Une visite à Youen-ming-youen, palais d’été de l’empereur Khien-loung

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Un des ponts du Palais d’été. — Dessin de Thérond d’après une photographie.


UNE VISITE À YOUEN-MING-YOUEN,

PALAIS D’ÉTÉ DE L’EMPEREUR KHIEN-LOUNG,


PAR M. G. PAUTHIER[1].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDIITS.


I

À trente li ou trois lieues, au nord-ouest de la porte de Pékin, appelée Si-tchi-mên (la « porte située directement à l’ouest » ), on trouve un grand bourg que l’on nomme Haï-thien, habité naguère encore, comme autrefois Versailles, par une population nombreuse, attachée à la cour des empereurs chinois, ou qui vivait uniquement des nombreuses industries que ces empereurs se plaisaient à entretenir et à encourager. Au delà de ce bourg, est situé un parc immense, plus grand à lui seul que toute la ville de Pékin, et ayant aussi deux enceintes carrées concentriques, dans lesquelles se trouvaient disséminés quarante palais d’architecture purement chinoise, dont on donne ici plusieurs spécimens dessinés d’après quelques-uns des quarante magnifiques dessins coloriés et exécutés sur soie par des artistes chinois, lesquels dessins ornent un album provenant du cabinet de l’empereur Khien-loung, et acheté, dans ces derniers temps, par la Bibliothèque impériale de Paris[2]. On y a ajouté une autre vue, tirée d’un album représentant en vingt dessins, aussi coloriés, les palais construits à l’européenne par le même empereur.

Ce fut l’empereur Young-tching, qui, sur les recommandations de son père, le célèbre Kang-hi, contemporain de Louis XIV, choisit cette localité, au nord-ouest de Pékin, pour y établir sa résidence d’été ; mais ce fut son petit-fils, l’empereur Khien-loung, mort en 1796, après un règne de soixante ans, qui fit de cette résidence l’ensemble le plus extraordinaire de palais, de pavillons, de kiosques, de pièces d’eau, de rochers, de collines et de vallées factices que la main de l’homme ait jamais créé.

Dès les premiers temps de la monarchie chinoise on voit les souverains de ce pays, comme d’ailleurs ceux des autres monarques asiatiques, rechercher avec passion le luxe des palais et des grands parcs réservés. Ainsi on lit dans le philosophe Meng-tseu (368 avant J. C.) :

« Siouan-Wang, roi de Tsi, interrogea Meng-tseu en ces termes :

« J’ai entendu dire que le parc de Wen-Wang avait soixante-dix li (sept lieues) de circonférence ; les avait-il véritablement ! »

« Meng-tseu répondit : « C’est ce que l’histoire rapporte : »

« Le roi dit : « D’après cela, il était donc d’une grandeur excessive ? »

« Meng-tseu dit : « Le peuple le trouvait encore trop petit. »

« Le roi ajouta : « J’ai un parc qui n’a que quarante li (quatre lieues) de circonférence, et le peuple le trouve encore trop grand ; pourquoi cette différence ? »

« Meng-tseu répondit : « Le parc de Wen-Wang avait soixante-dix li de circuit ; mais c’était là, que se rendaient tous ceux qui avaient besoin de cueillir de l’herbe ou de couper du bois. Ceux qui désiraient prendre des faisans ou des lièvres allaient là. Comme le roi avait son parc en commun avec le peuple, celui-ci le trouvait trop petit (quoiqu’il eût sept lieues de circonférence) ; cela n’était-il pas juste ? »

« Moi, votre serviteur, continue le philosophe, lorsque je commençai à franchir la frontière, je m’informai de ce qui était principalement défendu dans votre royaume, avant d’oser pénétrer plus avant. Votre serviteur apprit qu’il y avait un parc de quatre lieues de tour ; que l’homme du peuple qui y tuait un cerf était puni de mort, comme s’il avait commis le meurtre d’un homme ; alors ce parc est une véritable fosse de mort de quatre lieues de circonférence ouverte au sein de votre royaume. Le peuple, qui trouve ce parc trop grand, n’a-t-il pas raison ? »

« Le roi parla d’autre chose[3]. »

Le célèbre empereur des Thsin, Chi-Hoang-Ti, qui, deux cent cinquante ans avant notre ère, fit brûler tous les livres, après avoir détruit tous les royaumes féodaux qui s’étaient formés en Chine sous les précédentes dynasties, se fit faire des jardins de plaisance de trois cents li (ou trente lieues) de circonférence, qu’il peupla de quadrupèdes, de poissons, d’oiseaux, d’arbres, de plantes et de fleurs de tous les pays. Les historiens chinois disent qu’il y réunit plus de trois mille espèces d’arbres. Il y fit construire en outre autant de palais qu’il avait détruit de principautés ; et ces palais étaient bâtis sur le modèle le plus beau qu’avait offert chacune de ces mêmes principautés.

L’empereur Wou-Ti des Han (140 av. notre ère), qui avait porté ses armes jusqu’aux bords de la mer Caspienne et aux frontières de l’Inde, se fit construire un parc qui avait plus de cinquante lieues de tour, parsemé de palais, de kiosques, de grottes, de décorations de toutes sortes. Trente mille esclaves étaient continuellement occupés ; toutes les provinces de l’empire devaient y envoyer chaque année ce qu’elles avaient de plus rare, en plantes, en fleurs, en arbrisseaux et en arbres de toutes sortes.

Un autre empereur de la même dynastie ne partageait pas de tels goûts de magnificence et négligeait ses jardins de plaisance. Un de ses ministres lui ayant fait des observations à ce sujet, l’empereur répondit : « Je veux faire un jardin de toute la Chine ; si mon prédécesseur avait employé en défrichements les sommes immenses qu’il a dépensées à agrandir et embellir ses parcs, bien des milliers d’hommes, qui manquent de riz, en auraient abondamment. »


II

Le frère Attiret, né à Dôle, en Franche-Comté, et qui fut attaché comme peintre au service de l’empereur Khien-loung, décrit ainsi, dans une lettre datée de Pékin, le 1er novembre 1743, la résidence d’été de ce prince, à Youen-ming-youen (Lettres édifiantes et curieuses, vol. 35) :

« Pour les « maisons de plaisance, » dit-il, elles sont charmantes. Elles sont construites dans un vaste terrain où l’on a élevé à la main de petites montagnes hautes depuis vingt jusqu’à cinquante ou soixante pieds, ce qui forme une infinité de petits vallons. Des canaux d’une eau claire arrosent le fond de ces vallons, et vont se joindre en plusieurs endroits pour former des étangs et des mers. On parcourt ces canaux, ces bassins, ces étangs sur de magnifiques barques. Dans chacun de ces vallons, sur le bord des eaux, sont des bâtiments parfaitement assortis de plusieurs corps de logis, de cours, de galeries ouvertes et fermées, de jardins, de parterres, de cascades, etc., ce qui fait un assemblage dont le coup d’œil est admirable. On sort d’un vallon, non par de belles allées droites comme en Europe, mais par des zigzags, par des circuits, qui sont eux-mêmes ornés de petits pavillons, de petites grottes, et au sortir desquels on retrouve un second vallon tout différent du premier, soit pour la forme du terrain, soit pour la structure des bâtiments.

« Toutes les montagnes et les collines sont couvertes d’arbres, surtout d’arbres à fleurs, qui sont ici très-communs. C’est un vrai paradis terrestre. Les canaux ne sont point comme chez nous, bordés de pierres de taille tirées au cordeau, mais tout rustiquement avec des morceaux de roches, dont les uns avancent et les autres reculent, et qui sont posés avec tant d’art, qu’on dirait que c’est l’ouvrage de la nature. Tantôt le canal est large, tantôt il est étroit ; ici il serpente, là il fait des coudes, comme si réellement il était maîtrisé par les collines et les rochers. Les bords sont semés de fleurs qui sortent des rocailles, et qui paraissent être le produit de la nature ; chaque saison a les siennes. Outre les canaux, il y a partout des chemins, ou plutôt des sentiers, qui sont pavés de petits cailloux, et qui conduisent d’un vallon à l’autre. Ces sentiers vont aussi en serpentant ; tantôt ils suivent les bords des canaux, tantôt ils s’en éloignent.

« Arrivé dans un vallon on aperçoit les bâtiments. Toute la façade est en colonnes et en fenêtres ; la charpente dorée, peinte et vernissée ; les murailles de briques grises, bien taillées, bien polies ; les toits sont couverts de tuiles vernissées, rouges, jaunes, bleues, vertes, violettes, qui, par leur mélange et leur arrangement, font une agréable variété de compartiments et de dessins. Ces bâtiments n’ont presque tous qu’un rez-de-chaussée ; ils sont élevés de terre de deux, quatre, six ou huit pieds. Quelques-uns ont un étage (au-dessus du rez-de-chaussée). On y monte non par des degrés de pierre façonnée avec art, mais par des degrés faits par la nature. Rien ne ressemble tant à ces palais fabuleux de fées, qu’on suppose au milieu d’un désert, élevés sur un roc dont l’avenue est raboteuse, et forme mille sinuosités.

« Les appartements intérieurs répondent parfaitement à la magnificence du dehors. Outre qu’ils sont très-bien distribués, les meubles et les ornements y sont d’un goût exquis et d’un très-grand prix. On trouve dans les cours et dans les passages des vases de marbre, de porcelaine et de cuivre, pleins de fleurs. Au devant de quelques-uns de ces bâtiments, au lieu de statues immodestes, sont placées sur des piédestaux de marbres des figures, en bronze ou en cuivre, d’animaux symboliques, et des urnes pour brûler des parfums.

« Chaque vallon a sa maison de plaisance ; petite, eu égard à l’étendue de tout l’enclos, mais en elle-même assez considérable pour loger le plus grand de nos seigneurs d’Europe avec toute sa suite. Plusieurs de ces maisons sont bâties de bois de cèdre, qu’on amène à grands frais de cinq cents lieues d’ici. Mais combien croiriez-vous qu’il y a de ces palais dans les différents vallons de ce vaste parc ? Il y en a plus de deux cents, sans compter autant de maisons pour les eunuques ; car ce sont eux qui ont la garde de chaque palais, et leur logement est toujours à côté, à quelques toises de distance ; logement assez simple, et qui, pour cette raison, est toujours caché par quelque bout de mur ou par les montagnes factices.

« Les canaux sont coupés par des ponts de distance en distance. Ces ponts sont ordinairement de briques, de pierres de taille, quelques-uns de bois, et tous assez élevés pour laisser passer librement les barques. Ils ont pour garde-fous des balustrades de marbre blanc, travaillées avec art, et sculptées on bas-reliefs ; du reste, toujours différents entre eux par la construction. N’allez pas vous persuader que ces ponts sont construits en ligne droite ; ils vont en tournant et en serpentant ; de sorte que tel pont, qui pourrait n’avoir que trente à quarante pieds de longueur s’il était en droite ligne, par les contours qu’on lui fait faire, se trouve en avoir cent ou deux cents. On en voit qui, soit au milieu, soit à l’extrémité, ont de petits pavillons de repos, portés sur quatre, huit ou seize colonnes. Ces pavillons sont, d’ordinaire, sur ceux des ponts d’où le coup d’œil est le plus beau ; d’autres ont, aux deux bouts, des arcs de triomphe en bois ou en marbre blanc, d’une très-jolie structure, mais infiniment éloignée de toutes nos idées européennes.

Arcs de triomphe à l’entrée du Palais favorisé du Ciel (Palais d’été). — Dessin de Thérond d’après une peinture chinoise (pl. no 17 de l’Album de Khien-loung).

« J’ai dit plus haut que les canaux vont se rendre et se décharger dans des bassins, dans des mers. Il y a, en effet, un de ces bassins qui a près d’une demi-lieue de diamètre en tous sens, et auquel on a donné le nom de mer[4]. C’est un des plus beaux endroits de ces jardins de plaisance. Autour de ce bassin, il y a, sur les bords, de distance en distance, de grands corps de logis, séparés entre eux par des canaux et des montagnes factices, ainsi que je l’ai dit.

« Mais ce qui est un vrai bijou, c’est une île ou rocher d’une forme raboteuse et sauvage, qui s’élève au milieu de cette mer à six pieds ou environ au-dessus de la surface de l’eau. Sur ce rocher est bâti un palais où cependant l’on compte plus de cent chambres ou salons. Il à quatre faces, et il est d’une beauté et d’un goût que je ne saurais vous exprimer. La vue en est admirable. De là on voit tous les palais, qui sont espacés sur les bords de ce bassin ; toutes les montagnes qui s’y terminent, tous les canaux qui y aboutissent pour y porter ou pour en recevoir les eaux ! tous les ponts qui sont sur l’extrémité ou à l’embouchure des canaux ; tous les pavillons ou arcs de triomphe qui ornent ces ponts ; tous les bosquets qui séparent ou couvrent tous les palais, afin d’empêcher que ceux qui sont d’un même côté ne puissent avoir vue les uns sur les autres[5].

« Les bords de ce charmant bassin sont variés à l’infini ; aucun endroit ne ressemble à l’autre ; ici, ce sont des quais de pierres de taille où aboutissent des galeries, des allées et des chemins ; là, ce sont des quais de rocaille, construits en manière de degrés avec tout l’art imaginable ; ou bien ce sont de belles terrasses, et de chaque côté un escalier pour monter aux bâtiments qu’elles supportent, et au delà de ces terrasses, il s’en élève d’autres avec d’autres corps de logis en amphithéâtre ; ailleurs, c’est un massif d’arbres en fleurs qui se présente à vous ; un peu plus loin vous trouvez un bosquet d’arbres sauvages, et qui ne croissent que sur les montagnes les plus désertes. Il y a des arbres de haute futaie et de construction, des arbres étrangers, des arbres à fleurs, des arbres à fruits.

« On trouve aussi sur les bords de ce même bassin quantité de cages et de pavillons, moitié dans l’eau et moitié sur terre, pour toutes sortes d’oiseaux aquatiques ; comme sur terre on rencontre de temps en temps de petites ménageries et de petits parcs pour la chasse. On estime surtout une espèce de poissons dorés dont, en effet, la plus grande partie sont d’une couleur aussi brillante que l’or, quoiqu’il s’en trouve un assez grand nombre d’argents, de bleus, de rouges, de verts, de violets, de noirs, de gris de lin, et de toutes ces couleurs mêlées ensemble. Il y en a plusieurs réservoirs dans tout le parc ; mais le plus considérable est celui-ci : c’est un grand espace entouré d’un treillis de fil de cuivre très-fin pour empêcher les poissons de se répandre dans tout le bassin.

« Enfin, pour vous faire mieux sentir toute la beauté de ce seul endroit, je voudrais pouvoir vous y transporter lorsque ce bassin est couvert de barques dorées, vernies, tantôt pour la promenade, tantôt pour la pêche, tantôt pour le combat, la joute et autres jeux ; mais surtout par une belle nuit, lorsqu’on y tire des feux d’artifice, et qu’on illumine tous les palais, toutes les barques, et presque tous les arbres ; car, en illuminations, en feux d’artifice, les Chinois nous laissent bien loin derrière eux, et le peu que j’en ai vu surpasse infiniment tout ce que j’avais vu dans ce genre en Italie et en France. »

Voici maintenant comment Wang Yeou-tun, ministre des travaux publics (Koûng-poû chang-choû), décrivait en 1744, un an seulement après le frère Attiret, la même scène, dont la peinture originale, avec la description chinoise en regard, figure sous le no 29 dans l’Album de l’empereur Khien-loung.

« Fâng-hoû-ching-king, « Site sans rival, comme un vase dessiné avec art. »

« Sur la mer (le grand bassin ainsi nommé) est la montagne des trois génies ; on y parvient sur des esquifs, ou bien on y est conduit sur des chars à voiles poussés par le vent. En faisant ce voyage, ou ne s’entretient que de choses légères (hiû-yû, litt. « discours, conversations vides » ). Chacun doit savoir que les choses qui excitent les passions de l’homme, comme l’or et l’argent, sont absentes de ces palais ; et même, comment des étrangers (i jên) peuvent-ils habiter cet impérial domaine ? C’est un séjour qui ne convient qu’aux immortels. S’ils avaient habité un instant dans ces demeures, ils s’inquiéteraient peu d’en chercher d’autres dans des lieux éloignés.

« Ce site en forme de vase ou de coupe quadrangulaire, a fait donner ce nom à l’ensemble des édifices qui forment cette habitation. À l’orient est le « palais des perles » qui brillent comme les pistils de fleurs abondantes ; à l’occident sont trois grands bassins d’eau, formant comme des croissants de la lune. Une verdure naissante brille dans les intervalles vides. Enfin tout ce qui se découvre à la vue fait de ce lieu un site sans rival. »

Les lecteurs seront peut-être curieux de voir comment l’empereur Khien-loung lui-même a décrit la scène représentée dans notre planche double.

Palais d’été : Fâng-hoû-ching-king, ou le Site sans rival. — Dessin de Thérond d’après une peinture chinoise (pl. no 29 de l’Album de Kien-loung).

Nous donnons donc ici la pièce de vers composée par lui à ce sujet, en l’accompagnant d’une traduction française aussi littérale que possible. Cette pièce de vers est extraite d’un livre chinois[6] intitulé : Yú tchi Youên mîng youên chî, c’est-à-dire : « Vers composés par l’empereur (Khien-loung) sur les jardins de la clarté sphérique. » Ce livre en renferme quarante, d’inégale grandeur, une sur chacun des dessins ou plutôt des peintures qui composent l’album que possède aujourd’hui la Bibliothèque impériale de Paris. Ces pièces de vers de l’empereur Khien-loung sont toutes accompagnées d’un long commentaire sans lequel il serait impossible de comprendre les vers de Sa Majesté, tant elle y étale d’érudition et de recherches dans les expressions les plus poétiques et les plus choisies, justifiant ainsi ces vers de Voltaire (Épîtres cvii) :

Reçois mes compliments, charmant roi de la Chine ;
Ton trône est donc placé sur la double colline !
On sait, dans l’Occident, que, malgré mes travers,
J’ai toujours fort aimé les rois qui font les vers…
Ô toi que sur le trône un feu céleste enflamme,
Dis-moi si ce grand art dont nous sommes épris
Est aussi difficile à Pékin qu’à Paris ?
Ton peuple est-il soumis à cette loi si dure,
Qui veut qu’avec six pieds d’une égale mesure,
De deux alexandrins côte à côte marchants,
L’un serve pour la rime et l’autre pour le sens ? etc.

Nous répondrons seulement ici à la question de Voltaire, que la pièce de vers suivante de l’empereur Khien-loung est en vers rimés de sept syllabes chacun, et formant deux quatrains. Dans ce genre de vers la première, la troisième et la cinquième syllabes sont longues ou brèves à volonté ; la deuxième et la quatrième doivent alterner et la sixième être pareille à la deuxième. Des quatre syllabes finales trois doivent être identiques pour la désinence ou rime et l’accent ; il est d’usage que la finale du troisième vers ne rime pas. La césure est après la quatrième syllabe.

1. Perspective fuyante représentant des nuages, que reflète le bassin des eaux.

2. (Il semble) que l’on peut prendre à la main, dans le vide, les pins et les cyprès qui se confondent avec le ciel.

3. Le bruissement des ailes des oiseaux qui volent sur les hauts sommets, (produit comme) un chant qui répond aux six modulations musicales.

4. Sur de petites îles sinueuses, Phéhé[7] présente l’empreinte de ses trois sceaux.

5. Les inventions que l’habile architecte-mécanicien de l’État de Lou conçut dans son esprit, n’étaient pas des œuvres comparables à celles-ci.

6. Ce que les hommes de l’État de Thsi ont rapporté (des Îles enchantées) ne sont que de vains récits.

7. Ici la terre a une végétation si luxuriante qu’elle semble vouloir en disputer (à l’homme) la possession ; c’est vraiment le séjour ou la demeure des immortels.

8. Si l’on comparait (ce lieu enchanté) aux douze salles ou palais d’or (de la fable), il ne rougirait pas de la comparaison.


III

À chaque pièce de vers consacrée à chacune des quarante aquarelles de l’Album de ses palais d’été, l’érudit empereur a ajouté un commentaire qui paraîtrait plus long que clair aux lecteurs de ce recueil. Nous nous bornerons à l’échantillon précédent, en ajoutant toutefois que ces pièces de vers sont d’inégale étendue ; quelques-unes ayant seize vers, plus ou moins, au lieu de huit ; mais toutes sont d’une intelligence très-difficile par les tournures archaïques et la grande érudition dont l’impérial auteur aimait à embellir sa poésie.

Le palais principal de tous ceux que renfermait la grande enceinte de Youen-ming-youen, et dont notre gravure (p. 99) n’offre que la porte d’entrée avec ses colonnes rostrales, est ainsi décrit par le frère Attiret :

« L’endroit où loge ordinairement l’empereur, et où logent aussi toutes les femmes, l’impératrice (Hoâng-héou), les femmes de second rang (héou feï), les princesses, celles qui, à divers titres, sont attachées à la cour, les eunuques, etc., est un assemblage prodigieux de bâtiments, de cours, de jardins, etc. ; en un mot, c’est une ville qui a au moins l’étendue de notre petite ville de Dôle ; les autres palais ne sont guère que pour la promenade, pour le dîner et le souper.

« Cette habitation ordinaire de l’empereur est située immédiatement après les portes d’entrée, les premières salles, les salles d’audience, les cours et les jardins. Elle forme une île. Elle est entourée de tous les côtés par un large et profond canal ; on pourrait l’appeler un sérail. C’est dans les appartements qui la composent que l’on voit tout ce qui se peut imaginer en fait de meubles, d’ornements, de peintures (j’entends dans le goût chinois), de bois précieux, de vernis du Japon et de la Chine, de vases antiques de porcelaines, de soieries, d’étoffes d’or et d’argent[8]. On a réuni là tout ce que l’art et le bon goût peuvent ajouter aux richesses de la nature.

« De cette demeure principale de l’empereur, le chemin conduit tout droit à une petite ville bâtie au milieu de tout l’enclos. Son étendue est d’un quart de lieue en tous sens. Elle a ses quatre portes, aux quatre points cardinaux, ses tours, ses murailles, ses parapets, ses créneaux. Elle a ses rues, ses places, ses temples, ses halles, ses marchés, ses boutiques, ses tribunaux, ses palais, son port ; enfin, tout ce qui se trouve en grand dans la capitale de l’empire s’y trouve en petit…

« Vous avez lu sans doute qu’à la Chine il y a une fête fameuse appelée la fête des lanternes ; c’est le 15 de la première lune qu’elle se célèbre. Il n’y a point de si pauvre Chinois qui, ce jour-là, n’allume quelques lanternes. On en fait et on en vend de toutes sortes de figures, de grandeurs et de prix. Ce jour-la toute la Chine est illuminée, mais nulle part l’illumination n’est si belle que chez l’empereur, et surtout dans le palais dont je vous fais la description. Il n’y a point de chambre, de salle, de galerie où il n’y ait plusieurs lanternes suspendues au plancher. Il y en a sur tous les canaux, sur tous les bassins, en façon de petites barques que les eaux amènent et ramènent. Il y en a sur les ponts, sur les montagnes et presqu’à tous les arbres. Elles sont toutes d’un travail fin, délicat en figures de poissons, d’oiseaux, d’animaux, de vases, de fruits, de fleurs, de barques de toutes grandeurs. Il y en a de soie, de corne, de verre, de nacre, et de toutes matières. Il y en a de peintes, de brodées, de tout prix. J’en ai vu qui n’avaient pas été faites pour mille écus. C’est en cela, et dans la grande variété que les Chinois donnent à leurs bâtiments que j’admire la fécondité de leur esprit.

« En Chine, on aime aussi la symétrie, un bel ordre, un bel arrangement, comme en Europe. Le palais de Péking est dans ce goût. Les palais des princes et des seigneurs, les ministères, les maisons des particuliers un peu riches, suivent aussi cette loi. Mais, dans les maisons de plaisance, on veut que presque partout il règne un beau désordre, une anti-symétrie. Aussi n’ai-je vu aucun de ces petits palais, placés à une assez grande distance les uns des autres, dans l’enceinte des maisons de plaisance de l’empereur, qui aient entre eux aucune ressemblance. On dirait que chacun est fait sur les idées et le modèle de quelque pays étranger.

« Au reste ces petits palais ne sont pas de simples pavillons champêtres. J’en ai vu bâtir un l’année dernière, dans cette même enceinte, qui coûta à un prince, cousin germain de l’empereur, soixante oûen (quatre millions et demi), sans parler des ornements, et ameublements intérieurs qui n’étaient pas sur son compte.

« Encore un mot de l’admirable variété qui règne dans ces maisons de plaisance ; elle se trouve non-seulement dans la position, la vue, l’arrangement, la distribution, la grandeur, l’élévation, le nombre des corps de logis, en un mot dans le total, mais encore dans les parties différentes dont ce tout est composé. Il me fallait venir ici pour voir des portes, des fenêtres de toutes façons et de toutes figures : de rondes, d’ovales, de carrées ; en forme d’éventail, de fleurs, de vases, d’oiseaux ; d’animaux, de poissons, enfin de toutes les formes régulières et irrégulières.

« Je crois que ce n’est qu’ici qu’on peut voir des galeries telles que je vais vous les dépeindre. Elles servent à joindre des corps de logis assez éloignés les uns des autres. Quelquefois du côté intérieur, elles sont en pilastres, et en dehors elles sont percées de fenêtres différentes entre elles pour la figure. Quelquefois elles sont toutes en pilastres, comme celles qui vont d’un palais à un de ces pavillons ouverts de toutes parts, qui sont destinés à prendre le frais. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ces galeries ne vont guère en droite ligne ; elles font cent détours, tantôt derrière un bosquet, tantôt derrière un rocher, quelquefois autour d’un petit bassin ; rien n’est si agréable. Il y a en tout cela un air champêtre qui enchante et qui enlève. »

La plage de la page 101 (no 32 de l’Album de Khien-loung) représente plusieurs de ces galeries dont il vient d’être question. Cette vue a pour titre en chinois Phûng-táo-yû-thaï, « l’île des Génies et la Tour des pierres précieuses. »

Palais d’été : Le palais des génies et des pierres précieuses. — Dessin de Thérond d’après une peinture chinoise (pl. no 32 de l’Album de Khien-loung).

« Au milieu d’une mer fortunée, dit le ministre des travaux publics Wang Yeou-tun, on a formé trois îles de différentes dimensions. On doit supposer qu’elles ont été formées exprès pour y passer des journées à étudier, à peindre ; en les voyant, on se croit transporté, par la pensée, dans la galerie de la montagne des immortels. Ce ne sont que des monticules, des kiosques. Ou dirait que l’on a sous les yeux l’habitation des « douze salles d’or[9]. » Les galeries de jade (yu-leoû) sont au nombre de douze. L’illusion que l’on éprouve est telle que l’on confond le vrai avec le faux, le petit avec le grand. Si l’on parvenait à bien comprendre l’idée qui a présidé à cette création, on verrait que l’on a voulu représenter trois vases qui ont été décorés selon les règles de l’art. »

Cette appréciation du ministre chinois est peut-être un peu exagérée ; mais on conviendra néanmoins, à la vue de notre gravure (laquelle, quoique exécutée fidèlement, est encore bien loin de représenter la peinture originale avec ses couleurs si variées et si brillantes), on conviendra, disons-nous, qu’elle ne manque pas d’une certaine justesse.

La planche de la page 107 (no 35 de l’Album) qui représente un rocher surplombant sur un lac, et au-dessous duquel est un kiosque, n’a pas besoin de description. Ce qu’en dit Wang Yeou-tun est insignifiant ; il compare le rocher qui surplombe à un balcon en saillie qui semble se pencher en avant pour contempler les eaux claires et profondes qui sont à ses pieds ; une petite cascade qui tombe produit un murmure comme le choc de pierres précieuses.

Palais d’été : Le palais de la Méditation. — Dessin de Thérond d’après une peinture chinoise (pl. no 35 de l’Album).

La planche de la page 109 (no 39 de l’Album) est nommé Khiô-yoûen-foûng-hô ; « la cour des boissons fermentées au milieu des fleurs de nélumbium agitées par le vent. » Voici comment la décrit le ministre chinois :

Palais d’été — Khiô-yoûen-foûng-hô, ou la « Cour des rafraîchissements. » — Dessin de Thérond d’après une peinture chinoise (pl. no 39 de l’Album).

« La Cour des boissons fermentées du lac Sî-hoû était, du temps des Soung, le lieu où se consommait le plus de rafraîchissements[10] ; les fleurs du nélumbium y étaient recueillies en abondance ; c’est pourquoi on avait donné à ce site (du lac) le nom de « Cour des boissons fermentées au milieu des fleurs du nélumbium agitées par le vent. » Dans ce lieu-ci les robes roses (les fleurs du nélumbium) impriment partout leur mouvement. Le grand arc-en-ciel[11] y projette son ombre ; l’air et la lumière s’y jouent à l’envi l’un de l’autre ; c’est pourquoi on lui a donné le nom qu’il porte. »

Le ministre des travaux publics de l’empereur Khien-loung aurait pu donner, sur les quarante vues des Jardins de plaisance dont il est question, des notices plus techniques, plus instructives pour nous ; mais ce n’était pas là son but. Comme les gens de lettres qui, sous Louis XIV, décrivaient les merveilles du parc de Versailles dans des espèces de pastorales, en empruntant à la mythologie toutes ses fictions, et à la rhétorique toutes ses figures, Wang Yeou-tun s’efforce aussi, avant tout, de montrer toute l’habilite de son pinceau par l’élégance recherchée de son style, qui, aux yeux des Chinois, est d’autant plus beau qu’il est plus difficile à comprendre ; c’est-à-dire que, d’après les expressions choisies dont il est orné, et l’érudition littéraire dont l’auteur fait preuve, il faut en quelque sorte connaître à fond toute la littérature chinoise pour pouvoir l’apprécier convenablement et même en saisir le vrai sens.


IV

On ne sait pas généralement que dans la grande enceinte de Yoûen-ming-yoûen, il y avait comme une ville bâtie à l’européenne et où l’empereur Khien-loung avait voulu reproduire toutes les merveilles hydrauliques du parc de Versailles. Voici comment un missionnaire français, le P. Bourgeois, dans une lettre à M. de Latour, ancien imprimeur-libraire de Paris, et datée de Péking, octobre 1786, décrit ces constructions nouvelles.

« Vous jugerez mieux de ces maisons européennes bâties à Yoûen-ming-yoûen par les vingt planches gravées qui les représentent et que je vous envoie (la planche reproduite ici, page 111, en est tirée ; elle y porte le no 10). C’est le premier essai de gravure sur cuivre fait en Chine, sous les yeux et par les ordres de l’empereur Khien-loung. Ces maisons européennes n’ont que des ornements et des meubles européens. Il est incroyable combien ce souverain est riche en curiosités et en magnificences de tout genre, venues de l’Occident.

« Dans la salle qu’il a fait nouvellement bâtir pour placer les Tapisseries de la Manufacture des Gobelins que la cour de France lui a envoyées en 1767, il y a partout des trumeaux magnifiques. Observez que cette salle, d’une dimension de 70 pieds de long, sur une belle largeur proportionnée, est si remplie de machines, qu’à peine peut-ou circuler ; et telle de ces machines a coûté deux ou trois cent mille livres, parce que le travail en est exquis, et que les pierres précieuses dont on les a enrichies sont innombrables[12].

« Vous souhaitez savoir si les belles eaux jaillissantes du parc de Yoûen-ming-yoûen vont encore, et si, depuis le décès du P. Benoist, nous avons des missionnaires en état de réparer les défauts des conduites, etc. La machine qui fait monter les eaux dans le château d’eau, construite par le P. Benoist, s’est à la vérité dérangée ou usée à la longue. On n’a pas cherché à la réparer, et les Chinois qui n’abandonnent que forcément leurs anciens usages, y sont revenus promptement ; c’est-à-dire à l’usage des bras. C’est dans cette nation un système politique, d’employer et de faire vivre des gens dont la foule prodigieuse embarrasse, et dont l’oisiveté est dangereuse[13]. Par exemple, on sait quand l’empereur doit aller se promener dans le quartier des bâtiments européens ; un ou deux jours auparavant, on emploie tant de monde à porter l’eau que le bassin immense du château d’eau est suffisamment rempli, et les eaux jouent sur le passage de l’empereur.

« Au nombre des pavillons dispersés dans le parc de Yoûen-ming-yoûen, il y en a qui ne sont que des lieux de repos pour le prince, quand il va se promener dans ses jardins ; les autres sont habités par la famille impériale. Chaque prince, fils de l’empereur, a un quartier déterminé avec ses dépendances, ses officiers, ses gens, etc. À l’âge de vingt-cinq à trente ans, il obtient ordinairement un régulat, ou gouvernement, et alors il quitte Yoûen-ming-yoûen pour venir à Pékin. Chaque quartier de cette ville est décoré de grands palais pour les princes ou rois vassaux de l’empire, et beaucoup de ces édifices ont été élevés sous la dynastie précédente. Ces régules avec tout leur monde sont en état d’arrêter des émeutes et de faire éteindre les incendies[14] ; ils volent au feu les premiers, surtout quand il est dans l’enceinte du palais.

« J’ai encore à vous parler de Ouan-cheou-chan « la nouvelle montagne aux dix mille longévités » qui est un des plus jolis endroits de la Chine ; il est presque contigu à Yoûen-ming-yoûen, n’en étant séparé que par une chaussée, et il présente une montagne détachée de cette chaîne immense d’autres montagnes, qui commençant à soixante-dix lieues d’ici, sur les bords de notre mer orientale, va se terminer aux confins de l’Europe, ou peut s’en faut.

« Young-tching (père de Lhien-loung et fils de Khang-hi) a orné cette montagne de quantités de beaux bâtiments chinois ; il y en a de différentes hauteurs. La cime est couronnée d’un palais superbe qui se voit de plusieurs lieues. Au bas de cette montagne, du côté du midi, il y a une nappe d’eau, de l’étendue de près d’un quart de lieue ; elle baigne en partie une terrasse par laquelle finit le pied de la montagne. Au milieu des eaux s’élèvent je ne sais combien de bâtiments chinois de toutes formes. On tient sur cette espèce de lac des barques magnifiquement décorées, semblables à de petits vaisseaux ; elles donnent quelquefois le spectacle d’un combat naval. L’empereur régnant (Khien-loung) aime beaucoup ce site ; il avait envie d’en faire sa maison de plaisance ; mais l’étiquette et la coutume, qui ont tant d’empire sur l’esprit des Chinois, se sont opposées à son goût et à son désir. Un empereur doit lui-même bâtir son palais, et il ne peut demeurer dans aucun de ceux qu’ont habités ses prédécesseurs. » (Essai sur l’architecture des Chinois, etc., pages 64 et suiv. Paris, 1803. Cet ouvrage de M. de Latour n’a été tiré qu’à trente exemplaires.)

L’auteur des Temples anciens et modernes a donné (Essais sur l’architecture des Chinois, p. 173 et suiv.), une description de ces vingt planches gravées en Chine, des palais à l’européenne. Nous croyons devoir rapporter ici l’extrait suivant de la description de la Planche X qui est celle de notre page 111. Cette même planche a pour titre sur sa gravure originale, et en chinois : Haï-an thâng tching-mién ; c’est-à-dire : « Façade méridionale du petit palais de la mer sereine. »

Palais d’été : Le Haï-an thâng tching-mién, ou « Palais de la mer sereine, » vue de la façade principale. — Dessin de Thérond d’après une peinture chinoise.

— « Bâtiment à dix fenêtres de face, composé d’un avant-corps au milieu avec attique, et de deux bâtiments aussi en avant-corps aux extrémités. Ces trois parties de la façade sont décorées de pilastres, et de deux colonnes qui flanquent la porte d’entrée. Cette porte s’ouvre au dehors sur un palier d’où partent à droite et à gauche deux escaliers, dont les divers contours viennent se terminer à une cour ou à un jardin.

« Des deux côtés de chaque escalier règne une suite de jets d’eau qui s’élancent de vases placés sur les rampes, et suivant leurs contours. Ils produisent le même effet que les jets d’eau qui bordent la cascade de Saint-Cloud, ou ceux du perron qui, à Versailles, conduit de la pièce du Dragon à la terrasse. Toutes ces eaux viennent se rassembler dans un bassin de forme triangulaire.

« Sur deux des côtés du triangle, sont placés douze animaux de différentes espèces, six de chaque côté. Ce sont ces animaux qui donnent au bassin la dénomination d’horloge d’eau, parce que, à chaque heure du jour, et selon le nombre des heures, ces animaux lancent par la gueule des gerbes d’eau qui retombent paraboliquement au centre du bassin.

« Au sommet du triangle tourné vers le palais est un groupe de rochers surmontés d’une vaste coquille d’où sort encore un jet d’eau ; il en tombe aussi en cascades de toutes les parties du groupe de rochers. Enfin, vis-à-vis de ce groupe, et à la base du triangle, est la plus grosse gerbe d’eau, qui prend naissance dans un grand vase élevé au-dessus du niveau du bassin. Ce bassin est accompagné a droite et à gauche, de deux espèces de pyramides, d’une composition si bizarre, qu’il n’est pas possible d’en donner l’idée et la description. On omet ici bien des accessoires qu’un œil un peu exercé pourra saisir, mais que la plume ne saurait rendre. »

Le P. Benoist, missionnaire français, qui était le directeur des constructions hydrauliques dont il vient d’être question, écrivait de Chine en 1752 : « J’ai fait cette année une conduite d’eau dans la chambre même que l’empereur occupe pendant les grandes chaleurs de l’été ; ce prince a fait disposer vis-à-vis de son lit de repos une espèce de cour, dont le toit, construit en nacre de perles transparentes, laisse pénétrer la lumière de telle sorte que l’on ne s’aperçoit pas que cette pièce hors d’œuvre soit couverte. Au fond on a élevé un monticule, où sont faits en différents petits paysages, des palais, maisons de plaisance et moulins à battre le riz ; toute cette scène champêtre est animée par plusieurs jets d’eau, cascades, et autres jeux hydrauliques propres à récréer la vue, à donner de la variété et un air de fraîcheur à ce monticule dont l’effet est pittoresque. »

Et dans une autre lettre, en date de 1754, il disait :

« Je suis encore occupé de machines hydrauliques pour l’empereur. Actuellement nous en posons une dans l’intérieur du palais. Elle doit porter l’eau autour d’un trône du prince par différents circuits et dans des canaux de marbre. Tout ce qu’on ne ferait en Europe qu’en plomb, en fer fondu, ou même en bois, se fait ici en cuivre ; et ce qui coûterait dix pistoles en France revient à l’empereur à plus de dix mille livres. Jugez de la dépense sans qu’on puisse, à cause de la trop prompte exécution, assurer la solidité des travaux. »


V.

C’est dans cette résidence d’été que l’empereur Khien-loung reçut, en 1793, lord Macartney, ambassadeur d’Angleterre, et en 1795, l’ambassade hollandaise, don Van Braam a publié la relation[15]. Voici comment s’exprime ce dernier (t. I, p. 220 et suiv.) : « Après avoir marché un quart d’heure le long du grand chemin, nous sommes parvenus à un vaste et magnifique palais, au devant duquel est une place très-considérable. Sur chacun des côtés de cette place est une cour pavée et assez spacieuse qui correspond à une des ailes du bâtiment. Ces ailes semblent destinées à loger les officiers de la cour, et les mandarins inférieurs. Deux piédestaux de marbre blanc, placés dans les cours, portent deux très-grands lions de bronze, et qui peuvent passer pour être bien exécutés par l’artiste, parce qu’ils le sont d’après l’idée que les Chinois se forment de cet animal, inconnu à leur pays.

« Le premier salon, placé au levant du bâtiment est fort grand, et garni de beaucoup de lanternes à la chinoise. À son milieu est une estrade et un fauteuil, ce qui constitue le trône impérial[16]. Après avoir traversé ce salon nous nous sommes trouvés sur une cour intérieure pavée et de forme carrée. Au nord et à l’ouest elle offre, dans les bâtiments qui la bordent, une vue aussi belle et aussi riche que celle de la façade de l’est par laquelle nous étions arrivés : tandis que le côté sud n’a que la grande porte d’entrée et, à chacun de ses côtés, des logements de domestiques.

« Intérieurement à cette porte qui correspond à la façade du nord, et comme pour la couvrir, est un rocher considérable, placé sur une base de pierres. Le transport de ce rocher doit avoir occasionné une peine et un travail immense, ainsi que l’opération de le mettre sur sa base, car il forme une masse prodigieuse par son volume et par sa pesanteur. Des inscriptions de la main de l’empereur et de celles de plusieurs autres personnages du plus haut rang, à l’imitation du prince, décorent ce rocher de toute part. Dans quelques points on y a mis de petits arbres et des fleurs.

« Cette cour montre, au milieu de la façade septentrionale, deux petits cerfs et deux grues de bronze dont l’exécution est médiocre. Le bâtiment au nord renferme un salon d’audience impériale, ayant un trône au centre, et des lanternes à tous les points. Notre conducteur nous a fait remarquer du côté gauche du trône contre la muraille, le carrosse dont lord Macartney a fait présent à l’empereur l’année dernière[17]. Il est peint avec une grande délicatesse, parfaitement verni, et tout le train en est doré ; les harnais et le reste de l’équipage sont dans le coffre même de la voiture que recouvre une grande chemise de toile. J’aperçus avec surprise, vis-à-vis du carrosse et du côté opposé du salon, une chose qui contrastait fort avec cette voiture, c’est-à-dire un chariot chinois à quatre roues égales, fort commun, peint en vert, et ayant en tout la forme des chariots avec lesquels on va chercher du fumier en Hollande.

« J’avoue que ce spectacle fit travailler mon imagination. Avait-on placé ce chariot en ce lieu comme un sujet de critique, en voulant opposer l’idée de son utilité à celle de la superfluité d’une voiture somptueuse, du moins quant à la Chine ? Je me livrais ainsi aux conjectures lorsqu’on m’apprit que ce chariot est celui dont on fait usage lors de la cérémonie annuelle où l’empereur rend un hommage solennel à l’agriculture dans le temple de la Terre.

« En traversant de petits appartements qui se trouvent derrière ce salon nous avons gagné le troisième corps de logis, ou bâtiment de l’ouest, qui a seulement un petit salon à son milieu. Le surplus est composé d’un grand nombre de pièces resserrées, très-irrégulières et ouvrant l’une dans l’autre, ce qui semble en faire un labyrinthe.

« Lorsque nous les eûmes toutes considérées, le mandarin nous introduisit dans le cabinet favori de l’empereur, portant le nom de Tien (le Ciel). C’est réellement le lieu le plus agréable de tous ceux qu’on nous a montrés, tant à cause de sa situation que par les différents aspects qu’il fait découvrir. Rien n’égale la perspective dont l’empereur peut y jouir, car ce cabinet est dans une partie du bâtiment placé sur un lac fort étendu qui en baigne les murs. Ce lac a été le premier objet qui ait attiré nos regards. À son milieu est une île assez grande sur laquelle on construit plusieurs bâtiments qui dépendent de ce séjour impérial, et qu’ombragent de gros arbres. Cette île communique au continent qui l’avoisine, par un superbe pont de dix-sept arches, fait de pierres de taille et placé à l’est.

« En tournant vers l’ouest, l’œil découvre un lac plus petit que le premier, dont il n’est séparé que par une large avenue. Au milieu du second lac est une espèce de citadelle de forme ronde, et au centre de laquelle est un bel édifice. Une ouverture pratiquée dans un point de l’avenue qui partage les deux lacs, fait communiquer les eaux, tandis qu’un pont de pierres, d’une hauteur considérable et d’une seule arche, supplée à ce que cette ouverture ôte à la communication terrestre.

« Encore plus à l’ouest et à une grande distance, deux tours arrêtent la vue au-dessus de hautes montagnes.

« Enfin au nord-ouest s’offre une magnifique suite d’édifices appartenant à des temples construits au pied, au milieu et au sommet d’une montagne entièrement formée par l’art, avec des fragments de rochers naturels ; ce qui, indépendamment de la dépense des bâtiments, doit avoir énormément coûté, puisque ce genre de rocher ne se trouve qu’à de grandes distances de ce lieu. Ce travail semble même retracer l’entreprise des géants qui voulaient escalader les cieux.

« L’intérieur du cabinet de l’empereur est orné par une bibliothèque, et par une armoire ouverte, où sont rassemblées les productions chinoises les plus précieuses et les plus rares en pierres et en antiques. »

Ces objets précieux du cabinet de l’empereur ont été rapportés depuis en Europe où ils ont figuré dans des ventes publiques très-recherchées des amateurs. Ils ornent maintenant leurs propres cabinets. Mais ce qui est à jamais regrettable c’est la perte de la grande bibliothèque formée par Khien-loung dans sa résidence d’été et qui a été incendiée en 1860 par lord Elgin, avec tous les palais que ce grand empereur y avait fait construire. Nous sommes heureux que les représentants de la France en Chine n’aient pas voulu se rendre complices de cet acte de sauvage barbarie.

Nous tenons d’un officier supérieur français qui avait visité le Palais d’été avant l’incendie, que ce qu’il avait vu de plus remarquable était la Bibliothèque ; elle comprenait, nous disait-il, trois grandes galeries comme celles du Louvre, toutes pleines de livres, rangés du haut en bas, à la manière chinoise, couchés dans leur enveloppe de carton le plus souvent couvert de soie. C’était une collection des éditions les plus belles et les plus rares des principaux ouvrages chinois, dont le catalogue, seul, rédigé par les plus savants lettres de l’Académie impériale des Han-lin, forme cent vingt-huit volumes. Le nombre des ouvrages qu’il décrit s’élève à 10 500. Mais il y en a un grand nombre de très-volumineux, tels que le Koù kîn thoû choû tsi tchîng, « Encyclopédie d’ouvrages choisis avec figures, tant anciens que modernes, » publié sous le règne du célèbre empereur Khang-hi (de 1662 à 1724), et formant à lui seul cinq mille volumes. On dit que 30 exemplaires en ont été tirés.

Comme nombre et comme choix, la Bibliothèque du Palais d’été pouvait être comparée à celle qui fit jadis l’orgueil d’Alexandrie. Elle était, comme celle-ci, l’expression de la civilisation de tout un monde, et, comme elle, elle a disparu dans des flammes qui n’étaient pas allumées par les nécessités de la guerre.

En résumé, nous ne pouvons mieux clore cette monographie nécrologique d’une des plus grandes merveilles de l’Orient, qu’en empruntant à la relation officielle de l’expédition de Chine en 1860 (publiée par le lieutenant de vaisseau Pallu), les paroles suivantes :

« L’impression que produisit la vue du Palais d’été sur les alliés, sur des hommes très-différents les uns des autres par l’éducation, par l’âge et par l’esprit, fut la même : on ne chercha pas si les genres étaient comparables ; on fut frappé d’une manière absolue, et on l’exprima en disant que tous les châteaux impériaux de France n’auraient point fait un Youen-ming-youen ! »

Qu’ajouter à un pareil aveu !

G. Pauthier



  1. Après avoir étudié la ville de Pékin avec la légation française que nous suivrons bientôt dans les déserts de la Mongolie, il ne déplaira sans doute pas aux lecteurs du Tour du Monde de faire un pèlerinage au Versailles de la Chine, et de retrouver cette résidence impériale telle qu’elle était avant l’exécution militaire du 18 octobre 1860 qui la livra aux flammes. Le nom de l’auteur de cet article doit être pour eux comme pour nous une garantie d’exactitude, d’érudition et de fidélité scientifique.

    F. de L.

  2. Cet album, acheté quatre mille francs en vente publique par la Bibliothèque impériale, est l’œuvre de deux artistes chinois nommés Tang-taï et Tchin-youen, qui l’exécutèrent pour l’empereur Khien-loung en 1744 ; la description en langue chinoise qui accompagne les dessins, a été rédigée par Wang-Yeou-tun, alors ministre des travaux publics.
  3. Meng-tseu, traduit par l’auteur de cet article et publié dans les Livres sacrés de l’Orient, p. 225, § 2.
  4. C’est le bassin sur les bords duquel étaient construits les bâtiments représentés dans la planche double de cette livraison.
  5. On n’a pu reproduire sur la grande planche qui représente une partie de la scène décrite ici par le frère Attiret, tout l’ensemble de la vue qu’embrasse le modèle chinois, à plus forte raison l’effet que produit l’infinie variété des couleurs éclatantes de la laque, relevée d’or, dont brillent dans leurs moindres détails, comme dans leur ensemble ces constructions féeriques.
  6. Le défaut d’espace nous a empêché de reproduire ici le texte de ces vers chinois avec leur transcription en lettres latines.
  7. En chinois hân tchén, littéralement le froid crapaud. Le sens figuré provient, chez les Chinois, d’une fable supposant qu’une femme, nommée Tchang-ngo, ayant été changée en crapaud, se réfugia dans la Lune dont elle devint la reine ; c’est pourquoi nous avons cru pouvoir traduire ce nom par Phébé.
  8. C’est en grande partie de ce même palais que sont venus en Europe, dans ces dernières années, cette quantité considérable d’objets précieux de toutes sortes que l’on a vus passer dans les ventes publiques, et qui se sont vendus généralement à des prix élevés. Il est très-regrettable que le musée du Louvre, si riche en antiquités grecques, romaines, égyptiennes, assyriennes, etc., ait négligé cette occasion, peut-être unique, de s’enrichir de tant de belles pièces de l’art chinois.
  9. Rappel d’une allusion renfermée dans le huitième vers de la pièce citée à la page précédente.
  10. Dans la grande description du lac Sî-hoû, en chinois, que je possède, et qui renferme cent différentes vues de ce lac, très-finement gravées, il y en a une (Kiouan 3, fo 19-20) qui porte le titre rapporté ci-dessus. On y voit une quantité de fleurs du nélumbium ou lotus, flottant sur les eaux du lac, et plusieurs kiosques ou pavillons, dont l’un porte l’inscription suivante (Yû-choû-ting) : Pavillon des livres de l’empereur.
  11. Allusion au pont très-cintré que l’on voit sur la planche de la page 109.
  12. Plusieurs de ces objets sont revenus en Europe, même des tapis des Gobelins, après le pillage des palais d’été.
  13. C’est là encore aujourd’hui même, une des causes les plus graves des troubles qui désolent la Chine.
  14. C’est Khoubilaï-Khaân, qui, lorsqu’il se fut rendu maître de la Chine, en 1620, et qu’il eut fixé à Pékin sa résidence d’hiver, établit cette organisation dirigée principalement contre les émeutes ou soulèvements de la population.
  15. Voyage de l’ambassade de La Compagnie des Indes orientales hollandaises vers L’empereur de Chine. En français. Philadelphie, 1797 et 1798, 2 vol. in-4o.
  16. Le trône a été figuré dans la relation de lord Macartney.
  17. Le général Montauban, dans son « Rapport au ministre de la guerre » du 12 octobre 1860, dit avoir vu ce carrosse tout couvert de poussière.