Contes (Louÿs)/3
UNE VOLUPTÉ NOUVELLE
I
Il y a quatre ans, peut-être cinq, j’habitais plusieurs jours par semaine un rez-de-chaussée incommode, mais clandestin et costumé, dans une rue qui communiquait par une de ses extrémités avec le petit parc Monceau : détail sans intérêt pour moi, car la grille en était fermée tous les soirs avant minuit, de sorte que je n’y pouvais passer précisément à l’heure où j’apprécie la marche-en plein air.
Une nuit, comme je me trouvais là, en conversation silencieuse avec deux chats de faïence bleue accroupis sur une table blanche, j’hésitais à choisir entre deux passe-temps de solitude : écrire un sonnet régulier en fumant des cigarettes, ou fumer des cigarettes en regardant le tapis du plafond. L’important est d’avoir toujours une cigarette à la main ; il faut envelopper les objets d’une nuée céleste et fine qui baigne les lumières et les ombres, efface les angles matériels, et, par un sortilège parfumé, impose à l’esprit qui s’agite un équilibre variable d’où il puisse tomber dans le songe.
Ce soir-là, j’avais l’intention d’écrire et le désir de ne rien faire ; en d’autres termes, c’était une soirée qui ressemblait à toutes les autres et allait fatalement se terminer devant une feuille de papier vierge et un cendrier plein de cadavres, quand je fus tout à coup tiré de mes pensées par un coup de sonnette inattendu.
Je levai la tête. Je me persuadai que, le vendredi 9 juin, je n’attendais personne à cette heure de nuit ; mais, comme un second coup de sonnette suivit de très près le premier, j’allai à la porte et je tirai la serrure.
La porte ouverte, je vis une femme.
Elle se tenait enveloppée dans un manteau flottant qui était de drap beige comme un vêtement de voyage, mais broché d’entrelacs comme une sortie de bal. Cela se serrait autour du cou par une chenille ronde et touffue d’où la tête émergeait à peine, toute brune sous les cheveux teints en blond. Le visage était jeune, sensuel, un peu railleur ; deux yeux très noirs, une bouche très rouge.
— Veux-tu bien me permettre de passer ? dit-elle en penchant la tête sur l’épaule.
Je m’effaçai, avec l’étonnement particulier d’un homme qui voit entrer chez lui, à l’heure où l’on ne reçoit guère que les amies les plus intimes, une femme qui ne lui rappelle pas le moindre souvenir, et qui le tutoie dès la première phrase.
— Chère amie, lui dis-je timidement quand je l’eus suivie dans ma chambre, chère amie, ne m’accuse pas, je te reconnais à merveille, mais je ne sais par quelle infortune je ne puis à l’instant me rappeler ton nom. Ne serait-ce pas Lucienne ? ou Tototte ?
Elle eut un sourire d’indulgence et, sans répondre, elle défit son manteau. Sa robe était de soie vert d’eau, ornée de gigantesques iris tissés avec la robe elle-même et dont les tiges montaient en fusées le long du corps jusqu’à un décolletage carré qui montrait nu le bout des seins. Elle portait à chaque bras un petit serpent d’or aux yeux d’émeraude. Un collier de grosses perles à deux rangs brillait sur sa peau foncée, en marquant la naissance du cou qui était mobile et arrondi.
— Si tu me reconnais, dit-elle, c’est que tu m’as vue en rêve. Je suis Callistô, fille de Lamia. Pendant dix-huit cents ans, mon tombeau est resté en paix dans les bois fleuris de Daphné, près des collines où fut la voluptueuse Antioche. Mais, maintenant, les tombeaux voyagent. On m’a emmenée à Paris et mon ombre suivait la pierre qui contenait mes cendres fines. Longtemps encore, j’ai dormi enfermée dans les caves glaciales du Louvre. J’y serais toujours si un grand païen, un saint homme, M. Louis Ménard, le seul qui se souvienne aujourd’hui des rites et des gestes divins, n’avait prononcé devant ma tombe les paroles traditionnelles qui savent rendre aux pauvres mortes une vie éphémère et nocturne. Pendant sept heures, chaque nuit, je me promène dans ta sale ville…
— Oh ! pauvre fille ! interrompis-je. Comme tu dois trouver le monde changé !
— Oui et non. Je trouve les maisons noires, les costumes laids et le ciel lugubre (quelle singulière idée vous avez eue de venir habiter sous un pareil climat !) Je trouve que la vie est plus sotte et que les gens ont l’air moins heureux ; mais si j’ai une stupéfaction, c’est bien de revoir à chaque pas toutes les choses que j’ai connues. Comment ! en dix-huit cents ans vous n’avez fait que cela ! Rien de plus nouveau ? Rien de mieux, vraiment ? Ce que j’ai vu dans vos rues, dans vos champs, dans vos maisons, c’est tout, c’est bien tout ?… Quelle misère, mon ami !
L’étonnement qu’elle me vit prendre pouvait tenir lieu de réplique. Elle sourit et s’expliqua :
— Tu vois comment je suis habillée ? me dit-elle. J’ai la robe qu’on a mise avec moi au tombeau. Regarde-la. De mon temps, on s’habillait avec de la laine, du fil et de la soie. En revenant sur terre, je croyais trouver tous ces vieux tissus disparus même des mémoires. Je m’imaginais (pardonne-moi) qu’après de si longues années, les hommes auraient découvert des étoffes merveilleuses, comme le soleil ou la lune, et plus voluptueuses au toucher que la peau d’une vierge ou d’un fruit. Mais non, de quoi vous habillez-vous ? de laine, de fil et de soie… Oh ! je sais, vous avez trouvé les cotonnades, et vous en enveloppez les nègres, qui vous semblent inconvenants dans l’état où ils se promènent. C’est peut-être extrêmement moral… Tu aimes beaucoup le coton ? Tu es fier de sa découverte ? Moi, je ne peux pas même sentir sous mes doigts cette chose qui colle et qui se défait. Enfin, avez-vous une étoffe mieux drapée que la laine ? non ; plus fine que le fil de lin ? plus lumineuse que la soie… Mais réponds toi-même.
Elle poursuivit :
— De mon temps, on se chaussait avec du cuir… On connaissait les mules, les souliers de couleur, les pantoufles fourrées, les bottines montantes… Tiens, tes souliers de cycliste, découverts avec une bride un peu plus haut, c’est une forme phrygienne. Regarde maintenant les miens : ils sont en maroquin olive et dorés aux petits fers comme une reliure. Admire-les. Tu n’en trouveras pas d’aussi beaux chez le fournisseur de tes amies.
Elle poursuivit encore :
— De mon temps, pour faire les bijoux, on se servait de deux métaux précieux : l’or et l’argent. En avez-vous trouvé un troisième ? On en faisait des colliers, des bagues, des bracelets, des boucles d’oreilles, des diadèmes et des broches. J’ai retrouvé tout cela rue de la Paix, identique. Nous connaissions les perles, l’émeraude, le diamant, l’opale, la pierre de lune, le rubis, le saphir et toutes les silices nuancées qui viennent de l’Arabie et de l’Inde aujourd’hui comme autrefois. Par hasard, auriez-vous créé une pierre précieuse en dix-huit siècles ? Une seule, dis-m’en une, je t’en prie ! une pierre que je n’aie pas connue, une bague que je n’aie pas mise à mon doigt ; un bijou nouveau, même monté en or comme les miens, puisque tu n’as pas de métal plus rare à m’offrir, mais portant dans ses griffes une gemme inventée ?
Sa voix s’était animée peu à peu jusqu’à un ton de reproche et de dépit. Je fis un geste beaucoup plus calme.
— Callistô, répondis-je, tu me parais attacher une importance exagérée aux ornements dont les femmes se chargent et n’ont pas d’autre excuse que d’occuper, par leur choix difficile et leur composition méticuleuse, une vie stagnante et désœuvrée. Il est évident aujourd’hui, après dix mille ans d’efforts infructueux chez tous les peuples, qu’une jeune fille ne saurait jamais être plus belle par l’art du couturier, du brodeur et de l’orfèvre qu’à l’instant où elle se montre toute nue comme les dieux l’ont créée. Ce simple costume, je ne doute pas que les Grecs ne l’aient connu…
— Mieux que tes compatriotes.
— Vous ne l’avez pas inventé ; n’en sois pas fière. Je reconnais que, de nos jours, on le travestit encore plus mal que du temps où tu es née ; mais du mauvais au pire la différence importe-t-elle ? On ne peut pas habiller les femmes. C’est un axiome. Nous ne le détruirons pas. Si les vérités esthétiques pouvaient se démontrer par théorèmes, M. Poincaré aurait déjà prouvé mathématiquement qu’il est inutile d’exercer l’imagination humaine à la recherche de cette découverte, aussi certainement chimérique que la trisection des angles. Pour ma part, je ne m’afflige pas d’un insuccès qui persiste parce qu’il est éternel ; et je me contente d’admirer la femme dans sa pureté primitive (qui, elle aussi, est immuable) avec l’émotion antique de ceux qui touchèrent Hélène.
Elle me regarda plus fixement en penchant la tête vers moi, et me dit avec lenteur :
— Es-tu sûr, ô présomptueux ! que les femmes n’aient pas changé ?II
Ce qu’elle fit immédiatement après avoir dit ces mots, je ne sais si je l’ai vu, dans le trouble où j’étais.
Comment elle quitta ses bagues, fit glisser quatre bracelets, ouvrit son collier, laissa tomber ses vêtements en même temps que ses lourds cheveux, je ne pourrais le dire. Ce fut si rapide et si éclatant qu’il m’en est resté dans la mémoire un éblouissement plein d’ombres.
Jusque-là, je n’avais pas cru avec certitude à la réalité de l’aventure. Les apparitions longtemps prises pour surnaturelles, et désormais tenues plus volontiers comme obéissant aux lois d’une nature profonde et mal connue, se présentent parfois avec les caractères d’une matérialité qui n’est démentie par aucun de nos sens et qui peut égarer un esprit incrédule ou simplement prévenu contre l’invraisemblance.
Je me demandais depuis une heure si je n’étais pas mystifié par une lectrice extravagante : quelque étrangère, pensais-je, assez immodeste et assez délibérée pour se rendre la nuit dans une chambre à coucher où on ne l’invite point, veut sans doute faire oublier le dessein banal qui l’entraîne, en considération du soin qu’elle apporte à le dissimuler dans une robe de théâtre. J’avais répondu dans le sens où elle me conduisait elle-même, avec la réserve d’un interlocuteur complaisant qui, par déférence ou par curiosité, ne veut pas déchirer trop tôt le tissu d’une comédie laborieuse et intéressante.
Mais dès qu’elle fut nue, je compris qu’elle venait à moi du fond du passé…
Je me souviens très bien qu’au moment où j’en eus la certitude, j’ébauchai, si je n’achevai pas, tous les mouvements qu’un instinct religieux m’inspirait invinciblement. Je me retins à ma chaise pour ne pas me mettre à genoux et je la regardais, en inclinant le front, avec un sentiment de sacrilège, comme si une personne aussi miraculeuse ne devait pas être contemplée avec les mêmes yeux qui voyaient les femmes vivantes.
Callistô était grande. Elle avait le torse étroit et rond, la taille haut placée, les jambes très longues. Ses articulations fines étaient d’une fragilité qui me ravissait ; et même dans ses cuisses musclées on devinait des os délicats. Épilée, mais pure et sans fards, sa peau luisait comme au sortir du bain, brune d’un léger ton uniforme, presque noire au bout des seins, au bord allongé des paupières et dans la ligne courte du sexe. Je ne saurais expliquer comment sa beauté ne pouvait s’être accomplie ni sous notre climat, ni même dans notre temps, car cette évidence ne naissait d’aucun détail mais seulement d’une harmonie et peut-être d’une clarté. Pour affirmer une différence entre elle et les femmes de mon époque, j’étais obligé de croire sans autre preuve à mon discernement, comme un collectionneur distingue le vrai du faux sans que parfois il puisse démontrer qu’il se fonde sur un indice particulier pour établir sa conviction.
Comme pour se mettre à ma portée, elle s’étendit sur une chaise longue.
— Vous auriez pu au moins perfectionner les femmes, reprit-elle en souriant. Et, tu le vois, les races ont perdu. Vos médecins, qui méprisent les nôtres, pourquoi laissent-ils aujourd’hui tes maîtresses moins belles que mes sœurs ? La terre où nous vécûmes ne s’est pas engloutie. L’Oronte descend toujours du fond des montagnes de cèdres. Smyrne survit. Sparte est morte, mais Athènes est ressuscitée. Siècle vaniteux et débile, pourquoi remplaces-tu les Ioniennes par le mélange des Levantines, et que n’as-tu créé des sélections de femmes, comme tu crées des familles de roses ? Tu ne peux pas. Ton effort est celui d’un enfant. Le nôtre fut celui des dieux.
Pendant qu’elle me parlait (je n’étais guère en esprit de discuter contre elle), une terreur comme on n’en a guère que dans le frisson du demi-sommeil, m’étreignait les tempes. Je tremblais qu’elle ne me quittât tout à coup, comme un être fluide, un néant de lumière, et je me demandais si mes yeux seuls auraient l’illusion de sa présence charnelle ; si je pourrais, du bout du doigt, sur la peau tendre de sa hanche, la toucher.
— Viens ! dit-elle en riant. Je ne suis pas une ombre. Donne-moi la main.
Et, cambrant les reins sur la chaise longue, elle passa mon bras autour de son corps, qui pesa, voluptueux, sur mes doigts.
Puis, avec un entêtement qui ne voulait point se démentir, elle reprit sa conférence.
— Mille ans avant que je ne fusse belle, les hommes s’unissaient aux femmes à peu près comme les boucs aux chèvres. Tu as lu Homère ? Ni Argos, ni Troie, n’ont connu d’autres plaisirs que ceux de l’acte sauvage dont les animaux se contentent. Même le baiser sur la bouche était ignoré de Briséis. Jamais Andromaque ne tendit sa poitrine à d’autres lèvres qu’à celles de son petit enfant. Jamais autour des flancs d’Hélène, une main ouverte et légère ne souleva le frémissement qui naît de la caresse humaine.
Elle ferma les yeux.
— Et puis, tout à coup, en un jour, l’antique Orient où je suis née prit aux dieux, comme un feu éternellement jeune, le seul don qui les distinguât des autres habitants de la terre : il inventa la volupté.
Ô jours de sève ! jeunesse du monde ! Pour la première fois, les lèvres d’un homme et d’une femme, laissant les fruits, se savourèrent. La grande âme brûlante d’Aphrodite inspira le corps des amants, et chaque jour un plaisir nouveau — un plaisir nouveau, tu m’entends ? — descendait de l’Olympe bleu dans les larges lits gémissants. Ce fut une ivresse effrénée : de Babylone au mont Eryx, tous les parfums, toutes les soieries, les fleurs, les arts et les femmes, formèrent le triomphe qui suivit la découverte de la joie. Les jeunes filles enfin libérées d’une barbarie héréditaire, conscientes de leurs sens et de leurs désirs, Ouvrirent leurs narines à la rose et leurs corps charmants à la bouche. Pendant des siècles on augmenta le trésor des sensualités. De mon temps, dans Antioche et dans Alexandrie, les femmes l’enrichissaient encore. Moi-même, moi, Callistô, fille de Lamia, c’est moi qui ai trouvé ceci…
Mais je reculai…
Elle se rit.
— Ah ! tu as peur ! Eh bien, parle à ton tour ; voyons ! Pendant les dix-neuf cents ans de mon sommeil dans le tombeau, quelle joie inconnue avez-vous conquise ? Je te demandais tout à l’heure une perle nouvelle. Je te demande maintenant un amour que je n’aie pas expérimenté. Sans doute, depuis si longtemps, on a dût révéler des jouissances toutes neuves. J’attends que tu m’invites à les partager.
Elle se maintenait avec sécurité dans ses positions d’ironie et je devinai bien que, pendant ses longues courses nocturnes à travers la ville, elle avait essayé en vain de compléter son éducation ; aussi ne tentai-je rien dans cette impossible voie.
— Prends patience, lui dis-je simplement. Vois-tu, nous avons commencé par tout oublier. Et puis, nous réinventons. C’est ce qu’on appelle l’histoire de la civilisation moderne. Il est arrivé au monde, peu d’années après ton trépas, des calamités sans exemple et qui auraient pu être irréparables. Ce fut d’abord la naissance et la singulière fortune d’une religion qui, à son origine, était moralement admirable ; mais qui, dénaturée par des israélites trop grossiers ou trop adroits, a stérilisé l’effort de ta race et semé du sel sur les ruines d’Athènes. Ensuite, ce furent des invasions de barbares ; quand le déluge de Judée eut pourri le bois du vaisseau, les rats y pénétrèrent et le mirent en pièces. Cela dura jusqu’au jour nouveau où l’on vit monter de l’Orient, comme une aurore, les livres sauvés du désastre et revenus de Constantinople. Nous mîmes cent ans à les lire. Depuis qu’ils sont étudiés, trois siècles à peine ont vécu. Mais le temps est à nous, peut-être. Laisse-nous le temps, Callistô.
Elle eut un sourire de dérision.
— Trouveras-tu, répondit-elle, dans les parchemins de tes musées, la tradition de Rhodopis ? Vos archéologues, qui possèdent si bien la politique de Périclès et la stratégie d’Alexandre, ont-ils reconstitué la science d’Aspasie et de Thaïs ? Savent-ils si la tombe où repose la poussière fine de Phryné n’a pas enfermé pour toujours le secret d’une volupté perdue ?
Cette tradition, je l’ai encore. Veux-tu la connaître ? Je te l’abandonne…
III
Quelles que soient les curiosités des jeunes filles qui liront ce fragment de mémoires, je ne pousserai pas plus avant la description de ce qui suivit : d’abord parce que j’ai déjà écrit, sur les documents de Callistô, tout un livre qui est Aphrodite, et ensuite parce qu’une certaine réserve me retiendrait peut-être encore, à présenter, sous une forme personnelle, le détail d’une nuit excessive.
Callistô mit pied à terre vers midi. Elle me fit observer avec douceur que le soleil était levé déjà, et que, par la faute d’un éclairage perfectionné, nous ne nous en étions pas aperçus.
— Vous détruisez la Nuit ; vous ne connaissez plus l’Aube, dit-elle d’une voix triste. Autrefois, le spectacle des lueurs du matin était la récompense des longues veilles épuisantes. Maintenant, vous passez votre vie dans une lumière monotone et vous ne savez même plus regarder les Ténèbres.
Je m’inquiétai :
— Midi !… mais tu m’avais parlé, pour toi, d’une vie bornée aux heures nocturnes. Comment puis-je encore te garder ici ?
— C’est affaire entre moi et Perséphone, fit-elle avec un sourire singulier. Causons. Je n’ai pas fini d’injurier ton époque.
J’étais un peu las, et cependant nerveux.
— Assez, dis-je, je t’en prie. Parlons de nous, veux-tu ? Laissons le monde, meilleur ou pire… Toi seule m’intéresses.
— Alors, écoute-moi. Tu n’es pas convaincu. Je continuerai jusqu’à ce que tu avoues. Vraiment, je reviens désolée de mon second voyage sur la terre. J’aurais dû rester au tombeau, avec le rêve d’un temps plus pur où j’avais grandi dans la joie. J’ai besoin de dire à quelqu’un sur quelles déceptions je termine ma promenade et que j’en veux à ton siècle pour toutes les surprises qu’il ne m’a pas offertes. Vois-tu, le monde est un jeune homme qui donnait des espérances et qui est en train de rater sa vie.
— Je ne sais pas… Il me semble pourtant que nous avons beaucoup pensé, beaucoup créé depuis ta mort. Le siècle où nous vivons n’est pas si méprisable.
— Il l’est ! un peu par son impuissance et plus encore par sa fatuité. Non ! vous ne pensez pas ; et vous ne créez pas ! Vous êtes des Phéniciens habiles à reproduire les modèles inventés par ma race, mais ailleurs que chez nous vous ne les trouvez pas, et vous n’existez que dans notre ombre.
Elle fit un geste.
— Promène-toi dans les rues de Paris. Partout notre âme éternelle éclate à la façade des monuments, aux chapiteaux des colonnes et sur le front des statues. Après avoir échafaudé, pendant un moyen âge barbare et chétif, de misérables bâtisses qui s’écroulent déjà (c’est heureux !), vous, les hommes des temps modernes, incapables de créer, vous êtes revenus à nos ruines et depuis quatre cents ans vous faites des mosaïques de pierre avec les morceaux de nos temples. Une colonne trouvée en Sicile a engendré deux mille églises et autant de gares de chemins de fer. Même à des besoins nouveaux vous ne savez pas donner une architecture nouvelle. Avec l’airain de vos canons vous recopiez la colonne Trajane, et vous faites des salles de quatuor qui sont du style corinthien. Après nous qui sculptions le marbre et qui fondions le bronze au moule, vous n’avez rien trouvé, pas une pierre naturelle, pas un alliage chimique, plus digne de reproduire la figure humaine. Et le seul grand de vos sculpteurs n’est devenu ce qu’il a été que parce qu’on a trouvé sous terre un torse d’Apollonios, un débris sans tête, sans bras et sans jambes ; une ruine lamentable, mais œuvre créée, celle-là ; œuvre créatrice. Écoliers !
Elle prit deux livres dans une bibliothèque et les jeta sur le tapis.
— Votre pensée, comme votre art, est parasite de nos cadavres. Ce n’est pas Descartes, c’est Parménide qui a dit que la pensée était identique à l’être. Ce n’est pas Kant, c’est encore Parménide qui a dit que la pensée était identique à son objet. Et dans ces deux phrases, les écoles modernes se pelotonnent tout entières ; elles n’en sortiront pas. Partout où votre science devient générale, c’est-à-dire philosophique, elle se repose, encore aujourd’hui, sur nos assises fondamentales. Les maîtres d’Euclide ont fixé pour toujours les rapports immuables des lignes. Archimède s’est servi du calcul intégral bien avant votre Leibnitz, qui nous doit également sa métaphysique. Au lieu de méditer devant la chute des pommes, Newton, que vous révérez, aurait pu se borner à lire une page de notre Aristote, où sa théorie de la gravitation universelle était exposée depuis deux mille ans. Sur la constitution de la matière, qui est le problème de Dieu, Démocrite en savait autant que lord Kelvin ; son hypothèse reste seule admise. Enfin, au moment où vous êtes sur le point de concevoir une science universelle et centrale, dont la loi suffirait à expliquer la totalité des phénomènes, — quelle est cette science et quelle est cette loi ? Celles dont Héraclite a donné, voici deux mille quatre cents ans, l’expression définitive : — le feu se transforme en mouvement ; le mouvement se transforme en feu ; et c’est là le monde.
J’étais épuisé.
— Ô Callistô, suppliai-je, écoute mes paroles ailées ; tu es beaucoup trop savante. J’avais bien entendu dire que les courtisanes antiques étaient des femmes de rare intellectualité, mais ce n’est pas cela, sans doute, qui les a faites si belles. Aujourd’hui si Mme de Pougy, malgré son beau talent littéraire, voulait entretenir M. Boutroux des sujets qui le préoccupent, elle ne réussirait pas à l’intéresser autant qu’une Aspasie parlant à Xénophon. Et pourtant, je la préfère, parce qu’elle discourt plus volontiers d’une robe que d’une loi thermodynamique, et c’est une conversation qui sied mieux à son corps flexible. D’ailleurs le charme d’une femme s’accroît toujours au moment où elle se tait ; mais c’est une vérité spéciale dont l’évidence n’apparaît qu’aux hommes.
Elle attendit en silence que j’eusse terminé ; puis avec un entêtement victorieux, elle recommença :
— Quoi qu’il en soit, depuis deux mille ans, vous n’avez découvert ni…
— Nous avons découvert l’Amérique, interrompis-je patiemment.
— Cela n’est pas vrai !
— Callistô, ne dis pas d’absurdités.
— Je répète et je soutiens que l’Amérique a été découverte par Aristote, et que ceci n’est pas une thèse paradoxale, mais un fait historique et patent. Aristote savait que la terre était ronde, et (tu peux le lire dans ses œuvres) il avait conseillé de chercher le chemin des Indes « par l’occident, au delà des colonnes d’Héraklès ». C’est le projet qu’a repris Colomb. Mais on a toujours estimé que la gloire d’une découverte revient au cerveau qui conçoit et non à l’ouvrier qui exécute. Quand Leverrier a découvert Neptune…
— Eh bien ! dis-je au comble de la lassitude, tu conviens donc au moins de ceci : nous avons découvert Neptune.
— Et quand cela serait ! On a découvert Neptune ! Tu es étonnant ! Depuis hier, je te supplie de me révéler un plaisir nouveau, une conquête vers le bonheur, une victoire sur les larmes. Et on a découvert Neptune ! Je rentre dans la vie après vingt siècles, anxieuse de tout, jalouse des merveilles que je suppose inventées, me demandant si je ne vais pas pleurer pendant ma vie d’ombre éternelle, pour être venue au monde trop tôt : et on a découvert Neptune ! Un plaisir ! un plaisir ! plaisir de l’esprit, plaisir des sens, que m’importe ! Vais-je donc redescendre aux plaines Élysées sans emporter avec moi le frisson d’une volupté nouvelle ?
Elle étendit les mains… Puis, brusquement :
— D’ailleurs, c’est Pythagore qui a découvert Neptune.
Je m’affaissai.
— Parfaitement, expliqua-belle inexorable. Pythagore avait trouvé que le système solaire devait se composer de dix astres. Je ne sais plus sur quoi il se fondait pour affirmer ce chiffre ; mais comme son disciple Philolaos devait discerner plus tard, sans aucun instrument à lentille, et bien des siècles avant Copernic, le double mouvement de la terre autour de son axe et autour du feu central ; comme sans doute il ne t’est pas possible de comprendre comment une pareille découverte a été établie avec le seul secours du raisonnement, tu n’as pas le droit de préjuger que l’hypothèse de Pythagore ait été avancée témérairement et se soit confirmée par hasard. J’ai dit.
Je ne luttais plus.
— Veux-tu une cigarette ? demandai-je.
— Comment ?
— Je dis : Veux-tu une cigarette ? Sans doute, cela aussi nous vient de la Grèce, puisque c’est Aristote qui a…
— Non. Je ne vais pas jusque-là. J’avoue que nous ignorions cette inepte habitude, qui consiste à s’emplir la bouche avec de la fumée de feuilles. Mais je pense que tu ne prétends pas m’offrir ceci comme un plaisir ?
— Qui sait ? As-tu essayé ?
— Jamais ! Comment, tu es de ceux qui se livrent à cet exercice ridicule ?
— Soixante fois par jour. C’est même la seule occupation régulière dont j’aie consenti à charger ma vie.
— Et elle te plaît ?
— Je crois véritablement que je me résignerais à ne pas toucher la main d’une femme pendant une semaine tout entière, plutôt que de me voir séparé de mes cigarettes pendant le même laps.
— Tu exagères.
— Presque pas.
Elle était devenue rêveuse.
— Eh bien ! donne-moi une cigarette.
— Je te l’offrais.
— Allume-la. Comment fait-on ? On aspire ?
— Les jeunes filles soufflent dedans ; mais ce n’est pas le meilleur moyen. Il vaut mieux aspirer, en effet. Prends une bouffée. Ferme les yeux. Une autre…
En quelques minutes, Callistô avait mis en cendres son petit rouleau de feuilles orientales. Elle en jeta le bout à demi-consumé, où le fard de ses lèvres avait laissé du rouge.
Il y eut un silence.
Elle évitait même de me regarder. Elle avait pris le paquet carré dans sa main, qui me parut agitée comme par une légère émotion, et après qu’elle l’eut examiné sur les quatre faces, je vis qu’elle ne me le rendait pas.
Lente, avec le soin qu’on apporte aux objets les plus précieux, elle le posa près du cendrier, sur le bord d’un divan clair où elle étendit son long corps foncé.