Une tourmente de neige/Chapitre 5

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 222-227).


V


Il devait être à peu près minuit, lorsque le petit vieux et Wassili revinrent avec les chevaux. Comment avaient-ils pu les rattraper, au milieu d’une steppe dénudée, par une tourmente aussi sombre ? C’est ce que je n’ai jamais pu comprendre.

Le petit vieux, agitant ses coudes et ses jambes, trottait sur le korennaïa[1]. Il avait attaché à la bride les autres chevaux. Quand nous fûmes de front, il recommença à injurier mon yamchtchik.

— Vois-tu ce diable louche ? Vrai !

— Eh ! oncle Mitritch ! cria le conteur du second traîneau. Es-tu vivant ? Viens près de nous.

Mais le vieux était trop occupé à dévider ses injures pour répondre. Lorsqu’il lui sembla que le compte y était, il s’approcha du second traîneau.

— Tu les as donc rattrapés ? lui demanda-t-on ?

— Et comment donc ? Certainement ! On le vit abaisser sa poitrine sur le dos du cheval, puis il sauta sur la neige, courut au traîneau sans s’arrêter et s’y laissa tomber en enjambant le rebord.

Le grand Wassili reprit, sans mot dire, sa place dans le traîneau de tête avec Ignachka et l’aida à chercher la route.

— Est-il mal embouché ! Dieu ! Petit père !

Longtemps, longtemps nous glissons sans nous arrêter à travers ces déserts blancs, dans la clarté froide, transparente et vacillante de la tourmente. J’ouvre les yeux, toujours ce même bonnet grossier et ce dos couverts de neige, et cette même douga basse, sous laquelle, entre le cuir des brides, se balance, toujours à la même distance, la tête du korennaïa, avec sa crinière noire que le vent soulève à temps égaux d’un seul côté. Par delà le dos, à droite, apparaît toujours le même pristiajnaïa bai, à la queue nouée court, et le palonnier qui frappe régulièrement le traîneau. En bas, toujours la même neige fine que les patins déchirent, et que le vent, qui la balaye obstinément, emporte toujours de mon côté. En avant, courent toujours les mêmes troïkas. À droite et à gauche, tout est blanc, tout file devant les yeux.

C’est en vain que l’œil cherche un objet nouveau : pas une borne, pas une meule, rien, rien. Tout est blanc partout, blanc et immobile. Tantôt, l’horizon paraît indéfiniment reculé, tantôt il se resserre à deux pas. Tantôt un mur blanc et haut surgit subitement à droite et court le long du traîneau, tantôt il disparaît pour reparaître à l’avant ; il fuit, il fuit et de nouveau s’évanouit.

Regardes-tu en l’air, il te semble voir clair au premier moment, et qu’à travers le brouillard les petites étoiles scintillent. Mais les petites étoiles s’enfuient plus haut, plus haut, loin de ton regard, et tu ne vois plus que la neige qui tombe sur ton visage et sur le col de ta chouba. Immobile et uni, le ciel est partout clair et blanc, sans couleur.

On dirait que le vent change de direction. Tantôt soufflant de face, il remplit les yeux de neige ; tant soufflant de biais, il rabat rageusement sur la tête le col de la chouba, et, comme par moquerie, en soufflette le visage ; ou bien il chante par derrière dans quelque fissure. On entend les craquements légers et continus des sabots et des patins, et le tintement mourant des clochettes, alors que nous glissons dans la neige profonde.

Parfois, quand nous allons contre le vent, quand nos traîneaux courent sur la terre gelée et nue, nous distinguons nettement le sifflement aigu d’Ignat, et les trilles de la sonnerie qui s’allient à la quinte tremblée ; cette musique égaie tout à coup la morne solitude, puis, redevenant uniforme, accompagne, avec une justesse insupportable, un motif, toujours le même, qui malgré moi chante dans ma tête.

Un de mes pieds commençait à se geler ; lorsque je me tournais pour me couvrir mieux, la neige, tombée sur mon col et sur mon bonnet, me coulait dans le dos et me faisait frissonner ; mais en somme, dans ma chouba attiédie par ma propre chaleur, je ne souffrais point trop du froid, et je me laissais aller au sommeil.

  1. Les trois chevaux d'une troïka s'appellent : celui du milieu, korennaïa, les deux de flanc pristiajnaïa.