdames… Ïe da, Mademoiselle Émerance, vous en avez fait une toilette !

Madame Brayant. — Vous trouvez ?… N’est-ce pas que cette robe est jolie ?

Madame Dumortier. — Elle n’est pas seulement jolie, elle est délicieuse, comme ce petit chapeau, par exemple : c’est un amour de petit chapeau…

Madame Brayant (bas à sa fille). — Remuez le doigt, Merance.

Madame Dumortier (poursuivant). — Vous vous faisez donc chapeauter chez la bonne faiseuse ?…

Madame Brayant. — Je n’oserais jamais dire le prix à son père. Le pauvre homme pourrait en tomber dans quelque chose… (Bas à sa fille.) Remuez le doigt, Merance !

Et pour la seconde fois, la jeune fille obéissante remue le doigt, tâchant de faire scintiller un petit rubis serti dans un énorme jonc d’or. Enfin, Madame Dumortier s’aperçoit du manège et du bijou.

Madame Dumortier. — Et une bague !… Vous avez une bague ! Oh ! la petite cachottière !… Elle a une bague et elle ne le disait pas… Ah ça, c’est encore un cadeau de votre père ?

Madame Brayant. — Je ne voulais pas encore vous le dire, Madame Dumortier, et j’avais même dit à fifille de cacher sa bague, tant que ce n’était pas encore tout à fait officiel… mais les jeunes filles savent si bien vous trahir… Elles sont beaucoup trop peu discrètes, surtout lorsqu’il s’agit de pareilles choses…

Madame Dumortier (pâlissant affreusement). — Est-ce que ce serait, par hasard… ???

Madame Brayant. — Le bijou des fiançailles, oui, Madame Dumortier. Hier, Antoine a fait ses accordances avec le papa Ramelin…

Madame Dumortier, frappée au cœur, chancelle. Elle doit s’appuyer au guéridon pour ne pas tomber. Madame Brayant jouit de son triomphe. Enfin, l’usage de la parole revient à Madame Dumortier.

Madame Dumortier (d’une voix blanche). — Fiancée !

Monsieur Dumortier vient d’entrer et fait l’écho.

Monsieur Dumortier. — Fiancée ! Et contre qui ?

Émerance. — Avec Monsieur Hector Ramelin, monsieur.

Monsieur Dumortier. — Proféciat ! Tous mes compliments, puisque vous allez entrer, vous aussi, dans la grande confrérie.

Mais, Madame Brayant ayant dit ce qu’elle avait à dire se lève, imitée aussitôt par fifille.

Madame Dumortier. — Comment, vous partez déjà ?… En voilà une visite…

Madame Brayant (au moment de sortir). — À propos, en revenant de messe, nous avons passé par l’exposition des œuvres de votre fils… C’était très bien, ces petits machins-là… très bien… N’est-ce pas, Émerance ?

Émerance (indifférente). — Mais, oui, maman…

Madame Brayant. — Monsieur Brayant s’occupe beaucoup d’art… Je l’y enverrai l’un de ces jours, quand il n’aura rien à faire à la maison… Il pourra donner quelques bons conseils à Monsieur Jean… Il faut encourager les débutants, n’est-ce pas, Monsieur Dumortier ?

Monsieur Dumortier (très froid). — Oui, Madame Brayant. Vous l’avez dit… Il faut les encourager…

Les Brayant s’en vont. En rue, Mademoiselle Émerance continue à remuer le doigt, mais, cette fois, sans que sa mère l’y convie. Elle voudrait que le petit rubis scintille, mais le petit rubis s’entête à rester sans éclat.

Jean rentre enfin. Il trouve ses parents assis dans la cuisine.

Jean (joyeux). — Comment, le dîner qui n’est pas encore servi, et moi qui croyais arriver en retard !…

Madame Dumortier. — Il s’agit bien de dîner. On ne dîne pas aujourd’hui…

Jean (s’apercevant enfin que sa mère a pleuré). — Qu’avez-vous donc tous les deux ? Il y a un malheur d’arrivé, dans la famille ?

Monsieur Dumortier. — Ta mère pleure parce que Mademoiselle Brayant vient d’être fiancée au fils Ramelin.

Jean (d’un air dégagé). — Ça devait finir par là.

Monsieur. — Ainsi, c’est tout ce que tu trouves à dire ?

Jean. — Dame ! papa, cette nouvelle, je la savais déjà avant d’entrer ici. Cette bonne Madame Brayant s’était chargée, tu t’en doutes, de me l’apprendre.

Madame. — À votre exposition de croûtes, sans doute ? Il ne nous manquait vraiment plus que cette sottise-là pour être ridicules. Un mariage qui nous échappe et un fils qui fait une baraque, comme à la foire…

Jean. — Mais, maman, une exposition n’est pas une baraque. Quant à mes croûtes, comme tu les nommes, viens d’abord les voir, afin de les juger par toi-même…

Madame. — Aller voir ces petits machins-là, comme dit Madame Brayant !… Jean, vous faites le désespoir de vos parents.

Jean (énervé). — Cependant, maman…

Madame (se levant et gesticulant). — Il n’y a pas de cependant… et puisque votre père ne veut pas se faire obéir, c’est moi qui vais faire l’homme. Je monte au grenier et je balaye à la porte tous les peinturlurages que vous avez faits…

Jean se place devant la porte de la cuisine, résolument. On voit qu’il est décidé à la résistance.

Jean. — Ne faites pas cela, maman…

Madame. — Que je… (À son mari). Nicolas, si tu ne mets pas cet enfant à la porte de chez nous, je vais mourir… Chasse-le !…

Monsieur (sans bouger). — Jean, vous entendez ?

Jean (calme et résolu). — Papa, je m’attendais à ce qui arrive. J’avais prévu cette crise depuis longtemps. Soit, vous voulez que je m’en aille, et moi je venais précisément pour solliciter de vous l’autorisation de m’en aller à l’étranger.

Monsieur (éperdu). — Tu veux nous quitter ?… Aller où ?

Jean. — À Paris.

Monsieur. — Je te refuse l’argent pour le voyage.

Jean. — J’ai vendu deux toiles, à mon exposition. Cela suffira, mon père.

Monsieur (pleurant). — Tu ne nous aimes plus…

Madame (s’agitant sur sa chaise). — Tu vois bien, Nicolas, qu’il n’y a rien à faire avec cet enfant !… Tu vois bien que le voilà qui veut partir, maintenant !… Il veut partir !…

Le lendemain matin, Jean part pour Paris. Il a le cœur bien gros. Avant de sortir de la maison paternelle, il a voulu embrasser ses parents, mais ceux-ci n’ont pas ouvert la porte de leur chambre, et l’enfant prodigue s’en est allé vers l’aventure.