Une vieille maîtresse/Partie 1/9

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Alphonse Lemerre (tome 1p. 199-228).


IX

L’ÉGOÏSME À DEUX

(Suite d’une variété dans l’amour)


Le lendemain, — continua M. de Marigny après une nouvelle pause, — tout Paris, le Paris des jeunes gens de la rampe de Tortoni et du balcon de l’Opéra, sut que Mme  Annesley avait quitté son mari pour me suivre. Mon ami, le comte de Mareuil, reçut cette nouvelle comme un coup de tonnerre ; mais sa passion, très réelle au fond, l’emportant sur son ancienne vanité et le dandysme tenant toujours, de sa main gantée, les rênes blanches de sa conduite, comme il tenait celles de son tilbury, il ne fit pas d’éclat et resta de bon goût avec moi. J’avais gagné cette fameuse partie que nous avions engagée un certain soir, et dont l’amour de la Malagaise était l’enjeu. Nous avions joué à visage et à jeu découverts. Il avait même souri, me croyant perdu. C’était lui qui l’était, au contraire ! Que pouvait-il me reprocher ?… Je comprenais maintenant le silence dans lequel, lors de ses dernières visites, il s’était réfugié quand je lui parlais de la Malagaise. Avec le flair de l’homme amoureux, il avait senti que j’étais aimé au moment où, défiant comme tout cœur qui désire, je n’eusse osé croire à un tel bonheur. Son chagrin n’eut point de rancune. Il vint plusieurs fois me voir et me parla avec grâce de ce qu’il souffrait.

« — Après tout, — me dit-il un jour, — vous l’avez bien achetée. C’est le prix de votre sang. Elle a failli vous faire tuer. Mais comme je ne veux pas qu’elle me tue, moi ! et à petit feu, je vais voyager de nouveau et tâcher de l’oublier, à force d’éloignement et de distractions.

« Et peu de jours après cet entretien, il partit. Je l’ai revu deux fois depuis, l’une à Hambourg, l’autre à Stuttgard. Il était devenu aussi joueur que sir Reginald Annesley lui-même. Quand il me rencontra ces deux fois, il me fit la même question : « L’avez-vous toujours ? » me dit-il. Je savais de qui il parlait, et je répondis affirmativement. « Et moi aussi, — ajouta-t-il avec une tristesse qui me toucha, — je l’ai toujours… dans le cœur. » En était-elle sortie quand, plus tard, il mourut tué d’un coup d’épée, à propos d’une sotte question de lansquenet ? Quoi qu’il en soit, marquise, ce n’est pas une des moindres preuves de la puissance de Vellini, que d’avoir inspiré une passion si profonde pour rien à un dandy spirituel, opulent et qui avait passé toute sa vie à rire des passions malheureuses, comme le comte Alfred de Mareuil.

« Je restai, tout cet hiver-là, à Paris. Je prévoyais quelque nouveau duel avec sir Reginald Annesley ; mais, à mon grand étonnement, je n’entendis point parler de lui. Dans ma position à son égard, il ne me convenait pas plus de l’éviter que de le chercher. Je devais l’attendre ; il ne vint pas. J’appris qu’il se plongeait avec un redoublement de furie dans le jeu et dans les alcools. Il s’efforçait, sans doute, d’oublier cette femme qu’il avait épousée par folie de tête et de sens, et qui l’abandonnait pour un autre, à la première occasion. Vous l’avez vu, marquise, c’était un homme d’un tempérament énergique ; un fort mélange de Normand et de Saxon. Comment son orgueil, sinon sa douleur, ne le poussa-t-il pas vers moi pour tirer vengeance de l’injure que je lui faisais ?… Qui le retint ?… Toute âme d’homme est bizarre, mais l’âme d’un Anglais l’est deux fois !… Oui, peut-être pensa-t-il que s’il s’acharnait à reprendre cette femme qui était la sienne, au nom de son droit légal ou de sa force individuelle, il n’était pas près d’en avoir fini avec nous ; que nous étions deux contre lui, — deux dont il en connaissait un ; car il devait savoir par expérience s’il était aisé de subjuguer Vellini. Oui, peut-être pensa-t-il que s’il s’engageait dans cette voie il s’arracherait lui-même tout vivant à ce jeu, qui le tenait par les entrailles plus encore que cette Malagaise, — aimée comme les Anglais savent aimer, par orgueil, par ennui ; épousée d’ailleurs, connue, possédée ! Joueur avant tout, accoutumé de croire au sort, les battements incoercibles du cœur de Vellini pour moi étaient l’arrêt de son destin, à lui. Puis, il n’avait pas d’enfant d’elle. Elle cessait de porter son nom. Elle ne lui demandait pas une livre sterling de sa fortune. De toutes les richesses qu’il pouvait jeter dans le gouffre qu’un joueur ne comble qu’avec son corps, elle n’avait emporté que quelques bijoux donnés par sa mère et sa mantille. Il ne vint donc pas : il me la laissa.

« Elle voulut habiter avec moi, dans mon appartement, rue Ville-l’Évêque. Je ne m’en souciais qu’à moitié : non par un motif élevé de convenance ; j’étais si jeune et si fou ! mais pour une raison plus frivole, tirée de la seule élégance des mœurs. Je ne trouvais pas digne de moi de n’avoir qu’une maison avec ma maîtresse comme avec une femme légitime ; mais elle l’exigea violemment, et elle m’étreignait dans les liens d’une félicité si puissante que je cédai. Vous pouvez penser, chère marquise, quel éclat fit cette habitation publique, officielle, qui bravait la honte, d’une femme mariée avec son amant, et d’une femme qui avait quitté son mari en lui disant où elle allait. On en parla partout. Le scandale fut complet. Moi qui tenais à la haute société de Paris par ma naissance et mes relations, j’inspirai toutes sortes d’horreurs à des femmes que vous connaissez, et qui pourtant ne me fermèrent pas leurs salons. Vellini, n’appartenant pas à cette société où l’opinion trône sur toutes les lèvres, ne put pas souffrir de ces jugements qu’elle ignorait. Elle les aurait connus, du reste, qu’elle eut aimé à les braver. C’était presque autant pour tenir tête au monde que pour vivre d’une vie plus intimement fondue, qu’elle avait voulu habiter avec moi. D’une audace de cœur impassible, ne trouvant jamais dans son âme ces préjugés qui engendrent toutes les lâchetés de la vie des femmes, extérieure comme une fille du Midi, elle éprouvait de mâles jouissances de fierté à projeter son amour au dehors d’elle. Où les autres femmes auraient placé leur abaissement, elle plaçait sa gloire. Elle eût volontiers écrit sur ses cartes de visite qu’elle était ma maîtresse. Combinaison singulière de soumission orgueilleuse et de caprice obstiné et despote ! Avec le monde, elle eût fait briller fastueusement à tous les yeux le collier de force sur lequel elle aurait aimé à graver mon nom ; et avec moi, tête-à-tête, au sein de l’amour le mieux partagé, elle l’aurait détaché de son cou, pour le mettre au mien !

« Nous passâmes à Paris toute cette première année d’une liaison qui devait durer dix ans. Comme tout homme ayant près de lui les mille satisfactions d’une passion qui a pris sa vie, je n’allais dans le monde que poussé, entraîné par mes amis. Je revenais vite auprès de Vellini. J’y revenais avide de tout son être, plus affamé que jamais de cette intimité, dans laquelle, l’un et l’autre, nous avions concentré nos désirs. Je la retrouvais, m’attendant toujours, à la place où je l’avais laissée, la ceinture détachée comme elle l’avait quand j’étais parti, les cheveux dénoués, plongée dans la torpeur de cette paresse sous laquelle couve l’électricité des natures sensuelles. Quoiqu’elle fût jalouse à rappeler, par ses furies, cette Margarita aimée de lord Byron pendant son séjour à Venise, elle était bien sûre, à l’expression que j’avais en la revoyant, de n’avoir point de rivales. Qu’étaient alors pour moi les femmes que j’avais le plus admirées, celles qui parmi les patriciennes du faubourg Saint-Germain réunissaient à la beauté la plus imposante la grâce suprême des manières et l’aiguillon scintillant de l’esprit ?… Folie des passions ! ensorcellement des choses nouvelles ! allez ! marquise, je leur préférais mon indolente Malagaise, dont la vie, comme celle des lionnes du désert, s’écoulait entre les engourdissements du sommeil et les voluptueuses fureurs de l’amour ; entre la sieste accablée et le réveil animé sur mon cœur ! Tout était contraste en cette nature nerveuse et puissante. Elle continuait d’être, dans le détail de chaque jour, ce qu’elle s’était montrée dans le souper du comte de Mareuil. Tantôt d’un mouvement irrésistible, tantôt d’une inertie lourde et froide. Inconstante comme la mer, aussi vite soulevée, du moins elle n’était pas perfide. Au contraire. Elle avait la loyauté des êtres forts, l’insouciance hardie d’un enfant gâté ou d’une courtisane, la profondeur de sentiment de la duchesse sa mère et, sous ses formes déliées, le sang et les muscles de son père, le toréador ! Le comte de Mareuil n’avait rien exagéré en me racontant son enfance. Elle avait été élevée de manière à ce que tous ses instincts, bons ou mauvais, pussent se développer dans toute leur incompressible vigueur ; et pour moi, qui n’avais jusque-là connu et désiré que des femmes du monde, je respirais, avec dilatation, l’âpre saveur de cette énergique indépendance.

« À la fin de cette année, marquise, nous partîmes pour l’Italie et pour le Tyrol. Pendant quatre ans, à dater de cette époque, soit que nous ayons voyagé, soit que nous soyons revenus séjourner à Paris, Vellini et moi nous ne nous sommes pas séparés. Jamais Lara ne fut suivi plus fidèlement par son page que je ne l’ai été par cette femme, associée à ma vie errante, et qui, en toutes choses, voulait partager mon destin. Il n’est pas un danger que j’aie couru auquel elle ne se soit témérairement exposée. L’amour seul — comme elle le ressentait — l’eût entraînée partout sur mes pas, mais l’espèce d’âme qu’elle avait lui rendit cette existence plus facile. Orgueil, imagination, besoin d’aventures, tout cela fermentait en elle autant qu’en moi. Elle me disait souvent : « Mon âme est jumelle de la tienne, » — et c’était trop vrai ; car c’était l’occasion de ces luttes longues et cruelles dont je vous ai parlé déjà, et qui s’élevaient entre nous du sein même de la volupté. Elle avait l’art de soulever mes passions avec les bizarreries ou les résistances de son orgueil, et elle m’exaspérait tellement avec ses incroyables caprices, quand j’avais le plus besoin de la langueur d’une femme et de son délicieux abandon, que je me surprenais à lever sur elle une main irritée ; transport dont je lui demandais pardon, à travers mille baisers, une minute après. Elle, de son côté, n’était pas plus douce. Je l’ai bien des fois désarmée de son cuchillo au moment où elle allait s’en servir contre moi, pour qui elle eût donné sa vie. Vous sentez, marquise, que pour résister à ces violences, il fallait un lien forgé dans l’enfer d’une passion implacable. Aussi ne le traînions-nous pas comme une chaîne, ce lien d’âme et de corps éprouvé aux flammes du plaisir ! Nous l’emportions comme une emprise brûlante dont nous étions fiers. Attachés ainsi l’un à l’autre, nous traversâmes une partie de l’Europe sans la voir. Aveugles pour tout ce qui n’était pas nous-mêmes, ni les monuments de la nature et des arts, ni les originalités des peuples, ne purent nous tirer de la stupidité abjecte ou sublime d’une passion qui anéantissait l’univers. Peu d’événements étaient de nature à modifier une telle vie, une telle absorption de deux êtres dans une même pensée. Le seul pourtant qui pût ajouter à la profondeur de nos sentiments arriva. Nous eûmes un enfant.

« Il était dit par la Destinée que rien de ce qui devait intéresser Vellini ou l’amour que j’avais pour elle, ne ressemblerait aux choses ordinaires de la vie, à ces circonstances plus ou moins vulgaires qui sont à peu près les mêmes pour tous. L’enfant de Vellini vint avant terme. Elle le mit au monde au pied des Alpes, sur le bord d’un torrent où nous allions nous promener presque tous les jours dans l’été de 18.. et qui se trouvait à une assez forte distance du chalet que nous habitions. C’est là que les douleurs la surprirent. J’avais la tête sur ses genoux. Je la vis pâlir tout à coup, et je ne sais quel effarement d’angoisse passer dans ses profonds yeux noirs, qui pleuvaient leur feu dans les miens et qui m’interceptaient le ciel. Nous étions trop loin de tout secours humain pour que j’osasse la quitter. Elle accoucha comme une des créatures du désert, comme une fille de la nature, d’un enfant qui semblait devoir vivre, tant il était sain, fort et beau ! Si, trente mois plus tard, nous le perdîmes, ce fut d’une maladie violente. Vellini, dont tous les sentiments se teignaient de sensations, montra à cette enfant — c’était une fille — une passion qui ressemblait presque à l’amour des femelles pour leurs petits. « Ah ! je l’aimerai — disait-elle — comme m’aima ma mère. » Je savais comment la duchesse, sa mère, l’avait aimée. De Mareuil me l’avait raconté ; elle-même m’avait confirmé cette histoire. Elle me ressuscita donc ces éperduments d’amour maternel qui étaient tombés convulsivement sur son berceau et qui avaient embrasé son enfance, libre et adorée. Elle, pourtant, comme la duchesse sa mère, n’avait point à prendre ce change sublime et cruel d’un amour contre un autre amour ; à reporter d’un être mort tous les sentiments de son cœur sur un enfant qui le rappelle. J’étais vivant, j’étais près d’elle, je l’aimais avec un délire plus fort que tous les orages qui passaient parfois entre nous. Mais, pour une âme comme la sienne, la passion maternelle se serait dégradée si elle avait pu tomber jusqu’à n’être qu’un dédommagement de l’amour. Non ! son sentiment pour sa fille ne relevait que de lui-même, comme celui qu’elle avait pour moi ; car elle n’était pas de ces femmes chez qui la mère tue tout ou diminue tout, quand elles sont mères. Elle avait le cœur assez grand pour deux.

« Ma chère marquise, les trente mois de l’existence de notre enfant passèrent avec la rapidité d’un beau rêve, mêlé, sans l’interrompre, à cette âpre réalité de l’amour qui nous étreignait. Au berceau de sa fille comme partout, Vellini était toujours, comme elle l’avait dit, la maîtresse de Ryno de Marigny. Que de fois entrecroisâmes-nous nos baisers au-dessus de notre fillette endormie et lui fîmes-nous, dans son sommeil, comme un dôme de mystérieuses caresses ! Mais ces moments de douce et rêveuse tendresse ne duraient pas. Il y avait dans cette brune fille de Malaga, dernière palpitation peut-être de ce sang Mauresque qui, en coulant, pendant des siècles, sur tous les bûchers de l’Espagne, les avait mieux allumés que les torches des bourreaux, une sensuelle ardeur incorrigible qui se retrouvait encore dans les plus chastes instincts de son être. Plus tard, si sa fille eût vécu, les transports dont elle était l’objet auraient eu certainement leur danger. Ils auraient troublé son repos. Ils auraient pu éveiller de trop bonne heure cette volupté qui dort si bien dans l’innocence, mais Vellini ne se doutait pas qu’on pût aimer sa fille autrement qu’elle aimait la sienne. Elle obéissait à sa nature. Elle agissait, à son insu, avec la spontanéité irrésistible des plus magnifiques sensations. Je savais cela ; je me le répétais ; mais la passion que j’avais pour elle souffrait cependant de la voir si esclave et si idolâtre ! Les folies qu’elle faisait avec sa fille avaient je ne sais quelle ressemblance avec d’autres folies que je connaissais… C’étaient des cris, des frénésies, presque des lèchements de bête fauve… Elle suçait ces grands yeux qui la regardaient, sans rien comprendre à toutes ces furies maternelles. Elle mordait amoureusement toute cette jeune et délicate chair où filtraient les premières fraîcheurs de la vie. Spectacle agitant pour mon âme ! Le père était moins fort que l’amant jaloux ! — « Qu’as-tu, Ryno ?… » me disait-elle, en relevant une tête ivre du visage de sa fille, qu’elle emportait dans ses bras. — « Ah ! — reprenait-elle, lisant dans ma pensée et s’enivrant encore davantage du bonheur de me voir si misérablement jaloux, — n’es-tu pas mon enfant aussi ?… » Et jetant là sa fille, au risque de la briser, elle s’élançait à moi, m’entourait de ses bras fragiles comme s’ils eussent été faits de fer, me soulevait et me portait, en riant, jusqu’à l’extrémité de la chambre. Alors elle apportait et roulait sa tête sous la mienne. Ah ! oui, c’étaient là des démences ! Mais n’avez-vous pas voulu les savoir, marquise ? C’étaient des démences dont une grande douleur ne put pas même nous guérir. Nous perdîmes notre enfant. Nous étions à Trieste. Elle expira après cinq jours et cinq nuits de souffrances aiguës et une agonie dont nous partageâmes les tortures. Le désespoir de Vellini fut d’abord muet et terrible ; car pour cette femme qui criait de bonheur quand elle était heureuse, ce silence dans lequel elle resta plongée avait quelque chose de plus tragique que les pleurs et que les sanglots. Je craignis un instant pour sa raison… Elle ne voulait pas abandonner le cadavre de son enfant. La bouche entr’ouverte, hérissée, rigide, vous l’auriez prise pour une statue de l’Horreur. Ce ne fut que quand un voile bleuâtre, plus épais et plus affreux que celui de la mort, fut descendu sur le front pur de la pauvre petite trépassée, qu’elle comprit la nécessité de s’en séparer. Seulement, l’idée que l’être à qui elle s’était unie par tant de caresses allait être la proie d’une hideuse destruction, renversa cette âme primitive, cette imagination qui donnait à tout une forme tangible et qui aurait vu toute sa vie — comme la Zahuri des superstitions de son pays — la dissolution du corps bien-aimé à travers la terre et les fleurs qui l’auraient couverte. « Brûlons-la plutôt, Ryno, » me dit-elle un soir. C’était bien une idée digne d’elle, d’une femme qui, sans effort et en restant ce que Dieu l’avait faite, foulait la vie ordinaire sous ses pieds ; mais son angoisse avait un si auguste caractère et je m’associais si bien à toutes ses sensations, que je résolus de lui obéir.

« Il y a quelque part de l’autre côté de Trieste, sur les bords de l’Adriatique, une place déserte, indifférente à ceux qui passent, mais qui me sera éternellement sacrée. C’est là que nous brûlâmes notre enfant, cet enfant né de l’amour, élevé par l’amour, et mort dans l’amour de ceux qui lui avaient donné la vie. J’avais avec de l’argent et d’instantes prières obtenu toutes les permissions de qui aurait pu s’opposer à une cérémonie si nouvelle. Elle eut lieu la nuit, obscurément, et n’eut d’autres témoins que quelques serviteurs fidèles, Vellini et moi. J’avais fait construire un bûcher de pins sur le rivage. C’est là que Vellini déposa de ses propres mains le corps de sa Niña tant aimée, de notre petite Juanita. Elle l’avait apportée dans sa voiture, la tenant sur elle, comme si elle vivait. Elle l’avait revêtue d’un de ces costumes imaginés par elle et qui seyaient le plus à la beauté de cette enfant, déjà fière et sombre. Vellini, plus pâle et plus sombre encore que ce cadavre qu’elle portait entre ses bras passionnés, la coucha sur le lit funèbre. Je la vis, à la lueur de nos torches, embrasser une dernière fois cette bouche violette et glacée dans laquelle elle eût coulé des torrents de vie si la mort n’était plus forte que l’amour, — puis, prenant un flambeau des mains de nos domestiques, allumer stoïquement le bûcher. Marquise, je n’oublierai jamais ce moment suprême ! La nuit était froide et noire. La mer, aussi froide que la nuit, avait un sourd et triste murmure en nous renvoyant les feux du bûcher dans le miroir uni de ses flots. Vellini, qui, jusque-là, avait eu les mouvements de la fièvre et l’éclat d’une résolution désespérée dans les yeux, commençait de pleurer des larmes silencieuses qui ruisselaient sur ses joues meurtries, pendant que la flamme s’élevait, en tournoyant, vers le ciel chargé. J’étais navré, mais la douleur que je ressentais était plus grande parce qu’elle m’atteignait à travers la sienne. Je ne voyais qu’elle à cette flamme. C’était à elle que je pensais plus encore qu’à cette pâle forme qui allait disparaître pour toujours. Tout à coup, ses pleurs se séchèrent. Un cri rauque sortit de son cœur. Le visage de sa fille était enveloppé… c’en était fait ! Un désir — le désir forcené des âmes fortes qui croient maîtriser l’impossible — s’était emparé de son être. Elle ne l’avait pas assez embrassée et elle se précipita dans le feu pour la reprendre à la flamme, grandie sous le vent, palpitante ! Elle aussi sembla disparaître, mais d’un bond, je la rejoignis ! Je la repêchai dans le brasier qui l’eût dévorée, et je la rapportai, les yeux brûlés, à moitié morte… »

— Brave et courageuse créature ! — fit la marquise émue, ne pouvant s’empêcher d’interrompre Marigny, tant son émotion était sincère !

— Dans mes bras, — reprit Marigny, — elle s’était toujours ranimée. Elle s’y ranima encore une fois. Mais en vain je voulus la tirer de ce cruel spectacle. En vain essayai-je de la déposer dans la voiture qui attendait. Elle s’obstina à rester là jusqu’au matin. Le jour la vit, sur les débris éteints et fumants du bûcher, ramasser pieusement les cendres qui naguères avaient été sa fille. Un souvenir de l’Espagne, une impression de son passé, les lui fit porter le lendemain au couvent des Carmélites de Trieste, qui les déposèrent en terre sainte. Après la femme, reparaissait l’Espagnole. Seulement, si elle céda à l’empire de quelque croyance retrouvée, au jour du malheur, à un des replis de son âme, elle n’en éprouva point d’adoucissement à ce qu’elle souffrait. Elle demeura bien longtemps dans une douleur cruelle et farouche. Quand elle fut épuisée de hurlements et de sanglots, elle tomba dans une stupeur morne. Moi qui l’aimais d’un amour attisé par elle, j’avoue que l’égoïsme de ma passion s’épouvanta de la profondeur de sa peine. Je tremblais qu’elle ne tuât l’amour dont j’étais altéré encore. Marquise, j’avais tort de trembler. Cet amour résista autant que le mien. La mère oublia dans mes bras l’enfant arraché à sa mamelle. Vellini était plus maîtresse que mère. Elle était si complètement organisée pour la volupté, qu’il la lui fallait toujours, même le cœur brisé par l’angoisse. Elle s’y rejetait avec une avidité vorace et sombre, et comme toujours depuis que nous vivions ensemble, elle me la faisait partager,

« Nous voyageâmes quelque temps après la mort de notre fille, mais le mouvement extérieur des voyages ne pouvait guères distraire Vellini, devenue sinistre de tristesse. Ne vous l’ai-je pas assez dit, marquise ? le monde extérieur n’existait pas pour elle. Il n’y avait que moi seul qui l’arrachât à l’idée dévorante de la perte de notre chère enfant. Pour l’oublier, elle se replongeait un peu plus avant dans cet amour, du fond duquel elle eût méprisé la colère de Dieu. Seulement, quand elle sortait de ses enivrements appelés sans cesse, dussent-ils faire mourir, c’était pour rentrer pâle, épuisée, dégoûtée, languissante, dans la pensée qui la déchirait. Moi qui souffrais de toutes ses souffrances, moi qui épousais toute son âme, j’essayais souvent de lui parler le langage bon aux cœurs brisés ; mais le sien, plus fier, n’était ouvert à aucune consolation. Son chagrin la rendait hautaine, plus capricieuse, plus despotique. Elle me repoussait et me blessait en me repoussant. La colère, si prête à jaillir de toute passion sincère, me prenait et appelait la sienne. L’injustice des êtres aimés fait tant de mal ! Des scènes cruelles avaient lieu alors… Ah ! si je l’avais moins aimée, j’aurais pu me dompter peut-être ; mais je l’aimais tant que c’était impossible ! Je la retrouvais tout ce qu’elle avait été au début de notre amour. Elle me paraissait dure, entêtée, folle, tout ce que j’avais exécré déjà, et l’idée qu’elle était tout cela, et que pourtant elle était la maîtresse absolue de mon âme, qu’elle avait la puissance de soulever mon âme, me rendait insensé à mon tour et presque féroce. Je lui disais de ces mots amers, aiguisés, empoisonnés par la haine ; car en ces moments-là je la haïssais !… J’apprenais à quel point, dans les malheureuses âmes humaines, la haine est voisine de l’amour ! J’allais jusqu’à souhaiter sa mort, affreux délire ! et certainement je l’aurais tuée, si j’avais eu une arme aux mains. Une autre femme, sûre de son empire, qui aurait vu, comme elle, à quel degré elle pouvait m’égarer, en eût peut-être été touchée et m’eût désarmé par un mot, par un geste, par un de ces défis qui ont tant de grâce, parce que la certitude d’être aimée y brille et les dicte ! Mais elle, non ! Elle semblait au contraire se replier davantage sur soi-même, tendre davantage en avant son front proéminent, noir, abruti, ténébreux, fermé à tout, à l’amour, à la pitié, à la raison, à tout ce qui régit les créatures sensibles et intelligentes ! Pour ne pas me porter à quelque excès funeste, je m’éloignais, je la quittais, épuisé de rage, abattu, démoralisé ! Je me promettais une longue rancune… et, quand je rentrais, la voyant la même, froncée, silencieuse, vindicative, froide pour rallumer ma colère, mettant dans la cruauté de sa bouderie la profondeur d’une vendette corse ; quand je me disais qu’après tout, j’étais l’homme, c’est-à-dire le plus fort des deux, celui qui devait revenir de plus loin et pardonner le plus vite, je lui prenais ses tempes muettes dans mes deux mains, il fallait que je la rejetasse dans l’abîme sans fond des caresses, pour qu’elle y perdît ses ressentiments !

« Et elle les y perdait, marquise ! Toute cette haine se fondait dans ce feu… Mais un jour ou l’autre, l’amour vient à mourir dans ces jeux terribles. Il tombe mutilé dans ces batailles de deux cœurs ; il se relève quelque temps pour tomber plus mutilé encore, mais, un jour, il ne se relève plus. Marquise, on n’analyse pas près de sept années, heure par heure, et d’ailleurs j’ai hâte d’abréger ce récit que vous m’avez demandé. Fut-ce uniquement la bizarre amertume que la mort de notre enfant versa dans l’âme de Vellini qui fut fatale à notre amour, ou le temps fit-il seulement son travail ordinaire dans nos cœurs ? Toujours est-il que la passion d’abord éprouvée, la passion exclusive, absorbante, commença bientôt de faiblir. Nos caractères, après s’être touchés si rudement, s’envenimèrent. Nous vîmes en dehors de nous, au delà de cette intimité qui allait ne plus nous suffire, une vie, un intérêt, des jouissances auxquelles nous n’avions pas pensé jusque-là. Depuis deux ans, surtout, et pendant la grossesse de Vellini, cette disposition de fatigue et d’aspiration ennuyée vers un changement quelconque s’était marquée davantage. Aujourd’hui, elle éclatait autant en Vellini qu’en moi. Mais femme, elle n’en convenait pas vis-à-vis d’elle-même ; car les femmes ont peur et le cœur leur défaille quand il faut jeter la dernière pelletée de terre sur un amour expiré et dire comme Pascal : « En voilà pour jamais ! » On n’aime plus qu’on s’embrasse encore, qu’on n’ose avouer qu’on ne s’aime plus. Nous étions revenus à Paris, plus lassés de nous, l’un et l’autre, que d’avoir si longtemps voyagé. Quant à moi, surtout, je ne rapportais pas une illusion sur le compte de cette femme qui en avait empli mon âme. L’avais-je admirée autrefois ! Maintenant, je voyais ses défauts sans compensation. Je ne les admirais plus et j’en souffrais. Vous le savez, marquise, dans les commencements de notre amour, j’avais parfois trouvé charmant tout ce qu’elle avait d’intraitable. Elle me donnait les plaisirs d’imagination que recherchent les poètes et les anxiétés aimées des joueurs. Avec elle et subjugué comme je l’étais, je me sentais bondir au cœur un peu de l’émotion avec laquelle joutait l’âme de Jean Bart quand il allumait fièrement sa pipe sur un tonneau de poudre défoncé. À chaque minute qui passait, à chaque baiser, j’avais à craindre une brouillerie éternelle, car je ne dominais pas assez cette capricieuse tête de fer pour qu’elle ne s’arrachât pas à ce qu’elle appelait quelquefois mon joug. J’avais entendu parler à des officiers français du genre de bonheur qu’ils goûtèrent, lors de la guerre de 1809, en Espagne, dans les bras de ces Espagnoles acharnées qui, la veille, leur envoyaient des balles, et qui devaient leur en envoyer le lendemain… À présent, j’étais blasé sur ce genre d’émotion. Je n’y étais plus accessible. D’un autre côté, pendant longtemps aussi elle avait été jalouse, et son extravagante jalousie avait produit les luttes les plus vives entre nous. J’avais contemplé bien souvent avec un plaisir orgueilleux et tendre ces absurdes illusions d’un être adoré à qui je pouvais, sans mentir, jurer et répéter, que j’étais fidèle. Maintenant, ces jalousies m’irritaient sans m’intéresser. Ah ! c’était la fin de notre amour, marquise ! Mais le croiriez-vous ? de cet amour expirant, il restait quelque chose de vivant encore. Ce qui périt le premier chez les autres, devait en nous ne pas mourir. Par une prodigieuse exception à la règle commune, ce qui subsistait autant qu’à l’origine de notre liaison, c’était l’influence embrasée qui nous enveloppait toujours, malgré le détachement de nos âmes. Ni la lutte de deux volontés qui s’exaltaient en se résistant, ni les blessures faites l’un à l’autre, ni l’imagination déprise de tout ce qui l’avait charmée, ni la possession incontestée qui tue plus d’amours que le désespoir, rien n’avait détruit cet inexplicable empire dont le secret n’était pas dans nos cœurs. Éternellement, nous sentions sur nous les mailles de flamme de l’invisible réseau. Il y avait là plus que les impressions du passé, ces souvenirs et ces habitudes, merveilleux anneaux de toutes les chaînes de la vie. Il y avait là… que sais-je ? J’ai parfois pensé à un phénomène que la science seule devait expliquer. La fierté d’un homme essuie comme elle peut les âpres rougeurs de la honte. Marquise, j’étais honteux de cela. Quand j’étais loin de Vellini, je me reprochais cette faiblesse. Je me promettais de résister davantage à des désirs que l’amour ne consacrait plus. Mais sa présence emportait mes résolutions dans ce torrent de brûlantes effluves qui s’échappaient de ce corps tant de fois étreint, source de voluptés inépuisables ! Je l’ai vu souvent… même alors, quand l’amour blessé ne sauvait plus l’indignité de nos violences, au sortir d’une scène acharnée (et pour les motifs les plus frivoles), elle s’en venait tourner autour de moi avec son regard luisant et étrange et ses mouvements de jeune jaguar, et nous recommencions d’oublier dans une impérissable ivresse que nous avions depuis longtemps, hélas ! cessé de nous aimer !

« C’est à cette toute-puissante présence que je résolus d’échapper. Dans le monde, au club, avec mes amis, je me retrouvais tout entier. Je me reconquérais homme ; je jugeais nettement ma situation ; je la dominais. Elle m’impatientait et m’humiliait également. Ce n’était plus à mes yeux qu’un mauvais ménage, avec la faculté de divorcer. Je me serais moqué de moi-même, si je n’avais pas usé de cette faculté.

« — Écoutez, Vellini, — lui dis-je un soir, le soir d’une journée qui avait été assez douce, car je ne voulais pas qu’elle se méprît et qu’elle pût croire à une décision irréfléchie et colère, — voilà plus de six ans que nous vivons ensemble comme mari et femme. Partout où je suis allé, je vous ai emmenée avec moi. Vous avez été autant mon compagnon que ma maîtresse. À ces six ans d’une pareille vie, dans ce tête-à-tête incessant, notre amour a dû mourir sous l’excès même de son bonheur. Vous le savez bien, vous qui, avant de m’aimer, connaissiez déjà les passions, et qui, élevée librement au soleil d’Espagne, avec du sang Mauresque plein les veines, n’avez eu jamais dans la tête ces idées d’un amour éternel qui créent, malgré la nature, de faux devoirs de cœur aux femmes… Notre amour était mortel comme tous les amours, et nous avions pris le moyen de le tuer plus vite par ces accablantes jouissances, toujours cherchées et toujours mises à la portée de notre main. La passion qui nous transportait a fait de nous de vrais sauvages. L’intimité a été la hache avec laquelle nous avons abattu l’arbre pour manger le fruit. C’est maintenant contre nous que nous l’avons tournée. Pourquoi ne pas nous épargner ces cruelles et fréquentes blessures, et puisque nous ne sommes plus heureux ensemble, pourquoi ne pas nous séparer ?

« Elle m’écoutait avec cette impassibilité qui rend toute pitié inutile. Elle était assise — je me le rappelle comme si c’était hier — contre le piédestal d’un vase de marbre rose que j’avais rapporté de Venise. Elle fumait languissamment son cigare, la bouche muette, les yeux nonchalants, les bras entre-croisés sur sa poitrine de jeune Dieu antique, la tête penchée sur son épaule couverte du flot de chenille écarlate qui ruisselait d’un bonnet grec, posé avec crânerie sur son front bombé et qui lui donnait l’air d’un Icoglan encore plus que d’une Odalisque. Je m’efforçais de plonger et de voir en son âme, mais ni pâleur ni rougeur ne traversa sa peau orange. J’eus peur cependant d’être trop dur pour elle et j’ajoutai :

« — Si notre enfant avait vécu, Vellini, c’eût été un lien indissoluble. Je ne parlerais pas de nous quitter. Mais Dieu lui-même semble avoir pris soin de nous rendre libres. Rien ne nous fait plus un devoir de rester les mains unies, lorsque nos cœurs se sont détachés.

« — Quand vous voudrez, je partirai, — dit-elle.

« Sa fierté contenait sa violence.

« — Non, — repris-je, — pas ainsi, pas quand je voudrai. Je vous prends pour juge de ce qu’il faut faire. Est-ce que cette vie agitée, tourmentée, tour à tour opprimée et oppressive, peut remplacer la vie que nous avons savourée six ans ?… Vous êtes une âme trop passionnée et trop grande pour accepter cela, Vellini. Avec les exigences de votre caractère, la fougue de cœur que je vous connais, vous ne pouvez vous ravaler jusqu’à ce mariage au petit pied, sans dignité et sans amour.

« Je cessai de parler. Ce que j’avais dit ne pinçait pas la fibre cachée qui, d’ordinaire, tressaillait en elle, comme la poudre éclate.

« Elle garda sa pose molle et son regard plein de morbidezze.

« — Quelle est la femme du monde, Ryno, — dit-elle, — qui demande que vous ne viviez plus avec Vellini ?

« — Ah ! il n’y en a pas ! — répondis-je avec une émotion qui lui donna un beau sourire, car elle venait de m’insulter presque autant qu’elle-même par ce soupçon que je dissipais. — J’aimerais une femme comme je vous ai aimée, Vellini, que je ne vous sacrifierais pas à sa vanité ou à sa haine. Ces six ans ont laissé un sillon d’or dans ma pensée, et jamais personne ne m’en flétrira le souvenir.

« — Je ne le croyais pas non plus, — dit-elle en me tendant la main. — Pardonnez-moi ce mot que je ne me repens pas d’avoir dit pourtant, puisqu’il vous a fait me donner une telle assurance.

« Je lui pris la main et je m’assis près d’elle sur l’espèce de causeuse qu’elle occupait.

« — Nous ne nous aimons donc plus ? — dit-elle d’une voix et d’un air sombres.

« — Ma pauvre enfant, — lui répondis-je, — vous le savez aussi bien que moi que nous ne nous aimons plus ! C’est écrit jusque sur votre front. L’ennui vous accable. Rien ne vous tire de dessous… Moi, je sors (autrefois je ne sortais pas ainsi), je dépense mon activité dans les mille soins de la vie d’un homme. Mais vous qui restez seule à la maison, je vous retrouve un peu plus accablée, un peu plus morne à mon retour qu’à mon départ. Quand je rentre, vous ne m’interrogez pas sur mon absence. Autrefois, vous étiez inquiète, défiante, jalouse. Maintenant, non. S’il y a entre nous des violences, ce n’est plus que pour des motifs en dehors de l’amour. Contradictions qui se rencontrent dans toutes les existences partagées ! C’est douloureux et c’est vulgaire, comme tout ce que la passion n’anime et ne consacre plus !

« — Es verdadero ! — répondit-elle avec une triste effusion.

« — Eh bien, — repris-je, — séparons-nous ! C’est le seul moyen d’en finir noblement avec ces misères. Vous avez toujours été sincère. Vous ne ressemblez pas à votre sexe. Vous n’êtes point une créature faible qui ment. Séparons-nous ! nous resterons amis. Si nous aimons d’amour encore, cela ne nous empêchera point de nous donner la main comme maintenant, sans crainte et sans honte. Nous ne nous serons jamais trompés.

« Marquise, j’avais enfin trouvé la fibre, la fibre immortelle ! Cette façon ouverte, hardie, presque chevaleresque de se séparer, tenta cette âme vaillante et vraie. Un généreux éclair sortit de ses yeux indolents.

« — Vous dites bien ; quittons-nous, — s’écria-t-elle. — Je partirai demain, Ryno.

« Le singulier enthousiasme qui la fit se redresser près de moi, vibrante et vivante, lui attachait comme un bandeau d’étoiles autour de son bonnet grec écarlate. Elle retrouva un de ces moments d’éclat subit et fascinateur qui la font ce qu’elle est, marquise : une femme d’un prestige incompréhensible à qui ne l’a pas vue ainsi, à qui, comme vous, ne la connaît pas. Elle rejeta son cigare avec un geste d’une résolution presque sublime, et elle l’éteignit sous son pied, comme si c’eût été la dernière torche de l’amour qu’elle eût éteinte.

« J’eus un tort, marquise, mais je l’admirais ; l’admiration pétillait encore sur les ruines et les cendres de l’amour et allait en faire ressortir un jet de flamme étouffée et morte. J’eus tort, je m’en confesse à vous, mais je ne pus m’empêcher de lui dire :

« — Je voudrais te sculpter comme te voilà, Vellini !

« Certainement, je le lui disais comme le lui eût dit un artiste, mais que faut-il pour réveiller l’instinct tentateur qui dort si peu au cœur des femmes ?… Avec Vellini plus qu’avec personne, avec ce naturel ardent, ignorant et presque sauvage, tout accent idolâtre appelait la caresse. Le vertige nous reprit, nous roula aux bras l’un de l’autre, et le cœur plein de la ferme résolution de nous quitter, nous ressuscitâmes encore, sans l’amour, la plus folle des heures de notre amour, les éperduments devant lesquels les plus beaux sentiments de la vie peuvent se tenir vaincus par des sensations. Comme la veuve du Malabar qui se brûle avec ses trésors sur le bûcher de son mari, nous nous engloutîmes dans cette dernière et flamboyante heure de plaisir ! Au moment de nous séparer, nous jetâmes au Passé cet adieu brûlant ; nous bûmes à son honneur cette dernière coupe. »

— C’était le coup de l’étrier ; — interrompit la marquise avec l’audace d’une vieille d’esprit qui marcha sur un talon rouge. — Quand Bassompierre quitta la Suisse, il but dans sa botte à l’écuyère à la santé des Treize Cantons. »