Une raillerie de l’amour/18

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LE DÉPART.


Rien ne triomphera de ma résolution et de mes promesses. Rien ! pas même mon cœur, continua-t-elle en soupirant. Qu’il se brise plutôt que d’oublier…

Trilby.

XVIII.


Il n’avait pas eu besoin d’une grande portée dans le jugement, pour prévoir qu’en y aidant un peu, un amour vrai peut naître dans deux jeunes âmes qui croient brûler de haine. Quant à l’opposition que l’orgueil timide, mais persistant d’une femme, peut apporter à la confession d’un changement qui ressemble à une inconséquence, il n’en avait nulle idée. Ainsi, le jeune et novice avocat faillit à perdre sa cause ; car il n’avait pu étudier à fond ce code bigarré, plein d’abîmes et de replis, le cœur.

N’a-t-on pas écrit quelque part :

« Le plongeur, enfermé sous sa cloche de verre, protégé d’une faible lueur, et descendu dans les profondeurs de la mer, voit mieux les perles enfouies qu’il y cherche, que l’observateur curieux, obstiné, sagace, ne découvre un fragment de cet étroit labyrinthe où vont s’éteindre tous les flambeaux qui y plongent leur impuissante lumière. »

Il rentra plein de joie et d’espoir La moitié de la cause était gagnée. La langueur de madame de Sévalle, le refus formel qu’elle avait fait de reparaître dans le monde depuis l’aventure du bal, mais, plus que toute chose, son éloignement total de la famille Denneterre, le persuadait que sa sœur se débattait avec elle-même, et que l’orgueil seul étouffait sa voix pour l’empêcher de dire : J’ai eu tort ! Il cédait à ce qu’elle appelait l’impérieux devoir d’échapper à des suppositions offensantes, à des calomnies amères ! On va peut-être jusqu’à croire que je l’aime, cet imprudent ! avait-elle hasardé un jour, non sans rougir, en jetant furtivement les yeux sur son frère. Il était demeuré muet, et Georgina s’était remise à souffrir.

— Plutôt périr ! alors avait-elle dit en elle-même, que d’en reparler jamais.

Sa tante n’avait plus le courage de lutter contre ce qu’elle jugeait être une maladie incurable, une aversion passée dans le sang. L’intérêt même qu’elle portait au silencieux Camille s’affaiblissait en raison de l’inquiétude que lui causait le changement d’humeur de sa chère Georgina, et l’altération visible de sa santé, qu’elle ne manquait pas d’attribuer avec quelque raison à la frayeur et au ressentiment de la scène du bal.

Cette fois donc, Ernest trouva Georgina seule sur la terrasse, où renaissaient quelques arbustes au souffle de mai. Il y avait fait apporter, la veille, de si belles fleurs, qu’elle lui tendit la main pour le remercier en l’apercevant.

— Tu me soignes beaucoup, dit-elle en s’efforçant de sourire. On dirait que tu m’aimes toujours.

— C’est une faible preuve, ma sœur. Ton jardinier est souvent en cela plus heureux que moi. Mais cet hommage, vois-tu, ne sort pas de là, dit-il en touchant son front, ni de là non plus, ajouta-t-il en approchant de son cœur la douce main qu’il tenait dans les siennes.

Georgina, surprise, demanda comme indifféremment : Ces fleurs ne viennent pas de toi ? pas de toi, Ernest ?… Alors j’aurais dû nommer ma tante.

Ernest secoua la tête et se tut.

— C’est donc le commandant ?… Dis donc que c’est lui.

Il sourit d’une manière négative.

— Eh bien ! c’est mal à toi de n’y avoir pas pensé. Car de tout autre que de vous trois…

Ernest vit clairement une joie se remontrer dans ses yeux où elle voulait mettre un reproche.

— Écoute, Georgina, dit-il en passant son bras autour de sa sœur ; car le curieux, comme un habile médecin, voulait approcher la main du cœur pour en consulter les battemens ; écoute ! Depuis quelque temps nous ne sommes plus aussi intimes dans nos causeries : de ton côté, peut-être, as-tu pensé que c’était un peu de rancune de nos querelles, tu sais bien sur quoi ?… je te jure que non ; au contraire, tu m’as persuadé. Je veux te prouver que j’ai à cœur de t’ôter toute défiance dans mes projets pour l’avenir ; je viens t’engager à te marier.

Georgina ne bougea pas ; mais il sentit que son cœur avait tremblé, tandis qu’il regardait attentivement les fleurs, et les effleurait de l’autre main.

— Veux-tu, Georgina ? tu me rendras bien heureux : c’est par trop prolonger ta liberté ; et tu ferais taire ainsi toutes les suppositions que tu redoutais toi-même.

— De qui veux-tu donc parler, Ernest ? dit-elle immobile, mais d’une voix timide, caressante et un peu curieuse. Tu as toujours du mariage dans la tête ; et moi, regarde ! je suis malade, je crois !

— C’est précisément ce mal-aise qui m’inquiète ; je tremble qu’il ne soit causé par l’ennui.

— Ah ! peux-tu trouver à dire de ces choses-là ! interrompit-elle d’une voix plus faible encore. Conviens que tu as des mots… ! Elle essuya une larme qui tombait malgré elle.

— Eh bien ! marie-toi, Georgina ; et nous serons rassurés ; nous serons d’accord. N’est-il pas temps de respirer d’une sorte de gêne qui s’est insinuée entre nous depuis mes folles idées, dont je te demande pardon pour la dernière fois, pour t’apprendre en même temps tout ce que j’ai fait pour les expier.

Le corps de Georgina restait comme pétrifié. Toutes les facultés de son intelligence étaient dans l’organe qui écoute : elle était disposée, entraînée peut-être à devenir si confiante ! Son frère n’était-il pas assez tendre pour le deviner ? il l’aimait pourtant bien ! mais il faisait de la finesse : elle est souvent moins adroite que le sentiment.

Il était comme un oiseleur aveugle qui tient les fils d’un piége dans sa main ; il y sent voltiger et frémir les oiseaux ; mais il ignore s’ils sont dessus ou dans le filet. Il n’en tenait qu’un encore, pris et tombé sans résistance ; l’autre se débattait en gémissant. Ernest n’entendit pas, il poursuivit : — Afin de te préserver à toujours d’un roman qui n’est pas racontable, car c’était un vrai roman que cette tendresse obstinée, j’ai reporté Folly chez madame Denneterre ; il est au mieux dans la maison ; la mère le captive et l’éblouit, la charmante Nérestine le fait rire et danser ; nous n’avons plus rien à redouter de lui.

— Eh bien ! dit brièvement Georgina, dont la respiration s’embarrassait, et qui venait de frissonner au nom de Folly et de Nérestine.

— Eh bien ! ma sœur, tandis qu’ils se marieront, marie-toi, mon ange, je t’en prie ! J’ai un peu d’espoir dans le nom de ton nouveau prétendant qui choisit bien les fleurs, poursuivit-il en passant sur sa joue brûlante un lilas blanc qu’il venait de cueillir.

— Les parfums m’incommodent, dit-elle en le détournant un peu.

— Et son nom du moins ne lui fera pas de tort, car tu l’aimes.

— Je l’aime ! s’écria Georgina, dont les yeux lancèrent un éclair.

— Son nom, je veux dire : c’est Fronval, dont tu m’as vanté toi-même la grâce et l’esprit judicieux, dans cette soirée où…

— Laisse-moi, Ernest, interrompit-elle en se dégageant avec douceur de son bras, mais en s’éloignant assez pour aller s’asseoir à quelque distance sur un banc où l’on avait posé des jasmins.

— Les parfums t’incommodent, dit-il, comme s’il ne devinait pas la jeune femme indignée.

— Je te dis de ne laisser ! poursuivit-elle en étendant vers lui ses mains suppliantes ; tu me feras mourir avec tous tes mariages. Je suis heureuse ainsi, dit-elle en suffoquant, et je veux rester libre. Mon Dieu ! n’est-on pas libre de rester heureuse quand on l’est autant que moi !

Ernest la laissa libre de pleurer sur son épaule.

— Eh bien ! eh bien ! reprit-il du ton dont on apaise un enfant, sois heureuse, ma sœur ! Tu es bien folle de t’affecter jusqu’aux larmes d’un incident si naturel. Juge donc ! si tu entres en désespoir à chaque amant qui t’enverra ses vœux, tu noieras tes yeux dans les larmes. Tu n’y pensais pas autrefois ; maintenant, oh ! il vaudrait autant que tu fusses religieuse.

— Que ne puis-je l’être ! s’écria Georgina. Mais non : c’est encore un bonheur que nous a ôté son cher empereur… N’est-ce pas que c’est lui, mon frère ?

— Oui, ce méchant empereur, il a ôté cette félicité aux jeunes femmes et ce désespoir aux frères qui les aiment.

— Il m’a toujours fait du chagrin, cet homme, ajouta-t-elle avec un profond soupir qu’elle puisait au fond de sa mémoire.

— Merci ! dit Ernest avec un tendre reproche. Ah ! si Dieu t’entendait déraisonner ainsi ! Regarde ; que te manque-t-il dans ce monde que tu calomnies ? Tu es plus riche qu’on ne devrait l’être raisonnablement, plus belle qu’il ne faudrait pour le repos des hommes qui te voient, et des femmes qui en pleurent peut-être.

— Ah ! tout cela me pèse, mon frère. Paris me tue : je voudrais être… bien loin ! dit-elle en se jetant dans ses bras ; si loin ! si seule ! avec toi pourtant, que je n’entendisse plus parler de haine, d’amour, de mariage. J’ai tout cela en horreur : ainsi ne m’en parle plus, termina-t-elle en donnant un libre cours à ses sanglots, espérant en avoir si bien déguisé la cause.

— Eh bien ! partons ! dit Ernest avec l’air d’un grand dévouement. Es-tu contente ? Partons, poursuivit-il en soulevant sa sœur tout étourdie, comme s’il l’emmenait déjà.

— Oui ! tu as raison, répondit-elle en prenant à son tour une résolution ferme et soudaine ; allons-nous-en. Qu’ils se marient tous ! que je n’en entende plus parler jamais. Ah ! que nous allons être heureux ! s’écria-t-elle avec un accent déchirant : allons prévenir ma tante que nous partons demain pour la Normandie.

— C’est cela ! dit Ernest : en Normandie ! en Normandie ! Et il l’entraîna, comme s’il criait victoire, jusque chez sa tante qui la regarda, pleine d’alarme et de surprise.

— Qu’avez-vous, mon enfant ? on dirait que vous avez pleuré ?

— C’est la joie, ma tante, protesta Ernest, la joie d’aller en Normandie.

Madame Nilys ne comprit pas ; mais elle approuva tout, puisque Georgina, rouge de fièvre et de l’agitation du désespoir, lui jurait qu’elle allait être la plus heureuse des femmes.

— En Normandie ! en Normandie ! crièrent-ils tous trois, comme les gens les plus contens du monde ; et le surlendemain ils étaient sur la route du Hâvre.


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