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Une ville flottante/VIII

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Hetzel (p. 26-29).

VIII


La nuit du mercredi au jeudi fut assez mauvaise. Mon cadre s’agita extraordinairement, et je dus m’accoter des genoux et des coudes contre sa planche de roulis. Sacs et valises allaient et venaient dans ma cabine. Un tumulte insolite emplissait le salon voisin, au milieu duquel deux ou trois cents colis, provisoirement déposés, roulaient d’un bord à l’autre, heurtant avec fracas les bancs et les tables. Les portes battaient, les ais craquaient, les cloisons poussaient ces gémissements particuliers au bois de sape, les verres et les bouteilles s’entre choquaient dans leurs suspensions mobiles, et des cataractes de vaisselles se précipitaient sur le plancher des offices. J’entendais aussi les ronflements irréguliers de l’hélice et le battement des roues qui, alternativement émergées, frappaient l’air de leurs palettes. À tous ces symptômes, je compris que le vent avait fraîchi et que le steam-ship ne restait plus indifférent aux lames du large qui le prenaient par le travers.

À six heures du matin, après une nuit sans sommeil, je me levai. Cramponné d’une main à mon cadre, de l’autre je m’habillai tant bien que mal. Mais, sans point d’appui, je n’aurais pu tenir debout, et je dus lutter sérieusement avec mon paletot pour l’endosser. Puis je quittai ma cabine, je traversai le salon, m’aidant des pieds et des mains, au milieu de cette houle de colis. Je montai l’escalier sur les genoux comme un paysan romain qui gravit les degrés de la Scala santa de Ponce-Pilate, et enfin j’arrivai sur le pont, où je m’accrochai vigoureusement à un taquet de tournage.

Plus de terre en vue. Le cap Clear avait été doublé dans la nuit. Autour de nous cette vaste circonférence tracée par la ligne d’eau sur le fond du ciel. La mer, couleur d’ardoise, se gonflait en longues lames qui ne déferlaient pas. Le Great-Eastern, pris par le travers, et qu’aucune voile n’appuyait, roulait effroyablement. Ses mâts, comme de longues pointes de compas, décrivaient dans l’air d’immenses arcs de cercle. Le tangage était peu sensible, j’en conviens, mais le roulis était insoutenable. Impossible de se tenir debout. L’officier de quart, cramponné à la passerelle, semblait balancé dans une escarpolette.

De taquets en taquets, je parvins à gagner le tambour de tribord. Le pont, mouillé par la brume, était très-glissant. Je me préparais donc à m’accoter contre une des épontilles de la passerelle, quand un corps vint rouler à mes pieds.

C’était celui du docteur Dean Pitferge. Mon original se redressa aussitôt sur les genoux, et me regardant :

« C’est bien cela, dit-il. L’amplitude de l’arc décrit par les parois du Great-Eastern est de quarante degrés, soit vingt au-dessous de l’horizontale et vingt au-dessus.

— Vraiment ! m’écriai-je, riant, non de l’observation, mais des conditions dans lesquelles elle était faite.

— Vraiment, reprit le docteur. Pendant l’oscillation, la vitesse des parois est d’un mètre sept cent quarante-quatre millimètres par seconde. Un transatlantique, qui est moitié moins large, ne met que ce temps à revenir d’un bord à l’autre.

— Alors, répondis-je, puisque le Great-Eastern reprend si vite sa perpendiculaire, c’est qu’il y a excès de stabilité.

— Pour lui, oui, mais non pour ses passagers ! répliqua gaiement Dean Pitferge, car eux, vous le voyez, reviennent à l’horizontale, et plus vite qu’ils ne le veulent. »

Le docteur, enchanté de sa répartie, s’était relevé, et, nous soutenant mutuellement, nous pûmes gagner un des bancs de la dunette. Dean Pitferge en était quitte pour quelques écorchures, et je l’en félicitai, car il aurait pu se briser la tête.

« Oh ! ce n’est pas fini ! me répondit-il, et avant peu il nous arrivera malheur.

— À nous ?

— Au steam-ship, et, par conséquent, à moi, à nous, à tous les passagers.

— Si vous parlez sérieusement, demandai-je, pourquoi vous êtes-vous embarqué à bord ?

— Pour voir ce qui arrivera, car il ne me déplairait pas de faire naufrage ! répondit le docteur, me regardant d’un air entendu.

— Est-ce la première fois que vous naviguez sur le Great-Eastern ?

— Non. J’ai déjà fait plusieurs traversées… en curieux.

— Il ne faut pas vous plaindre alors.

— Je ne me plains pas. Je constate les faits, et j’attends patiemment l’heure de la catastrophe. »

Le docteur se moquait-il de moi ? Je ne savais que penser. Ses petits yeux me paraissaient bien ironiques. Je voulus le pousser plus loin.

« Docteur, lui dis-je, je ne sais sur quels faits reposent vos fâcheux pronostics ; mais permettez-moi de vous rappeler que le Great Eastern a déjà franchi vingt fois l’Atlantique, et que l’ensemble de ses traversées a été satisfaisant.

— N’importe ! répondit Pitferge. Ce navire « a reçu un sort », pour employer l’expression vulgaire. Il n’échappera pas à sa destinée. On le sait et on n’a pas confiance en lui. Rappelez-vous quelles difficultés les ingénieurs ont éprouvées pour le lancer. Il ne voulait pas plus aller à l’eau que l’hôpital de Greenwich. Je crois même que Brunnel, qui l’a construit, est mort « des suites de l’opération », comme nous disons en médecine.

— Ah ça ! docteur, repris-je, est-ce que vous seriez matérialiste ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que j’ai remarqué que bien des gens qui ne croient pas en Dieu, croient à tout le reste, même au mauvais œil.

— Plaisantez, monsieur, reprit le docteur, mais laissez-moi continuer mon argumentation. Le Great-Eastern a déjà ruiné plusieurs compagnies. Construit pour le transport des émigrants et le trafic des marchandises en Australie, il n’a jamais été en Australie. Combiné pour donner une vitesse supérieure à celle des paquebots transocéaniens, il leur est resté inférieur.

— De là, dis-je, à conclure que…

— Attendez, répondit le docteur. Un des capitaines du Great-Eastern s’est déjà noyé, et c’était l’un des plus habiles, car, en le tenant à peu près debout à la lame, il savait éviter cet intolérable roulis.

— Eh bien, dis-je, il faut regretter la mort de cet homme habile, et voilà tout.

— Puis, reprit Dean Pitferge, sans se soucier de mon incrédulité, on raconte des histoires sur ce steam-ship. On dit qu’un passager qui s’est égaré dans ses profondeurs, comme un pionnier dans les forêts d’Amérique, n’a jamais pu être retrouvé.

— Ah ! fis-je ironiquement, voilà un fait !

— On raconte aussi, reprit le docteur, que, pendant la construction des chaudières, un mécanicien a été soudé, par mégarde, dans la boîte à vapeur.

— Bravo ! m’écriai-je. Le mécanicien soudé ! E ben trovato. Vous y croyez, docteur ?

— Je crois, me répondit Pitferge, je crois très sérieusement que notre voyage a mal commencé et qu’il finira mal.

— Mais le Great-Eastern est un bâtiment solide, répliquai-je, et d’une rigidité de construction qui lui permet de résister comme un bloc plein, et de défier les mers les plus furieuses !

— Sans doute, il est solide, reprit le docteur, mais laissez-le tomber dans le creux des lames, et vous verrez s’il s’en relève. C’est un géant, soit, mais un géant dont la force n’est pas en proportion avec la taille. Les machines sont trop faibles pour lui. Avez-vous entendu parler de son dix-neuvième voyage entre Liverpool et New York ?

— Non, docteur ?

— Eh bien, j’étais à bord. Nous avions quitté Liverpool, le 10 décembre, un mardi. Les passagers étaient nombreux, et tous pleins de confiance. Les choses allèrent bien, tant que nous fûmes abrités des lames du large par la côte d’Irlande. Pas de roulis, pas de malades. Le lendemain, même indifférence à la mer. Même enchantement des passagers. Le 12, vers le matin, le vent fraîchit. La houle du large nous prit par le travers, et le Great-Eastern de rouler. Les passagers, hommes et femmes, disparurent dans les cabines. À quatre heures, le vent soufflait en tempête. Les meubles entrèrent en danse. Une des glaces du grand salon est brisée d’un coup de la tête de votre serviteur. Toute la vaisselle se casse. Un vacarme épouvantable ! Huit embarcations sont arrachées de leurs porte manteaux dans un coup de mer. En ce moment la situation devient grave. La machine des roues a dû être arrêtée. Un énorme morceau de plomb, déplacé par le roulis, menaçait de s’engager dans ses organes. Cependant l’hélice continuait de nous pousser en avant. Bientôt les roues reprennent à demi-vitesse ; mais l’une d’elles, pendant son arrêt, a été faussée ; ses rayons et ses pales raclent la coque du navire. Il faut arrêter de nouveau la machine et se contenter de l’hélice pour tenir la cape. La nuit fut horrible. La tempête avait redoublé. Le Great-Eastern était tombé dans le creux des lames et ne pouvait s’en relever. Au point du jour, il ne restait pas une ferrure des roues. On hissa quelques voiles pour évoluer et remettre le navire debout à la mer. Voiles aussitôt emportées que tendues. La confusion règne partout. Les chaînes-câbles, arrachées de leur puits, roulent d’un bord à l’autre. Un parc à bestiaux est défoncé, et une vache tombe dans le salon des dames à travers l’écoutille. Nouveau malheur ! la mèche du gouvernail se rompt. On ne gouverne plus. Des chocs épouvantables se font entendre. C’est un réservoir à huile, pesant trois mille kilos, dont les saisines se sont brisées, et qui, balayant l’entrepont, frappe alternativement les flancs intérieurs qu’il va défoncer peut-être ! Le samedi se passe au milieu d’une épouvante générale. Toujours dans le creux des lames. Le dimanche seulement, le vent commence à mollir. Un ingénieur américain, passager à bord, parvint à frapper des chaînes sur le safran du gouvernail. On évolue peu à peu. Le grand Great-Eastern se remet debout à la mer, et huit jours après avoir quitté Liverpool nous rentrions à Queen’s town. Or qui sait, monsieur, où nous serons dans huit jours ! »