Une vieille maîtresse/Partie 2/15

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 258-274).


XV

LE TOMBEAU DU DIABLE


Vellini, — dit Ryno, aussi en espagnol, pour ne pas être entendu des deux pêcheurs qui menaient la chaloupe, filant entre deux vagues comme un poisson entre deux flots, — Vellini, je m’attendais presque à des reproches. En sortant de tes bras retrouvés, je suis resté trois semaines sans te revoir, sans même répondre aux lettres que tu m’as envoyées ; mais mon excuse, ma pauvre amie, est dans des choses que tu ne sais pas. Tu ignores ce qui s’est passé au manoir.

— Ton excuse est là ! » lui répondit-elle, en lui touchant légèrement le visage. En effet, elle y était, et bien éloquente ! Il était changé comme un homme récemment échappé à la mort. Cette vie sans air dans laquelle il avait vécu, les douleurs et le danger d’Hermangarde, l’amour mêlé de pitié qu’il avait pour elle, ses remords, et enfin l’ennui de tout cela, car l’homme s’ennuie de ses douleurs comme de ses joies, — l’ennui est le par-delà de toutes ses activités ! — lui avaient posé sur les traits un masque dévasté qui faisait frémir.

— « Oui ! — reprit-il, — mais l’accusation est ici. » Et comme elle l’avait touché au front, il lui toucha sa joue brune. Elle était presque aussi changée que lui. Ces trois semaines avaient pesé sur elle. Dans ce jour cru de l’atmosphère d’une mer sans brume, dans cette âpre lumière d’un ciel bleu qui semblait fouiller les moindres rides sur les visages comme sur les flots, il vit la dure empreinte, laissée partout, des passions qui l’avaient encore plus jaunie et qu’elle avait été obligée de refouler dans son cœur.

— « Ce n’est point une accusation, — fit-elle, grave et douce comme il ne l’avait jamais vue. — Je savais tout, Ryno.

— Non ! tu ne savais pas tout, — reprit-il. — Le malheur s’était abattu sur ma maison. Ma pauvre Hermangarde était en péril de mourir. Tu savais cela comme tous les autres, comme les domestiques qui m’entouraient, comme le village, comme le pêcheur qui m’apportait tes lettres et qui ne voyait que visages désolés au manoir. Mais il y avait quelque chose que tu ne savais pas, Vellini, car personne ne le savait que moi seul et elle… C’est que si elle souffrait des tortures d’âme et de corps, à la briser, malgré la force de sa jeunesse, c’était nous qui en étions cause. C’est que si elle fût venue à mourir, comme je l’ai craint à la fin de bien des journées, c’est nous, Vellini, qui aurions été ses assassins ! »

Elle le regarda avec un étonnement fixe. Ils étaient assis au pied de la voile, le dos tourné aux pêcheurs qui ramaient à l’extrémité de la barque. La brise soufflait ses plus favorables haleines et ils allaient, frisant les brisants, comme s’ils eussent voulu arriver en sept quarts d’heure à Jersey, qu’on voyait nettement dans les clartés du temps, blanc comme un linge étendu par des lavandières au soleil.

— « Oui, — reprit-il, comprenant son regard, — nous aurions été ses assassins ! Quand, au Bas-Hamet, je t’ai quittée, il y a trois semaines, toi, mon passé, rallumé avec des voluptés cruelles, et que je fus revenu à Carteret, je retrouvai Hermangarde au bord de son lit, habillée et sans connaissance. Elle ! cette femme élevée dans toutes les délicatesses de la vie, était venue seule, la nuit, à pied, en se cachant, au Bas-Hamet, par la neige et le froid sur ces grèves, exposée aux insultes des contrebandiers ou des matelots. Elle avait tout bravé, mais elle y était venue, poussée par une jalousie couvée longtemps. Elle nous avait vus par la fente du volet de ta cabane, et elle n’avait pas crié ; elle avait eu la force de rester là et de s’en retourner comme elle était venue, mais avec des certitudes, avec des spectacles pires que la mort, dans le cœur. Dieu, qui avait eu pitié d’elle, lui avait mesuré ses forces et elle ne s’était évanouie qu’au pied de son lit, en rentrant. C’est là que je l’ai retrouvée… Ah ! Vellini, je n’oublierai jamais le moment où je la pris dans mes bras chauds de toi et où je la retiédis de la vie que tu y avais laissée. Elle fut longtemps dans un état désespéré. Son délire m’apprit ce qu’elle avait fait, — car depuis, le croiras-tu ? elle ne m’a rien dit qui fût une plainte ou un reproche. Elle a une fierté douce que tu admirerais.

— Pauvre Hermangarde ! » fit Vellini attendrie, et une larme se montra dans les cils de ces yeux que les hommes trouvaient féroces. Ryno fut touché de cette larme. Il la but aux yeux qui la contenaient avec une triple soif d’amour, de générosité, de justice. Ah ! la séduction par la générosité est la plus puissante sur les âmes sincères ! Quand nos vieilles maîtresses pleurent sur nos jeunes femmes, elles ajoutent à la magie du passé un prestige plus irrésistible encore. Est-ce qu’on ne s’amnistie pas des fautes qu’on a faites, quand celles pour qui on les a commises sont de magnanimes créatures ? Pour régner sur des âmes qui ont de la noblesse, il n’est rien tel que de se montrer bon.

Il s’était tu, et elle ne parlait pas. Qu’eût-elle dit, cette femme sauvage, qui ne comprenait que l’amour et toutes ses furies, et qui le voyait pour la première fois, muet et désarmé, à force de fierté pure ? Cependant, la coquille de noix qui les berçait, dans sa concavité mobile, comme un nid d’oiseau balancé dans les rameaux par lèvent, fendait toujours les vagues amoncelées. Le flot, scindé par la proue, moutonnait, comme disent ces gens de mer qui composent leur langage d’Océan avec leurs souvenirs de pasteurs et rêvent ainsi à leur enfance. Ils avaient doublé la falaise, et là, ils avaient reviré de bord, creusant un sillage nouveau dans le sillage qu’ils avaient tracé. Arrêtés sur le plateau liquide d’une mer qui ressemblait à un bassin de vif-argent, tant elle était étincelante, ils avaient jeté le filet sous la barque immobile, en attendant le moment de débarquer Ryno sous les dunes, au commandement de Vellini.

— « Oui, pauvre Hermangarde ! — fit Ryno, comme un écho mélancolique. — Elle a souffert cruellement par nous. Elle a été frappée dans sa maternité même : son enfant est mort comme le nôtre, Vellini. — Et il ajouta avec un accent amer qui résumait toute son âme : — Je ne suis pas heureux en enfants ! »

La Vellini baissa la tête pour cacher à son ancien amant l’éclair fauve qui traversa ses prunelles. Une joie involontaire, plus forte que sa nature généreuse, lui était entrée dans le cœur, aux dernières paroles de Ryno. Elles lui rappelaient, il est vrai, une époque funeste de sa vie : l’arrachement, par la mort, d’un être aimé, de sa mamelle, la perte toujours saignante de sa Juanita ; mais l’idée que la femme de Ryno n’aurait pas sur elle la supériorité du don d’un enfant, offert à la mâle affection d’un père, lui coula dans les veines du cœur une immense dilatation.

Ils se turent encore. Est-ce que leurs paroles auraient pu contenir leurs pensées ?… Appuyés, épaule contre épaule, ils se laissaient aller au branle voluptueux de la lame bleuâtre, sous cette voile que le soleil chauffait d’un faible rayon. À cet air nitré d’une atmosphère marine, Ryno éprouvait dans le poumon, comme dans le cœur, un élargissement de tout son être, captivé, comprimé si longtemps. Malgré sa pitié et son amour pour Hermangarde, il se trouvait mieux auprès de la femme qu’il n’aimait plus qu’à côté de celle qu’il aimait. Quoi d’étonnant ? Toutes ses relations avec Vellini étaient droites et vraies ; avec Hermangarde, elles ne l’étaient plus. L’air vital du cœur, n’est-ce pas la confiance ? Le bonheur entre ceux qui s’aiment, c’est de parler haut. Il le reconnaissait, il l’appréciait, et il n’était pas une de ces sensations sous lesquelles s’entr’ouvrait son âme, qui ne fût un anneau de plus à la chaîne qui l’attachait à Vellini.

Cependant, ils donnèrent bientôt le signal de toucher la rive, et la chaloupe, manœuvrée par des hommes qui connaissaient tous les écueils de la falaise comme les plombs de leurs filets, les déposa dans une petite anse, étroite, hérissée comme une passe, — espèce de croissant entre deux brisants. Les pêcheurs retournèrent à leur pêche. Mais eux — comme il était de bonne heure encore — se mirent à remonter la falaise par un sentier détourné, de sable fin. Ils parvinrent bientôt à sa cime. Vellini voulait montrer à Ryno, lui dit-elle, une espèce de caverne qui pourrait servir d’abri à de mystérieux rendez-vous. Elle l’avait découverte dans ses promenades solitaires. Cette caverne, du reste, était très célèbre dans le pays et gardée par de singulières superstitions. On l’appelait le Tombeau du Diable, et l’on disait qu’il y revenait. Là, un jour lointain du temps passé, le diable s’était battu avec saint Georges, racontaient les vieilles du rivage. Le grand Saint l’avait terrassé sous son cheval de guerre et l’avait atteint d’une blessure immortelle, contre un de ces rocs entr’ouverts. Après le combat, saint Georges était allé, avant de remonter au ciel, planter sa lance sur le tertre où l’on a bâti l’église qui porte son nom. Les antiques légendaires qui racontaient ces choses, montraient à leurs enfants des marbrures rougeâtres qui sillonnaient la pierre bleue du rocher, comme une incrustation du sang du démon, indélébile aux pluies du ciel et à la main des siècles. Vellini était venue plusieurs fois s’asseoir sur une des tables de ces rocs, qui avaient l’air d’un tombeau, et elle avait pénétré par une crevasse, à moitié cachée par les blocs dressés alentour, dans une espèce de souterrain où l’on n’arrivait qu’en rampant, mais où, une fois entré, on pouvait se tenir debout et largement circuler. Il est probable que bien des contrebandiers des environs avaient empilé là plus d’un baril de rhum et plus d’une caisse de foulards anglais. Des gouttes de jour y tombaient par des meurtrières naturelles, trouées dans la pierre, et les bruits du dehors, réduits comme la lumière, y filtraient, diminués comme elle. Jamais antre ne fut mieux destiné, par le jeu des terrains, à cacher des desseins coupables ou des bonheurs persécutés que ne l’était ce Tombeau du Diable (comme on l’appelait), et que Satan, dont il était le sarcophage, offrait, comme un refuge, à ses favoris parmi les vivants. Vellini y conduisit Ryno. On voyait dans ce souterrain un vieux banc vermoulu qui indiquait, par sa présence, que ce lieu solitaire et abandonné avait été hanté et presque habité autrefois. Indépendamment des contrebandiers, familiers à cette côte, peut-être avait il servi à cacher entre deux marées, lorsque tout l’Ouest s’insurgea, quelques-uns de ces agents des Princes qui correspondaient avec les Chouans, comme ce Quintal, par exemple, cet homme héroïque de Saint-Sauveur-le-Vicomte, qui menait seul une barque de Port-Bail à Jersey et courait la poste avec une rame et un fusil, à travers les écueils d’une mer féconde en naufrages, pour le service du roi de France : Quintal de nom, disaient ses compatriotes, mais aussi Quintal de fer, sous la peau d’un homme[1]. Ryno et Vellini s’assirent sur ce banc oublié, qui avait vu sans doute, à quelque soir, sur ces planches tremblantes et verdies, plus d’une belle fille de douanier, entraînée par un fraudeur amoureux, qui, ce soir-là, faisait deux fois la fraude, en faisant l’amour avec elle. Aujourd’hui, il s’y asseyait un couple encore mieux approprié au caractère de cette grotte presque inaccessible, retirée, noire, profonde, si bien créée pour jeter son ombre dans l’abîme de deux cœurs, vides des jeunes sensations de l’amour, mais pleins du ferment des souvenirs et de leur redoutable ivresse.

— « Ryno, — dit Vellini avec un sourire qui cachait dans sa gaieté une tristesse, — voilà notre boudoir à présent ! C’est ici qu’il faudra nous voir désormais. Tu ne peux plus revenir au Bas-Hamet. Tu éveillerais les soupçons jaloux d’Hermangarde. Or, plus que jamais, puisque nous l’avons rendue malheureuse, nous devons lui épargner des douleurs. Cariño, c’est ici que je viendrai l’attendre, tous les jours, à cette heure. Tu viendras ou tu ne viendras pas, mais moi, je viendrai sans manquer jamais. Je suis libre comme l’air et la vague ; je suis libre de tout… excepté de toi. Tu n’as pas, toi, cette indépendance. Tu as la main liée à une autre main que celle de Vellini. Tu ne pourrais venir ici tous les jours, comme moi, Ryno, et aux mêmes heures, sans bourreler d’inquiétudes le cœur de ta femme. Tu l’aimes encore ; moi, tu ne m’aimes plus ! Elle doit m’être souvent préférée. Mais quand les indestructibles souvenirs de notre vie et la clameur du sang mêlé dans nos poitrines te pousseront vers la Vellini, monte ici, Ryno, tu l’y trouveras dans l’attente, avec ta pensée fixe au cœur, cachant dans les entrailles de la terre ce qu’on voit trop quand on ne le cache que dans des entrailles de chair et de sang ! »

Elle dit cela avec une énergie si vibrante, et en lançant de tels regards aux stalactites de ces murs de roche, que Ryno, qui l’avait vue si douce sur la mer, toujours emporté par ces éternels contrastes, l’attira vers lui avec un sentiment indompté : « Ô escarboucle de ma caverne, — s’écria-t-il avec poésie, — oui, je viendrai ici m’asseoir près de toi ! Tu me consoleras d’avoir blessé l’amour d’Hermangarde. Les jours qui vont couler maintenant entre elle et moi seront bien tristes. Je la connais. Elle m’aimerait encore davantage, qu’elle ne s’abandonnerait plus à moi. L’amour blessé se traînera longtemps sur les débris d’une intimité détruite. Ce ne sera pas comme nous, Vellini, chez qui l’intimité n’a pu mourir, même après l’amour ! Ah ! oui, je viendrai. Mon beau diamant noir, rentré dans sa gangue, je t’en ferai sortir, pour contempler nos dix ans de vie entrelacée, dans le sombre miroir de tes feux ! »

Ils se levèrent après ces promesses et regagnèrent l’entrée de cette grotte circulaire ; car Ryno ne voulait pas être longtemps absent du manoir. Quand ils sortirent de ces obscurités souterraines et qu’ils sentirent le grand air autour de leurs têtes, il était une heure après midi. Le temps se maintenait tranquille, frais et clair. La mer roulait ses nappes d’écume sous la falaise, mais brillait, au loin, d’un éclat doux, semblable à de l’acier damasquiné. La chaloupe qui les avait déposés derrière les brisants, pêchait toujours, en tirant vers Portbail. On l’apercevait comme un point mobile, frissonnant dans ses voiles gracieuses, comme une mouette dans ses plumes, hérissées par le vent. Ils parlaient entre eux, se croyant toujours seuls, quand ils surprirent, assise sur le Tombeau du Diable, une personne qui était venue là pendant qu’ils étaient descendus dans le souterrain. C’était ce vieux mendiant de Sortôville-en-Beaumont, qui, un soir, au bord du feu allumé dans les mielles, pour radouber le brick Espagnol, avait raconté devant Vellini l’histoire de la blanche Caroline. Il revenait de sa tournée dans les communes voisines, et, fatigué, il reprenait haleine un instant. Sa gaule ferrée, qu’il portait contre les chiens — car les hommes n’attaquent pas les pauvres — et pour sauter les fossés pleins d’eau, était près de lui. Il avait dénoué les cordes qui tenaient son bissac et il dînait avec des croûtes données par les fermiers des environs. Courbé sous son chapeau rougi par les intempéries et dont les larges bords ressemblaient à la couverture d’un four à chaux, il se livrait au plaisir animal de manger, avec le recueillement d’une créature solitaire. Espèce de Saturne, vieux, aveugle et sourd à ce monde extérieur étalé devant lui, il dévorait un pain aussi dur que les pierres, en face de cette magnifique nature qui ne disait rien à son âme. Il était un des habitués du samedi au manoir. Ryno, qui craignait peut-être quelque commérage de cuisine de la part de ce mendiant, vida sa bourse dans le chapeau qu’il lui tendit.

— « Que le bon Dieu et la sainte Vierge et tous les saints du Paradis vous bénissent, monsieur de Marigny ! — lui dit-il de sa voix traînante. — Vous êtes le père des pauvres gens. »

Il jeta à Vellini un regard oblique et rusé, — un regard de paysan Bas-Normand, qui comprend tout et qui n’a l’air de se douter de rien.

— « V’là biau temps pour les biens de la terre ! — fit-il avec cette familiarité des hommes primitifs qui parlent sans qu’on les interroge, — et biau temps pour la pêche itou ! J’gagerais que les pêcheurs de d’là — ajouta-t-il en montrant la voile qui labourait cette mer, écaillée d’argent comme un dos de poisson au soleil, — auront pris ben des douzaines de raitons[2] avant que l’Angelus n’ait sonné à la cloche de Barneville.

— Est-ce que vous y retournez aujourd’hui, bonhomme ? — lui dit Marigny, pour ne pas laisser son observation sans réponse ; car ne rien dire paraît à ces hommes simples le dernier mépris de la fierté.

— Vère ! — répondit le porte-besace. — Et j’vas même pus loin. J’vas jusqu’au Prieuré de la Taille, chez les Hallot. Faut qu’j’me dépêche, car ils ferment la grange à bonne heure et si j’n’arrive pas à la tombée de la brune, i’ faudra qu’j’aille jusqu’au moulin. — Et en disant cela, il chargea son bissac, enflé comme une outre, sur son dos encore robuste. — M’est avis — reprit-il — qu’il est temps de tirer ses grègues, ma finguette ! car la mer sera haute, c’te relevée, et le pont de Carteret avant deux heures sera sous l’iau. »

Ryno regarda Vellini. — « Je te comprends, — dit-elle, dans cette harmonieuse langue de sa patrie qui mettait entre eux et les autres un voile sonore. — Il faut retourner aux Rivières et la route me manquerait si je tardais. À demain donc ! à après-demain ! à tous les jours, mon pauvre Ryno ! Ce ne sera jamais Vellini qui sera la dernière à nos mystérieux rendez-vous.

« Je m’en vais avec vous, bonhomme, — dit-elle au traîne-sacoche, avec cette simplicité hardie, le plus beau joyau de sa nature sincère. — J’ai affaire au Bas-Hamet et j’irai jusque sous le chemin de Barneville avec vous.

— Alors, si c’est comm’cha, partons, ma p’tite dame ! — fit le vagabond, qui n’avait jamais eu un pareil camarade de route depuis qu’il rôdait, de porte en porte, dans ces parages. — D’ici le Bas-Hamet, il y a un bon bout pour vos petits pieds, et l’on ne d’vale pas dans les sables mouvants des mielles aussi aisément que sur le pavé de la grande allée d’une église. Il se fait temps de filer notre nœud. »

Et ils partirent, l’un avec l’autre, comme s’ils s’étaient toujours connus. Ryno les vit descendre la falaise, et suivit de l’œil jusque sous les maisons de Carteret la longue vareuse[3] de toile du mendiant et le mantelet de ratine de Vellini. Ils s’en allaient lentement en causant, tous les deux. Ryno ne pouvait s’empêcher d’admirer la souplesse de cette Vellini, qui frayait si vite avec un mendiant Bas-Normand, comme elle l’eût fait avec la plus brillante société de France ou d’Espagne. Lui qui avait eu l’expérience des charmes divers de tant de femmes, il sentait que même l’âme la plus assouvie ne pouvait se blaser de celle-là. À chaque instant, elle trahissait des saveurs inconnues, des arômes qu’on n’avait pas encore respires. C’était bien vraiment la maîtresse qui résumait — comme l’avait dit, un certain soir, madame de Flers, — tout un sérail dans sa personne. Sang mêlé de Goth et de Sarrasin, née dans les Alcazars, mais vivant sans effort avec les poissonniers et les mendiants, tant elle avait été marquée du regard de la Bohémienne, que sa mère avait assistée un dimanche, en sortant des vêpres, sous le porche sombre de la vieille église de Malaga !



  1. Ce Quintal, qui a écrit son nom dans la mémoire d’hommes qui ne sont déjà plus, est tombé fusillé sur la place de Grève, percé des balles jacobines de Bonaparte, mâchées par Fouché. Comme M. de Frotté, comme Cadoudal, comme M. d’Aché, trahi, dit-on, par la belle et soi-disant infâme Mme de Vaubadon, comme des centaines d’autres, tombes méconnus dans le nuage de poudre des partis qui s’est étendu sur l’histoire autant que sur les bruyères, maintenant sereines, des campagnes où l’on combattit, Quintal est un de ces hommes, obscurs et grands, dont la gloire de deux jours n’a pas payé la vie. Ces Chouans, qui avaient dans leurs rangs plus d’un Redgauntlet digne du pinceau d’un Walter Scott Normand ou Breton ; ces Aigles de nuit qui se ralliaient au cri des chouettes, attendent encore leur historien ou leur romancier. Nous avons déjà commencé de le devenir (voir notre Ensorcelée et notre Chevalier Des Touches), et nous continuerons de retracer une des époques de l’histoire moderne qui devrait le plus inspirer l’imagination des conteurs.
    (Note de l’auteur.)
  2. Dans le patois du pays, synonyme de petite raie, — une raie maigre, étroite, aux arêtes malléables et dont le foie est excellent.
    (Note de l’auteur.)
  3. C’est le nom que les paysans du Cotentin donnent à la blouse.
    (Note de l’auteur.)