Union ouvrière/Aux bourgeois

La bibliothèque libre.
(p. 113-119).

AUX BOURGEOIS

Dans un temps d’égoïsme et d’aveuglement comme celui où nous vivons, lorsqu’on vient réclamer des droits pour la classe la plus nombreuse, on ne saurait prendre trop de précautions pour se mettre à l’abri des calomnies et des attaques violentes des gens inintelligents ou des méchants. — C’est pourquoi j’ai jugé sage et prudent d’adresser ici quelques mots à Messieurs de la bourgeoisie. — Je veux qu’ils sachent bien que je ne suis pas une révolutionnaire, une anarchiste, une sanguinaire. (Je fais grâce à mes lecteurs de la kyrielle d’épithètes plus ou moins effrayantes dont certains bourgeois ont la ridicule habitude de se servir en pareille circonstance.)

Mais avant de me disculper des absurdes accusations que je m’attends à recevoir[1], je dois dire que je fais parmi les bourgeois deux catégories. Aujourd’hui la bourgeoisie se partage en deux camps bien distincts. — D’un côté sont les sourds et les aveugles, on pourrait même ajouter les culs-de-jatte ; car, de même qu’au temps de Jésus, ils ont des yeux et ne voient pas ; des oreilles et n’entendent pas ; des jambes et ne marchent pas. Dans ce camp, les sourds n’entendent pas cette grande voix humanitaire qui crie sur tous les tons : que les temps sont venus où il ne doit plus y avoir de réprouvés sur la terre, où chaque individu, dès son entrée dans la vie, doit avoir, comme membre de la grande famille humaine, sa place au banquet social. Dans ce camp, les aveugles ne voient pas le grand mouvement qui s’opère de bas en haut. — Dans ce camp, les culs-de-jatte se momifient dans leur immobilité absolue, laissant aller les autres en avant, sans s’apercevoir qu’ils restent en arrière. Tous ces pauvres infirmes sont comme des traînards qu’un corps d’armée abandonne, parce qu’ils gênent et entravent la marche.

De l’autre côté se trouvent les bourgeois intelligents. Je nommerai ceux-ci les voyants. Dans le camp des voyants, on entend avec émotion, avec amour, vibrer la grande voix humanitaire qui crie : — Frères, place pour nous ! Dans le camp des voyants, on aperçoit distinctement le grand mouvement ascensionnel des classes inférieures qui s’élèvent graduellement, d’échelon en échelon, au bien-être et à la liberté. On suit cette marche avec intérêt et sollicitude. — Chez les voyants, on est en marche incessante, on marche par la pensée, on marche par le travail, on marche par les élans d’une sympathie généreuse.

Ce sont ces bourgeois voyants qui forment aujourd’hui la partie rationnelle, sage et forte de la nation. Si malheureusement il arrive, comme on doit le redouter, que les aveugles, à force de faire des bévues, compromettent les intérêts de la nation, le pays trouvera dans le camp des voyants des hommes intelligents, bons, fermes et capables de sauver encore une fois la France.

Ce n’est donc pas aux voyants que je m’adresse ici ; ce serait leur faire injure. D’ailleurs, j’appartiens moi-même à ce camp. — Notre devise est celle-ci : l’ordre, le respect à toute espèce de propriété ; justice pour tous ; richesse et prospérité générale du pays. Cela dit, je prie les bourgeois sourds, avant de dénaturer et calomnier mes intentions, de vouloir bien réfléchir mûrement, s’il est possible, à l’idée que j’apporte, Voici nettement le fond de ma pensée :

Par instinct, par religion, par système, j’aime et je veux la justice. — J’aime et je veux l’ordre. — L’amour, qui émane du Créateur et qui vivifie l’âme de toute créature, cet amour me fait comprendre la solidarité qui unit l’individu au tout. Je veux la justice pour tous, parce que de la justice naît l’ordre général, et que de l’ordre général naît le bien-être, la richesse, la sécurité, l’activité féconde ; or, c’est là le bonheur.

C’est uniquement en vue de l’ordre, que je veux que la classe ouvrière réclame son droit au travail et son droit à l’instruction morale et professionnelle, parce que du degré d’instruction de cette classe dépend nécessairement une augmentation dans les produits, et du travail de la classe la plus nombreuse dépend évidemment la richesse et la prospérité du pays. — Je veux que la classe ouvrière réclame au nom du droit, afin qu’elle n’ait plus aucun prétexte de réclamer au nom de la force.

Par instinct, par religion, par système, je proteste contre tout ce qui émane de la force brutale, et je ne veux pas que la société soit exposée à souffrir de la force brutale laissée entre les mains du peuple, pas plus que je ne veux qu’elle ait à souffrir de la force brutale placée entre les mains du pouvoir. Dans l’un et l’autre cas il y aurait injustice, et conséquemment désordre.

Si on refuse d’accorder au peuple le droit à l’instruction et le droit au travail, qu’arrivera-t-il ? Que ce peuple, aigri par la souffrance, exalté par des lectures qui lui montrent l’horreur de sa position sans lui indiquer aucun moyen d’en sortir[2], deviendra de plus en plus brute, grossier, vicieux et méchant. Dans cet état, la peuple sera pour les classes riches un ennemi redoutable, et la sécurité générale, la prospérité du pays seront constamment menacées. — Qui oserait songer sans effroi à la perturbation effroyable qui peut résulter pour le pays de la haine et de l’animosité de dix à douze millions d’ouvriers sans instruction, sans direction morale, sans garantie de travail ? — Abandonnés ainsi, les ouvriers deviennent dans la société française un corps formidable dont pourrait disposer le premier intrigant politique qui voudrait troubler l’ordre ; et, de même que les esclaves dans la société romaine, les ouvriers iraient toujours se ranger sous l’étendard du Catilina qui attaquerait la société.

Oui, je demande que la classe ouvrière se constitue en corps, se fasse représenter à la Chambre, et quoique certains esprits rétrogrades puissent trouver cette mesure très révolutionnaire, je soutiens, et je vais le prouver, que c’est au contraire une mesure d’ordre.

Souffrants, abandonnés et sans guide, les ouvriers sont exactement dans la position d’un homme atteint d’une grave maladie et sans médecin pour le soigner. Dans cette cruelle situation, le malade s’inquiète, s’agite, et prend au hasard tous les remèdes que le premier charlatan passant dans la rue vient lui offrir. — Ces remèdes, au lieu de le soulager, aggravent encore son mal, et plus il est souffrant et affaibli, plus il se présente de charlatans qui veulent lui faire prendre leurs drogues. — Eh bien ! le peuple est absolument dans la situation de ce malade. Si on lui refuse de choisir, pour défendre ses intérêts et réclamer ses droits, un défenseur légal, homme probe, dévoué et consciencieux, qu’arrivera-t-il ? — Que les intrigants de tous les partis iront lui proposer de le défendre, et comme on ne pourra agir légalement et au grand jour, on formera des sociétés secrètes, où, comme nous l’avons vu depuis 1830, les ouvriers membres de ces sociétés, au lieu de s’occuper des véritables intérêts du peuple, sont dupes et victimes de quelques meneurs politiques. — Dans ces sociétés on ourdit des complots, des conspirations, des émeutes, des assassinats. — La tranquillité publique est troublée, la prospérité du pays est en souffrance ; le pouvoir s’effraye, et, agissant sous l’impression de la peur, il fait des lois de terreur qui aggravent encore le mal. Alors il y a des deux côtés brutalité, injustice. De là naît le désordre, la souffrance, la misère, la douleur pour tous. Ceci est l’exposé de ce qui s’est passé depuis 89, — Supposons maintenant qu’on accorde au peuple ce que je demande pour lui : un défenseur ; dès ce moment, plus de sociétés secrètes, plus d’émeutes. Aussitôt que le peuple sait qu’un homme honorable s’est chargé de le défendre et qu’il s’en occupe activement, il attend avec patience et devient calme[3].

Demander un défenseur pour la classe ouvrière, c’est vouloir remplacer les charlatans anonymes par un médecin de la faculté, portant un nom célèbre ; c’est vouloir substituer le droit au règne de la force brutale. — Accorder à la classe ouvrière le droit de choisir parmi les hommes honorables un défenseur digne de sa cause, ce serait faire un acte de prudence et d’ordre. Le directeur de la Revue Indépendante reviendra, je pense, d’une opinion conçue légèrement, ou du moins il sera le seul, je l’espère, à envisager le défenseur de L’UNION OUVRIÈRE comme un stipendié dont la mission serait tout simplement de renverser le gouvernement. — Si M. Pernet appartenait aux voyants, il comprendrait que les ouvriers ne trouveraient aucun avantage dans le renversement du gouvernement. — Depuis 89 on a renversé bien des gouvernements, et qu’ont gagné les ouvriers à ces révolutions ? N’est-ce pas toujours à leurs dépens qu’elles se sont faites ? — Ne sont-ce pas eux qui se battent ? Ne sont-ce pas eux que l’on tue ? — Puis à la mêlée, succède le désordre ; les capitaux se retirent, le commerce ne va plus, les travaux manquent, et l’ouvrier meurt de faim, Bel avantage pour lui que de faire des révolutions ! — Non, Messieurs, non je ne veux pas que les ouvriers stipendient un agent révolutionnaire, un perturbateur de l’ordre public ; bien loin de là, ce que je veux, c’est qu’ils paient largement un homme de cœur et de talent, qui ait pour mission d’empêcher les révolutions, parce que les révolutions sont contraires à la liberté et aux vrais intérêts du peuple.

Je viens d’exprimer ici l’exacte vérité sur mes sentiments ; maintenant, s’il plaît aux sourds et aux aveugles de crier au scandale contre mes doctrines révolutionnaires, alors il ne me restera plus qu’à dire : — « Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. »



FIN.
  1. M. Pagnerre et les amis du peuple ne sont pas les seuls qui agissent contradictoirement à leur réputation. Un recueil qui a pris pour titre:Revue indépendante, devait, il semble, quand il s’agit d’une question grave, se montrer tout-à-fait indépendant ; je pensais done que, conséquent avec le titre de sa publication, le directeur serait assez indépendant pour insérer dans son recueil, ainsi que l’a fait la Phalange (voir les numéros du 29 et 31 mars 1843), un chapitre de mon ouvrage. J’écrivis donc au directeur de la Revue indépendante, M. Pernet, pour le prier de donner un extrait du travail que j’allais, publier. Mais quelle fut ma surprise, ma stupéfaction ! Le directeur de la Revue indépendante m’accusait dans sa réponse d’être une révolutionnaire, de vouloir stipendier des défenseurs pour renverser le gouvernement, etc., etc. Le Journal des Débats, dans ses jours de boutades les plus furibondes contre les anarchistes, ne m’en aurait pas dit davantage. Je le demande, que penser de semblables accusations venant de la part du directeur du seul recueil démocratique qui nous reste. C’est à n’y plus rien comprendre. — Je me vois forcée, pour mettre ma véracité à couvert, de donner ici un passage de cette étrange lettre : « … Votre projet d’union n’est pas autre chose au fond qu’une association politiqué. Se cotiser pour stipendier des défenseurs qui doivent demander le renversement de l’ordre économique actuel, se cotiser et s’associer pour fournir à tous les moyens d’une propagande révolutionnaire par la presse, l’éducation, et la prédication, n’est-ce pas faire de la politique et de l’agitation, et tout ce que vous voudrez contre le gouvernement établi ? Commencez par abolir la loi sur les associations et vous pourrez mettre en avant votre projet d’union. Jusque là il me semble qué tout projet de ce genre, quelque excellent, quelque réalisable que vous le démontriez, ne sera qu’une utopie. Le gouvernement a fait poursuivre association toute commerciale des ouvriers rubaniers de Saint-Étienne, à fortiori ne laisserait-il pas se former une association qui, par son but et son importance, le menacerait bien davantage. » Cette lettre était de nature à me donner de vives inquiétudes sur la manière dont mon idée allait être comprise. — Si le directeur de la Revue indépendante, c’est-à-dire l’expression la plus avancée de notre époque (toujours d’après l’étiquette), m’accusait d’être une anarchiste, bon Dieu ! qu’allaient donc dire les conservateurs bornés ?… La lettre de M. Pernet me fit comprendre que je devais expliquer franchement et clairement mes intentions, et ce sont ces inconcevables imputations du directeur de la Revue indépendante qui me déterminent à adresser une allocution à la bourgeoisie.
  2. Les ouvrages de M. de Lamennais, et tant d’autres dans le même ordre d’idées.
  3. Voyez dans l’ouvrage de M. G. de Beaumont sur l’Irlande ce qu’il rapporte à ce sujet. Avant qu’O’Connell eût pris la défense de la cause irlandaise, il y avait en Irlande des révolutions tous les six mois, et à chaque révolution le gouvernement anglais, agissant par réaction, resserrait encore davantage les chaînes du malheureux peuple de manière que les efforts qu’il faisait, à l’aide de la force brutale, pour sortir de l’esclavage, l’y replongeaient plus violemment que jamais.