Une vieille maîtresse/Partie 1/10

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Alphonse Lemerre (tome 1p. 229-253).


X

LES NŒUDS INCESSAMMENT REFAITS

(Suite d’une variété dans l’amour)


Ryno de Marigny ne put s’empêcher de sourire à la réflexion de madame la marquise de Flers. Le jour commençait à introduire ses blancheurs dans l’appartement et à lutter autour de la lampe qui éclairait le boudoir.

« — Voici le jour ! — dit-il en le lui montrant. — Je crains que vous ne soyez fatiguée, marquise.

— Non ! — répondit-elle. Et réellement son visage était aussi ferme, son œil aussi lucide, sa physionomie d’une attention aussi animée qu’au commencement du récit de M. de Marigny. En s’accoudant au bras du fauteuil, en se ployant pour mieux écouter, elle n’avait pas même affaissé les plis gracieux d’une robe qu’elle faisait bouffer avec la supériorité des grandes dames d’autrefois, et son rouge n’était pas tombé.

« Dites encore, mon ami, — ajouta-t-elle. — On ne dort plus à mon âge, et j’ai passé bien d’autres nuits à une époque où je dormais. De longues histoires au coin du feu, ce sont les bals de la vieillesse.

— Le lendemain, — continua donc M. de Marigny, — nous étions séparés. Vellini prit un appartement rue de Provence, qu’elle a toujours gardé depuis. Je lui avais dit que nous resterions amis. Je lui prouvai que j’étais le sien en me chargeant de ces soins matériels qui répugnaient tant à sa paresse méridionale. Je m’estimais heureux de lui être utile, et je me promis bien d’étendre sur elle, tout le temps qu’une nouvelle liaison ne lui offrirait pas un appui, une protection habilement cachée qui n’alarmerait pas son orgueil. Dans les premiers instants de cette vie nouvelle que nous avions adoptée, je la vis chaque jour et même plusieurs fois par journée. Je cherchais à lui épargner l’ennui de la solitude. J’avais les mille délicatesses d’un homme qui n’aime plus, mais au cœur duquel il est resté une profonde reconnaissance pour un bonheur longtemps goûté. Nous fûmes plus ensemble, Vellini et moi, que nous n’y avions été depuis des années. Je la conduisais au spectacle. Je me promenais à cheval avec elle. Mes élégants amis, qui jetaient toujours un peu leurs maîtresses par les fenêtres quand ils en étaient dégoûtés, se moquèrent de moi et de cette séparation sentimentale. Je les laissai railler et je continuai d’accomplir, vis-à-vis de cette femme qui avait quitté son mari pour me suivre, ce que je croyais des devoirs.

« — Mon cher, — me disaient-ils parfois, — tu ne te dépêtreras jamais de cette femme. Tu ne crois plus l’aimer : tu l’aimes toujours. » — Moi, marquise, j’étais parfaitement sûr du contraire. J’étais revenu à ma vie de garçon avec un sentiment de joie trop complet pour douter une minute de l’entière reprise de moi-même. Un captif à qui on ôte ses chaînes n’est pas plus soulagé que je ne l’étais. La sensation de la délivrance me rafraîchissait divinement la pensée, quand je pensais que je n’avais pas refait avec une maîtresse ce triste roman d’Adolphe qui est une si fréquente histoire. Vellini convenait elle-même, sans en souffrir, que nous ne nous aimions plus. Elle était calme comme moi, comme une âme qui a pris son parti et qui ne veut plus s’abuser. Elle ne demandait pas follement à son cœur ce que son cœur lui eût refusé. Mais, fille d’une terre superstitieuse, âme frappée d’une sombre manie, l’amour pour elle avait beau mourir, le bonheur qu’il avait donné devenir impossible, l’existence se scinder et aller par des côtés différents, elle croyait que toujours nous reviendrions, fût-ce du bout du monde, des quatre points cardinaux de la vie, échouer fatalement dans les bras l’un de l’autre, comme sur un double écueil : « J’ai bu de ton sang, — disait-elle ; — tu as bu du mien. C’est là un charme auquel croyait ma mère. De l’influence terrible et sacrée de cette communion sanglante, nous en avons pour jusqu’à la mort… » Je l’écoutais me dire ces choses avec un sourire incrédule. Mais tout, avant et même depuis la séparation consommée, ne semblait-il pas donner raison à ces superstitions que je méprisais ? Nous vivions comme un frère et une sœur ; mais certains troubles passaient encore, comme une ventilation de feu, à travers cette fraternité qui eût dû être si chaste et si forte, puisqu’elle venait après les expériences de l’amour. Elle n’était jamais pour moi comme une autre femme. Quand nous causions avec le plus d’indifférence, la fumée de son cigare ne passait point de ses lèvres distraites près des miennes sans y ramener les vieilles soifs connues. Et quand, au Bois, descendue un moment de son cheval, elle appuyait son pied sur ma main pour remonter en selle, ce pied possédé, aimé, dévoré de baisers pendant six ans, laissait pour toute la journée une empreinte chaude là où il s’était posé, et alors, en ces instants-là, il semblait que les quelques gouttes de son sang mêlées à mon sang se soulevassent au fond de mes veines et y roulassent, comme si elles eussent voulu retourner impétueusement à leur source !

« Lorsque j’eus bien établi la señora Vellini dans la rue de Provence, et que je la crus suffisamment accoutumée à sa vie nouvelle, je m’en occupai beaucoup moins. Quelques-uns de mes amis, devenus les siens, la virent davantage et l’entourèrent d’un cercle plus étroit qu’il ne l’avait été jusque-là. Ce devait être. Quand elle vivait chez moi, quand elle était si publiquement, si officiellement ma maîtresse, c’était avec moi qu’il fallait compter. Elle m’appartenait trop pour qu’on ne mesurât pas la portée des hommages qu’on lui offrait. Je n’avais pas été jaloux, il est vrai. Sûr de son cœur, dans lequel je lisais, sachant comme elle était sincère, je n’avais jamais montré à mes amis ces revêches défiances de possesseur qui avilissent l’homme et ne sauvent pas la fidélité de la femme. Mais la convenance avait tout naturellement posé entre elle et eux une noble réserve. À présent, cette réserve n’avait plus besoin d’exister, au même degré du moins. Vellini reprenait une position indépendante. Vis-à-vis des autres, elle ne devait plus son affection à personne. Elle pouvait disposer entièrement d’elle-même. Parmi les jeunes gens qui lui avaient toujours fait une cour assidue, ceux qui l’aimaient réellement étaient plus libres dans l’expression de leurs sentiments. Je voyais tout cela avec plaisir. Je me disais que c’était là des intérêts pour elle ; et, soulagé de son avenir, je me replongeais dans le monde, dans le jeu, dans les excès qu’elle avait interrompus et remplacés, elle, mon seul excès, ma seule folie pendant six ans !!! Comme on pouvait supposer qu’elle tenait encore à moi, car la vanité d’un amour qui a duré longtemps est le dernier lien qui en reste, je ne doutais pas que les hommes qui la désiraient ne la missent au courant de toutes mes démarches, espérant profiter d’un dépit qu’ils auraient fait naître dans cette âme violente ; mais si cela fut (et Vellini me l’a dit depuis), je ne pus vers cette époque m’en apercevoir à son humeur ou à sa façon avec moi. Elle me recevait toujours avec la même familiarité tranquille et hardie qui attestait éloquemment notre passé. Quand mes amis me lançaient quelque nom de femme dans une plaisanterie, elle écoutait ces allusions comme si elle n’eût pas dû en être atteinte.

« — Pourquoi donc me dites-vous qu’il aime madame de Solcy ? — répondit-elle un jour à l’un d’eux devant moi. — N’est-il pas libre ?… Croyez-vous que je sois jalouse ? Nous ne sommes plus que des amis, Ryno et moi. Il a le droit d’aimer qui bon lui semble, comme moi de vous aimer vous-même, — ajouta-t-elle avec une cruelle impertinence, — si je le pouvais.

« Je quittai Paris pour quelque temps. J’allai aux îles Hébrides avec cet Écossais qui eut tant de succès dans le monde cette année-là, ce Douglas de Kilmarnock, si célèbre par l’originalité de son esprit et de sa danse, et dont vous devez vous souvenir. Pendant mon absence qui dura près de six mois, on m’écrivit de Paris. On me mandait que la señora Vellini avait pris un amant et on m’en racontait l’histoire. Très certainement, le sentiment qui dictait cette nouvelle à messieurs mes amis était une de ces amabilités que La Rochefoucauld a classées dans son chapitre de l’Amitié, mais dans la position que je m’étais choisie, une telle nouvelle ne devait-elle pas être ce que je désirais le plus ?…

« Nous ne nous étions point écrit, Vellini et moi ; moi, par calcul, car mon dessein était de rompre entièrement avec un passé qui n’était fort que quand nous étions réunis ; elle, parce que paresseuse comme toutes les femmes de son pays méridional, et, d’ailleurs, emportée par les sensations de la minute actuelle, elle n’avait jamais aimé d’écrire, cette froide manière de phraser l’amour des femmes de France, dont elle se moquait. Excepté ce qu’on me mandait sur son compte, c’est-à-dire le choix extérieur d’un amant (c’était ce comte de Cérisy qui m’avait assisté dans mon duel avec sir Reginald Annesley), j’ignorais la vie qu’elle avait menée pendant que j’étais en Écosse. Seulement, et toujours d’après quelques lettres d’observateurs médisants, ce devait beaucoup ressembler à celle dont elle avait vécu à Séville avant son mariage avec le baronnet anglais. Vous le voyez, ma chère marquise, je ne vous la fais pas meilleure qu’elle n’est. Je vous dis hardiment les choses. Toute autre que vous pousserait les hauts cris et nierait qu’on pût s’intéresser à une pareille créature…

— À qui le dites-vous ! — répondit la marquise. — Nous en sommes à la pureté quand même. Les ultra-politiques ont passé dans les mœurs. N’ai-je pas entendu l’autre jour une de nos plus belles duchesses traiter de fille mademoiselle de Lespinasse parce qu’elle avait eu deux amours ? « Une femme comme il faut, » nous dit-elle en regardant mélancoliquement la corniche de son salon, « n’en a qu’un seul et elle en meurt. »

Mme  la marquise de Flers, l’Érigone des soupers mythologiques de la comtesse de Polignac, répéta cela avec un comique si naturel, que M. de Marigny, par ses mœurs un peu du dix-huitième siècle, se mit à rire de la parodie des hautes prétentions du dix-neuvième qu’il avait souvent vues se gendarmer contre lui dans la personne de ses duchesses.

Mais comme le commérage n’est jamais très loin dans une femme d’autant de monde que Mme  la marquise de Flers :

« C’est donc votre Malagaise — reprit-elle — qui a ruiné ce pauvre diable de Cérisy ? »

— Peut-être bien, — répondit Marigny, — car c’est une femme à qui, lorsqu’on la possède, on voudrait, comme ce lord célèbre du siècle dernier : donner les étoiles, si elle s’avisait de les regarder avec plaisir. Or, les étoiles coûtent un peu cher. Mais ce que j’affirmerai sur mon honneur et sur ma vie, c’est que si elle a ruiné Cérisy, ça a été sans rien lui demander, pas même un éventail.

« Quand je revins d’Écosse, — continua Marigny, — j’étais, à ce qu’il me semblait, si bien détaché d’elle que je restai à Paris quelques jours sans la revoir. Je me demandais même si je ne ferais pas mieux de ne point retourner rue de Provence. Mais je me dis que si je n’allais pas chez elle, elle viendrait immanquablement chez moi ; que je connaissais trop du monde qu’elle voyait pour ne pas la rencontrer un jour ou l’autre ; qu’enfin c’était une noble fille qui comptait sur mon amitié ; et, décidé par tous ces motifs, j’allai un soir lui apprendre mon retour.

« Je la trouvai sur son balcon en pierre, sculpté à la Mauresque, au-dessus duquel elle avait arrangé avec beaucoup de goût une mystérieuse tendetta de coutil rose. Ce balcon était pour elle comme une patrie. Des jasmins d’Espagne s’y épanouissaient avec d’autres fleurs des pays chauds, et le bruit des voitures, diminué par la distance et dispersé dans les airs à la hauteur de cet étage, la faisait peut-être rêver, du fond de sa tendetta embrasée et dorée par les feux du soir, au murmure de la Méditerranée, sur le rivage de Malaga !

« Elle ne m’entendit point venir. Les tapis épais du salon, dont la porte vitrée était restée ouverte, avaient assoupi le bruit de mes pas. J’allais la surprendre. Cachée par l’étroit dossier d’une chaise très basse, je ne vis d’elle tout d’abord que sa coiffure, — une de ces coiffures qui m’avaient le plus affolé, quand je l’aimais. C’était ce qu’on appelle une Grecque, du nom des femmes qui l’ont inventée. Seulement, au lieu de l’aiguille d’or des filles de Zanthe, elle avait passé à travers la torsade lustrée de ses cheveux noirs un poignard nu, sans autre ornement que l’éclat de son pur acier. Tout à coup, ses petites mains saisirent ce poignard et le détachèrent. L’ancien battement de cœur que cette Circé de l’imprévu m’avait donné pendant sept ans, me reprit. Je m’approchai, ignorant ce qu’elle allait faire. Mais elle se mit tranquillement à tracer avec la pointe du poignard je ne sais quels indéchiffrables caractères sur la rampe en pierre du balcon.

« Je prononçai un mot espagnol.

« — Ah ! — dit-elle, en se retournant avec un bond et un cri, — c’est toi, Ryno !

« Et elle se jeta à moi comme autrefois. Elle se suspendit à mon cou ; et comme elle tenait à la main le poignard de sa chevelure, la lame nue, par la pose de son bras ramené, se trouva naturellement couchée sur mon cœur.

« — Tu ne m’attendais pas ? — lui dis-je en l’embrassant.

« Elle était plus jaune et plus maigre que jamais. Ses yeux brûlaient dans leur orbite cernée. Ses bras nus me pénétrèrent d’une chaleur mate à travers mes vêtements.

« — Ô Dieu ! tu brûles, tu as la fièvre, tu es malade ! — lui dis-je.

« — Je ne sais pas, — répondit-elle, — mais je m’ennuie.

« — C’est peut-être ce balcon et ce jasmin d’Espagne — repartis-je — qui te donnent le mal du pays ?

« — Tiens ! — reprit-elle avec explosion, — si c’était cela ! — Et tombant de mon cou sur la pointe de ses pieds chaussés de satin, elle se précipita sur les jasmins, les hacha de cent coups de poignard, en fit voler les fragments au-dessus de sa tête, renversa les jardinières et jeta deux superbes vases d’héliotrope, en porcelaine de Chine, par-dessus la rampe du balcon.

« — Tu es donc toujours la Vellini d’autrefois ? — lui dis-je en souriant de ces sensations impétueuses, — toujours la folle fille à qui rien ne doit résister ?

« — Ah ! c’est la vie qui me résiste ! — répondit-elle avec l’accent d’une tristesse tragique, frappant du pied et poignardant le vide autour d’elle. — Je ne sais pas ce que j’ai, mais je souffre… J’étais plus heureuse avec toi, Ryno.

« — Est-ce que Cérisy te contrarie, ma pauvre fille ?

« — Lui !!! — dit-elle. — Tu sais donc cela ?… Ils te l’ont écrit ? Oh ! non, il ne me contrarie pas, le pauvre garçon. Il m’aime avec une adoration d’esclave. Seulement son adoration m’ennuie. J’aimais mieux quand tu me détestais.

« — Tu ne te soucies donc pas de lui, ma chère enfant ?… — ajoutai-je.

« — Je l’ai aimé quinze jours, — dit-elle, — à m’imaginer que tu avais un successeur, Ryno. J’ai fait avec lui toutes les folies de passion ; puis, au bout de quinze jours, je me suis réveillée, froide, dégoûtée. C’était fini. Un rêve de plus à mettre à la pile de mes rêves !

« — Et tu ne l’as pas jeté — repartis-je — par-dessus la rampe de ton balcon, comme un de ces vases auxquels tu viens si prestement de faire prendre ce chemin ?

« — J’en avais presque envie, — dit-elle en riant, — mais, vois-tu ? il est si bon, si dévoué que la pitié m’a prise. Je n’ai pas eu le cœur de lui faire de la peine en le renvoyant. Je me suis laissé aimer par lui. La Pitié, — ajouta-t-elle avec une expression réfléchie, — voilà un sentiment que je ne connaissais pas ! Tu ne me l’avais pas appris, Ryno.

« Elle avait en me disant cela comme un si vif regret du passé, que j’en fus étonné et touché en même temps, dans un être d’ordinaire si peu rêveur. Elle était appuyée à la rampe du balcon, jonglant presque avec le poignard qu’elle jetait en l’air par la pointe et qu’elle recevait par la garde. Je m’étais assis sur la chaise basse qu’elle avait quittée et je cherchais à pénétrer le mystère de ses sentiments secrets dans son extraordinaire physionomie. Ses yeux d’aigle blessée tombaient d’aplomb sur moi.

« — Et toi, — dit-elle avec une profondeur presque envieuse, — es-tu heureux ?…

« — Et si je ne l’étais pas ? — répondis-je.

« — Ne trompe pas Vellini, — dit-elle. — Je sais tout aussi. Tu ne fais rien que je ne le sache, Ryno ! Ils croient toujours que je t’aime. Ils ont toujours peur que notre passé ne recommence, et pour l’empêcher, quand ils peuvent me blesser le cœur avec toi, ils n’y manquent jamais. On t’a écrit, n’est-ce pas ? que j’aimais Cérisy. Eh bien, on m’a dit, à moi, que tu avais suivi une femme en Écosse et que vous êtes revenus ensemble à Paris. Il y a dix jours que vous êtes revenus !

« — Cette femme dont tu parles, — répondis-je, — est une femme du faubourg Saint-Germain. Je l’ai rencontrée sur les bords du lac Lhomond. Elle voyageait avec son mari. Comme on se lie plus vite à l’étranger quand on s’y rencontre, nous avons échangé mille affectueuses politesses de compatriotes et nous sommes revenus ensemble à Paris. Ceci est très vrai… et très simple aussi, comme tu vois.

« Elle cessa de jongler avec le poignard.

« — Et tu n’es pas amoureux de cette femme ! — s’écria-t-elle. — Tu n’étais pas hier à l’Opéra avec elle ! Tu y étais, Ryno. C’est Vellini qui t’y a vu. Mais toi, dans la préoccupation de ta nouvelle maîtresse, tu n’as pas aperçu Vellini.

« Et déjà la violence de sa nature grondait en elle comme un tonnerre lointain à laquelle la mienne allait faire écho. Je le pressentais. Je trouvais injuste et bizarre que cette femme qui n’était plus aimée, qui avait pris un amant, me parlât comme une maîtresse régnante qui avait droit de s’irriter et de questionner. Il me semblait que cette Ellénore revenait d’un peu trop loin et un peu trop tard dans nos relations.

« — Et quand cela serait, après ? — repris-je. — Serait-ce la première femme que j’aurais aimée depuis que nous sommes séparés ? Pourquoi prends-tu donc ce ton-là, Vellini ?… Il faut que tu sois bien malade, ma pauvre enfant, pour devenir nerveuse comme une Parisienne.

« — J’ai tort, — dit-elle. Et elle se mit à pleurer. Mais les pleurs de Vellini ne tombaient point comme ceux d’une autre femme. C’étaient des larmes fières qui roulaient longtemps dans les cils, puis s’en allaient mourir silencieusement, avec une majesté désolée, vers les coins abaissés des lèvres tremblantes.

« La pitié dont elle me parlait il n’y avait qu’un instant, se saisit de moi à mon tour, et je l’attirai sur mes genoux pour essuyer ses yeux avec mes lèvres.

« Elle ne résista pas plus qu’une morte. Elle avait dans mes bras l’immobilité attentive du sauvage, et ses yeux plongeaient dans mon cœur.

« — C’est du sang aussi que des larmes ! — dit-elle avec une passion surhumaine, forte comme Dieu même, car elle me fit reculer jusque dans ce passé qui ne nous appartient plus et qu’elle ralluma. — Bois donc, Ryno ; bois donc ! bois toujours ! — répéta-t-elle en m’offrant avidement ses yeux et sa bouche. Elle avait raison, la superstitieuse femme qu’elle était ! Les larmes avaient le goût du sang déjà bu… Le charme opérait… Je la pris et je me sauvai dans le salon, l’emportant liée et tordue en spirale autour de moi, comme une couleuvre.

« Une heure après, elle me disait avec la conscience d’une force invincible :

« — Aime-la, si tu veux, Ryno ; aime-les toutes ; renie-moi pour ta maîtresse ; mais le sang, confondu dans nos veines, est plus fort que toi !

— C’était une explication de Zingari, — dit la marquise. — La vraie, c’est que malgré tout, vous vous aimiez toujours.

— Non, marquise, non ! — reprit Marigny, — au contraire ! J’en aimais une autre. Son coup d’œil ne l’avait point trompée, quand elle m’avait vu à l’Opéra. La femme rencontrée en Écosse m’avait entraîné par des qualités opposées à celles qui m’avaient captivé si longtemps. Elle avait toutes les saveurs exquises de la femme du monde, une aristocratie de beauté et de manières digne du grand nom qu’elle portait. Après Vellini, la fille basanée du toréador, cette patricienne blanche, blonde et languissante était d’un attrait singulier. C’était la fraîcheur bleuâtre des lacs purs, aux bords desquels je l’avais rencontrée, après les dévorements brûlants du désert. Elle ne m’appartenait pas alors, cette femme ; mais depuis, elle a été jugée compromise et avec un tel éclat, qu’il y aurait peut-être mauvais goût à moi de la nommer, si nous n’étions pas en tête-à-tête et si je n’étais pas dans quelques jours votre petit-fils…

— D’ailleurs, ce ne peut plus être — répondit la marquise de Flers — ni une fatuité, ni une indiscrétion. L’écusson des Marigny et celui des Mendoze sont écartelés à jamais par les Hérauts d’armes de la Médisance parisienne. On ne l’a guères ménagée, cette pauvre comtesse, cette héroïne de l’amour vrai. On lui a fait payer assez cher le noble tort d’avoir trop de cœur pour être habile.

— Oui, — dit Marigny avec tristesse, — elle a beaucoup souffert par moi ; et telle est la rigueur des sentiments involontaires, qu’il n’y a point de dédommagements à offrir pour les maux dont on fut la cause. On peut écraser une destinée sans avoir un tort à se reprocher, car ne plus aimer, c’est un malheur. Pourquoi cesse-t-on d’aimer une femme ? On attend encore l’homme de génie qui doit répondre à cette question.

« Je n’ai — ajouta le futur gendre de Mme  la marquise de Flers — à vous parler de mon sentiment pour madame de Mendoze qu’en tant qu’il influa (car il y influa) sur mes relations avec Vellini. Autant qu’on pouvait voir dans cette âme qui désorientait le coup d’œil par le mouvement et par la profondeur, il me sembla que Vellini, qui convenait de ne plus m’aimer et qui avait un amant, redevenait jalouse comme au temps où nous nous appartenions aux yeux de tous. Il y avait d’autres femmes pourtant dont on lui avait dit ce qu’elle savait de madame de Mendoze. Mais, jusque-là, je n’avais pas observé que la pensée d’une femme, depuis notre séparation, eût assombri ou froncé son front soupçonneux. Cela pouvait être un de ces revirements soudains comme il y en a tant dans l’âme humaine ! Elle ne me faisait plus, il est vrai, des scènes furibondes comme autrefois, mais elle me montrait la rigidité amère et muette des caractères absolus. Elle était plus capricieuse encore qu’on ne l’avait jamais vue. Elle foulait aux pieds Cérisy. C’est sur lui que retombaient tous les éclats de son humeur. Témoin de ces injustices et d’ailleurs très préoccupé de ma belle comtesse, avec qui je perdais seulement pour la voir le temps qu’il est d’usage de dépenser avec les femmes du monde, je dis à Vellini que je m’abstiendrais de revenir rue de Provence.

« — Orgueilleux ! — s’écria-t-elle, avec un orgueil révolté du mien. — Tu t’imagines donc que je t’aime toujours et que je suis bien malheureuse ? Tu crois m’épargner en t’éloignant ? Tu te sauves de moi comme d’une maîtresse dont tu craindrais les persécutions ? Mais ne t’ai-je pas dit de l’aimer, ta comtesse de Mendoze ! Aime-la, Ryno. Qu’est-ce que cela me fait !…

« Et elle me disait cela, pâle, hâve, les joues marbrées de deux taches rouges, la voix faussée par la colère qui entr’ouvrait tout ce mépris. C’était encore une de ses puissances que cette dissonance entre ses passions et sa volonté, que cette indomptable vérité de son âme passant à travers toute cette force de dissimulation qu’elle m’avait si souvent montrée et qu’elle tenait du chef de sa mère, la fière duchesse de Cadaval-Aveïro.

« — Tu ne me crois pas, — reprit-elle, — tes yeux sont impies en me regardant ! Eh bien, mets ta main sur mon cœur et raconte-moi tes bonheurs avec ta nouvelle maîtresse, et s’il bat d’une pulsation plus vive, méprise-moi, Ryno.

« Elle avait dans les sourcils et dans les plis du sourire l’audace d’une femme qui eût jouté avec la foudre. Ce gant qu’elle me jetait, je le ramassai. Je ne l’aurais pas dû peut-être. Je n’aurais pas dû ouvrir à une ancienne maîtresse comme Vellini les secrets d’une intimité nouvelle ; mais quelque chose sans doute de plus fort que ma raison même retentit et flambe aux défis ! J’étais toujours le Marigny qui, défié dans un de ses voyages par cette Vellini qui me défiait encore, avais un jour valsé avec elle sur l’étroite et rase plate-forme d’une tour de trois cents pieds de hauteur. Je fis ce qu’elle me demandait. J’osai comme elle. Je lui mis la main sur le cœur, à travers le lacis du corsage ouvert par devant, et je lui racontai mon amour et mes bonheurs avec madame de Mendoze, dans cette langue enthousiaste et sensuelle qui allait si bien à ce que je savais de sa nature, enflammant mon récit davantage par le désir de voir clair dans son âme et de terrasser tout cet orgueil de Lucifer ; mais, sous mon récit et sous ma main, ce cœur altier resta immobile, comme s’il eût valsé encore au bord de la tour de trois cents pieds !

« — Tu peux donc revenir ! » — me dit-elle avec la joie d’une telle épreuve et le plus superbe de ses regards. — Et je revins. Oui, je revins, marquise ! L’espèce de pitié qu’elle avait excitée en moi qui la croyais jalouse, périt dans mon cœur et n’y reparut plus. Je revins attiré par la force de cette âme, qui ressemblait si peu à la coquetterie taquine et menteuse des antres femmes. L’amour était éteint, mais l’intérêt reparaissait sous une autre forme que l’amour. Elle m’avait aimé. Ne m’aimait-elle plus ? Tous les souvenirs de l’esclavage et de la curiosité m’obsédaient, me repoussaient chez elle. J’y allais en sortant de chez la comtesse. J’avais beau être amoureux, — et je l’étais vraiment ! je passais plus d’heures chez Vellini qu’à l’hôtel de Mendoze. Je ne sais pas comment elle s’y était prise pour ensorceler Cérisy ; mais je ne remarquai jamais qu’il fût jaloux de mes visites. Elle me parlait beaucoup de la comtesse. Elle ne comprenait pas une foule de choses dans cet amour de patricienne qui combat pour sa dignité, même en se livrant, ou qui la pleure après s’être livrée. Il y avait en madame de Mendoze mille nuances fines qui lui échappaient. Elle ne disait pas comme le monde, qui me trouvait trop aimé de cette femme ; elle disait, elle, que cette froide comtesse ne m’aimait pas assez et qu’elle ne savait pas aimer. Hélas ! elle m’a aimé au contraire au point de se perdre ; mais la fille du toréador appréciait mieux les transports de l’amour que ses dévouements. Quand, interrogé avidement par elle, je lui disais les chastes et sublimes abandons avec lesquels cette tendre femme, qui me sera toujours sacrée et qu’elle accusait de froideur, tombait sur mon cœur et dans mes bras, un pli de mépris crispait ses lèvres : « Tiens ! cela vaut mieux, » disait-elle avec un emportement de vanité étrange et d’ardeur désordonnée, et elle collait cette lèvre méprisante à mes lèvres, avec une passion toujours prête et si souveraine, que je m’indignais pour la femme aimée de l’empire de celle que je n’aimais plus.

« Marquise, ce merveilleux empire qu’elle croyait le talisman du sang bu ensemble et qui n’était pas seulement le talisman des souvenirs, dura plus que mes liens avec madame de Mendoze. Quand ces liens furent brisés, il continua de subsister. Les quelques années écoulées entre ma rupture avec la comtesse et la rencontre dans le monde de votre Hermangarde, ont été remplies par ces succès faciles qui ont à peine un lendemain. Aucun ne devait, ne pouvait affaiblir ce que l’amour n’avait pu détruire, et Vellini resta pour moi ce qu’elle était. Elle aussi, elle eut des caprices, de ces brusques révolutions d’imagination et de cœur, dont le monde dit un mal si cruellement superficiel, car elles sont la conséquence de certaines natures passionnées et puissantes. Elle se brouilla avec Cérisy ; mais l’expérience justifia pour elle l’idée qui l’avait tant saisie : que nous devions toujours nous revenir. Elle a maintenant le fanatisme de cette croyance. Seulement, ne pensez pas, chère marquise, que cette conviction la rende heureuse. Son âme fière s’en soulève parfois indignée. Pendant mon amour pour la comtesse de Mendoze et depuis, elle a essayé, à plusieurs reprises, de rompre cette chaîne qu’elle avait d’abord dite infrangible. Elle voulait être toute à ses nouveaux amours ; mais l’ennui, le vide, le passé, — que sais-je ? — me la rejetaient désolée, accablée, niant qu’elle m’aimât, mais recommençant d’étaler avec un sombre orgueil la chaîne qui avait résisté aux efforts de son désespoir ! Quand, plus fort qu’elle, parce que je suis homme, je l’avais quittée après quelque nouveau déchirement, me promettant de ne plus revenir, un soir je la trouvais chez moi qui m’attendait. Elle ne se tordait pas à mes pieds, elle ne me suppliait pas ; elle ne me demandait pardon ni de ses violences, ni de ses inégalités, ni de ses tristesses, ni de tout ce qui m’avait blessé et fait fuir. Mais, avec la conscience tranquille d’un être qui se croit l’instrument du destin, elle avait une façon de me prendre par la main et cette façon était si pleine de la brûlante domination du passé, qu’elle me remmenait !

« Marquise, il faut en finir. Telle a été notre vie pendant dix ans. Le monde n’a vu que la surface d’une intimité qu’il ne s’expliquait pas. J’ai cherché à vous en faire voir le fond. Quoique j’aie passé sur bien des scènes, sur bien des détails que j’ai tus par respect pour vous, — et pour nous aussi, — et qui sont, hélas ! le dessous de cartes de presque toutes les intimités, j’en ai dit, j’en ai montré assez à votre experte sagacité pour que vous compreniez à quel point notre liaison fut agitée. Le monde l’a mesurée à toutes celles que l’habitude consacre, après que l’amour qui les forma n’existe plus. Vellini recevait beaucoup d’hommes de votre faubourg Saint-Germain. C’est rue de Provence que j’ai rencontré le vicomte de Prosny pour la première fois. La Malagaise voyait des artistes et plusieurs femmes comme elle. On jouait dans son salon un jeu d’enfer, et on m’y voyait tous les soirs. Comme avec un certain maintien on fait respecter les positions les plus fausses, les hommes qui auraient eu le droit peut-être de trouver mauvaise l’espèce d’autorité dont la señora Vellini m’investissait chez elle, finirent par prendre leur parti de… ce qu’ils ne pouvaient empêcher. Pour expliquer l’éternité de ma présence chez cette femme, autrefois ma maîtresse, le jeu, le sans-gêne de la vie intime étaient les raisons que l’on ajoutait tout haut à celles que l’on disait tout bas. Quant à ces dernières, — ajouta M. de Marigny avec un fin sourire, — on les chuchotait à l’oreille ; je les devinais bien un peu, mais je ne me charge pas de vous les répéter. »

M. de Marigny avait fini son récit. Il s’arrêta naturellement et regarda la marquise qui rêvait, en tournant dans ses mains sa tabatière d’écaille.

« — Le vieux Prosny n’est pas si bête ! — dit-elle avec une gaieté que le regret teignait de tristesse, — et j’aimerais bien mieux qu’il le fût ! »