Une poignée de vérités/Les Français ignorent le Canada

La bibliothèque libre.
Imprimerie Gagnon, éditeur (p. 10-16).


II

LES FRANÇAIS IGNORENT LE CANADA.


« Cette affirmation, me dira-t-on, est toute gratuite. « Il y a longtemps que le Canada est découvert : vous n’avez rien d’un explorateur. »

Je sais bien que d’autres avant moi ont instruit les Français des choses canadiennes, témoin Maurice Barrès pour ne citer que celui-là. N’empêche que sur 38 millions de Français il n’y en a pas deux millions, que dis-je, pas même un million qui sachent ce qu’est le Canada français. Vous en doutez ? Faisons ensemble une expérience. Allons à Paris, le centre de l’intellectualité française, asseyons-nous à la terrasse d’un café, sur les grands boulevards à l’heure où sortent les midinettes et les ouvriers. Adressons-nous, sans choisir, au premier qui passe et posons-lui la question : « Qu’est-ce que le Canada ? »

Cet ouvrier, cette midinette ignorent peut-être l’existence de ce pays, il y a belle lurette que l’un et l’autre ont oublié l’histoire et la géographie. Pourtant s’ils en ont encore gardé quelques bribes dans leur souvenir, ils vous répondront que le Canada est une possession anglaise, qu’il est peuplé d’Anglais et de quelques Peaux-rouges, derniers survivants de l’occupation. Ils ajouteront, peut-être, qu’on y voit encore quelques rares Français disséminés çà et là.

Nous n’obtiendrons pas davantage et encore cela sera bien beau.

Renouvelons notre question à dix, vingt, trente personnes : la réponse ne variera pas ou bien peu.

Je sais bien que la guerre a rapproché les continents, que nos relations avec le Canada se sont renouées. Malheureusement, là encore, quand on vient à parler des soldats canadiens et de leur admirable conduite c’est du soldat canadien-anglais qu’il est question. Hâtons-nous d’ajouter qu’il y a cependant des noms qui semblent sacrés et qui évoquent de suite et sans confusion possible, l’héroïsme sublime du Canadien-français. Ces deux noms sont vimy et courcelette. Le 22ième régiment les a immortalisés. Mais ce n’est qu’un régiment. On n’a formé que ce seul régiment de Canadiens-français. Les soldats canadiens d’origine française furent mélangés avec les soldats canadiens-anglais. On en fit un tout, on les confondit. Ce qui fait que lorsqu’un gros fonctionnaire, un visiteur de marque s’avisait de faire une tournée sur le front, il se trouvait en présence de soldats canadiens, portant l’uniforme khaki, parlant tous anglais. Il ne pouvait pas déviner qu’il y avait là beaucoup de Canadiens-français (ceux-ci parlent les deux langues) et il revenait de sa visite ignorant comme devant. C’était du reste ce qu’on voulait.

Mais revenons à notre expérience : tout à l’heure nous nous sommes adressés à un ouvrier, à une fille du peuple pour leur demander ce qu’ils savent du Canada. Adressons-nous maintenant à un bourgeois, à un commerçant, un avocat, un médecin. Hélas ! le résultat ne sera pas beaucoup plus brillant. La chose est difficilement croyable. Essayez pourtant de questionner tel avocat, tel notaire, tel artiste, telle personnalité mondaine : si neuf fois sur dix on ne vous répond pas que le Canada est une colonie anglaise peuplée d’Anglais, de peaux-rouges et de quelques rares Français, je vais aller le dire à Rome en marchant sur les mains. Le Français ignore le Canada. Faisons cet aveu franchement, quitte à nous instruire après.

Pouvais-je deviner moi-même, quand je me suis embarqué pour l’Amérique, l’extraordinaire surprise qui m’attendait quelques temps après, en arrivant à Québec ? Pouvais-je m’imaginer que dans le nord de ce continent américain, j’allais trouver tout un peuple vivant de nos traditions, parlant notre langue, ayant gardé nos habitudes, nos usages, notre manière de penser, nos vieux proverbes, nos jolies légendes, nos vieilles chansons ? Quelle surprise et quelle joie ! Et aussi quelle confusion ! Positivement j’avais envie de demander pardon à ces frères méconnus. Songez que je venais de passer six longs mois aux États-Unis où tout le monde parle anglais. À Québec je me sentais heureux comme un poisson qu’on a un moment sorti de l’eau et que, généreusement, on vient de replonger dans sa rivière.

Je sais bien que même sans parler des voyageurs ou des savants ayant fait des études historiques, il y a quelques Français instruits qui savent qu’au Canada il existe un énorme contingent de Canadiens-français, devenus politiquement parlant des Anglais, par suite de la cession de Louis XV. Mais ils sont en bien petit nombre et encore, ce qu’il ne vous diront pas, parce qu’ils ne le savent pas, ce sont les luttes acharnées que ces Français exilés ont soutenues et soutiennent encore, pour la défense de leur langue et de leur foi, c’est la noble, la sainte terreur qu’ils ont de l’assimilation. Ils veulent rester français et ils le restent en dépit de tout.

Voilà ce que mes compatriotes ignorent et ce que je voudrais leur crier à tous.

Des voyageurs ont écrit leurs impressions de voyage : des missions ont parcouru le pays. Il semble que nous devrions mieux nous connaître.

René Bazin, André Siegried, Gabriel Hanotaux, Théodore Botrel, René Viviani, Tellier de Poncheville et d’autres sont venus sur le sol canadien : ils nous ont raconté ce qu’ils ont vu, ou plutôt ce qu’on leur a montré en passant. Les visites qu’ils ont faites, à quelques exceptions près, étaient des visites officielles, organisées d’avance, entourées de la pompe en usage et agrémentées des formalités « officielles  ». Ces visiteurs venus de France étaient de suite accaparés par de nombreux amis de tel ou tel groupe, (les petites chapelles foisonnent là comme chez nous) ! ils étaient endoctrinés d’avance et leurs rapports ne sont forcément que le reflet de l’opinion de ces groupes. Le peuple canadien, le vrai peuple, la masse l’ont-ils vue de près ? leur a-t-il été possible de l’observer ? Ont-ils vécu de la vie des « habitants » ? Ont-ils pu saisir au passage cette chose indécise, confuse, embrouillée, toute bouillonnante d’idées, toujours torturée d’idéal qu’on appelle l’âme canadienne-française ?

Demandons aux Canadiens-français eux-mêmes s’ils ont jugé exacts, sincères, vrais, les livres qu’on a écrits sur eux. Demandons-leur si ces ouvrages donnent bien l’impression de ce qu’est leur personnalité, de ce que sont leurs aspirations. Presque tous répondront : non ! Ici, comme partout, il y a des exceptions et les Canadiens-français sont les premiers à les signaler : ils diront par exemple que dans tel livre, tels passages, tels chapitres sont tout à fait véridiques. En revanche maintes et maintes fois, dans les villes et les villages, on m’a fait cette recommandation : « Monsieur, s’il vous arrive jamais d’écrire un livre sur le Canada, tâchez de ne pas dire de « blagues » comme l’ont fait tant d’autres que nous avons reçus chez nous. »

Soyez tranquilles, chers amis, je raconterai simplement, sans y rien ajouter, vos luttes et vos souffrances : cela suffira pour vous faire apprécier. Mes randonnées à travers l’admirable province de Québec, à travers l’Ontario, et parmi les groupes Canado-Américains n’auront pas été vaines. En passant dans vos jolies paroisses, en devenant l’hôte du médecin, du notaire ou du curé, en faisant ma prière du soir en famille, chez vous, en visitant Québec, Montréal, Ottawa, Sherbrooke, Trois-Rivières, La Tuque, les comtés de la Beauce, la Nouvelle Angleterre, le Maine, le Rhode-Island, le New-Hampshire, Chicago, New-York, Minneapolis, bref en allant partout où je savais trouver des Canadiens-français, j’ai constaté le même état d’âme, le même idéal, les mêmes nobles aspirations, la même Foi et par dessus tout, le même amour pour la France. Voilà ce qui nous honore, à nous du « vieux pays », et voilà ce que je veux dire.