Une vieille maîtresse/Partie 2/16

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 275-291).


XVI

POUR L’AUTRE IL N’Y A PAS DE DÉNOUEMENT


Quand Marigny rentra au manoir, Hermangarde était, depuis quelque temps, revenue de l’église. Les heures qu’elle y avait passées avaient eu pour elle un caractère de solennité imposant et triste. N’y avait-elle pas célébré, à elle seule, les funérailles de son bonheur ? Elle avait écouté la messe ; puis elle était allée s’agenouiller devant ce simple autel de la Vierge, à la quenouille ornée de rubans par les jeunes filles de la contrée, et là, sous les légers vaisseaux d’ivoire ou de bois peint, ex-voto des matelots sauvés du naufrage et suspendus à la voûte de cette église de la côte, elle avait offert à la Mère de Dieu les débris du sien, — ses souffrances d’épouse et la perte d’un enfant qui ne serait jamais remplacé. C’était la première fois depuis son mariage qu’elle priait avec cette ferveur, car, son bonheur, dont elle était bien punie, avait dévoré dans son âme la place qu’elle y devait à Dieu. Malgré la peine qui l’accablait, elle éprouva pourtant les influences de cette prière que le cœur lance vers Dieu comme une flamme, et qu’il fait retomber sur le cœur comme un apaisement. Elle ne fut pas consolée, mais elle devint un peu plus forte. Elle supporta mieux l’aspect de cette maison, théâtre de la félicité domestique la plus grande qui ait jamais existe, et dont tous les objets lui rappelaient, avec une éloquence désolée et muette, le bonheur qu’elle avait perdu.

Après sa mère dans le ciel, elle pensa à sa mère sur la terre, et elle se mit, en attendant Ryno, à écrire à la marquise de Flers. Pendant tout le temps qu’elle avait été si malade, c’était Ryno qui avait envoyé des nouvelles de Carteret à Paris. Ses lettres n’étaient que de simples bulletins de la santé de sa femme, tracés à la hâte au bord de son lit, et nuancés de tendresses et d’inquiétudes. Hermangarde pensa qu’une lettre d’elle, après toutes celles-là, paraîtrait bien douce à la marquise, et lui attesterait, par sa longueur même, que son enfant était guérie. « Pauvre grand’mère, — murmurait-elle, les yeux baignés de ces éternelles larmes que l’on croit toujours les dernières et qui ne le sont jamais, — vous ne vous doutez point de là-bas que le bonheur, créé par vous à votre fille, n’existe plus ! » Et elle prit le portrait en médaillon qu’elle portait de cette reine des grand’mères, et elle le baisa avec une sainte ardeur de respect et de désespoir. Allait-elle lui écrire les événements qui l’avaient frappée ? Ressentait-elle, avec une puissance augmentée de la certitude de son malheur, le besoin de confiance qui l’avait tant de fois poussée à tout révéler à sa grand’mère et à se faire essuyer ses larmes par cette vieille main qui l’avait bercée et qui l’avait bénie ? Ah ! le besoin de se confier, le besoin de mettre sa tête sur une autre poitrine, quand on souffre, elle le sentait avec une énergie qui augmentait son malheur, car elle avait résolu d’y résister jusqu’à la fin. « Ô ma mère, — disait-elle intérieurement, en regardant un buste de cette jeune Antoinette de Flers, comtesse de Polastron, posé sur une encoignure de salon, et couvert d’un crêpe noir que la marquise n’avait pas soulevé depuis la mort prématurée de sa fille, — ô ma mère, je vous ai coûté la vie par ma naissance, mais je ne la coûterai pas à celle qui vous a remplacée, en lui apprenant que le bonheur de son enfant est détruit. Priez Dieu de me donner la force de me taire avec mon unique amie, ici-bas ! » Et dans l’exaltation de sa pensée de sacrifice, elle alla soulever le voile noir qui couvrait le buste impassible, et elle embrassa l’argile inerte, comme elle avait embrassé déjà l’ivoire de son médaillon. Elle s’appuyait sur ses affections pour résister à ses affections ! Les cris du cœur étouffés, elle revint à sa table à écrire, comme une Trappistine revient de l’autel, après avoir prêté son vœu de silence, et son noble cœur gouverna tellement sa main dans cette lettre, imbibée de tendresse, que la marquise put croire encore que son chef-d’œuvre de bonheur durait toujours.

Elle n’avait pas fini sa lettre lorsque son mari rentra. D’ordinaire, quand il rentrait au logis, cet homme aimé, elle allait à lui avec l’élan de son âme ravie et elle présentait à ses lèvres ce beau front, soumis au superbe, comme si ç’avait été la coupe de l’hospitalité de l’Amour ! Quand il parut, elle se leva d’un mouvement alangui et lui offrit, avec une grâce chaste et triste, ses longs bandeaux d’or à baiser. Il y avait, dans cet abandon, un parti pris si résigné et si fier ! Avec sa robe de couleur violette, cette pourpre éteinte dans laquelle les reines portent leur deuil (n’était-elle pas une reine en deuil et la pourpre de l’amour meurtri n’expirait-elle pas dans le noir des douleurs cachées ?…), elle avait une expression de souffrance discrète et d’amour dompté si auguste, que Ryno l’embrassa comme il eût embrassé une sainte Image. « J’écris à notre mère, — lui dit-elle, — et j’ai laissé une page blanche pour vous. » Avait-elle saisi en Ryno une inquiétude sur les confidences qu’elle pouvait faire à la marquise, et voulait-elle le rassurer en lui livrant la lettre ouverte, sous prétexte d’y écrire la sienne ? Mais son exquise délicatesse fut trompée ; Ryno fut aussi délicat qu’elle. Il ne lut pas un mot de cette lettre dépliée sous son regard. Avait-il besoin de lire une syllabe pour être certain qu’elle savait se taire ? « C’est si facile de mourir sans parler ! » avait dit son délire. Son délire n’avait pas menti.

Mais ce magnifique silence, gardé avec la providence de toute sa vie, ce refoulement de toutes ses douleurs dans son âme, non seulement mêlait une admiration attendrie à l’amour que Marigny avait pour elle, mais soulevait en lui les nobles scrupules du devoir. « S’il est beau à elle — pensait-il — d’épargner la tranquillité des derniers jours de sa grand’mère et, en se privant de l’amère douceur de la plainte, de ne pas accuser un mari coupable, est-il grand à moi, qui ai les torts, d’imiter son silence et de rester, après l’avoir trompée, trompant la marquise qui a été pour moi d’une affection si confiante ? Je l’aime toujours, elle, Hermangarde ; mais après ce qu’elle a surpris, peut-elle vraiment se croire aimée ? Elle qui touche à peine à la jeunesse, comprendrait-elle que je pusse l’aimer et cependant garder dans mon âme ces foudroyantes influences de dix ans passés avec Vellini ?… Absolue comme on est quand on est très jeune ; fière, pure et jalouse, elle ne comprendrait rien à ce mal enflammé du souvenir dont je suis la victime. Si je lui parlais de mes sentiments, elle attribuerait peut-être mes paroles les plus sincères à quelque égarement indigne d’elle, et dont elle se détournerait, en baissant les yeux. Non ! avec elle, son silence doit dicter mon silence. Mais avec la marquise, cette femme unique, qui comprend tout et qui connaît déjà ma vie, dois-je rester lâchement silencieux ?… Ne lui dois-je pas ma confession tout entière, moi qui lui en ai dit déjà la moitié ?… » Et il roulait incessamment dans son esprit de telles pensées. Ce qui le faisait hésiter encore, c’était de causer à une femme d’un si grand âge un chagrin tel qu’elle pourrait bien en mourir. Mais il se rassurait en pensant à la souple force de cet esprit, brisé par toutes les expériences de la vie ; à cette sagesse des vieillards qui empêche les blessures morales d’être mortelles, comme la sagesse des jeunes gens empêche les blessures physiques de les faire périr.

Les jours qui s’écoulèrent irritèrent davantage ce désir de dire tout à la marquise. Ils furent muets, renfermés, contraints. Ils traçaient entre Hermangarde et lui à peu près leur sillon accoutumé ; mais sous ce pli, visible seulement aux surfaces, il y avait des changements profonds : toute une dévastation d’intimité. Ils en souffraient cruellement tous deux. Épris comme ils l’étaient, mais comprimant en eux les sentiments qu’ils s’inspiraient, ils épuisèrent leurs forces dans ce tête-à-tête contenu et embrasé. Parfois, quand Ryno avait passé plusieurs heures auprès de cette femme si belle et si douce, si grave et si contenue, sur cette causeuse où ils avaient vécu dans l’abandon des plus tendres familiarités, le désir de rompre cette glace, l’amour, la pitié, le repentir, tout le poussait à la prendre dans ses bras et à lui dévoiler le fond de son cœur… mais la pensée qu’elle ne le croirait pas l’arrêtait. Jamais pourtant, c’était bien vrai, il ne l’avait autant aimée. Jamais il ne l’avait vue aussi touchante que sous la calme et pâle acceptation du malheur… Cet amour sans confiance, cette vie qui ne demandait qu’à se répandre et qu’il fallait comprimer, engendraient, pour lui encore plus que pour elle, des amertumes sans cesse dévorées et sans cesse renaissantes… Il s’en plaignait un soir à Vellini. Avec celle-là, du moins, il pouvait montrer la pensée dont il étouffait ! Elle le soulageait en l’écoutant. Ainsi, lien sur lien dans leur destinée ! Vellini n’était pas seulement la femme de son passé ; la vieille maîtresse, régnant, comme les rois de droit divin, en vertu des traditions et du souvenir ; le génie des ruines de sa jeunesse ; elle était aussi la femme avec laquelle il pouvait être franc, à laquelle il pouvait tout dire, près de qui il se dilatait dans la confiance quand il n’en pouvait plus… quand la main qui étreignait son cœur était lasse et qu’il avait besoin de respirer !

— « Oui, Vellini, — lui disait-il un soir, dans cette caverne qui abritait leurs entrevues ; — oui, Vellini, cette vie sans abandon, sans vérité, m’est insupportable. Mon courage est à bout… j’étouffe. Le front de ton Ryno n’a pas été fait pour tenir sous un masque. Un de ces jours, je le sens, le masque ou le front éclatera. »

Le jour expirait dans le crépuscule. Elle avait allumé sous la voûte du noir souterrain une de ces torches de résine semblables à celles que les pêcheurs penchent la nuit au bord de leurs barques, pour tromper le poisson qu’ils pêchent. Elle le regardait à cette lueur rougeâtre… La pitié ne respirsait pas en elle, à l’aspect de son ancien amant malheureux, mais l’attention froide, profonde, inflexible. Elle étudiait le visage altéré de Ryno, comme le chirurgien étudie les dernières crispations des fibres, avant qu’elles cessent de tressaillir.

On le sait, elle avait sa conviction exaltée que l’amour de Marigny pour Hermangarde n’aurait qu’un temps, et elle se demandait si ces douleurs en étaient, alors, les dernières phase.

— « Tu l’aimes donc toujours, puisque tu souffres ainsi ? — lui dit-elle de sa voix basse et étendue.

— Je ne l’ai jamais plus aimée ! — dit Ryno, avec une mélancolie passionnée. — Ni sa froideur, ni le sentiment de mes torts, ni l’ivresse puisée sur ton sein, Vellini, ni cette intimité de dix ans, refaite par nous en secret, sur cette côte perdue, et qui devrait être, n’est-ce pas ? une diversion puissante à cet amour que je sens pour elle, n’ont pu l’affaiblir dans mon cœur. Je l’aime autant que si elle était la jeune fille d’il y a quinze mois ! Que dis-je ? je l’aime davantage. Ce que j’éprouve auprès de toi, Vellini, ne ressemble en rien à ce que je sens près d’elle. Vous n’êtes rivales que de nom. Toi, tu es un de ces êtres qu’on ne sait comment nommer, un inexplicable pouvoir fait avec les débris d’un amour détruit, qui, à certains jours, se mettent à reflamber comme des laves mal éteintes. Mais elle, Vellini, c’est l’amour même, avec ses voluptés et ses souffrances. Le bonheur qu’elle m’a donné, j’en ai soif toujours. Je n’en ai pas perdu le goût, même sur tes lèvres rouges, quand je les ai retouchées des miennes, ô mon brasier ! Tu ne m’as rien fait oublier d’elle. Le sentiment de son amour blessé m’interdit le bonheur dans ses bras, mais cette fierté la rend plus noble à mes yeux, comme elle la rend plus belle. Elle augmente tous les désirs de mon amour. Vivre près d’elle, comme j’y vis maintenant, dans tous les détails de la vie domestique, et ne pas oser lui montrer, à cette femme qui est à moi pourtant, qui est ma femme aux yeux de Dieu et des hommes, au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré dans les sentiments et dans les lois ; ne pas oser lui montrer ce qu’elle est pour moi, rester avec le poids de mon âme, lié de respect à ses pieds et mourir à chaque instant de ce supplice, ah ! voilà ce que tu ne comprendras pas, Vellini, toi qui fais toujours ce que tu veux ; toi qui n’as jamais résisté bien longtemps à ton impétueuse nature. Mais sache-le de moi, c’est bien cruel ! »

Son angoisse était si sincère, qu’ils restèrent tous deux en silence, lui ne parlant plus, elle écoutant toujours… On n’entendait que le vent qui sifflait par les meurtrières de la roche et le pétillement de la résine qui brûlait… Ryno, à moitié affaissé sur le banc où elle était assise, avait, avec les nonchalances d’une âme lassée, posé sa tête sur les genoux de cette ancienne maîtresse, qui le consolait en l’écoutant. Singulière confidence d’un amour qui n’était pas pour elle ! Elle lui coulait l’extrémité de ses doigts fins le long des tempes, comme si elle eût voulu magnétiser sa douleur. Elle comprenait bien qu’il souffrît, mais elle ne comprenait pas ces deux délicatesses de fierté invincible, qui se plaçaient entre Marigny et sa femme comme un mur de cristal, imperceptible mais résistant. Femme exclusive, qui avait les yeux de l’âme brûlés par l’amour, comme il y a des yeux de chair brûlés par la flamme ; créature obtuse qui n’admettait pas qu’il y eût dans l’âme humaine quelque chose qui dût l’emporter sur l’amour.

Aussi se tenait-elle muette, étonnée, regardant la tête de Ryno sur ses genoux ; les yeux couverts par les franges noires de ses paupières ; cachant dans l’ombre descendante de son front projeté en avant le sourire de je ne sais quel mépris errant à ses lèvres, à ses lèvres labourées par tant de baisers, et sur lesquelles rien n’avait jamais étincelé que l’amour et que la colère. Penchée comme elle l’était sur Ryno, elle le couvrait tout entier de son corps incliné, en le regardant. Lui, la voyait de bas en haut, à la lueur fumeuse de la torche qui donnait aux lignes de son buste les tremblements incertains d’une apparition. La vue attachée à la sienne, comme deux courants qui plongent l’un dans l’autre ; magnétisé par ces doigts qui promenaient leur toucher à la racine de ses cheveux, Marigny sentit bientôt ses nerfs agacés se détendre, et tout son être s’en aller dans une torpeur indicible. Des lueurs bleues comme les vibrations de la lumière des étoiles, jouèrent devant ses yeux alanguis, comme si elles fussent tombées des regards fascinants de Vellini. Des sons vagues tintèrent dans sa tête et dans ses oreilles, comme s’il eût perçu à travers le silence les oscillations de l’éther. Malgré le froid de la grotte, une chaleur moite, subtile, énervante, l’enveloppa en le pénétrant. Venait-elle des genoux qui servaient d’oreiller à sa tête accablée ? Il ne le savait pas ; il ne se le demandait pas ; mais il souffrait moins, le corps sur les genoux de cette femme dont l’âme ne ressemblait pas à une autre âme. Il lui sembla qu’elle ralentissait les palpitations de son cœur. Elle endormait peu à peu la douleur morale sous de profonds aiguillons de volupté, semblables aux frissons de la fièvre, quand elle commence à nous venir. S’étonnait-il de cela ?… Impuissante à consoler autrement que comme les parfums et les breuvages, cette femme, ce souffle plutôt qu’une âme, enivrait la souffrance avec les ondulations de son haleine, l’aimant constellé de ses yeux, la peau titillante de ses mains. Ce qu’on raconte de la baguette des fées, qui épanchent des rayons enchantés sur ceux qu’elles touchent ou qu’elles douent ; ce qu’on dit des philtres des magiciennes, elle le justifiait, elle aurait pu le faire croire ; et lui qui le sentait, lui dont elle fomentait les blessures au cœur avec les attouchements ailés de ses mains éparses, et transfondant à tous les réseaux de ses veines des flots de vivante électricité, il ne put s’empêcher, dans les hallucinations de son être, de penser à ces créatures surnaturelles dont les incantations étaient autrefois si puissantes, à ces philtres dont elle lui avait sans cesse parlé depuis dix ans, avec d’incorrigibles superstitions qu’il n’avait pu vaincre, et il lui dit avec la fièvre qu’elle allumait en lui par la fièvre :

— « Ô Vellini, magicienne de ma vie, je crois parfois, quand je suis avec toi, qu’il y a des philtres pour endormir ce que le cœur souffre. Ah ! s’il y en avait, ma charmeresse, comme je te dirais de m’en verser !

— Oui ! il y en a, » répondit elle, heureuse de voir Ryno partager pour un instant les folles croyances dont il avait toujours souri.

Mon Dieu ! le philtre, c’était elle-même. Et comme elle lui en avait versé les arômes dans ses intangibles caresses, elle lui en versa bientôt l’essence dans ces étreintes qui fondent deux corps comme deux liquides qui se pénètrent. Ils restèrent longtemps à l’épuiser. La torche s’était consumée… Ryno, presque évanoui sous des sensations qui semblaient lui avoir enlevé son âme sans le faire souffrir, reprit le sentiment de l’existence au contact de quelque chose d’humide et de chaud, qui coula sur son front et sur ses lèvres, et que l’air de la grotte froidit et sécha… Ils étaient comme perdus dans cette obscurité profonde. Quand ils en sortirent, la nuit s’avançait, noire, mais belle comme la fille du Cantique des cantiques. La mer s’entendait sans qu’on la vît, et les dunes des grèves dessinaient à peine dans les airs assombris une ligne sinueuse entre le sable et le ciel à l’horizon.

C’était une de ces bonnes nuits que bénissent (s’ils bénissent quelque chose !) les contrebandiers de ces rivages. Protégés par d’épaisses ténèbres, Ryno et Vellini descendirent ensemble cette falaise que d’ordinaire ils redescendaient séparés. Marigny conduisit la Magalaise jusqu’au petit pont ; et la prenant dans ses bras, cette femme intrépide qui traversait pour lui une lieue de grève sous la garde de son poignard et de son intrépidité, il l’embrassa une fois encore avec le sentiment d’un homme qui s’est interrompu de souffrir et qui va reprendre sa douleur. Il s’en revint au manoir, à pas lents, écoutant de loin la Vellini, qui chantait, en gagnant les Rivières, la vieille romance Espagnole :


Yo me era Mora Morayma
Morilla d’un bel catar
, etc.


La voix s’éloignait et se veloutait, tout en s’éloignant. Mais elle était si vibrante et d’une si mâle gravité, qu’elle résonnait dans l’étendue, comme si les sables mous des mielles avaient été des pavés de marbre retentissants. Paroles, air, voix, expression, tout était nouveau pour ces rivages qui n’avaient jamais entendu de chant pareil. Ryno l’écoutait encore en montant le perron du manoir, et les derniers accents en frémissaient à ses oreilles lorsqu’il entra dans le salon où se tenait sa femme. Trop convalescente pour sortir chaque fois que son mari sortait ; craignant d’ailleurs d’être importune ; soupçonnant qu’il retournait de temps en temps au Bas-Hamet revoir cette femme, sortie elle ne savait d’où, et que le vieux Griffon appelait la Mauricaude des Rivières, Hermangarde était restée au coin du feu à terminer la tapisserie d’un fauteuil qu’elle destinait à sa grand’mère. Ryno entra doucement dans le salon où elle était seule, endormant le bruit de ses pas sur l’épaisseur des tapis, mais elle n’avait pas besoin de lever la tête pour bien savoir qu’il était là.

— « Enfin, vous voilà ! — lui dit-elle, et ne voulant pas faire de cet enfin un reproche, elle ajouta, de ce ton simple qu’elle mettait par-dessus ses peines ; — je vous attendais pour le thé. »

Deux tasses de porcelaine rose diaphane étaient en effet sur la table. En disant ces mots, elle leva les yeux vers lui avec un suave mais triste sourire, mais ce sourire ne s’acheva pas… Une inexprimable épouvante la frappa d’une pâleur verte.

— « Ô mon Dieu ! — s’écria-t-elle, — qu’y a-t-il ? Quel sang avez-vous au visage ?… Qui vous a blessé ?… » Et elle se jeta à lui, mais elle chancela.

Ce fut lui qui se jeta à elle. Il s’était vu dans la glace de la cheminée. Son visage, teint de sang séché, avait un aspect affreux.

C’était cela qu’il avait senti couler sur lui dans la grotte. Dernière folie de sa folle sauvage, qui croyait au charme du sang pour expliquer la fidélité du cœur ! Lorsque, la tête sur ses genoux et dans des égarements qu’il se reprochait, il lui avait demandé des philtres, elle s’était coupé avec les dents quelque veine, pour lui en donner un qu’il connaissait, et dont la mystérieuse influence faisait tout oublier — excepté elle — à celui qui en avait bu.