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Une ville flottante/IX

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Hetzel (p. 29-32).


IX


Il faut l’avouer, le docteur Dean Pitferge n’était pas rassurant. Les passagères ne l’auraient pas entendu sans frémir. Plaisantait-il ou parlait-il sérieusement ? Était-il vrai qu’il suivît le Great-Eastern dans toutes ses traversées pour assister à quelque catastrophe ? Tout est possible de la part d’un excentrique, surtout quand il est anglais.

Cependant le steam-ship continuait sa route, en roulant comme un canot. Il gardait imperturbablement la ligne loxodromique des bateaux à vapeur. On sait que, sur une surface plane, le plus court chemin d’un point à un autre, c’est la ligne droite. Sur une sphère, c’est la ligne courbe formée par la circonférence des grands cercles. Les navires, pour abréger la traversée, ont donc intérêt à suivre cette route. Mais les bâtiments à voiles ne peuvent garder cette ligne, quand ils ont le vent debout. Seuls, les steamers sont maîtres de se maintenir suivant une direction rigoureuse, et ils prennent la route des grands cercles. C’est ce que fit le Great-Eastern en s’élevant un peu vers le nord-ouest.

Le roulis continuait. Cet horrible mal de mer, à la fois contagieux et épidémique, faisait de rapides progrès. Quelques passagers, hâves, exsangues, le nez pincé, les joues creuses, les tempes serrées, demeuraient quand même sur le pont pour y humer le grand air. Pour la plupart, ils étaient furieux contre le malencontreux steam-ship qui se comportait comme une véritable bouée, et contre la Société des Affréteurs, dont les prospectus portaient que le mal de mer « était inconnu à bord ».

Vers neuf heures du matin, un objet fut signalé à trois ou quatre milles par la hanche de bâbord. Était-ce une épave, une carcasse de baleine ou une carcasse de navire ? On ne pouvait le distinguer encore. Un groupe de passagers valides, réunis sur le roufle de l’avant, observait ce débris qui flottait à trois cents milles de la côte la plus rapprochée.

Cependant, le Great-Eastern avait laissé porter vers l’objet signalé. Les lorgnettes manœuvraient avec ensemble. Les appréciations allaient grand train, et entre ces Américains et ces Anglais pour lesquels tout prétexte à gageure est bon, les enjeux commençaient à monter. Parmi ces parieurs enragés, je remarquai un homme de haute taille, dont la physionomie me frappa par des signes non équivoques d’une profonde duplicité. Cet individu avait un sentiment de haine générale stéréotypé sur ses traits, auquel ne se fussent mépris ni les physionomistes ni les physiologistes ; le front plissé par une ride verticale, le regard à la fois audacieux et inattentif, l’œil sec, les sourcils très rapprochés, les épaules hautes, la tête au vent, enfin tous les indices d’une rare impudence jointe à une rare fourberie. Quel était cet homme ? Je l’ignorais, mais il me déplut singulièrement. Il parlait haut, et de ce ton qui semble contenir une insulte. Quelques acolytes, dignes de lui, riaient à ses plaisanteries de mauvais goût. Ce personnage prétendait reconnaître dans l’épave une carcasse de baleine, et il appuyait son dire de paris importants qui trouvaient immédiatement des teneurs.

Ces paris qui se montèrent à plusieurs centaines de dollars, il les perdit tous. En effet, cette épave était une coque de navire. Le steam-ship s’en approchait rapidement. On pouvait déjà voir le cuivre vertdegrisé de sa carène. C’était un trois-mâts, rasé de sa mâture, et couché sur le flanc. Il devait jauger cinq ou six cents tonneaux. À ses porte-haubans pendaient des carènes brisées.

Ce navire avait-il été abandonné par son équipage ? C’était la question, ou, pour employer l’expression anglaise, la « great attraction » du moment. Cependant, personne ne se montrait sur cette coque. Peut-être les naufragés s’étaient-ils réfugiés à l’intérieur ? Armé de ma lunette, je voyais depuis quelques instants un objet remuer sur l’avant du navire ; mais je reconnus bientôt que c’était un reste de foc que le vent agitait.

À la distance d’un demi-mille, tous les détails de cette coque devinrent visibles. Elle était neuve et dans un parfait état de conservation. Son chargement, qui avait glissé sous le vent, l’obligeait à conserver la bande sur tribord. Évidemment, ce bâtiment, engagé dans un moment critique, avait dû sacrifier sa mâture.

Le Great-Eastern s’en approcha. Il en fit le tour. Il signala sa présence par de nombreux coups de sifflet. L’air en était déchiré. Mais l’épave demeura muette et inanimée. Dans tout cet espace de mer circonscrit par l’horizon, rien en vue. Pas une embarcation aux flancs du bâtiment naufragé.

L’équipage avait eu sans doute le temps de s’enfuir. Mais avait-il pu gagner la terre, distante de trois cents milles ? De frêles canots pouvaient-ils résister aux lames qui balançaient si effroyablement le Great-Eastern ? À quelle date d’ailleurs remontait cette catastrophe ? Par ces vents régnants, ne fallait-il pas chercher plus loin, dans l’ouest, le théâtre du naufrage ? Cette coque ne dérivait-elle pas depuis longtemps déjà sous la double influence des courants et des brises ? Toutes ces questions devaient rester sans réponse.

Lorsque le steam-ship rangea l’arrière du navire naufragé, je lus distinctement sur son tableau le nom de Lérida ; mais la désignation de son port d’attache n’était pas indiquée. À sa forme, à ses façons relevées, à l’élancement particulier de son étrave, les matelots du bord le déclaraient de construction américaine.

Un bâtiment de commerce, un vaisseau de guerre, n’eût point hésité à amariner cette coque, qui renfermait sans doute une cargaison de prix. On sait que, dans ces cas de sauvetage, les ordonnances maritimes attribuent aux sauveteurs le tiers de la valeur. Mais le Great-Eastern, chargé d’un service régulier, ne pouvait prendre cette épave à sa remorque pendant des milliers de milles. Revenir sur ses pas pour la conduire au port le plus voisin était également impossible. Il fallut donc l’abandonner, au grand regret des matelots, et bientôt ce débris ne fut plus qu’un point de l’espace qui disparut à l’horizon. Le groupe des passagers se dispersa. Les uns regagnèrent leurs salons, les autres leurs cabines, et la trompette du lunch ne parvint même pas à réveiller tous ces endormis, abattus par le mal de mer.

Cette épave était une coque de navire.

Vers midi, le capitaine Anderson fit installer les deux misaines goélettes et la misaine d’artimon. Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les matelots essayèrent aussi d’établir la brigantine enroulée sur son gui, d’après un nouveau système. Mais le système était « trop nouveau », sans doute, car on ne put l’utiliser, et cette brigantine ne servit pas de tout le voyage.