Une vieille maîtresse/Partie 1/5

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Alphonse Lemerre (tome 1p. 84-99).


V

LES ADIEUX


Le vicomte de Prosny resta jusqu’à onze heures et demie chez la señora, mais en vain eut-il la finesse de l’ambre dont il était parfumé, il ne put pénétrer la secrète pensée de Vellini. Il n’était pas bien sûr qu’elle ne fût pas désespérée, et il n’était pas sûr non plus qu’elle n’affectât pas la sécurité. S’il ne lui avait pas appris le mariage de Marigny, si vraiment elle le savait, la pensée de Mme d’Artelles ne se réaliserait donc jamais. Comment expliquer que la señora restât tranquillement sur sa peau de tigre, au lieu de devenir tigresse elle-même, au lieu de se répandre en de tels éclats que Mme de Flers fût bien parfaitement convaincue du danger et du ridicule qu’une femme de ce genre jetterait sur Hermangarde, si elle épousait Marigny ?… Dans tous les cas, c’était une déception complète. Elle n’avait pas même bougé ; elle n’avait pas crié ; elle n’avait rien cassé ; elle n’avait pas enfin eu l’ombre d’une seule de ces belles colères à la Charles le Téméraire, après Granson, qu’il lui avait vues autrefois, — car la Vellini était effroyablement violente, — pour des sujets, selon lui, de bien moindre importance. Les résultats de sa première visite n’étaient pas brillants ; il le sentait bien. Aussi eût-il été d’une humeur massacrante, s’il n’avait pas admirablement digéré.

En s’en allant, il rencontra M. de Marigny sur l’escalier. Ils se voyaient souvent dans le monde. Ils se saluèrent en s’abordant.

« Eh ! eh ! — dit M. de Prosny en ricanant de sa bouche vide, — vous êtes donc un infidèle ce soir à votre belle fiancée, monsieur de Marigny ? Vous n’êtes donc pas chez madame de Flers ?

— Ni vous, monsieur, — répondit Marigny d’un ton froid et caustique, — chez madame d’Artelles ?

— J’y ai dîné, — reprit le vicomte, — mais après le café et pour prendre un peu l’air que j’aime à prendre quand j’ai dîné, je suis venu faire une petite visite à la señora. Il y avait longtemps que je ne l’avais vue et je l’ai trouvée bien vieillie, bien changée, cette chère señora, — et il poussa sa joue avec sa langue, comme s’il eût été réellement stupéfait du changement de Vellini. — Avec votre mariage auquel elle ne devait guères s’attendre, ni vous non plus, vous allez lui donner le coup de grâce, à la pauvre diablesse, de manière que… de manière que… j’ai pensé qu’une visite de condoléance…

— … Faite à l’avance… — interrompit Marigny.

— … Serait une attention de la part d’un ancien ami, — reprit le vicomte, sans avoir eu l’air d’entendre ce que M. de Marigny avait ajouté ; — car, après tout, j’ai toujours aimé la señora, une bonne fille au fond, quoique vive comme le salpêtre, mais une bonne fille, comme je le disais. D’ailleurs, laquelle, même la plus douce de ces pauvres brebiettes du bon Dieu, se verrait tranquillement planter là après une emphytéose de dix ans ? Dix ans ! par le ciel ! c’est une prescription, cela, c’est presque un droit de propriété incommutable, de manière que… je parierais un bon coup d’épée — (l’ancien bretteur se retrouvait toujours chez le vieux Prosny) — que vous ne serez pas quitte de si tôt du chat enragé qu’elle va vous jeter aux jambes, mon pauvre Marigny !

— Vous croyez ? — dit Marigny avec une légèreté assez méprisante. — Eh bien, c’est ce que nous verrons, monsieur de Prosny. » Et il le salua, continuant de monter l’escalier, pendant que le vicomte le descendait, grommelant dans les plis de son manteau sous lequel il avait coulé son nez comme un héron fourre son bec aigu dans ses plumes :

« Si elle s’est tue, cette infernale señora, qu’il faudrait soumettre aux tortures de l’inquisition si on voulait la faire aller à confesse, j’en ai dit assez, moi, pour qu’elle reçoive ce Marigny, qui a l’air de ne douter de rien, sur un fier épieu ! Allons, allons, il y aura ce soir de la discorde dans Agramant !

« Vieille et taquine espèce ! » pensa Marigny, montant toujours. Il n’aimait pas cette visite, faite à sa maîtresse par le vicomte après un éloignement si prolongé. Il connaissait l’antipathie, si voilée qu’elle fût, de Mme d’Artelles. Il se douta de quelque manigance dont l’ancien cavalier servant de la comtesse était l’instrument. Quand il entra chez la señora et qu’il surprit l’attitude et la physionomie de cette dernière, il n’eut plus de doutes, il vit clair.

La Vellini était retombée sur sa peau de tigre après le départ du vicomte. Elle n’y était plus à moitié soulevée, mais couchée à plat sur le dos comme une morte ou comme une mourante. Elle avait mis un mouchoir sur sa figure pour cacher sans doute ses impressions à Oliva. Elle était tellement accablée, ou tellement refoulée sur elle-même, qu’elle n’entendit peut-être point le pas si connu de Marigny quand il souleva la portière et qu’elle resta gisante, immobile et voilée.

Il y avait dans ce torse ainsi jeté, si délié et si souple, une contraction qui n’échappa point à Marigny, et qui accusait l’effort intérieur ou l’angoisse.

Il s’approcha, la prit subitement et doucement par-dessous les reins et l’enleva ainsi avec sa peau de tigre, comme une mère enlève son enfant dans la mante où elle l’a couché. « Tu souffres ? Qu’as-tu ? — lui demanda-t-il en lui arrachant son mouchoir.

— Je n’ai rien, » dit-elle, prête à l’imposture, cachée, pensait-elle, par sa volonté sous son frêle masque de batiste.

Mais lui, la portant devant une glace : « Regarde comme tu mens ! » dit-il, en opposant le visage livide à la parole indifférente.

Groupe fier et beau, après tout, que cette femme aux pieds bruns et nus, au visage tourmenté, aux larmes dévorées, dans les bras de cet homme sympathique à sa douleur cachée, debout, la tête nue, enveloppé encore du manteau qu’il n’avait pas pris le temps de détacher et sur les pieds duquel pendait avec ampleur la peau de tigre aux griffes d’or.

« Laisse-moi, Ryno ! » fit-elle avec un soubresaut violent, comme honteuse de la trahison de son visage.

Ryno, c’était le nom de M. de Marigny. Né dans les dernières années de l’Empire, époque où les poésies d’Ossian avaient un succès impérial, on l’appela comme un des héros de Macpherson. Ridicule pour tout autre que lui, ce nom idéal allait bien à la taille et à la figure d’un homme d’une distinction presque grandiose, et dont la vie, les ressources et les aventures étaient entourées d’un nuage.

Il était probablement accoutumé aux façons sauvages de la señora, car il la contint sur sa poitrine, — avec effort, il est vrai, mais il la contint.

« Non, non ! — dit-il, — pourquoi veux-tu m’échapper ? Qu’est-ce que cette commère de vicomte est venu te conter pour bouleverser ainsi ce méchant front-là ? — ajouta-t-il avec une gaieté sans accent sincère, en s’asseyant sur le divan et en la prenant sur ses genoux.

— Il ne m’a dit — répondit-elle gravement — que ce que je sais, que ce que tu m’as dit toi-même. Il a cru m’apprendre quelque chose en m’apprenant ton mariage avec mademoiselle de Polastron.

— Âme fière, il t’aura blessée ! — fit Marigny.

— Moi ! — dit-elle avec des yeux d’éclairs et une voix digne de Médée. — Est-ce que les âmes fières sont à la disposition du premier venu qui veut les faire souffrir ? » Et le dédain se gonflant en elle lui donna cette beauté sublime qui, sans cesse, communiquait soudainement à cet être laid et chétif une incroyable toute-puissance.

M. de Marigny fut-il dominé par l’impression de cette beauté qui s’allumait comme un flambeau, ou par un de ces souvenirs qui renouvellent le passé même ? Toujours est-il que l’amoureux de la belle Hermangarde fit à sa fiancée l’infidélité d’un baiser.

Il lui fut rendu avec fureur, mais comme si l’amour et la haine étaient en Vellini autant que la laideur et la beauté :

« Laisse-moi ! — répéta-t-elle encore, cette fille de tous les contrastes, — je ne veux pas de tes baisers ; tu m’es odieux, je te déteste. »

Disait-elle vrai ?… Quelquefois les femmes ont de ces mots contradictoires qui donnent aux caresses quelque chose de plus involontaire. L’orgueil de l’amant y gagne ; la volupté aussi ; mais elle ignorait ces calculs.

« Oui, je te déteste ! — reprit-elle, toute pâle de ce baiser convulsif. — Je te hais comme tout être fier, fait pour être libre, doit haïr la destinée qui l’opprime. Tu es la mienne depuis si longtemps ! Le seras-tu toujours ? N’y aura-t-il pas un moment dans la vie où tombera la chaîne que je porte ?

— Crois-moi, Vellini, il y en aura un ! » reprit Marigny sans étonnement, sans colère.

Couple étrange qui parlait ainsi, avec des lèvres qui venaient de se joindre, — plus fabuleux, à ce qu’il semblait, que les monstres sur le dos desquels il était assis !

« Ah ! je ne te crois pas, — fit-elle ; — n’ai-je pas essayé cent fois de m’affranchir entièrement de toi ? Toi aussi, n’as-tu pas essayé de mettre en pièces ce lien funeste ? Avons-nous pu jamais, Ryno ? N’est-il pas resté sur nous, autour de nous, en nous, comme les nœuds redoublés d’un serpent ? Rien n’y a fait. Ni la douleur venue par toi, ni le bonheur venu par les autres. J’ai bien souffert de ton abandon, quand tu m’as quittée pour des femmes plus jeunes et plus belles ; mais enfin je me suis consolée. J’ai aimé aussi, ou du moins j’ai tâché d’aimer aussi de mon côté comme tu aimais. Eh bien, cette liaison brisée s’est toujours renouée pour se briser et se renouer encore ! Était-ce caprice ? Était-ce habitude ? C’était quelque chose de plus ou de moins que l’amour. Tu me revenais quand je t’attendais, comme si nous avions deviné, moi, ton retour ; toi, mon attente ! Aujourd’hui, tu te maries à une jeune fille aimée. Moi, je suis bien sûre de ne plus t’aimer. Et pourtant nous voici tous deux à la même place que depuis dix ans ! Avant que tu ne fusses entré, j’avais bien raison de dire au vicomte, qui croyait me percer le cœur en m’apprenant ton mariage, qu’il n’y avait point de dénoûment possible à cette fatale et triste liaison !

— Il faut pourtant qu’il y en ait un, Vellini, — dit Marigny avec le ton résolu d’un homme qui se reprocherait une faiblesse. — Si nous avons cessé de nous aimer, du moins nous sommes restés sincères. On ne trompe pas quand on a l’âme un peu haute et quand d’ailleurs on ne s’aime plus. Ce soir, Vellini, j’étais venu pour faire ce que je n’ai pas fait avec toi chaque fois que je t’ai quittée, pour te dire un suprême et dernier adieu.

— La force de ton âme t’abuse, Ryno, — fit-elle avec une foi désespérée, — si tu crois à des adieux éternels. Tu me reviendras ! Je te le dis sans frémissement de joie, sans orgueil, sans triomphante jalousie : tu passeras sur le cœur de la jeune fille que tu épouses pour me revenir.

— Non, — dit-il, — non ! Je sais ta puissance, Vellini ; mais j’aime cette enfant chaste et charmante, fille d’un monde défiant et qui cependant s’est confiée. Je ne saurais l’exposer à souffrir des douleurs immenses pour prix de m’avoir aimé et choisi.

— C’est bien, — dit-elle ; — c’est noble et loyal à toi, que de penser cela. Mais combien as-tu aimé de femmes depuis dix ans pour te donner le droit de croire à la durée des mouvements les plus généreux de ton cœur ?

— Ah ! — répondit Marigny avec une profondeur exaltée, — je n’ai jamais aimé personne comme elle, pas même toi, Vellini, pas même toi ! Les sentiments que tu faisais bouillonner dans mon cœur à vingt ans, elle les a fait renaître dans un cœur de trente, vieux et usé. Elle a ressuscité en moi la faculté d’aimer et elle l’a rendue aussi fraîche, aussi abondante, aussi pleine que dans les premiers moments de la jeunesse et de la vie. Non ! je n’ai jamais aimé personne d’un pareil amour. Les sens, l’imagination, le caprice, les besoins du cœur qui ne meurent pas tous le même jour, m’ont entraîné de bien des côtés différents. Mais je gardais toujours une partie de moi-même. C’était cette moitié qui te revenait, Vellini ! Aujourd’hui, tout retour devient impossible. Hermangarde m’a tout entier.

— Jurerais-tu de cela ? — dit-elle avec un sourire incisif dont il comprit la raillerie.

— Ah ! le baiser de tout à l’heure ! — fit-il. — Mais n’ai-je pas dit que je sais ta puissance, ta puissance inouïe par moments, invincible, étrange, inexplicable, qui n’est pas l’amour, qui n’est même pas le souvenir de l’amour ? C’est cela même que je veux fuir, Vellini. Je ferai mieux que ce sultan qui mettait un sabre entre lui et sa maîtresse. Je mettrai entre nous l’absence, — le meilleur glaive qu’il y ait pour couper tous les liens du cœur.

— Eh bien, puisses-tu dire vrai, après tout ! — s’écria-t-elle. — Puissions-nous vivre éloignés, toi heureux, et moi du moins libre ! Nous ne devions pas nous aimer, tu le sais ; tant qu’il a duré, notre amour n’a produit qu’orages, — des ivresses folles et des angoisses infinies. Quand il a cessé, il nous est resté les angoisses ; et si d’anciennes et d’incompréhensibles ivresses les ont parfois traversées, ah ! que nous les avons maudites ! Quelle vie, mon Dieu, nous avons menée ! rien entre nous n’a été paisible. Tout a été trouble, querelle, insomnie. Pourquoi, Ryno, nous aimions-nous ? Nos âmes se choquaient à travers les embrassements de nos corps. Elles se ressemblaient trop. Je suis aussi fière que toi, aussi impérieuse que toi. C’est peut-être ce qui explique cette trop longue intimité agitée et cruelle ; mais si c’était là, Ryno, ce qui devrait l’éterniser ? Peut-être me revenais-tu parce que ton âme orgueilleuse n’avait pu abaisser la mienne, et t’en retournais-tu de fatigue de n’avoir pu la plier et la surmonter ? Ah ! ce qu’il te faut, mon ami, c’est une femme douce et tendre qui aime avec abnégation ; c’est une âme sur qui tu règnes et avec qui tu puisses te montrer généreux.

— Je l’ai trouvée, — dit Marigny. — Je l’épouserai dans quelques jours et je partirai avec elle.

— Adieu donc, Ryno ! — fit Vellini ; — va-t’en, laisse-moi pour toujours. Tu vois, je ne suis plus jalouse. Cette Hermangarde de Polastron dont tu parles avec l’enthousiasme de tes jeunes années, m’inspire moins de jalousie que cette comtesse de Mendoze que peut-être tu n’aimais pas. J’ai le calme des choses éteintes. Florinda perdio su flor. Oui, adieu, Ryno, tu peux partir. Tu as raison, s’il est un moyen humain de clore une relation qui a trop duré, c’est de s’éloigner l’un de l’autre. Si tu restais, serait-il sûr que l’ennui de ton âme ne te repoussât pas un soir chez la triste Vellini ? Nous reprendrions le joug exécré. Hélas ! il m’est impossible de ne pas croire que nous le reprendrons un jour. Tu sais pourquoi ? — ajouta-t-elle, mêlant à son regard profond un sourire.

— Eh quoi ! toujours cette folie ? — dit Ryno.

— Oui, toujours ! mais, va ! ce n’est pas une folie ! » fit-elle avec un accent bas comme celui de la destinée quand elle nous parle au fond du cœur.

Elle n’avait plus le ton hautain qu’elle avait pris avec le vicomte de Prosny. Elle exprimait les mêmes sentiments, mais ce n’était plus l’accent si ferme, la tête si droite. Elle était revenue à la vérité de sa tristesse. Cœur fier, elle n’avait point à cacher sa blessure à Marigny. Elle pouvait montrer sa fatigue. Ne la partageait-il pas ? Ne souffrait-il pas du même esclavage ? N’était-ce pas de sa part, comme de la sienne, la même ardente envie de s’en affranchir ?…

Ce furent de longs et de froids adieux. Il n’y eut ni larmes, ni étreintes, ni sanglots étouffés, ni dernières caresses. Marigny était redevenu l’amant d’Hermangarde. La beauté instantanée de Vellini s’était perdue dans l’accablement de son âme. Elle n’avait plus aucun prestige. Elle était désarmée jusque de cette haine dont elle parlait, il n’y avait qu’un moment encore, tout en se cabrant sous un baiser de feu. Elle était morne comme le dégoût. Ramassée sur elle-même, sans pâleur éloquente, sans vermillon à la joue, froncée, crispée, jaune comme une feuille flétrie qui prend chaque jour plus de poussière dans ses plis, la tempe creuse, les lèvres rigides, les sourcils entassés sur ses yeux sinistres, elle ressemblait à la Maugrabine qui avait tant frappé l’imagination de sa mère. L’impression qu’elle causait à son ancien amant était glacée ; il ne la tenait plus sur ses genoux, leurs bras s’étaient dénoués, et ils étaient placés assez loin l’un de l’autre sur le divan verdâtre, — sur ces hippogriffes, symbole d’un caprice qui ne les enlevait plus sur ses ailes !

Combien de temps demeurèrent-ils dans ce silence, gros de pensées ? ils ne le surent pas. Mais la nuit s’avançant, Oliva, étonnée de ne rien entendre venir de l’appartement de sa maîtresse, entra et les vit debout, tous les deux, auprès du feu qui s’éteignait. M. de Marigny ramenait à ses épaules le manteau tombé sur le divan. Il allait sortir. Quant à la señora, elle était impassible.

« Éclairez M. de Marigny, — fit-elle à Oliva, — et en revenant apportez-moi une cassette de bois de santal, posée sur l’étagère de ma chambre.

« Buenas tardès ! — ajouta-t-elle dans sa langue, comme elle disait à Marigny depuis des années, chaque soir qu’il allait la quitter.

Conquè vamos ! » — répondit-il avec un accent qu’il tenait d’elle. Et, sans lui prendre une main qu’elle ne lui tendit pas, il suivit Oliva, dans une disposition singulière et entremêlée que connaissent seuls les hommes qui ont rompu avec ce qui fut longtemps la vie et qui ne peuvent plus s’attendrir.

Oliva revint avec sa cassette.

« Rallumez le feu, » dit la señora, et elle ouvrit le précieux coffret.

Elle en tira un médaillon enchâssé dans de l’or. C’était un riche portrait de Marigny, porté autrefois, mais qu’elle ne portait plus.

Le feu reflambait, grâce à Oliva.

Alors, avec un mouvement de panthère, la Vellini précipita dans la flamme le médaillon, portrait, or et tout. L’or fondit, mais comme si la frêle image déjà dévorée n’eût pas brûlé assez vite au gré de son brutal caprice, elle saisit la barre de fer au foyer et frappa avec furie la place où elle avait disparu, brisant, écrasant, broyant les charbons enflammés. Chose inouïe ! elle redevenait belle. Dans l’emportement de son action, la tresse de ses cheveux s’était détachée et pendait sur sa maigre épaule. Le brasier dévorant était pâle en comparaison du feu qui lui sortait par les yeux.

Elle broyait… broyait. Pour un fait à peu près pareil, lord Byron avait été jugé fou par la sagace et raisonnable Angleterre ; mais Oliva, malgré ses cheveux d’or brûlant, n’était pas Anglaise. Elle servait la señora depuis quatre années, et elle lui laissa passer sa fantaisie sans stupéfaction et en silence… Elle en avait vu bien d’autres, sans doute…

« Señora, — dit-elle, quand la barbare eut fini sa destruction, — M. de Cérisy vous attend dans le salon.

— Que m’importe ! — fit l’impérieuse Espagnole. — Qu’il attende ou bien qu’il s’en aille, je veux passer la nuit ici. — Et elle prit dans l’écrin resté ouvert un petit flacon taillé à facettes. Elle en souleva le bouchon et but d’un trait ce qu’il contenait.

— Mais, señora, — dit la suivante, — il s’impatiente depuis deux heures. Il vous a demandée dix fois.

— Tant pis ! — dit-elle avec la fierté de la délivrance ; — je suis libre, je n’obéis plus à personne. » Et elle se coucha sur le divan.

L’orgueil trompait l’orgueil en elle, car à qui — si ce n’est à elle-même — avait-elle jamais obéi ?