Texte validé

Une ville flottante/X

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Hetzel (p. 32-38).


X


Malgré les mouvements désordonnés du navire, la vie du bord s’organisait. Avec l’Anglo-Saxon, rien de plus simple. Ce paquebot, c’est son quartier, sa rue, sa maison qui se déplacent, et il est chez lui. Le Français au contraire a toujours l’air de voyager, — quand il voyage.

Ceux-là, me dit-il, ce sont les gens du Far-West.

Lorsque le temps le permettait, la foule affluait sur les boulevards. Tous ces promeneurs, qui tenaient leur perpendiculaire malgré les inclinaisons du roulis, avaient l’air d’hommes ivres, chez lesquels l’ivresse eût provoqué au même moment les mêmes allures. Quand les passagères ne montaient pas sur le pont, elles restaient soit dans leur salon particulier, soit dans le grand salon. On entendait alors les tapageuses harmonies qui s’échappaient des pianos. Il faut dire que ces instruments, « très-houleux », comme la mer, n’eussent pas permis au talent d’un Litz de s’exercer purement. Les basses manquaient quand ils se portaient sur bâbord, et les hautes, quand ils penchaient sur tribord. De là des trous dans l’harmonie ou des vides dans la mélodie, dont ces oreilles saxonnes ne se préoccupaient guère. Entre tous ces virtuoses, je remarquai une grande femme osseuse qui devait être bien bonne musicienne ! En effet, pour faciliter la lecture de son morceau, elle avait marqué toutes les notes d’un numéro et toutes les touches du piano d’un numéro correspondant. La note était-elle cotée vingt-sept, elle frappait la touche vingt-sept. Était-ce la note cinquante-trois, elle attaquait la touche cinquante-trois. Et cela, sans se soucier du bruit qui se faisait autour d’elle, ni des autres pianos résonnant dans les salons voisins, ni des maussades enfants qui venaient à coups de poing écraser des accords sur ces octaves inoccupées !

Pendant ce concert, les assistants prenaient au hasard les livres épars çà et là sur les tables. Un d’eux y rencontrait-il un passage intéressant, il le lisait à voix haute, et ses auditeurs, écoutant avec complaisance, le saluaient d’un murmure flatteur. Quelques journaux traînaient sur les canapés, de ces journaux anglais ou américains qui ont toujours l’air vieux, bien qu’ils ne soient jamais coupés. C’est une opération incommode que de déployer ces immenses feuillets qui couvriraient une superficie de plusieurs mètres carrés. Mais la mode étant de ne pas couper, on ne coupe pas. Un jour, j’eus la patience de lire le New York Herald dans ces conditions, et de le lire jusqu’au bout. Mais que l’on juge si je fus payé de ma peine en relevant cet entre-filet sous la rubrique « personal » : « M. X… prie la jolie Miss Z…, qu’il a rencontrée hier dans l’omnibus de la vingt-cinquième rue, de venir le trouver demain, dans la chambre 17 de l’hôtel Saint-Nicolas. Il désirerait causer mariage avec elle. » Qu’a fait la jolie Miss Z… ? Je ne veux même pas le savoir.

Je passai tout cet après-dîner dans le grand salon, observant et causant. La conversation ne pouvait manquer d’être intéressante, car mon ami Dean Pitferge était venu s’asseoir auprès de moi.

« Êtes-vous remis de votre chute ? lui demandai-je.

— Parfaitement, me répondit-il. Mais cela ne marche pas.

— Qu’est-ce qui ne marche pas ? Vous ?

— Non, notre steam-ship. Les chaudières de l’hélice fonctionnent mal. Nous ne pouvons obtenir assez de pression.

— Vous êtes donc très-désireux d’arriver à New York ?

— Nullement ! Je parle en mécanicien, voilà tout. Je me trouve fort bien ici, et je regretterai sincèrement de quitter cette collection d’originaux que le hasard a réunis à bord… pour mon plaisir.

— Des originaux ! m’écriai-je, en regardant les passagers qui affluaient dans le salon. Mais tous ces gens-là se ressemblent !

— Bah ! fit le docteur, on voit que vous ne les connaissez guère. L’espèce est la même, j’en conviens, mais dans cette espèce, que de variétés ! Considérez, là-bas, ce groupe d’hommes sans gêne, les jambes étendues sur les divans, le chapeau vissé sur la tête. Ce sont des Yankees, de purs Yankees des petits États du Maine, du Vermont ou du Connecticut, des produits de la Nouvelle-Angleterre, hommes d’intelligence et d’action, un peu trop influencés par les révérends, mais qui ont le tort de ne pas mettre leur main devant leur bouche quand ils éternuent. Ah ! cher monsieur, ce sont là de vrais Saxons, des natures âpres au gain et habiles donc ! Enfermez deux Yankees dans une chambre, au bout d’une heure, chacun d’eux aura gagné dix dollars à l’autre !

— Je ne vous demanderai pas comment, répondis-je en riant au docteur, mais parmi eux, je vois un petit homme, le nez au vent, une vraie girouette. Il est vêtu d’une longue redingote et d’un pantalon noir un peu court. Quel est ce monsieur ?

— C’est un ministre protestant, un homme considérable du Massachusetts. Il va rejoindre sa femme, une ex-institutrice très-avantageusement compromise dans un procès célèbre.

— Et cet autre, grand et lugubre, qui paraît absorbé dans ses calculs ?

— Cet homme calcule, en effet, dit le docteur. Il calcule toujours et toujours.

— Des problèmes ?

— Non, sa fortune. C’est un homme considérable. À toute heure il sait à un centime près ce qu’il possède. Il est riche. Un quartier de New York est bâti sur ses terrains. Il y a un quart d’heure, il avait un million six cent vingt-cinq mille trois cent soixante-sept dollars et demi ; mais maintenant, il n’a plus qu’un million six cent vingt-cinq mille trois cent soixante-sept dollars et quart.

— Pourquoi cette différence dans sa fortune ?

— Parce qu’il vient de fumer un cigare de trente sols. »

Le docteur Dean Pitferge avait des reparties si inattendues que je le poussai encore. Il m’amusait. Je lui désignai un autre groupe casé dans une autre partie du salon.

« Ceux-là, me dit-il, ce sont les gens du Far West. Le plus grand, qui ressemble à un maître-clerc, c’est un homme considérable, le gouverneur de la Banque de Chicago. Il a toujours sous le bras un album représentant les principales vues de sa ville bien-aimée. Il en est fier, et avec raison : une ville fondée en 1836 dans un désert, et qui compte aujourd’hui quatre cent mille âmes, y compris la sienne ! Près de lui, vous voyez un couple californien. La jeune femme est délicate et charmante. Le mari, fort décrassé, est un ancien garçon de charrue qui, un beau jour, a labouré des pépites. Ce personnage…

— Est un homme considérable, dis-je.

— Sans doute, répondit le docteur, car son actif se chiffre par millions.

— Et ce grand individu, qui remue toujours la tête du haut en bas, comme un nègre d’horloge ?

— Ce personnage, répondit le docteur, c’est le célèbre Cokburn de Rochester, le statisticien universel, qui a tout pesé, tout mesuré, tout dosé, tout compté. Interrogez ce maniaque inoffensif. Il vous dira ce qu’un homme de cinquante ans a mangé de pain dans sa vie, le nombre de mètres cubes d’air qu’il a respirés. Il vous dira combien de volumes in-quarto rempliraient les paroles d’un avocat de Temple Bar, et combien de milles fait journellement un facteur, rien qu’en portant des lettres d’amour. Il vous dira le chiffre des veuves qui passent en une heure sur le pont de Londres, et quelle serait la hauteur d’une pyramide bâtie avec les sandwiches consommés en un an par les citoyens de l’Union. Il vous dira… »

Le docteur, lancé à toute vitesse, eût longtemps continué sur ce ton, mais d’autres passagers défilaient devant nos yeux et provoquaient de nouvelles remarques de l’intarissable docteur. Que de types divers dans cette foule de passagers ! Pas un flâneur pourtant, car on ne se déplace pas d’un continent à l’autre sans un motif sérieux. La plupart allaient sans doute chercher fortune sur cette terre américaine, oubliant qu’à vingt ans, un Yankee a fait sa position, et qu’à vingt-cinq il est déjà trop vieux pour entrer en lutte.

Parmi ces aventuriers, ces inventeurs, ces coureurs de chance, Dean Pitferge m’en montra quelques-uns qui ne laissaient pas d’être intéressants. Celui-ci, un savant chimiste, un rival du docteur Liebig, prétendait avoir trouvé le moyen de condenser tous les éléments nutritifs d’un bœuf dans une tablette de viande grande comme une pièce de cinq francs, et il allait battre monnaie sur les ruminants des Pampas. Celui-là, inventeur du moteur portatif — un cheval-vapeur dans un boîtier de montre —, courait exploiter son brevet dans la Nouvelle-Angleterre. Cet autre, un Français de la rue Chapon, emportait trente mille bébés de carton qui disaient « papa » avec un accent américain très réussi, et il ne doutait pas que sa fortune ne fût faite.

Et, sans compter ces originaux, que d’autres encore dont on ne pouvait soupçonner les secrets ! Peut-être, parmi eux, quelque caissier fuyait-il sa caisse vide, et quelque « détective », se faisant son ami, n’attendait-il que l’arrivée du Great-Eastern à New York pour lui mettre la main au collet ? Peut-être aussi eût-on reconnu dans cette foule quelques-uns de ces lanceurs d’affaires interlopes qui trouvent toujours des actionnaires crédules, même quand ces affaires s’appellent Compagnie océanienne pour l’éclairage au gaz de la Polynésie, ou Société générale des charbons incombustibles.

Mais, en ce moment, mon attention fut distraite par l’entrée d’un jeune ménage qui semblait être sous l’impression d’un précoce ennui.

« Ce sont des Péruviens, mon cher monsieur, me dit le docteur, un couple marié depuis un an, qui a promené sa lune de miel sur tous les horizons du monde. Ils ont quitté Lima le soir des noces. Ils se sont adorés au Japon, aimés en Australie, supportés en France, disputés en Angleterre, et ils se sépareront sans doute en Amérique !

— Et, dis-je, quel est cet homme de grande taille et de figure un peu hautaine, qui entre en ce moment ? À sa moustache noire, je le prendrais pour un officier.

— C’est un Mormon, me répondit le docteur, un Helder, Mr Hatch, un des grands prédicateurs de la Cité des Saints. Quel beau type d’homme ! Voyez cet œil fier, cette physionomie digne, cette tenue si différente de celle du Yankee. Mr Hatch revient de l’Allemagne et de l’Angleterre, où il a prêché le mormonisme avec succès, car cette secte compte, en Europe, un grand nombre d’adhérents, auxquels elle permet de se conformer aux lois de leur pays.

— En effet, dis-je, je pense bien qu’en Europe la polygamie leur est interdite.

— Sans doute, mon cher monsieur, mais ne croyez pas que la polygamie soit obligatoire pour les Mormons. Brigham Young possède un harem, parce que cela lui convient ; mais tous ses adeptes ne l’imitent pas sur les bords du Lac Salé.

— Vraiment ! Et Mr Hatch ?

— Mr Hatch n’a qu’une femme, et il trouve que c’est assez. D’ailleurs, il se propose de nous expliquer son système dans une conférence qu’il fera un soir ou l’autre.

— Le salon sera plein, dis-je.

— Oui, répondit Pitferge, si le jeu ne lui enlève pas trop d’auditeurs. Vous savez que l’on joue dans le roufle de l’avant. Il y a là un Anglais de figure mauvaise et désagréable, qui me paraît mener ce monde de joueurs. C’est un méchant homme dont la réputation est détestable. L’avez-vous remarqué ? »

Quelques détails ajoutés par le docteur me firent reconnaître l’individu qui, le matin même, s’était signalé par ses paris insensés à propos de l’épave. Mon diagnostic ne m’avait pas trompé. Dean Pitferge m’apprit qu’il se nommait Harry Drake. C’était le fils d’un négociant de Calcutta, un joueur, un débauché, un duelliste, à peu près ruiné, et qui allait probablement en Amérique tenter une vie d’aventures.

« Ces gens-là, ajouta le docteur, trouvent toujours des flatteurs qui les prônent, et celui-ci a déjà son cercle de gredins dont il forme le point central. Parmi eux, j’ai remarqué un petit homme court, figure ronde, nez busqué, grosses lèvres, lunettes d’or, qui doit être un juif allemand mâtiné de bordelais. Il se dit docteur, en route pour Québec, mais je vous le donne pour un farceur de bas étage et un admirateur du Drake. »

En ce moment, Dean Pitferge, qui sautait facilement d’un sujet à un autre, me poussa le coude. Je regardai la porte du salon. Un jeune homme de vingt-deux ans et une jeune fille de dix-sept ans entraient en se donnant le bras.

« Deux nouveaux mariés ? demandai-je.

— Non, me répondit le docteur d’un ton à demi attendri, deux vieux fiancés qui n’attendent que leur arrivée à New York pour se marier. Ils viennent de faire leur tour d’Europe, — avec l’autorisation de la famille, s’entend, — et ils savent maintenant qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Braves jeunes gens ! c’est plaisir de les regarder ! Je les vois souvent penchés sur l’écoutille de la machine, et là, ils comptent les tours de roues, qui ne marchent pas assez vite à leur gré ! Ah ! monsieur, si nos chaudières étaient chauffées à blanc comme ces deux jeunes cœurs, voilà qui ferait monter la pression ! »