Une tourmente de neige/Chapitre 8

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 259-265).


VIII


« Gèlerai-je ? » pensai-je dans mon assoupissement. « On dit que, lorsqu’on gèle, cela commence toujours par le sommeil. Il vaudrait mieux me noyer que de geler, et qu’on me retire à l’aide d’un filet. Mais d’ailleurs cela m’est égal : se noyer, se geler, pourvu que ce bâton ne me tracasse plus le dos, et que je puisse enfin dormir ! »

Je m’assoupis un moment.

« Comment finira tout cela ? » dis-je tout à coup en moi-même, en ouvrant pour un instant les yeux sur l’espace tout blanc. « Comment donc cela finira-t-il, si nous ne trouvons pas de meules et si les chevaux s’arrêtent, ce qui ne va pas tarder, semble-t-il ? Nous gèlerons tous. »

Je vous avoue que, malgré un peu de peur, le désir de voir se produire quelque chose d’extraordinaire et d’un peu tragique était en moi plus intense que cette peur. Il me semblait que ce ne serait pas mal si, vers le matin, les chevaux nous avaient d’eux-mêmes entraînés dans quelque village inconnu et lointain, à demi-gelés, ou même quelques-uns de nous tout à fait gelés. Et, dans ce sens, mes rêves, avec une clarté, une rapidité étranges, défilaient devant moi.

Les chevaux s’arrêtent. La neige nous envahit de plus en plus, et voilà qu’on ne voit plus de notre attelage que la douga et les oreilles des chevaux. Mais tout à coup Ignachka surgit de la neige avec sa troïka, et passe auprès de nous. Nous le supplions, nous lui crions de nous prendre avec lui, mais le vent emporte la voix. Ignachka sourit, gourmande ses chevaux, sifflote, et disparaît dans un gouffre profond couvert de neige. Le petit vieux saute sur un cheval, fait aller ses coudes, veut galoper mais ne peut pas bouger de place. Mon ancien yamchtchik au grand bonnet se jette sur lui, l’arrache de cheval et l’enfouit sous la neige.

— Tu es un sorcier ! crie-t-il, un insulteur. C’est toi qui nous perdrais.

Mais le petit vieux crève de sa tête la neige amoncelée. C’est moins un petit vieux qu’un lièvre : il s’éloigne de nous. Tous les chiens sont à ses trousses. Le conseilleur, qui est Fédor Philippitch, ordonne qu’on se mette en rond, sans souci que la neige nous recouvre, car nous aurons chaud. En effet, nous avons chaud et nous nous trouvons bien. On a soif seulement. Je prends mon nécessaire, je distribue à tout le monde du rhum et du sucre, et je bois moi-même avec grand plaisir. Le conteur dit une histoire d’arc-en-ciel sous notre plafond de neige.

— Et maintenant faisons-nous chacun une chambre dans la neige et dormons ! dis-je.

La neige est molle et chaude comme de la fourrure. Je me fais une chambre et je veux y pénétrer ; mais Fédor Philippitch, qui a vu de l’argent dans mon nécessaire, me dit : « Arrête ! Donne l’argent ! Il faut mourir en tous cas. » Et il me saisit par le pied. Je donne l’argent, et demande seulement qu’on me laisse tranquille. Mais eux ne croient pas que ce soit là tout mon argent : ils veulent me tuer. Je saisis la main du petit vieux et, avec une volupté indéfinissable, je me mets à la baiser. La main du petit vieux est tendre et sucrée ; il la retire d’abord, puis finit par me l’abandonner, et il me caresse même de la main libre.

Cependant Fédor Philippitch s’approche et me menace.

Je cours dans ma chambre, mais ce n’est plus une chambre, c’est un long et blanc corridor ; quelqu’un me retient par les jambes. Je m’arrache à cette étreinte. Dans les mains de celui qui me tenait sont restés mes habits et une partie de ma peau : mais je ne sens que du froid et de la honte, d’autant plus de honte que ma tante, avec son ombrelle et sa petite pharmacie homéopathique, vient à ma rencontre au bras du noyé. Ils rient, et ne comprennent pas les signes que je leur fais. Je m’élance dans la troïka, mes pieds traînent sur la neige ; mais le petit vieux me poursuit en faisant aller ses coudes. Il est déjà tout près, lorsque j’entends devant moi tinter deux cloches, et je sais que je serai sauvé si j’arrive jusque-là. Les cloches tintent de plus en plus distinctement, mais le petit vieux m’atteint, et de toute sa masse s’abat sur mon visage, de sorte que les cloches s’entendent à peine. Je saisis de nouveau sa main pour la baiser ; mais le petit vieux n’est plus le petit vieux, c’est le noyé… Et il crie : « Ignachka, arrête, voilà les meules d’Akhmedka, me semble-t-il ; va donc voir ! » Cela devient trop effrayant : non, il vaut mieux que je me réveille…

J’ouvre les yeux. Le vent a rejeté sur mon visage un pan du manteau d’Aliochka. Mon genou est découvert. Nous glissons sur la terre, sans neige à cet endroit, et la tierce de la sonnette résonne clairement dans l’air, mariée à la quinte tremblée.

Je cherche du regard les meules ; mais au lieu de meules, je vois, de mes yeux ouverts, une maison avec un balcon et le mur crénelé d’un fort. Cela ne m’intéresse guère d’examiner attentivement cette maison et ce fort : ce que je désire surtout, c’est d’apercevoir le corridor blanc, où je courais, c’est d’entendre le tintement de la cloche d’église, et de baiser la main du petit vieux. Je referme les yeux et me rendors.