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Une vieille maîtresse/Partie 1/11

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Alphonse Lemerre (tome 1p. 254-280).


XI

LE MARIAGE


Quand M. de Marigny eut achevé sa grande confidence à Mme la marquise de Flers, ne voilà-t-il pas qu’il eut peur. Il avait tout dit avec la sincérité d’une âme qui se confie dans l’âme qui écoute ; il avait ouvert son passé, dans les replis les plus secrets, à ces yeux de lynx qu’il ne redoutait pas. Il avait mis une espèce de grandeur à ne rien omettre. Mais c’était fini ! Désormais il ne reprendrait plus le récit tombé généreusement de ses lèvres : et cet homme intrépide jusque-là, s’effraya de ce qu’il avait fait. Il eut un doute. Si la douairière de Flers n’était pas la femme qu’il avait jugée ; si l’histoire de cet amour, trop raconté peut-être, avait réveillé en elle ces instincts de prudence qu’il n’avait pas cherché à endormir, il était perdu. La main de la belle Hermangarde lui serait peut-être refusée. À cette idée, la sueur froide coula sur son front. Il se repentit presque, tant il aimait Mlle de Polastron ! d’avoir été franc avec la marquise. Tout homme qu’il fût, l’amour avait créé en lui les exquises faiblesses de la femme, et la peur le prit comme elle prend les femmes, fussent-elles Jeanne d’Arc elle-même, l’action héroïque accomplie, le coup porté.

La marquise, cette fée devineresse, devina cette pusillanimité d’un grand amour. Les yeux de lynx que M. de Marigny avait eu raison de ne pas craindre, le regardèrent avec une finesse aimable et tendre ; épithètes bien jeunes pour des yeux de soixante-quinze ans, mais justes pour cette femme, éternellement adorable d’esprit et de cœur, que les matérialistes de son temps, qui niaient l’immortalité de l’âme, auraient considérée comme une très forte objection, s’ils avaient vécu autant qu’elle.

« — Qu’avez-vous, mon enfant ? — dit-elle, en le voyant presque consterné de ce qu’il avait osé dire. — Vous repentiriez-vous d’avoir été vrai ? Rassurez-vous. Je ne démarierai point Hermangarde. Vous avez été confiant, eh bien ! ce sera confiance pour confiance. Ah ! monsieur de Marigny, il faut que vous aimiez beaucoup ma chère petite-fille, pour vous donner les airs de douter de moi !

— Ainsi, ce que je vous ai dit n’a pas changé vos résolutions ! — s’écria Marigny transporté.

— Non, — répondit-elle. — Pendant que vous me parliez de cette Vellini, j’ai senti, il est vrai, à plusieurs reprises, quelque chose qui s’effrayait en moi ; mais je me suis dit que tout considéré, il n’y a pas de mariage possible, si on exige un bonheur démontré certain. C’est assez triste, cela ; mais il ne s’agit pas de gémir sur la nature humaine : il s’agit de marier ma petite-fille, à moi, qui ai soixante-quinze ans. En brisant votre mariage aujourd’hui, je pourrais la laisser dans les larmes que ma vieille main n’essuierait pas… J’ai d’ailleurs pour garantie de bonheur, qui est toujours une question, quoi qu’on fasse, votre amour et votre loyauté, Marigny, la beauté sans égale d’Hermangarde et cet éloignement dont vous avouez vous-même la nécessité. On s’est embarqué souvent avec moins de lest sur la mer où vous allez naviguer. »

Enchanté de ces assurances, M. de Marigny laissa la marquise dormir un peu dans son grand fauteuil sur les excellentes dispositions qu’il ne craignait plus de voir compromises. Il reprit l’aplomb de son bonheur. Il sourit un peu en pensant à Mme d’Artelles et à la mine qu’elle ferait quand elle apprendrait que l’histoire de cette relation à la piste de laquelle elle avait lancé le Prosny, il l’avait lui-même racontée et impunément à la grand’mère d’Hermangarde. M. de Marigny connaissait parfaitement sa comtesse d’Artelles. La franchise aventureuse, imprudente, qui lui avait réussi en disant tout à la marquise, en n’énervant rien de la puissance d’une ancienne maîtresse, en la peignant avec la force de ses souvenirs, devait, bien loin de la ramener, choquer et aliéner davantage l’opiniâtre amie de Mme de Flers. Et en effet, quand la marquise conta ce qui s’était passé entre elle et son futur petit-fils à Mme d’Artelles :

« Eh quoi, ma chère ! — répondit celle-ci, ne montrant qu’un étonnement qui, comme on voit, n’était pas à la gloire de Marigny, — il a eu l’audace de vous raconter cette histoire ?…

— Oui, ma chère, il en a eu l’audace, — repartit la marquise avec la petite taquinerie qui est la grâce des plus solides amitiés, — et comme toujours, avec nous autres femmes, jeunes ou vieilles, l’audace a réussi. Elle m’a attachée à lui davantage. Car en parlant comme il a fait, il devait savoir qu’il exposait son bonheur. C’est plus que sa vie. J’ai trouvé cela très noble à lui… presque chevaleresque. Vous, l’arrière-petite-fille des plus anciens bannerets de France, osez me dire que cela ne l’est pas ! »

Et fine comme elle l’était, l’éloquente vieille enterra sous cette espèce d’argument héraldique les derniers murmures de l’antipathie de Mme d’Artelles contre M. de Marigny. À partir de ce moment, la comtesse ne parla plus du mariage qui la désolait. Elle vit que le génie de Marigny l’emportait sur le sien.

« — Vicomte, — dit-elle, outrée, à M. de Prosny, — comprenez-vous une pareille chose ? Elle aime mieux ce Marigny que sa petite-fille, je n’en doute pas. »

Il importait peu que le Prosny comprît cela ou non. Mais ce qu’on ne saurait trop admirer, c’est la jeunesse de cœur de Mme de Flers, attestée par le sentiment que lui reprochait son amie. Oui, la marquise aimait Marigny, non pas mieux que son Hermangarde, mais elle l’aimait, et son affection n’était pas le reflet de l’amour qu’il avait allumé dans sa petite-fille. Elle aurait été sans enfants qu’elle l’eût appelé son fils d’élection. Si, dans toute âme, l’amitié est, sans comparaison, le plus beau des sentiments de ce monde, elle devient sublime dans une femme placée aux confins de la vie, qui semble avoir tout épuisé et être devenue inséductible. Le jeune homme qui l’inspire, doit en être plus fier que de toutes les turbulentes passions qu’il a semées dans des cœurs par l’âge plus rapprochés du sien. Hermangarde aussi — comme Mme d’Artelles — savait bien que sa grand’mère aimait Marigny pour lui-même, et la tendre et généreuse jeune fille en était heureuse pour son fiancé.

« Avouez que vous l’aimez autant que moi, maman ! » disait-elle avec l’accent du triomphe, la veille du jour fixé pour ce mariage, l’objet de leurs plus vifs désirs à toutes les deux.

Ils étaient restés avec la marquise, après les visites et les félicitations d’un pareil jour, Hermangarde seule n’était pas fatiguée. Reine que son diadème ne blessait pas, elle avait radieusement montré son bonheur, en âme franche et naïve, en vraie jeune fille qu’elle était. Elle avait écouté avec un ravissement qu’une divine réserve entrecoupait sans pouvoir le cacher, ces compliments dictés par l’usage à des bouches envieuses ou indifférentes. L’amour heureux chantait si bien dans son âme qu’elle en aimait tous les échos. Elle jouissait profondément de tout ce qui eût causé un peu d’embarras à toute femme moins fortement éprise. Ryno de Marigny, en entendant ces douces paroles vivifiées des plus célestes inflexions de l’amour, serra la belle main qu’il tenait dans les siennes et qui déjà était à lui.

« Et quand cela serait ? — répondit en riant la marquise, — je ne dépenserais pas ton bien pour longtemps, petite, car dans vingt-quatre heures, lui et toi, vous ne ferez plus qu’un. »

Le lendemain, à midi, tout le faubourg Saint-Germain assista au mariage de Mlle de Polastron et de M. de Marigny. La marquise douairière de Flers avait voulu donner à cette cérémonie la solennité qu’on y donnait dans sa jeunesse. À présent, une fausse pudeur, une pudeur anglaise qui met sur tout son voile indécent, a fait du mariage une espèce de huis clos mystérieux. On cache son bonheur comme s’il était coupable. On ne sait plus, en donnant la main à une belle fille qu’on prend pour femme, sous l’œil de Dieu et à son autel, porter légèrement sur son front levé le regard des hommes. On aime mieux recevoir furtivement la bénédiction d’un prêtre et s’enfuir dans une chaise de poste, comme une bête qui emporterait sa proie, que de donner à l’acte qui fonde une famille nouvelle la lente et majestueuse observance des convenances extérieures qui l’accompagnaient autrefois. La marquise de Flers n’était pas dévote, mais elle tenait aux traditions d’un autre âge. Elle voulut couronner la félicité qui était l’œuvre de ses mains, des pompes du monde, unies aux pompes de la religion. On se souvint longtemps, à Saint-Thomas d’Aquin, — cette aristocratique église où l’orgueil des races aime à se mettre à genoux devant Dieu, — de la messe de mariage de Mlle de Polastron. La musique en avait été composée par une de ses amies, célèbre depuis, et l’âme de la femme, dans ce morceau dont tout Paris parla et qui n’a pas été recueilli, s’entremêla, pour le rendre plus touchant encore, aux mâles inspirations de l’artiste. La marquise douairière de Flers, qui avait des relations de parenté et de monde avec toute la haute société de Paris et de l’Europe, en avait convoqué le ban et l’arrière-ban à ce mariage. La petite église de Saint-Thomas d’Aquin offrait un spectacle digne des plus beaux jours de la Restauration. On aurait pu se croire à cette époque de dévotion mondaine, en regardant la foule incessante que des voitures chargées d’armoiries déposaient à chaque instant sur les marches du parvis et qui allait s’entasser un peu confusément dans la nef et jusque dans le chœur. Partout ce n’étaient que de nobles visages, profils délicats ou fiers, mises recherchées et simples sur lesquelles brillait, de temps en temps, l’étoile en diamants de quelque ordre. Chose qu’on remarqua dans cette foule imposante, les femmes étaient en majorité. Un mariage d’amour, c’est une fête pour elles ! et elles y vinrent comme à une fête, élégantes, parées, dans leurs plus charmantes toilettes du matin, souriantes, rêveuses, intéressées, curieuses surtout ! curieuses de voir l’une des plus riches héritières de France prendre pour époux et pour maître un simple gentilhomme sans titre, pauvre comme Job, joueur comme les cartes, et libertin, disait-on, comme le Valmont des Liaisons dangereuses. Pour des Françaises, chez qui les folies de cœur sont si rares, cela méritait d’être vu !

On avait placé deux fauteuils en velours cramoisi, à crépines d’or, avec des coussins de même couleur, sur la marche supérieure du maître-autel. C’est là que les mariés devaient s’asseoir pour entendre la messe. Quand M. de Marigny monta jusque-là, en donnant la main à Mlle de Polastron, il y eut, dans ce monde qui les connaissait pourtant tous les deux, parmi les hommes, un murmure d’admiration pour elle, et parmi les femmes, un silence pour lui.

Sans doute, on les jugeait dignes l’un de l’autre. On comprenait que leur amour bût été une prédestination.

Mlle de Polastron était en blanc, chargée de dentelles, mise comme toutes les mariées du monde. Elle baissait ses longues paupières sur ses joues où l’émotion versait de la pâleur, mais de la pâleur lumineuse. À ces flots de mousseline des Indes, qui enveloppaient sa beauté sainte comme d’un nuage et dans lesquels les souffles de la démarche trahissaient la précision des plus purs contours, à sa virginité d’attitude, à cette fusion divinement tempérée de la chasteté et de l’amour, on pensait, malgré soi, à l’Étoile du Matin, invoquée dans les Litanies. Son voile de Malines — ce manteau impérial de toutes les mariées, fragile, hélas ! comme leur empire, — descendait jusqu’à ses pieds, et elle le portait de manière à justifier ce grand nom de la fille de Charlemagne qu’on avait osé lui donner. Près d’elle se tenait Marigny. Il était mis avec la simplicité qui sied aux hommes sûrs de leur puissance. Sans doute il était heureux, puisqu’il épousait celle qu’il aimait depuis longtemps ; mais pourquoi la pensée que, dans quelques heures, il pourrait presser librement sur son cœur cette adorable jeune fille, ne lui attachait-elle pas aux tempes un plus splendide éclair ? Quelle était la rêverie inconnue dont le voile se dépliait mollement sur son front pensif ?… Qui sut — si ce n’est lui — l’émotion intérieure qui l’accompagnait à l’autel ?… Comme le jeune homme du rêve de lord Byron, pensait-il alors, sous la coupole étincelante de cette église, qui versait une lumière rosée au col penché de son Hermangarde, à quelque appartement lointain et obscur où jadis il eût serré une main qui n’était pas celle qu’il avait alors dans la sienne ?… Enfin, était-ce l’avenir, était-ce le passé qui assombrissait son visage au moment où il aurait dû rayonner ? Ou, tout simplement encore, était-ce l’oppression d’une félicité trop grande, la mélancolie du bonheur ? Car ils disent, les gens qui ont été heureux, que le bonheur a aussi sa mélancolie.

À côté des mariés, dans un fauteuil semblable aux leurs, mais placé plus bas, la marquise douairière de Flers, en robe de poult de soie carmélite, en mante noire et en mitaines, couvrait de ses yeux maternels, dans lesquels brillaient cent ans de vie, sa petite-fille et Marigny. La joie de son cœur dorait ses rides.

« Regardez-la, vicomte ! — dit Mme d’Artelles à son ancien Sigisbée en mettant son paroissien ouvert devant sa bouche, pour que la réflexion n’allât qu’à son adresse, — perd-elle la tête, ma pauvre amie ? Elle a l’air plus heureuse qu’Hermangarde. Si elle ne faisait pas épouser son Marigny à sa petite-fille, je crois, en vérité, qu’elle l’épouserait.

— Ce serait donc sa première folie, — répondit le vicomte, en ricanant silencieusement, — car elle n’en a jamais fait pour personne. C’est une fine mouche. Mais enfin, il est temps pour tout, et, tôt ou tard, il faut bien que jeunesse se passe. »

Et, tout enchanté de se trouver tant d’esprit, le vicomte de Prosny tourna orgueilleusement son binocle sur l’assemblée qui emplissait la nef. Il distribuait des signes de tête à toutes les personnes de sa connaissance. À force de regarder autour de lui, son attention lassée se porta sur l’orgue qui répandait alors ses fleuves d’harmonie sous les arceaux de l’église ébranlée, et il ajusta, dans l’espèce de tribune qui s’ouvre des deux côtés du majestueux instrument, une personne qu’il ne croyait pas là, sans doute, car il prit le plus surpris de ses airs étonnés, et, poussant sa joue avec sa langue et de son coude le coude de la comtesse d’Artelles :

« Que le diable m’emporte, — dit-il, sans avoir égard à la sainteté du lieu, — si ce n’est pas là la señora Vellini ! »

On touchait au moment le plus solennel de la messe, mais le mot prononcé à voix basse par M. de Prosny produisit son effet sur la comtesse d’Artelles et lui fit tourner fort irrévérencieusement le dos à l’autel. Elle aurait oublié Dieu le père lui-même, en personne, pour voir la señora Vellini. Dix curiosités en une seule braquèrent ses yeux, armés de lunettes, vers l’endroit que lui désigna le vicomte. Elle voulait juger Vellini, cette terrible maîtresse de dix ans ! C’était la curiosité de la femme, qu’avait eue aussi Mme de Flers. Puis, c’était la curiosité de l’ennemie ! Pourquoi la señora était-elle venue à ce mariage ? Était-ce l’amour désolé qui entr’ouvrait et faisait saigner sa blessure ? Était-ce le projet de quelque scène, de quelque scandale, peut-être de quelque vengeance ? Quel sentiment enfin l’avait poussée à Saint-Thomas d’Aquin pour s’y repaître les yeux et l’âme de l’outrageant bonheur de M. de Marigny ? Questions qui faisaient palpiter tout ce qu’il y avait de vivant dans Mme d’Artelles. Elle resta un moment à considérer la señora comme si l’église avait été un théâtre et qu’elle eût fixé une actrice.

« C’est donc cela, cette Vellini dont vous parlez tant ! » dit-elle, du même ton que M. de Prosny avait pris pour lui parler, mais avec l’expression du dédain le plus aigu.

L’Espagnole était assise du côté droit de la tribune. Par la pose qu’elle avait alors, on ne voyait que son buste. Elle portait la robe de son pays, toute recouverte de dentelle noire par-dessus le satin luisant, et, sur sa tête, elle avait sa mantille. Mise singulière, en France, où tout ce qui n’est pas la tenue de tout le monde paraît trop hardi. Elle était accoudée, la main contre sa joue, à la balustrade en pierres de la tribune. L’opposition de ses vêtements noirs et de son teint bistré la faisait paraître plus jaune que jamais. Elle avait les yeux tournés vers Mlle de Polastron, qui devenait alors Mme Ryno de Marigny.

Son regard, fixe et profond, était si chargé du magnétisme inexplicable qui n’a pas même besoin d’un autre regard pour fasciner, qu’Hermangarde en sentit la lourdeur oppressive sur ses candides et suaves épaules, voilées de la brume des dentelles. Malgré elle, malgré les ineffables délices dans lesquelles nageait son âme, la mariée distraite se retourna, cherchant vaguement d’où venait cette impression qui l’atteignait et qu’elle dut attribuer à l’orage, car on était au mois de juin et la chaleur accablait.

Quant à la comtesse d’Artelles, elle n’était pas de force à lire dans cet impénétrable regard.

« Ma foi ! — dit-elle, chuchotant toujours avec son vieux vicomte, — vous disiez très bien. Elle est fort laide et l’air effronté de ses pareilles ne lui manque pas. Sa mise est celle d’une baladine. Mort de ma vie ! ils sont jolis, les goûts des hommes de ce temps en général, et de M. de Marigny en particulier ! »

M. de Prosny ne répondit pas. Il était allé souvent chez la señora Vellini, et peut-être avait-il plus d’indulgence que Mme d’Artelles pour les goûts de la jeunesse de ce temps.

« Elle a l’air bien tranquille pour faire une scène, — ajouta la comtesse. — Et pourtant dans quelle autre intention une femme comme elle serait-elle venue à ce mariage ? Qu’en dites-vous, monsieur de Prosny ? »

M. de Prosny n’en disait rien du tout. Il était occupé à lorgner le côté gauche de la tribune, dans laquelle se trouvait une autre femme, en noir aussi, comme la señora, mais dont la pose était moins fière et moins mondaine. Cette femme était à genoux sur un prie-Dieu placé au bord de la balustrade, affaissée, le visage caché et soutenu par des mains amaigries. On eût dit qu’elle était la proie de sa propre prière, si elle en adressait une au ciel, ou de sa propre pensée, si elle ne priait pas.

« Comtesse, — s’exclama presque M. de Prosny, — voici un hasard des plus étranges ! Qui croyez-vous qu’est cette femme de l’autre côté de la tribune et qui fait pendant à la señora Vellini ?… Tenez… là !… qui semble avoir peur d’être remarquée et pour cela cache son visage dans ses mains ?…

— Je ne vois pas très bien… — répondit Mme d’Artelles, se penchant en avant à cause d’un pilier qui lui cachait la personne dont parlait M. de Prosny.

— Eh bien, c’est la comtesse de Mendoze !

— Par exemple !!!

— Oui, c’est elle ! — reprit M. de Prosny. — C’est cette pauvre comtesse, victime du monstre heureux qui se cambre si bien à l’autel dans ce moment. Admirez-vous une telle rencontre ?… Le cœur romanesque a eu la même idée que la femme perdue, et le plus grand des romanciers, le Hasard, a voulu que toutes les deux assistassent au mariage de leur ancien amant, à quatre pas l’une de l’autre, de manière que… de manière que… en reconduisant sa femme à sa voiture, ce Marigny du diable pourra voir ses vieilles conquêtes orner de leur présence son triomphe d’aujourd’hui. »

Il y avait dans l’accent de M. de Prosny le sentiment d’envie d’un vieux vaniteux oxydé, qui aurait savouré dans sa jeunesse, avec la férocité d’un cœur sec, la jouissance égoïste qu’il attribuait à Marigny, et qui, ne l’ayant point goûtée, se vengeait alors à en médire.

Mme d’Artelles reconnut Mme de Mendoze.

« Il ne manquerait plus — dit-elle — que toutes les femmes qu’il a compromises fussent ici. Ce serait vraiment drôle. Vous avez un binocle à qui rien n’échappe, vicomte. Cherchez et avertissez-moi, quand vous en verrez. »

Peut-être y étaient-elles, en effet ; parmi ces femmes du monde qui baissaient alors leurs longues paupières hypocrites sur leurs missels, peut-être s’en trouvait-il plusieurs que M. de Marigny avait eues, — comme l’aurait dit M. de Prosny, avec un sans-façon très convenable au moins dans ce cas. Elles ont parfois, les femmes du monde, une merveilleuse facilité d’oublier. Elles vous ont appartenu tout entières, et s’il advient qu’elles vous rencontrent, elles ne vous font pas même l’honneur de vous reconnaître. Elles restent froides, souriantes de ce froid sourire stéréotypé à leurs lèvres, monnaie banale qu’elles donnent à tous. Elles n’ont pas assez de sang dans les veines pour être trahies par une rougeur. Marigny, de l’autel où il se mariait, aurait pu apercevoir un cercle de ces femmes, oublieuses et naïvement impudentes, l’entourer comme les spectres de ses victimes entourent Richard III dans Shakespeare ; mais pour lui, pour Marigny, pour ce Richard III de la séduction, il n’y aurait eu ni remords, ni horreur, ni épouvante dans un tel spectacle ; car les cœurs qu’il avait tués se portaient fort bien.

Excepté un seul, pourtant, — qui n’avait pas profané l’amour, renié le passé, en l’oubliant, — celui de Mme de Mendoze, mourant d’un sentiment trop fort, déchirée par les limiers du monde, et venue, dans sa dernière heure de détresse, s’abattre aux pieds de l’autel où son Marigny s’enchaînait à la vie d’une femme qui n’était pas elle, comme une biche blessée au bord des eaux.

Et elle, l’âme douce et bonne, la comtesse Martyre de Mendoze (car elle s’appelait Martyre ; sortie du sein de sa mère par le fer, elle en avait été meurtrie et on l’avait appelée Martyre. Y a-t-il donc toute une destinée dans un nom ?…) n’était point venue là poussée par une passion égoïste et mauvaise, une curiosité haineuse ou jalouse. Lys broyé qui ne donnait plus de parfums depuis que la douleur avait macéré ses feuilles blanches, elle ne haïssait pas Hermangarde et elle pardonnait à Marigny. Héroïque d’humilité tendre, elle comprenait qu’il ne l’aimât plus et elle en mourait. L’idée l’avait prise d’assister à la navrante cérémonie qui achevait le malheur de son âme ; d’en savourer, un à un, tous les détails… Cruelle fantaisie que les cœurs brisés connaissent ! On agace la plaie qui saigne ; on égoutte sur ses lèvres la coupe de poison.

Ah ! ce jour-là, elle souffrit plus qu’elle n’avait souffert depuis que M. de Marigny l’avait abandonnée, mais une force surhumaine lui fit presser et tordre sa douleur autour de son cœur déchiré et courir à Saint-Thomas d’Aquin. Nulle invitation ne lui avait été envoyée… Le noble Marigny, qui n’avait avec elle que les torts involontaires de la nature humaine, aurait regardé comme la plus implacable ironie d’adresser une lettre de faire part à cette femme pour laquelle il ressentait une pitié respectueuse. Il avait eu la délicate pensée de se rappeler à elle en affectant de l’oublier. Il montrait combien le passé tenait de place dans son âme, par l’exception qu’il faisait d’elle parmi tous ces indifférents qu’il conviait au spectacle de son bonheur.

Mais cette généreuse sollicitude fut inutile. Mme de Mendoze avait résolu d’aller secrètement, en voiture sans livrée et sans armoirie, à ce mariage dont les Arsinoé du monde n’avaient pas manqué de lui indiquer le jour et l’heure, et elle accomplit son projet. C’était insensé… car à quoi bon s’attester une fois de plus qu’on est perdue ; que la destinée qui vous tue depuis si longtemps va vous donner son dernier coup ?… Mais qui n’aime pas jusqu’à la folie, n’a jamais aimé comme cette femme aimait.

Elle croyait qu’elle ne serait pas aperçue… qu’elle pourrait se livrer à la fiévreuse ivresse de ces larmes qui, en coulant, emportaient sa vie. Pleurer là… à dix pas de lui qui l’ignorait… sentir son pied lui marcher sur le cœur, sentir le pied d’une rivale préférée (et pardonnée !) y joindre un poids plus insupportable encore, et prier pour tous deux ; demander à Dieu, les mains jointes, de les bénir et d’éterniser leur amour : voilà la sublime folie qu’elle voulait réaliser avant de mourir tout à fait. Elle était déjà plus d’à moitié morte, et elle ne tenait plus à la vie que par l’enthousiasme du désespoir.

Dieu la soutint, — car Dieu aime les folies des âmes qu’il a créées immortelles. Pendant cette messe qui dura longtemps, les nerfs de cette frêle blonde, minée jusqu’à la transparence par une passion plus forte que la vie, ne furent point au-dessous de la passion du cœur. Nul sanglot ne trahit de son rauque éclat le silence dans lequel cette femme priait enveloppée. Nulle convulsion ne la renversa sur la terre. Elle se tint à genoux sans faiblir. Elle vit tout, elle entendit tout : le prêtre qui les bénissait, la foule qui les admirait, le double anneau, le double oui prononcé avec tant d’amour par les deux voix qui le disaient ; et elle endura cette torture, immobile, voilée, buvant ses larmes qui dévoraient ses joues en y ruisselant et sans que personne auprès d’elle pût se douter de son supplice. M. de Prosny et la comtesse d’Artelles l’avaient bien reconnue, mais ce qu’elle éprouvait, Dieu seul le vit et en eut pitié. Elle réalisait pour Marigny le mot de sainte Thérèse qui défiait Dieu de l’empêcher de l’aimer, même en la damnant, même en la plongeant dans son enfer. Ce ne fut qu’après que tout fut fini, quand le consummatum est de la félicité pour eux et du malheur pour elle eut été écrit dans le livre du destin, qu’elle sentit l’espèce de fièvre qui l’avait animée tomber et s’éteindre. Tout le temps qu’il y eut quelque chose à voir de la poignante cérémonie pour laquelle elle était venue, elle fut forte de résignation, haletante de curiosité, assoiffée d’un martyre qu’elle voulait souffrir pour le Dieu de sa vie, qui, comme, le Dieu du ciel, ne le verrait pas et jamais ne l’en récompenserait… Mais quand les mariés, la messe dite, eurent descendu la nef, suivis d’un flot de parents et d’amis, à travers la brillante assemblée qui se pressait sur leur passage ; lorsque les derniers bruits des voitures se furent perdus au loin et que l’église, peu à peu redevenue déserte, eut repris son silence accoutumé, la faiblesse revint au cœur de l’infortunée comtesse, et elle crut qu’elle allait mourir. Le sol lui parut tourner autour d’elle. Elle eut peur de s’évanouir dans cette tribune vide et solitaire où elle était restée. Elle en redescendit l’escalier, chancelante et n’ayant plus qu’une pensée : le désir d’aller mourir plus loin ; touchante pudeur de femme malheureuse, dernier soin de la fierté d’une Mendoze qui voulait sauver sa mémoire de l’insulte prodiguée à sa vie.

Quand elle arriva au bénitier où sa main défaillante s’appuya, elle vit, de l’autre côté de cette conque de marbre qui contient l’eau sainte, une femme qui y trempait sa main.

« Ah !!! » — dirent-elles toutes deux en se reconnaissant. Cri réciproque et involontaire auquel le sentiment d’une vieille haine donna une étrange profondeur. L’église retentit de ce double cri, si bref et si sombre. Mais personne, excepté ces deux femmes, ne s’y trouvait alors et ne fut scandalisé d’entendre la voix des passions troubler la paix du sanctuaire.

Elles s’étaient vues déjà. Vellini, pendant la liaison de M. de Marigny et de Mme de Mendoze, avait, curieuse et peut-être jalouse (qui lisait dans cet inscrutable cœur ?), poursuivi d’une recherche acharnée la femme qui lui avait succédé dans le cœur de son amant. Elle s’était multipliée et repliée autour de la comtesse, partout où elle avait pu la rencontrer. Souvent Mme de Mendoze avait involontairement frémi en apercevant dans la foule — soit au théâtre, sur le devant d’une loge placée en face de la sienne, soit sur les marches des escaliers des Italiens, lorsqu’avec mille autres elle y attendait son tour de voiture, — une femme mince et fièrement cambrée, qui, comme une vipère dressée sur sa queue, comme la guivre du blason des Sforza, lui lançait deux yeux d’escarboucles, opiniâtrement dévorants. On a déjà vu combien l’amour si ardent de cœur et si pur de sens de la comtesse de Mendoze, paraissait faible et misérable à la fougueuse et sensuelle Vellini. Et cela qu’elle ne comprenait pas (quand elle rencontrait Mme de Mendoze), lui affilait encore le regard et le rendait insupportable.

Aujourd’hui, elle ne se contenta pas de la regarder, elle lui parla.

« C’est donc vous, comtesse de Mendoze ! — lui dit-elle familièrement, en digne fille adultérine d’une duchesse, qui croyait, sans doute, que toutes les femmes étaient égales devant l’amour. — Il y avait longtemps que nous ne nous étions vues. Nous nous rencontrons donc encore une fois.

— Vous savez mon nom, madame, — répondit la comtesse, avec une dignité triste qui trancha sur le ton hardi de la señora ; — moi, je ne sais pas le vôtre. Mais depuis longtemps, je vous connais. Jamais vous ne m’aviez parlé jusqu’ici, mais les sentiments vrais se devinent. J’ai cru autrefois que vous aviez sur moi de méchants desseins. Je sentais en vous une rivale. Je sentais que vous deviez aimer comme moi Ryno de Marigny.

— Non, je ne l’aimais plus, — reprit Vellini ; — je l’avais aimé ! Si je vous suivais dans la foule, si je cherchais à lire dans votre âme à travers votre blanc visage, c’est que je ne pouvais comprendre que le Ryno qui avait été à moi pût être à vous !

— Ah ! si j’en avais été trop fière, — dit Mme de Mendoze, qui ne plia pas plus qu’elle ne se révolta sous cet arrogant mépris, — j’en aurais été bien punie. Une plus belle que moi m’a vaincue,

— Une plus belle que nous deux, madame ! — repartit Vellini, touchée de cette grandeur modeste et cherchant à s’y associer en se faisant justice. — Vous étiez déjà plus belle que moi ; mais si je ne comprenais pas qu’il pût vous aimer, lui, c’est que je connaissais, c’est qu’il me racontait votre amour.

— Hélas ! madame, — reprit la pauvre comtesse à qui son tendre cœur ne reprochait rien, — comment donc était-il, votre amour, puisque le mien vous faisait pitié ?

— Oh ! le mien !… — reprit Vellini, en rejetant sa tête en arrière, avec un éclat dans la voix auquel un tressaillement des échos de l’orgue répondit. Puis elle ajouta d’un ton plus bas, avec la superstition retrouvée d’une Espagnole : — mais cela ne peut pas se dire dans l’église… »

Et comme pour écarter les deux démons de la Volupté et de l’Orgueil qui la poussaient à faire curée devant sa rivale des souvenirs de son amour, elle — qui pensait si peu à Dieu d’ordinaire — se couvrit d’un grand signe de croix.

La comtesse eut une rougeur sous sa pâleur de larmes. L’accent de la Malagaise lui révélait d’épouvantables bonheurs dont l’idée n’avait jusque-là jamais approché de son âme, chaste comme la neige des glaciers, mais comme la neige des glaciers quand elle commence de devenir fumante sous les forts rayons du soleil.

« Je ne veux pas le savoir non plus, — dit Mme de Mendoze avec le sentiment d’un affreux regret. — Mais l’amour, c’est le dévouement, et si vous l’aimiez encore, madame, comme moi je l’aime toujours, dites, qu’auriez-vous fait aujourd’hui ?

— Si je l’aimais encore !!! Voyez-vous ce cuchillo, comtesse ? — reprit la señora, en tendant une espèce de couteau grossier par-dessus le bénitier à Mme de Mendoze, qui eut horreur de l’instrument et du geste. — Je serais venue ici même, au pied de cet autel, l’enfoncer dans le cœur de celle qu’il épouse, pour qu’il n’en eût jamais d’enfant. »

Et l’idée qu’elle exprimait lui fit monter le sang aux tempes et à ses yeux cruels qui s’injectèrent. Son visage noircit. On voyait qu’elle ne se vantait pas et qu’elle était très capable de ce qu’elle disait.

« Et moi, madame, — dit la comtesse, — j’ai fait mieux que cela. J’ai prié pour lui, j’ai prié pour elle. J’ai demandé à Dieu de les bénir et de bénir leurs enfants. Méprisez-moi de tant de faiblesse, mais je crois l’aimer mieux que vous. »

Évidemment, la fille du toréador ne comprit rien à cet héroïsme de l’amour dévoué. Un poing à la hanche, le front contracté, elle écoutait avec un mépris aveugle les paroles de Mme de Mendoze… Et comme si elle lui eut jeté la foudre :

« Priez donc, — dit-elle avec triomphe, — et aimez-le ; ce sera en vain !… Vous ne le reverrez pas à vos pieds. Moi, je ne l’aime plus ; je ne prierai pas ; et pourtant il me reviendra ! »

Ce fut au tour de la comtesse de ne pas comprendre.

« Elle est folle, — pensa-t-elle ; — l’amour l’a égarée. Serait-ce vrai ? L’aimerait-elle mieux que moi ?

— Oui, il me reviendra ! — reprit cette étrange prophétesse des passions éteintes ; — la chaîne du sang est entre nous. Vous ne me croyez pas, madame, mais écoutez-moi… »

Et, lui prenant la main, elle l’entraîna vers la porte, comme si ce qu’elle avait à lui dire n’avait pu être prononcé dans le lieu saint ; — et elles sortirent de l’église toutes les deux.