Une poignée de vérités/La lutte. (1) Le climat, les sauvages, la forêt, les Canadiens-Anglais

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Imprimerie Gagnon, éditeur (p. 19-23).


IV.

LA LUTTE.


1 — LE CLIMAT, LES SAUVAGES, LA FORET, LES CANADIENS-ANGLAIS.


Ce court tableau de l’histoire du Canada peut donner une idée des souffrances endurées par ce peuple abandonné, et des assauts qu’il lui a fallu soutenir. Il semble que tout ait été contre lui. D’abord le climat : Imaginez-vous cette poignée d’hommes jetés loin de la mère-patrie, sur une terre où tout leur est hostile. Pas de routes, pas de chemins, ni de sentiers : les transports se font par les cours d’eau, dans de frêles canots d’écorce. « De novembre à mai il fait si froid que les glaces empêchent toute communication. L’immense forêt-vierge couvre tout le sol qui ne produit rien. Il faut tout attendre de la France. » Elle envoie des vivres à ces malheureux mais pas toujours en assez grande quantité. Vous connaissez le proverbe : « loin des yeux, loin du cœur ! » À chaque saison nouvelle, dit un auteur, les pauvres « colons tournent anxieusement leurs regards vers l’océan, se demandant si les secours vont arriver. »

Maintes fois, la famine intervient avec son cortège de privations et de souffrances. Il faut défricher la terre pour qu’elle donne de quoi manger, il faut abattre ces arbres qui encombrent le sol de leurs racines robustes et séculaires. C’est à coups de hache qu’il faut d’abord l’éclaircir. Dans son langage imagé le colon se dit : « Il faut que je fasse de la terre, beaucoup de terre. » Et il cogne tant qu’il peut, il abat les géants de la Forêt. À mesure que celle-ci recule, il sème du blé, au milieu des souches en attendant. « Il a tout à faire, il fait tout par lui-même : cette immense tâche ne l’effraie pas. Le voilà maintenant qui arrache les souches, conquérant un arpent, deux arpents sur lesquels il sème le bon grain qui nourrira les siens. »

Ce travail ne se fait pas sans danger : les bêtes fauves, les gros moustiques ou maringouins sont là, guettant leur proie ; les sauvages indigènes, ces terribles Iroquois toujours prêts au meurtre et au pillage, menacent d’envahir le domaine si chèrement acquis.

Que d’héroïsmes ignorés ces terribles épreuves ont faire surgir ! Et pourtant, dès cette époque nos colons se donnent le nom « d’habitants » qui leur est resté depuis. Habitant, cela veut dire que tout espoir de retour est abandonné, qu’on habite définitivement cette terre conquise à coups de hache, qu’on a pétrie, qu’on a créée et où l’on veut rester attaché.

Dans le blason du Canada devrait figurer une hache, ce serait d’un beau symbolisme. (Le mot « habitant » servait aussi à distinguer les colons français des aventuriers venus des pays d’Europe dans le but de vivre sans entraves, sans lois, en se livrant à la rapine et à l’ivrognerie.)

Oserait-on prétendre après cela que le Canadien-français n’est pas chez lui au Canada ? Quand Louis XV céda le pays aux Anglais, ceux-ci auraient bien voulu que les « habitants » s’en retournassent en France et leur fissent place nette. Encore maintenant, si les Canadiens-français s’avisaient d’aller vivre sous d’autres cieux, les Canadiens-anglais en seraient ravis. Enfin seuls ! diraient-ils en poussant un soupir de soulagement comme jamais n’en entendit le globe et en esquissant le plus joyeux des pas de gigue.

Malheureusement les Canadiens-français, depuis trois cents ans, affirment toujours « mordicus » qu’ils sont venus les premiers, qu’ils ont rendu le pays habitable, qu’ils l’ont enrichi, qu’ils sont chez eux, qu’ils entendent non seulement rester là, mais encore s’y multiplier. Le fait est qu’ils pullulent, qu’ils fourmillent au point que de soixante mille ils sont devenus près de quatre millions. La province de Québec ne leur suffit plus, ils débordent dans les provinces voisines, ils ont même franchi le 45ième degré et environ un million des leurs sont passés aux États-Unis. Voici donc quatre millions d’êtres qui maintiennent sur cet immense continent, notre langue, notre foi, nos mœurs, en un mot tout ce qui constitue le génie de notre race. N’y a-t-il pas de quoi faire bondir notre cœur d’enthousiasme ?

Mais de l’autre côté, les Canadiens-anglais soutiennent que le pays est à eux par droit de conquête et qu’ils entendent l’administrer à leur guise. Leur programme est celui-ci : une race : la leur naturellement ; une langue : la leur ; une religion : la leur. Heureusement nos Canadiens-français tiennent bon, ils défendent farouchement leur race, leur langue, leur religion. Que faire ? L’Angleterre qui est une nation très libérale et qui n’a pas l’intolérance des anglais du Canada en a pris son parti. Elle a fait de nos Canadiens-français des sujets anglais en leur garantissant tous les droits qui s’attachent à ce titre et en même temps elle leur a laissé le libre exercice de leur foi, de leur langue et de leurs institutions, le tout dûment écrit et enregistré dans la Constitution. Théoriquement cela est très beau et d’une haute sagesse : pratiquement cela aboutit à des « frictions ».

Tel qu’il est cependant, ce système marche tant bien que mal. Il est à souhaiter qu’il dure longtemps.

Malheureusement les Anglais du Canada, que la nature oblige à vivre avec des frères qui ne leur sont pas sympathiques, font tous leurs efforts pour abolir cette constitution qui leur semble injuste. Les orangistes, les méthodistes de l’Ontario surtout sont les plus acharnés.

Dans leur patriotisme aveugle et intransigeant, ils veulent angliciser et « protestantiser » tout le Canada.

De sorte, qu’après avoir lutté contre le climat, les épidémies, la famine, la forêt-vierge et les sauvages, le Canadien-français voit se dresser devant lui un nouvel ennemi : l’anglicisateur.