Union ouvrière/La deuxième édition

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(p. v-xxv).


LA DEUXIÈME ÉDITION.


Le livre de l’UNION-OUVRIÈRE ayant été imprimé à l’aide d’une coopération apportée à l’idée par un grand nombre de personnes, je dois, comme d’ailleurs j’en ai pris l’engagement, rendre un compte exact de tout ce qui s’est fait moralement et pécuniairement, au point de vue de l’œuvre, depuis la publication de la première édition.

Les principes et les idées émis dans le petit livre de l’UNION-OUVRIÈRE ont produit sur l’esprit des ouvriers intelligents une impression beaucoup plus profonde que moi-même je n’avais lieu de l’espérer. — Je vais raconter simplement les faits, laissant au lecteur à juger d’après les résultats obtenus. — Il verra combien les ouvriers, en apparence plongés dans une torpeur touchant de près à la mort, sont susceptibles pourtant de s’éveiller tout-à-coup lorsqu’on vient leur parler au nom de leurs intérêts réels, de leurs droits essentiels et de leur dignité d’hommes libres comme citoyens et frères.

Le petit livre fut mis en vente le 1er juin 1843. — J’en envoyai à toutes les sociétés de compagnonnage des divers devoirs et à celles des sociétaires de l’Union[1]. — Je fis distribuer dans les grands ateliers de Paris, 3 000 prospectus[2]. Au 10 juillet j’avais déjà reçu quarant-trois lettres d’ouvriers, tant de Paris que de la province ; trente-cinq ouvriers, appartenant à tous les métiers, s’étaient présentés chez moi dans le but de m’offrir leurs services pour la cause. — J’acceptai leur bon vouloir et les chargeai de vendre le petit livre à d’autres ouvriers. Tous comprirent parfaitement l’importance que j’attachais à ce que le petit livre arrivât droit à son adresse, dans le fond des casquettes.

Je me plais à le reconnaître, ces ouvriers propagèrent le livre avec beaucoup de zèle, — et je dois dire aussi qu’il leur fallut dans cette circonstance faire preuve de dévouement et surtout d’une grande patience ; car ce n’est pas un petit travail de convaincre les ouvriers (je parle de la masse), de leur faire comprendre certaines idées fondamentales, et surtout d’obtenir d’eux qu’ils lisent un livre sérieux.

Dans l’espace de cinq mois il a été vendu par des ouvriers à d’autres ouvriers de huit à neuf cents exemplaires du livre de l’UNION OUVRIÈRE. — Jusqu’à ce jour, 15 décembre, j’ai reçu de quatre-vingt-sept ouvriers, ou sociétés de compagnonnage et autres, de Paris et de la province, deux cent trente-sept lettres[3], plus un grand nombre de visites d’ouvriers, tous venant me demander que je leur indiquasse comment ils pourraient servir la cause.

Toutes ces lettres, sauf quelques-unes, sont rédigées dans le même esprit, et expriment les mêmes sentiments. — À la vérité, il n’en pouvait être autrement, puisque ceux-là seuls qui sympathisent avec mes idées m’ont écrit et sont venus à moi. Tous me témoignent le désir ardent qu’ils ont de s’unir. « Nous sommes bien convaincus, disent-ils, que l’union fait la force, aussi nous désirons de tout notre cœur de pouvoir nous unir, et nous vous promettons que, sous ce rapport, vous nous trouverez bien résolus à suivre les bons conseils que vous nous donnez dans votre petit livre. — Seulement ce qui nous embarrasse, c’est que c’est bien difficile, parce que chacun de son côté est divisé. »

Tous désirent donc s’unir afin d’être forts : aujourd’hui tous les ouvriers ont le sentiment de leur faiblesse et souffrent de leur isolement.

Maintenant il faut bien dire toute la vérité : — les hautes et importantes questions d’économie sociale, traitées dans le livre de l’UNION OUVRIERE, n’ont pas été comprises par les ouvriers (excepté quelques-uns).

L’ouvrier français est un être à part, ne ressemblant en rien à l’ouvrier des autres pays. — Il y a chez lui un je ne sais quel amour du mot liberté, poussé vraiment jusqu’à l’exaltation, à la folie ! — Ce mot liberté (qui jusqu’ici n’est qu’un mot), implanté dans son esprit, depuis 89, par une puissance mystérieuse et surhumaine, y trône avec la tyrannie de l’idée fixe. — Tel est l’ouvrier français : il préfère subir les chômages, la misère, la faim !… plutôt que de perdre ce qu’il nomme — sa liberté. — Or, il repousse, sans même vouloir examiner, le droit au travail, parce qu’il voit dans la réalisation de ce droit une espèce d’enrégimentation. Il n’en veut donc point et le repousse avec horreur. Plutôt mourir de faim, s’écrie-t-il, mais du moins mourir libre !

Depuis six mois que je parle aux ouvriers, faisant preuve, moi aussi, d’une patience dont je ne me croyais pas capable, je m’y suis prise de toutes les manières pour leur démontrer que la réalisation du droit au travail, tel que je le demandais, n’amènerait jamais pour eux l’enrégimentation qu’ils redoutent si fort. — Mais vouloir faire entendre raison à un homme dont l’esprit est possédé par une idée fixe, c’est vouloir que les sourds entendent et que les aveugles voient. Plus vous cherchez à persuader cet homme par de bonnes raisons, plus son dada galope dans son cerveau et lui trouble l’entendement. Aussi ai-je vu jusqu’à présent mes efforts rester infructueux.

De tous les moyens indiqués dans mon livre pour l’amélioration du sort de la classe ouvrière, un seul a vivement frappé l’attention de tous les ouvriers et ouvrières. — Le PALAIS de l’UNION OUVRIÈRE. —

Sur ce point je trouve même tout le monde d’accord.

Voici comment j’explique cet accord,

L’ouvrier français, cet être à part, trouve dans sa force morale un de ces courages qui n’ont pas encore reçu de nom ; mais que plus tard on nommera de courage de prolétaire. — Armé de ce courage sans nom, il brave impunément les fatigues d’un travail de quatorze et seize heures par jour ; les privations de toute espèce, les souffrances et les douleurs de toute nature. Il est de fer et résiste à tout. — Il fait plus, il est gai !… c’est un farceur qui plaisante, rit de ses propres misères, et chante pour se distraire. — Mais il y a dans l’existence de l’ouvrier français trois malheurs contre lesquels sa gaîté et sa philosophie viennent échouer : — Le bureau de charité, — l’hospice et le dépôt de mendicité.

Faire inscrire son nom et sa demeure pour avoir un pain et un cottret… envoyer sa femme ou sa fille crever à l’hospice…, et son vieux père au dépôt de mendicité… Ah ! si l’ouvrier est contraint de subir cette humiliation… c’en est fait ! Son courage l’abandonne entièrement, en proie au désespoir, il pleure… ou il rugit !…

L’ouvrier français peut souffrir, mais il ne peut mendier. Il y a en lui un orgueil né qui s’y oppose. Il veut bien consentir à ployer sous le poids de la tâche énorme qu’on lui impose, pourvu qu’il puisse porter la tête haute. L’humiliation le démoralise, lui ôte ses forces, le tue ! — Pour l’ouvrier français il y a une épée de Damoclès, menaçante et terrible : le bureau d’aumône, l’hospice, le dépôt de mendicité.

En venant démontrer aux ouvriers, par un calcul bien simple (leur nombre), qu’ils possédaient en eux une richesse immense, qu’ils pouvaient, s’ils veulent s’unir, faire, avec leurs liards, des millions, puis des millions ! qu’une fois en possession de ces richesses, ils pourraient faire bâtir, pour eux, de vastes palais-ateliers-fermes, à l’aspect grandiose et riant, — en leur montrant le trésor qu’ils possèdent, je les ai délivrés de l’humiliation de l’aumône et leur ai fait entrevoir le paradis !

Voici ce qui nous explique cette unanimité à l’endroit du Palais.

Dans toutes les lettres d’ouvriers, le Palais fait la question principale. L’idée d’avoir à eux, en toute propriété, une belle habitation, d’y pouvoir faire élever leurs enfants parfaitement bien ; — d’y recevoir les ouvriers blessés en travaillant, et d’y trouver pour eux-mêmes une retraite honorable lorsqu’ils seront vieux, cette heureuse perspective les transporte. Tous m’en parlent avec émotion et enthousiasme. Il leur échappe un cri d’espérance, un cri de joie. — Je puis donc affirmer ici que tous les ouvriers désirent et sont disposés à coopérer, chacun selon ses moyens, à la réalisation du Palais de l’UNION-OUVRIÈRE.

Voici l’effet produit sur l’esprit des ouvriers par le petit livre.

Maintenant, passons aux bourgeois. — Je dois dire à leur louange et à la surprise générale des ouvriers, que j’ai rencontré parmi les bourgeois aide, sympathie, approbation. — Des personnes, hommes et femmes, appartenant à la haute bourgeoisie, à la noblesse et même au clergé, m’ont écrit des lettres bien belles et qui prouvent l’intérêt sincère qu’elles portent à la classe ouvrière. En venant à moi, ces personnes m’ont manifesté le désir qu’elles auraient d’être utiles à la cause des ouvriers. Plusieurs m’ont envoyé des cotisations en me priant de les employer au service de l’œuvre. — Toutes ces démonstrations ne prouvent-elles pas évidemment que la partie éclairée de la bourgeoisie serait disposée à aider les ouvriers, lorsque ceux-ci voudront faire quelques efforts pour s’unir.

Je vais donner ici quelques passages des lettres qui m’ont été adressées à l’occasion de mon livre. En faisant connaître l’approbation donnée à mon idée par des hommes du plus haut mérite, j’espère attirer l’attention des personnes que la logique de mes raisonnements n’a pu convaincre.


Madame,

Je suis touché plus que je ne puis vous le dire des sentiments bienveillants dont j’ai trouvé l’expression dans votre lettre et dans l’intéressant travail que vous avez eu la bonté de me communiquer. La sympathie profonde dont vous êtes animée pour les misères sociales qui abondent sous nos yeux, a toujours rempli mon cœur ; et si je n’ai que bien imparfaitement réalisé ce que j’ai tenté, rien ne m’est plus doux que de voir reconnaître la sincérité de mes efforts par une personne qui juge tout à la fois avec son âme et avec son esprit.

Certes ce n’est pas moi qui vous dissuaderai de poursuivre la noble et grande entreprise que vous avez commencée ! Il n’y a que trop de gens aujourd’hui qui traitent d’illusion tout sentiment généreux, et d’utopie toute réforme sociale ou politique. Je suis d’ailleurs très convaincu qu’il y a dans votre projet un grand fond de vérité et le principe d’une institution nouvelle très salutaire pour les classes ouvrières. Les difficultés d’organisation sont très grandes : on peut avoir à vaincre, outre les obstacles inhérents à toute création, des entraves procédant de l’autorité, des embarras légaux, la difficulté de perception des ressources, celle de leur emploi et distribution, etc. Il n’en est pas moins vrai que la création d’un grand asile, qu’on l’appelle Palais ou autrement, pour les invalides du travail et de l’industrie, est une belle pensée ; et que l’union des classes ouvrières se cotisant toutes pour arriver à ce but est le meilleur moyen. C’est une pensée qui peut se modifier, se restreindre ou s’étendre, et recevoir des applications diverses qui seraient à discuter ; mais, je le répète, à mon sens, il y a là le germe d’une grande institution à fonder. Si donc, vous êtes assez bonne, Madame, pour attacher quelque prix à mon opinion, permettez-moi de vous offrir mon bien sincère et vif assentiment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Permettez-moi de vous exprimer toute ma pensée. Je suis convaincu que chaque jour nous verrons s’accroître le nombre des voix qui s’élèveront pour défendre ce grand intérêt des classes laborieuses si longtemps abandonnées. Il y a là une question de morale et de justice qui, une fois mise à nu, ne peut être délaissée. C’est une cause gagnée du moment où elle est discutée. Mais soyez sûre, Madame, que les meilleurs avocats de cette noble cause seront ceux qui la défendront gratuitement. Quelques-uns auraient beaucoup de répugnance à recevoir une récompense, d’ailleurs si légitime, de leurs efforts ; et notre société est ainsi faite, que la voix des défenseurs serait moins puissante si on la croyait un peu intéressée. L’exemple d’O’Connell ne doit pas nous faire illusion. La rente nationale lui a été faite, bien moins pour l’aider à servir l’Irlande, que comme récompense de l’avoir servie, ou plutôt elle a eu ce double objet. O’Connell rendait déjà depuis plus de dix ans, à l’Irlande, les plus immenses services que jamais aucun homme ait rendus à son pays, lorsque le peuple irlandais l’a honoré d’un salaire national. Il est certain que rien ne se peut faire au profit de la meilleure cause sans beaucoup d’argent ; mais ce serait l’association seule, si une fois elle était formée, qui devrait recevoir pour agir dans l’intérêt commun. — Il y a du reste, là, matière à longue délibération. Pour moi, Madame, qui suis engagé dans un ordre de travaux qui m’absorbe tout entier, je ne puis m’associer que de loin à des intentions dont je reconnais l’excellence. Je suis du reste très convaincu, qu’avant de recevoir leur accomplissement pratique, les bonnes idées, contenues dans votre livre, ont besoin d’être livrées à la controverse et de pénétrer ainsi dans le sentiment public, et je ne connais pas de meilleur apôtre de ces idées que celle qui les a conçues,

Gustave de Beaumont,
(Député de la Sarthe.)

… Votre idée a beaucoup de grandeur et de puissance ; mais c’est une utopie ; je vous le démontrerai. Il n’est pas possible, par des raisons intérieures et par des raisons extérieures, qu’elle se puisse réaliser dans l’état actuel des choses en France. Mais je crois que la production de l’idée est bonne, à condition que vous l’enveloppiez d’un manteau de haute charité sociale et non de révolte. — Entendons-nous : soyez sévère, défendez sévèrement les droits méconnus, mais pas de haine, pas d’expression de guerre ; — les bourgeois sont aussi des hommes, et il faut que l’émancipation du peuple se fasse plus intelligemment, plus savamment et plus chrétiennement que ne s’est faite celle de la bourgeoisie.

… Je ne vous engage pas à poursuivre pratiquement votre idée aujourd’hui ; livrez-là, revenez-y de temps à autre, et à chaque fois, si elle sourit aux ouvriers avancés, comme je le pense, vous prendrez texte de cela pour leur inoculer des idées bonnes et des sentiments élevés.

… Je crois que vous aurez, par là, pris une excellente position, et que vous pourrez vous en servir pour faire beaucoup de bien. Quelque soit le sort de votre projet, votre ouvrage aura de l’influence sur les ouvriers, telle est du moins ma manière de voir.

Victor Considérant,.
Rédacteur en chef de la Démocratie Pacifique.



Chère Dame, la lecture de votre petit livre a été pour moi la source de jouissances bien vives. Vous avez fait là une œuvre admirable de charité et de raison, et je comprends tout le bonheur, que vous ressentez de l’avoir accomplie.

… Votre livre a une valeur pratique immense. — Ce n’est pas une pure expression de théories et de doctrines cent fois enseignées en vain, — c’est un acte, et un acte de la plus haute importance. On a assez discuté, il faut agir aujourd’hui sous peine de rester à la même place, ou même de rétrograder. La spéculation pure n’a jamais accompli un progrès éclatant, une révolution en ce monde. L’action seule a cette puissance. Quelques pauvres pécheurs pleins de foi ont plus fait pour le bien de l’humanité que tous les philosophes ensemble. Je vous l’ai déjà dit, pour moi, tout le problème aujourd’hui consiste à trouver les moyens d’application, d’action. — C’est avec bonheur que je vous ai vue entrer dans cette voie, et surtout conseiller les moyens pacifiques. Les hommes que vous appeliez raisonnables, les distinguant des enthousiastes et des croyants pourraient bien envier la raison profonde et l’habileté pratique de vos vues, et du plan que vous proposez. — Ce plan est simple comme toutes les grandes choses : il porte en lui le germe de mille réformes dont la nécessité n’est contestée par personne en principe. Il est surtout excellent en ce qu’il peut se réaliser sans secousse violente et sans alarmer les intérêts dominants. — Au contraire, avec un peu de réflexion, on voit aisément que tous ces intérêts devraient se coaliser pour son application ; car l’émancipation graduelle et pacifique du travail doit nécessairement tourner à leur profit, selon les lois les plus simples des sciences économiques.

Vous aurez la gloire d’avoir, la première, formulé une idée féconde, d’où peuvent sortir les conséquences les plus sérieuses. — Quelque soit l’accueil qui lui soit fait, elle produira toujours d’utiles fruits

A. A… R.
Avocat à la Cour royale de…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne discuterai pas avec vous les hautes questions d’économie politique émises dans votre livre, je n’ai pas assez étudié ces questions, et si vous voulez que je vous dise toute ma pensée, je les crois prématurées. — Mais un point m’a frappée, parce que je le crois réalisable, je veux parler des palais. — Selon moi, c’est le côté le plus remarquable de votre œuvre. — L’hôpital ne convient plus à notre siècle ; c’est un mot qui jure à côté de celui de citoyen, et le dernier des mendiants est, malgré sa pauvreté, un citoyen. — Le mot seul de palais, opposé à hôpital, maison de retraite, ou toute autre dénomination me paraît une rénovation. — Ce qui fait l’abaissement du peuple, c’est qu’il se croit destiné à l’abaissement. — La première chose à faire serait donc de le relever à ses propres yeux. Le peuple pense que les riches le méprisent ; il a tort : moi, je suis des riches, je vis parmi les riches, et je puis vous affirmer que nous avons plus d’estime et de respect pour lui qu’il n’en montre pour lui-même. …

… Je pense que les dames de la haute société, et particulièrement de la haute noblesse, feraient pour hâter la construction de ces palais, au moins autant (et je crois plus) qu’elles n’ont fait dernièrement pour les victimes du désastre de la Guadeloupe, Il suffirait d’une ou deux femmes actives et bien placées pour donner l’élan. De suite la chose deviendrait de mode, et en quelques semaines les fonds nécessaires pour un premier palais pourraient être réalisés. …

 

Voyez, Madame, c’est à vous, la créatrice de l’idée, à nous mettre à même de la servir. Quant à moi, vous me trouverez toujours prête à travailler au bien de mes frères. Aussitôt que vous aurez organisé soit une société, un comité ou tout autre moyen d’acton, je m’empresserai de mettre à votre service ma bonne volonté, mon activité et quelques ressources pécuniaires que je serai heureuse de pouvoir offrir à une aussi bonne œuvre.

Amélie de D… L.



Madame,

Permettez-moi de vous dire combien j’ai été vivement frappé des idées à la fois grandes, pratiques et fécondes qui distinguent votre éloquent et beau travail sur l’Union ouvrière.

L’admirable exemple de l’Irlande prouve à quel ascendant les masses peuvent arriver par l’union, sans sortir de la légalité, Il me semble que plus les classes laborieuses de la société tendront à se rapprocher, à unir leurs efforts, leurs intérêts, leurs moyens d’action, plus elles donneront de poids et d’autorité à leurs légitimes réclamations, C’est en cela, Madame, que votre projet relatif la fondation des PALAIS de l’Union ouvrière, me paraît d’autant plus excellent qu’il est réalisable, immédiatement réalisable…

Ainsi, au moyen d’une cotisation minime, les ouvriers pourraient commencer dès aujourd’hui à jeter les bases d’un de ces édifices parfaitement décrits par vous, Madame : vastes établissements où les enfants trouveraient l’instruction professionnelle et les vieillards une retraite honorable.

Cette initiative prise par la classe ouvrière aurait, je crois, une portée immense, et je puis vous assurer, Madame, que plusieurs de mes amis et moi nous serions fiers et heureux d’apporter à cette louable entreprise nos profondes sympathies, notre ardent concours, et les moyens pécuniaires dont nous pourrions disposer, comme souscripteurs à l’édification du premier palais de l’union ouvrière.

Courage et espoir, Madame ; la sainte cause à laquelle vous vous dévouez avec tant de cœur et d’abnégation est en progrès. Le cri de douleur et de misère des travailleurs pénètre jusqu’aux sphères élevées de la société. Ce serait blasphémer l’humanité que de croire que tant de larmes ne seront pas enfin séchées, tant de résignation récompensée, tant de rude labeur glorifié… Par l’union, les classes ouvrières peuvent avancer cet heureux jour… AIDE-TOI… LE CIEL T’AIDERA…

Eugène Sue.



Voici un passage d’une lettre de M. Blanqui : il répond à un ouvrier qui lui avait exprimé, au nom de ses camarades, le désir qu’ils avaient de se cotiser pour élever un palais ou maison de retraite pour les ouvriers.



… Votre projet me semble excellent, simple, praticable de tout point ; c’est une affaire d’ordre et de volonté. Si vous arriviez jamais, ce que je crois et j’espère, à réaliser par souscriptions volontaires, une maison de retraite pour les travailleurs, vous auriez résolu un problème immense. Vous le pouvez. Ce sera le plus bel hôtel des Invalides de notre temps. Il suffit de vouloir et de persévérer. Souvenez-vous que les neuf dixièmes de l’impôt sont payés par des cotes annuelles inférieures à 10 fr. ! Donc les millions se font par les gros sous ; donc vous pouvez fonder quelque chose de sérieux avec de petites souscriptions qui n’excèdent pas les forces de l’ouvrier.

… Ainsi, Monsieur, je ne saurais trop approuver la grande expérience que vous tentez. Soyez sûr que, quand le moment sera venu et que votre souscription aura pris un caractère d’institution, le pays vous viendra en aide.



D’après l’esprit qui règne dans toutes ces lettres, on le voit, si les ouvriers voulaient s’unir, ils pourraient être certains de trouver dans la bourgeoisie une coopération active et puissante.

Encouragée par les sympathies des âmes nobles et généreuses, je vais redoubler d’efforts afin de remplir dignement la tâche que j’ai entreprise ; mais, on doit le comprendre, si on me laisse seule porter un aussi lourd fardeau, telles grandes que soient ma foi et ma charité, je tomberai épuisée sous le faix.

Je viens donc faire appel aux personnes animées d’un saint dévouement. Je leur demande, au nom de l’œuvre, de vouloir bien m’aider moralement et matériellement[4].

C’est aux femmes particulièrement que je m’adresse, parce qu’en l’état actuel des choses, elles peuvent servir la cause plus efficacement que les hommes. — Mais c’est aux femmes intelligentes et aimant Dieu et l’humanité que je fais cet appel.

Il faut enfin qu’on cesse de confondre la charité avec l’aumône[5]. Depuis deux mille ans et plus, les Juifs et les Chrétiens font l’aumône, — et toujours, chez les Juifs et les Chrétiens, il y a des mendiants.

Eh quoi ! si les prêtres catholiques trouvent en France des milliers de femmes nobles et riches pour en faire leurs dames d’aumônes, pourquoi donc ne pas espérer trouver, dans cette même France, quelques centaines de femmes intelligentes et dévouées qui considèreraient comme un devoir, un honneur, de se faire femmes de charité ?

Examinons en quoi diffèrerait leur mission : — Les dames d’aumônes vont dans les maisons riches demander des aumônes pour les pauvres ; — puis, chez les pauvres pour leur distribuer des secours. Elles vont aussi dans les prisons parler aux prostituées, aux voleurs, aux criminels ; elles leur procurent de l’ouvrage, à leur sortie les placent, etc. — Certes, il y a du mérite à remplir une telle mission ; mais quels en sont les résultats ?… Nuls ! — Parce que les secours ne peuvent extirper la misère, — et la prostitution, le vol, le crime, en sont les conséquences inévitables.

Les femmes de charité iraient chez les riches leur démontrer qu’il est de leur devoir, de leur intérêt de travailler à extirper la misère, afin qu’il n’y ait plus ni prostituées ni criminels ; — elles leur démontreraient que la chose est possible, s’ils veulent s’engager à donner pendant dix ans, d’une manière régulière, la somme qu’ils donnent, chaque année, en aumônes diverses. — Elles leur prouveraient, par des chiffres, qu’avec tout ce que la France donne en aumônes, pour être distribué en secours individuels, dans chaque grenier isolément, on pourrait en moins de trois ans créer des travaux manufacturiers et agricoles sur une grande échelle, de manière à pouvoir procurer à tous et à toutes les moyens de vivre très-bien en travaillant. — Ensuite elles iraient dans les ateliers, chez les ouvriers des villes et des campagnes pour les instruire sur leurs droits, leurs devoirs et leurs intérêts. — Celles qui en auraient le talent pourraient leur faire des instructions en commun. Celles qui auraient de la fortune pourraient payer des unionistes zélés, intelligents et actifs, dont la tâche serait d’aller partout où ils sauraient pouvoir faire de la propagande.

Voici, selon moi, une sainte et sublime mission, digne d’une femme réellement charitable, réellement religieuse.

C’est au nom de l’amour de Dieu en l’humanité que j’appelle et supplie les femmes intelligentes de fonder l’ordre des femmes de charité[6].

Maintenant passons à la partie matérielle.

1500 exemplaires du livre ont été vendus, la plupart à 25 ou 30 cent. (à cause des remises qu’il faut faire). !500 fr.
Les autres ont été placés en bonnes mains.

Il me restait sur la première souscription. 616 fr.

J’ai dépensé en frais de poste,
affiches, prospectus (12 000), etc.496 fr.


Reste 120 fr.



620 fr.

J’ai reçu en nouvelles souscriptions. 1 104,50



Total. 1 724,50


Je viens de faire tirer la deuxième édition à 10 000 exemplaires ; ils ont coûté, tout compris, 2 200 fr.

Dans la troisième édition je rendrai compte de ces 10 000 exemplaires.

Paris, 20 janvier 1844.

NOUVELLE LISTE DE SOUSCRIPTEURS


MM. f. c.
1. Mlle ALINE TRISTAN. 20 »
2. MARIE-MADELAINE, domestique. 1 »
3. JULES LAURE, peintre. 20 »
4. Cinq ouvriers corroyeurs. 10 »
5. PIERRE VANDERVOORT, négociant. 20 »
6. Trois actrices. 18 »
7. Mme A. ARNAUD, femme de lettres. 5 »
8. HAWKE, peintre. 10 »
9. CONSTANT BERRIER, auteur dramatique. 5 »
10. CANTAGREL, journaliste. 10 »
11. Un artiste. 5 »
12. J., entrepreneur. 10 »
13. EUGÈNE C. 5 »
14. VICTOR STOUVENEL. 5 »
15. Mlle MARIE de S. 10 »
16. V. B. 10 »
17. Le marquis de L. 20 »
18. JULIEN de Paris. 5 »
19. Le dr R. 10 »
20. F. 5 »
21. GANNEAU. 1 »
22. O.-N., député. 10 »
23. Le dr RECURT. 5 »
24. Un réfugié italien. 5 »
25. PRUDHOMME, libraire. 5 »
26. LÉPAULLE, peintre. 5 »

27. DELLOYE, éditeur. 5 »
28. Par les mains de M. MICHEL, ouvrier. 12 »
29. AUGUSTIN, employé. 5 »
30. Un anonyme. 5 »
31. Deux ouvrières blanchisseuses. 4 »
32. Un négociant. 5 »
33. MOYSES, négociant. 2 »
34. De plusieurs ouvriers réunis. 30 »
35. Mme PAULINE ROLAND. 5 »
36. SURBLED. 5 »
37. Un officier. 2 »
38. BENOIT, courtier. 3 »
39. Deux unionistes. 10 »
40. DESROCHES, ingénieur des mines. 10 »
41. Un anonyme. 40 »
42. SAIVE, ouvrier chapelier. » 50
43. De s., pair de France. 10 »
44. AUGUSTE AUDEMAR, avocat. 20 »
45. DUVERGER, maître imprimeur. 5 »
46. VICTOR BRISSON. 5 »
47. F. 5 »
48. BOURRIN, domestique. 5 »
49. Mme la princesse CHRISTINE BELGIOJOSO. 20 »
50. R. CEISE PARETO, architecte. 10 »
51. JOSEPH CORNERO, avocat. 10 »
52. Le dr B. 10 »
53. MORICEAU, avocat. 5 »
54. Le colonel BORY de SAINT-VINCENT. 15 »
55. CÉSAR DALY, architecte. 10 »
56. C. PECQUEUR. 2 »
57. L., propriétaire, 300 »
58. PHILIPPE BENOIST, peintre. 5 »
59. A. BAYOT, peintre. 5 »
60. T., propriétaire. 7 »
61. EDME, ouvrier mécanicien. 2 »
62. Mme SOPHIE C. D. 5 »
63. DUBOIS, ouvrier typographe. 2 »
64. SCHILLER, maître imprimeur. 1 »

65. EUGÈNE SUE. 20 »
66. GÉRARD SÉGUIN, peintre. 10 »
67. Mlle ERNEST GÉRARD, professeur de chant. 5 »
68. Un officier. 5 »
69. L. 5 »
70. J. C. 5 »
71. Par les mains de M. LEGALLOIS, 25 »
72. CHARLES F. ; étudiant. 5 »
73. Un officier. 3 »
74. VICTOR HENNEQUIN, avocat. 5 »
75. Un prêtre. 3 »
76. Un anonyme. 5 »
77. ADOLPHE LEGRAND. 10 »
78. CHARLES GOUBAULT. 5 »
79. FRODET, professeur. 3 »
80. A. LATOUR, professeur. 2 »
81. LÉON. 5 »
82. Ouvriers phalanstériens. 3 »
83. J : : M : : J : : ouvriers. 20 »
84. REYNIER, ouvrier en soie. 2 »
85. MARC FOUGER, ouvrier serrurier. 2 »
86. L. V. ISORÉ, fils, ouvrier maçon. 2 »
87. JULIEN GROSMEN, ouvrier mégissier. 2 »
88. Une dame polonaise. 5 »
89. Un anonyme. 5 »
90. DE LA SUHARDIÈRE. 5 »
91. Mme HORTENSE de MÉRITENS, femme de lettres. 5 »
92. WORMS, imprimeur. 10 »
93. ESCALÈRE père, négociant. 10 »
94. GUSTAVE JOURDAIN, étudiant. 3 »
95. F., statuaire, 3 »
96. DELOIN. 1 »
97. DE T., député 20 »
98. JULES LOVY. 10 »
99. A. THYS. 10 »
100. ED. de POMPÉRY. 5 »
101. BLANQUI, Directeur de l’École du commerce. 13 »
102. Mlle MAXIME, artiste dramatique. 10 »
1 104 50
  1. Voici la lettre que je leur adressai :
    Messieurs,

    Je vous envoie par la poste un exemplaire du petit livre de l’UNION-OUVRIÈRE, et je viens vous prier de vouloir bien lire, discuter et étudier avec toute l’attention possible, les questions que j’ai traitées dans cet ouvrage.

    Je suis en dehors de toute coterie, de toute personnalité. C’est donc uniquement au point de vue du bien général que j’ai traité la question de l’Union entre tous les ouvriers. Pour moi, il n’y a ni gavots, ni dévoirants ; mais seulement des hommes égaux, des citoyens ayant les mêmes droits et les mêmes intérêts, des frères malheureux devant s’aimer et s’unir pour réclamer pacifiquement leurs droits et défendre leurs intérêts.

    Je vous prie, messieurs, de lire mon petit livre avec impartialité. Ne vous laissez pas aveugler par un préjugé absurde et funeste. Que ma qualité de femme ne soit pas pour vous un motif de répulsion pour mon œuvre. Songez bien que l’amour, l’intelligence, la force, n’ont pas de sexe. En lisant le livre de l’UNION-OUVRIÈRE, ne vous occupez uniquement que d’étudier la valeur des idées qui s’y trouvent. Si vous les jugez bonnes, rationnelles et réalisables, mettez-moi entièrement de côté et faites qu’elles deviennent vôtres. Ce à quoi j’aspire, ce n’est pas à la vaine gloire d’avoir fait un livre. Non, grâce à Dieu ! je suis au-dessus de cette petitesse. Ce que je veux, ce à quoi je travaille, c’est à servir efficacement la classe la plus nombreuse et la plus utile. Voilà tout ce que je désire et rien de plus.

    Comme vous le verrez dans ma préface, je ne fais pas de la vente de ce petit livre une affaire de commerce. L’argent qui en résultera sera employé au service de la cause. C’est pourquoi, messieurs, je viens franchement, et fraternellement vous prier de m’aider à placer ce livre parmi les ouvriers. C’est pour la cause que je vous demande votre appui et non pour moi. Si d’ici à un an nous parvenons à faire que chaque ouvrier ait le livre de l’UNION-OUVRIÈRE au fond de sa casquette, dans trois ans l’union universelle des ouvriers et ouvrières sera possible, et alors, mes frères, nous serons sauvés.
    Agréez, messieurs, les salutations cordiales de celle qui est
    votre sœur en l’humanité,

    Flora Tristan.

    P. S. Voyez quel sera le nombre d’exemplaires que vous croirez pouvoir placer parmi les ouvriers, et écrivez-le moi, je vous les enverrai par le roulage ou la diligence, afin d’éviter les frais de poste qui sont énormes. Lorsque le tout sera vendu, vous me ferez passer l’argent provenant de cette vente.

  2. Le prospectus était le résumé qui se trouve à la page 108.
  3. Je n’ai pas reçu une seule lettre d’ouvrière. — Seulement, deux jeunes ouvrières blanchisseuses sont venues me voir de leur. propre mouvement et m’ont offert de m’apporter chacune 2 fr. tous les trois mois, me priant d’employer cet argent au service de la cause. — Une troisième femme du peuple m’a été amenée. — Pas d’autres manifestations de la part des femmes ouvrières. Cela fait donc 3 femmes sur 87 hommes.
  4. Je prie les personnes qui s’intéressent à l’œuvre à laquelle je travaille, de vouloir bien se mettre en rapport avec moi. 89, rue du Bac, à Paris.
  5. Charité, — amour de Dieu : c’est la plus parfaite des trois vertus théologales. — L’amour, le zèle, la bienveillance qu’on a pour le prochain. (Dict.)
    Aumône, — se dit surtout de l’argent : faire l’aumône, vivre d’aumône, être réduit à l’aumône, être à l’aumône. (Dict.)
  6. Nous lisons dans la Démocratie Pacifique du 26 novembre 1845:
    « Voici un exemple qui mérite d’être signalé au clergé de France et d’Europe ; voici une preuve vivante du progrès intellectuel qui s’opère au sein même de la hiérarchie catholique. Honneur à M. le cardinal-archevêque de Malines, qui pense que la charité chrétienne ne doit pas se borner à faire l’aumône, mais qu’elle dois surtout s’occuper à donner du travail. »


    Messieurs les curés,
    Par sa lettre du 16 septembre dernier, M. le ministre de la justice m’a informé que, pour remédier au malaise des classes ouvrières, le gouvernement a appelé l’attention des autorités provinciales sur les avantages qui résulteraient, pour les pauvres, de l’organisation d’ateliers d’apprentissage, de métiers ou d’écoles-manufactures, ainsi que de l’établissement de comités de secours destinés à procurer des matières premières et du travail aux ouvriers nécessiteux. M. le ministre ajoute qu’il serait à désirer que, dans les localités purement agricoles, les bureaux de bienfaisance s’entendissent avec les administrations communales pour remplacer les secours gratuits pour le salaire du travail, en occupant lest ouvriers pauvres au défrichement des terres incultes, ou à la réparation des chemins vicinaux et communaux, afin d’entretenir parmi eux l’habitude du travail, et de leur procurer à la fois des moyens d’existence.
     

    Vous savez, Messieurs les curés que, quoique le salut des âmes soit le but de notre saint ministère, nous devons cependant aimer à contribuer aussi au bien-être corporel de notre prochain, et à soulager ses besoins temporels, d’autant plus que c’est un moyen très efficace de lui faire aimer la religion,

     
    ENGELBERT, card.-arch. de Malines.



    « Cette lettre est remarquable à la fois par la raison et par l’esprit évangélique. On y trouve deux principes éminemment religieux et entièrement conformes aux données de la science.

    Le premier de ces principes, c’est que l’aumône doit être transformée. La charité doit prévenir la misère plus encore que la soulager. Dans le mécanisme social, l’aumône ne peut être considérée que comme l’accessoire ; mais le principal est, pour les classes pauvres, l’emploi de leurs bras dans l’œuvre de la production. L’organisation du travail est essentielle, fondamentale, l’organisation de la bienfaisance n’est que provisoire, subsidiaire.

    Le second principe, c’est que la religion chrétienne, bien qu’elle s’occupe principalement du salut des âmes ; doit cependant contribuer au bien-être matériel du peuple. »