Une vieille maîtresse/Partie 2/9

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 141-154).


IX

LA ROBE ROUGE


Quand M. de Marigny arracha Vellini à une mort certaine si elle fût restée quelques secondes de plus sur le rebord où elle s’était placée, — car pour bien comprendre le danger qu’elle avait couru, il faut se représenter la Vigie ayant pour base une anfractuosité de falaise qui continue, sous le pied de cette tour élevée, de surplomber la mer d’une grande hauteur, — il était deux heures d’après-midi, et le temps, brumeux le matin, avait contracté, sous une fraîche brise nord est, la pureté et la clarté du cristal. Le soleil levé derrière Barneville, — maintenant sur Saint-Georges, — frappait obliquement la plate-forme où venait de se passer une scène bien étrangère aux mœurs calmes de ces rivages. Cette scène passionnée, dont le théâtre s’était trouvé entre le ciel, la terre et l’eau, devait n’avoir, à ce qu’il semblait, d’autres témoins que Dieu et les goélands qui étaient passés sur la tête de Ryno et de Vellini, et qui, effrayés de leurs voix, étaient montés plus haut de quelques coups d’aile. Par un hasard inaccoutumé sur ces plages, longées toujours par quelque brick tirant vers Cherbourg ou par les bateaux côtiers occupés à la pêche, il n’y avait pas le triangle d’une seule voile en mer. Aucun être vivant ne se montrait non plus dans les mielles, pas même le douanier, que le froid de la saison (déjà avancée) avait fait rentrer dans son trou de sable. Tout était désert. Ce n’était pas l’heure des jambes nues, des pêcheurs de crevettes et de homards, qui ne vont à la mer que quand elle est basse et quand les rochers sont découverts. Personne n’avait donc aperçu, de près ou de loin, ce groupe étrange qui s’agitait sur la plate-forme : personne, — excepté le seul être qui pût y prendre garde et en souffrir.

Hermangarde, après avoir écrit une longue lettre à sa grand’mère, avait sonné et demandé où était M. de Mrigny. Pouvait-elle être jamais longtemps sans son Ryno ? Sa femme de chambre lui ayant dit que monsieur était sorti depuis une heure : « C’est bien, — répondit Hermangarde, — je le retrouverai, » et elle prit la résolution de sortir.

— « Madame aura froid et madame est souffrante, — lui objecta sa femme de chambre, tout en lui passant sa pelisse bleuâtre.

— Je m’envelopperai bien, — répondit gaiement Hermangarde. Et elle ramena sur sa tête son capuchon ouaté, par-dessus lequel elle noua son mouchoir brodé, de peur du vent.

— C’est une imprudence, — fit encore la femme de chambre. — Madame veut-elle au moins que je l’accompagne ?

— Non ! — répondit Hermangarde, — restez. » Et elle sortit seule, comme elle le faisait souvent sur cette côte où tout le monde la connaissait et l’aimait, et où le respect qu’on avait pour elle protégeait suffisamment sa solitude.

« Par où prendrai-je pour le trouver ? » se dit-elle quand elle eut refermé la grande porte de la cour, brunie par les pluies. Elle alla d’abord vers le petit pont, du côté de Barneville. Puis en s’avançant et ne voyant personne, elle revint sur son chemin, et, passant au pied des escaliers adossés au mur de sa demeure, elle se dirigea vers la falaise, que Marigny, ainsi qu’elle, préférait à toutes les promenades d’alentour. Il y avait à peu près sept cents pas du manoir de Flers à la falaise, et on les faisait sur les galets qui bordaient le havre. Comme ce jour-là n’était pas grande marée, elle put poser ses pieds, sans les mouiller, sur ces galets couverts de coquillages. Ayant dépassé la ligne des dernières maisons de Carteret qui regardent ce havre tranquille, elle trouva sous les dunes, qui se prolongent en chaîne jusqu’à la falaise, un vieux matelot qui raccommodait des filets, assis dans la carcasse pourrie d’une barque hors de service et tirée à la grève. Il travaillait par la force de l’habitude, car il était plus d’à moitié aveugle, et de plus il avait la face tournée vers la mer, dont ses narines de bronze aspiraient le vent mordant.

— « Bonjour, père Griffon, » lui dit-elle. Elle possédait cette mémoire qui fait aimer les reines. Il n’y avait pas un mendiant, pas un pêcheur, pas un ramasseur de varech sur cette plage, qu’elle n’eût pu appeler par son nom.

— « Est-ce que vous n’auriez pas vu passer mon mari ? — ajouta-t-elle.

— Les coups de vent, la poudre et l’âge — répondit le vieux matelot — ne m’ont pas laissé beaucoup d’yeux. Mais j’crais que j’ai vu filer M. de Marigny du côté de la falaise, il y a une heure, avec ses chiens.

— Comme la mer se relire, — pensa-t-elle, — il sera probablement du côté de notre niche bien-aimée. »

Elle désignait par là un creux de rocher dans le bas de la montagne, où ils avaient ensemble passé bien des heures. Ils y venaient voir la mer quand elle se retire après le plein, comme un grand filet qu’on reploie. Ils y étaient à l’abri du vent et de la pluie. La roche y formait des sièges grossiers, sculptures naturelles où ils s’asseyaient pour causer et lire ; Hermangarde pour travailler à quelque ouvrage de broderie, tandis que Marigny abattait à coups de fusil les goélands et les mouettes, que ses chiens allaient chercher au loin dans le flot. Cet angle profond, leur niche, était précisément placé au coude que formait la falaise, au-dessous de la Vigie. Au moment où Hermangarde arrivait de ce côté, son regard errant fut attiré par le rouge, au soleil, de la robe d’une femme qui parut toute droite, dans l’embrasure de deux créneaux, le dos tourné à l’abîme, comme si elle eût eu peur, tout en l’affrontant. Presque au même instant, les bras d’un homme entourèrent cette femme et deux têtes disparurent derrière les créneaux. De si loin, elle ne pouvait juger quelle était cette robe rouge, mais de quelle distance n’eût-elle pas reconnu Ryno ?

Un frisson lui passa dans la racine des cheveux. Le même, lui sembla-t-il, qui y était passé la nuit précédente, quand elle avait ouï ce cri de femme que Ryno avait pris pour une ruse de fraudeur, « Ah ! la ruse, la fraude ! » pensa-t-elle, en faisant tout à coup dans sa tête des associations d’idées foudroyantes, terribles ! Elle se retint sur cette pente d’éclairs, car elle sentait qu’elle devenait folle. Elle prit sa tête à deux mains pour se la rasseoir ; puis elle sourit comme réveillée d’un rêve et se dit avec une pensée qui tuait l’égarement : « Pardonne-moi, Ryno ! »

Mais elle n’en courut pas moins vers la falaise et commença de la gravir. Quoiqu’elle fût une robuste femme, mieux découplée que pas une de ces filles de Normandie qui scient le blé et vont traire, le soir, la cruche de cuivre sur l’épaule, elle ne pouvait monter vite cette pente raide et longue et courir contre cet escarpement qui la défiait et résistait à ses efforts. Il fallait du temps pour arriver à la Vigie. Elle s’arrêtait, puis reprenait d’un pas rapide son dur chemin. Elle vit un pâtre qui descendait quand elle montait, poussant devant lui deux brebis maigres. Elle lui demanda, comme au vieux matelot, s’il avait vu M. de Marigny.

« Il est là-bas avec une belle dame, — répondit l’enfant. Il l’appelait belle parce qu’elle était en rouge, ce sauvage enfant !

— Où, là-bas ? — fit-elle. — Sur la Vigie ?…

— Non, là-bas, » dit l’enfant ; et il lui montra le côté de la roche opposé à la tour.

Cela était possible. La falaise est si vaste ! On la monte si lentement ! Elle savait avec quelle peine elle la montait… Cependant, l’enfant pouvait se tromper. Il avait l’air idiot d’ailleurs… Elle continua son ascension vers la Vigie. Quand elle y arriva, épuisée, l’enfant avait dit vrai : ils n’y étaient plus. Ah ! qui comprendra cette souffrance ? Elle appela Ryno. Elle attendit, elle écouta, elle regarda cette embrasure où elle avait vu cette femme que les bras de son mari en avaient arrachée devant elle. « Eh bien, — dit-elle, pâle de crainte, d’inquiétude, de douleur pressentie, — qu’y a-t-il là qui doive me troubler ? Elle allait se tuer, il l’aura sauvée. Qu’y a-t-il là qui doive me faire l’horrible mal que je ressens ?… » Et tout en raisonnant, elle pleurait sans savoir qu’elle pleurait. Cette femme inconnue, quelque chose lui soufflait que, pour Ryno, ce n’était pas une inconnue, rencontrée là au moment où elle allait se jeter à l’eau. L’instinct du malheur défaisait tous ses raisonnements. Il opposait à la raison son épouvantable évidence. Ah ! quand le malheur met sur nos cous sa main longtemps suspendue, nous avons beau passer les mains de nos corps sur nos nuques d’esclaves afin de nous attester qu’il n’y a rien, l’âme, qu’on ne trompe point, a entendu le bruit de la ferrure, et l’atroce carcan est crocheté !

Elle resta longtemps sur la falaise, cherchant Ryno et ne voyant rien. Elle erra sur ce rocher où l’herbe était si courte et si glissante, et comme elle était déjà dans une disposition souffreteuse, elle augmenta sa souffrance. Mais qu’étaient les peines de son corps en comparaison de celles de son esprit ?… L’idée qu’elle avait écartée, par un généreux effort de sa volonté et de sa foi en Ryno, lui revenait à pas lents dans la pensée. Elle avait, on l’a vu, appris par le monde que M. de Marigny avait été un libertin. Madame de Mendoze n’était pas la seule femme qu’il eût entraînée. Ainsi le passé de son mari, qu’elle avait toujours grandi et poétisé, lui apparut sous un aspect menaçant. Elle attisa avec ce passé mille jalousies dans son sein : « Quand un homme a été libertin, — pensait-elle avec la sainte horreur de l’innocence, — guérit-il jamais de ce vice, — qu’elle regardait comme une maladie, — et quelque accès de cette fureur dégradante aurait-il repris Ryno ? Qu’était cette femme rouge ?… Si lorsque je vais le voir il n’est plus avec elle et s’il se tait, je ne le saurai jamais !… » Et cette idée la plongeait dans une perspective d’inquiétudes éternelles, car elle connaissait sa noble nature. Elle savait qu’il y avait dans son cœur une fierté de réserve que la douleur la plus cruelle ne vaincrait pas. Elle devait, comme tout ce qui est grand sur la terre, périr par ses qualités mêmes. La pensée d’une question ou d’une plainte révoltait cette âme choisie. « Si ton mari te trompait jamais, — lui avait demandé un jour de son adolescence une de ses amies de pension, — que ferais-tu ? — Je souffrirais en silence, — avait-elle répondu, — jusqu’à la mort. Ma douleur serait mon secret. — Tu te sens donc bien forte ? — lui dit son amie. — Non, — fit-elle ; — je suis peut-être plus faible que toi, et peut-être serait-ce par faiblesse que je me tairais. » Elle se trompait alors, la généreuse fille, en prenant pour de la faiblesse la délicatesse d’une âme fière à la manière des anges, sans égoïsme et sans hauteur, et la plus divine des choses divines : la pudeur d’un sentiment profond, qui, quand il souffre, se cache sous des larmes héroïquement essuyées, comme, quand il était heureux, il se cachait sous des rougeurs.

Cependant, lasse d’errer en vain, d’appeler en vain, de souffrir en vain, succombant sous les incertitudes, le corps affaissé, les yeux brûlés de larmes et de vent, elle se mit à descendre la falaise, croyant que Ryno pourrait être rentré ; car les heures avaient marché comme elle. Le soleil s’inclinait ; les brumes dispersées le matin se reformaient çà et là ; on ne voyait plus qu’un pan du manteau bleu de la mer partie, traîner là-bas, à l’horizon, du côté de Jersey. Sur toute une vaste surface, les rochers verdâtres montraient leurs pointes dressées entre les fosses d’eau qui les séparent, comme une foule de petits lacs de toute forme et de toute grandeur. Le froid cinglait. Elle marcha vite, moins pour fuir cette atmosphère cruelle d’un soir de novembre, que pour retrouver celui qu’elle avait cherché depuis si longtemps. Elle repassa près du vieux matelot, qui était levé dans sa barque à sec, et qui, sur le point de regagner Carteret, pliait son filet en sifflant.

— « Vous n’avez donc pas rencontré M. de Marigny ? — lui dit-il avec une familiarité respectueuse. — Il vient de dévaler des dunes à l’instant même et a pris le chemin du manoir.

— Était-il seul ? — fit-elle vivement. Question qu’elle ne put retenir et dont elle rougit comme d’une bassesse. Le beau sang des Polastron monta presque aussi vite à son noble front que la question jaillit de ses lèvres.

Vere !  » dit le vieux Griffon, qui avait plus d’une fois emporté son patois normand au bout du monde, mais qui l’en avait toujours rapporté.

Elle courut plutôt qu’elle ne marcha le long du havre, mais elle vit bientôt Ryno revenir à elle aussi vite qu’elle allait à lui. Le premier soin de M. de Marigny rentré avait été de demander sa femme. On lui avait répondu qu’elle était sortie pour le chercher depuis plus de deux heures. L’inquiétude le saisit. Il savait sa femme indisposée ; il craignit qu’elle n’eût froid sur la côte si tard. Il prit vite pour elle un grand manteau de martre zibeline et se précipita à sa recherche. Quand il la vit qui revenait, il s’élança vers elle avec la rapidité de la flèche. Mécontent de lui-même, irrité presque contre sa faiblesse pour avoir partagé les émotions de la scène de la Vigie, il avait besoin de revoir l’ovale de ce calme visage, l’astre sans nuage de sa vie, et de plonger son âme dans l’eau bleue de ces yeux charmants d’où elle devait sortir rafraîchie et purifiée, comme d’une céleste fontaine.

Que ne devint-il pas quand il vit le ravage de deux heures d’angoisse sur les traits d’Hermangarde ?… Pour la première fois, ces traits placides étaient frappés de la mate meurtrissure des larmes. Avec son mouchoir noué sous son menton et qui lui encadrait le visage comme la bandelette d’une coiffure juive, elle avait la beauté touchante des femmes belles qui ont beaucoup pleuré ; car la beauté vraie de la femme est peut-être d’être victime. Ryno, en la regardant, eut comme un éblouissement aux yeux et une contraction dans le cœur.

— « Mon Dieu ! qu’avez-vous, — lui dit-il, — et pourquoi êtes-vous sortie ?

— Je suis lasse et je souffre un peu, — répondit-elle avec un sourire. Elle avait la douceur de ne pas mentir en disant qu’elle souffrait, — Je suis sortie et j’ai trop marché, — ajouta-t-elle en prenant le bras qu’il lui offrit.

« Comme vous avez été longtemps ! — lui dit-elle. — J’ai cru vous voir sur la Vigie et j’y suis montée, mais vous n’y étiez déjà plus. »

Son bras tremblait sur le bras de son mari. Sa voix tremblait ; elle était allée aussi loin qu’elle pouvait aller sans lui adresser une question défiante ou jalouse. Ryno, à son : j’ai cru vous voir, — parole qui tomba doucement de ses lèvres, comme une goutte de sang d’une plaie qui commence à saigner, — Ryno comprit qu’elle l’avait vu, et si elle l’avait vu, elle avait vu Vellini. Il resta muet, comme un homme pris entre deux dangers. Mentir eût été inutile. Dire vrai, dire tout, c’eût été jeter dans l’âme d’Hermangarde des appréhensions bien plus cruelles, bien plus redoutables que celles qui y germaient déjà. D’ailleurs, il est, dans le passé des hommes, de ces confidences qu’un mari qui a l’âme élevée ne peut jamais faire à sa femme. Il baissa le front et se tut, navré de ce silence forcé, navré de ce qu’il devinait dans l’âme d’Hermangarde. Elle se tut aussi, la malheureuse, accablée par le silence de son mari, qui ne lui racontait pas sa journée et qui attachait par là dans son cœur une éternelle inquiétude. Ils regagnèrent leur manoir, leur doux nid d’alcyon dans lequel entrait avec eux le grain noir de la tempête, — de la cruelle tempête du cœur. Ils souffraient. Ryno souffrait pour Hermangarde. Il avait la connaissance de ce cœur retenu jusque dans la caresse. Ce Sphinx de félicité muette qui jamais ne disait son dernier mot et se cachait dans l’abîme de lui-même, sous l’étreinte de la volupté, il savait qu’il serait un Sphinx de douleur dévorée, quand il se mettrait à souffrir. On a vu de ces chastes créatures, plus hautes que la vie, qui aimaient mieux mourir que de livrer, pour guérir, un mystère de leur corps à la Science, Hermangarde était de cette race d’âmes ; marbres purs qui ne se raient pas, car se rayer, c’est commencer de s’entr’ouvrir : et elles restent fermées. L’Amour, le Mariage, la Douleur, la Vieillesse, tout en les pénétrant, tout en les cueillant, tout en les foulant aux pieds, ne déclosent pas entièrement ces âmes divines, qui gardent jusqu’à la mort, dans un coin de leur âme, comme une silencieuse et inaccessible virginité.