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QUATRIÈME LEÇON
La Représentation se suffit à elle-même ; preuves spéciales et notamment le principe du nombre


Nous avons déjà vu M. Renouvier démontrer que la représentation se suffit à elle-même. Il l’a démontré en somme par une analyse de l’idée de la représentation en général. Mais cette première démonstration ne lui a pas suffi, il en a donné une seconde plus spéciale. Celle-ci est tirée non plus de l’idée de la représentation et de ses deux éléments considérés dans le trait le plus général de leur essence, mais de certains caractères plus particuliers que devraient présenter les prétendues choses en soi qu’on mettrait sous les représentés ou sous le représentatif. Cette seconde démonstration commence, comme nous venons de l’indiquer, par ce qui est du côté des représentés pour finir par ce qui est du côté du représentatif. Nous intervertirons cet ordre. Un tel changement est sans inconvénient parce que, dans le Premier Essai du moins, le second point ne s’appuie pas sur le premier ; et le changement est vraiment indispensable parce que, à propos du second point, nous allons rencontrer un principe sur lequel il conviendra de porter notre principal effort, attendu qu’il est absolument décisif et caractéristique pour tout l’ensemble de la pensée de notre auteur.

Preuve par la relativité réciproque des phénomènes représentatifs

Nous commençons donc par exposer comment M. Renouvier démontre qu’il ne faut pas chercher la chose en soi non plus précisément sous le représentatif, sous le moi, mais sous les phénomènes représentatifs. Rendons-nous compte d’abord de la tâche que M. Renouvier se propose. Lorsqu’il s’agit d’établir qu’on ne doit pas mettre de choses en soi sous les représentés, ce qu’on a à faire voir c’est surtout ceci que lesdites choses en soi ne peuvent pas se détacher du représentatif, qu’elles ne parviennent pas à accomplir leur promesse de se poser en soi parce qu’elles restent invinciblement assujetties à la condition d’être pour un représentatif ; que, en un mot, elles sont toujours relatives à un moi qui les pense. Être en soi pour de telles choses ce serait être indépendamment de tous les êtres pensants. Évidemment la question change de sens quand elle porte sur les phénomènes représentatifs. Sans doute réaliser des phénomènes représentatifs c’est bien, d’une certaine manière, leur conférer une existence autre chose que celle qu’ils ont dans la représentation. Toutefois ce n’est pas leur retirer l’existence qu’ils ont dans la représentation : c’est pour ainsi dire prolonger ou, si l’on veut, approfondir cette existence. En aucun cas on ne peut songer à prétendre qu’ils n’ont rien de commun avec l’essence représentante, qu’ils ne sont pas pour un moi (Voy. Logique, I, 53-54). Ils sont pour un moi, pense-t-on, et avec cela ils sont quelque chose de plus. Pour réfuter le réalisme sur ce nouveau terrain on ne saurait donc procéder comme précédemment ; on ne saurait prendre à tâche de faire voir que les soi-disant choses représentatives sont relatives à un moi. Ce qu’on doit faire, c’est bien de montrer en de certaines relations l’obstacle insurmontable qui empêche l’érection des phénomènes dont nous parlons en choses en soi : seulement les relations dont il s’agit sont autres que celle qui consiste à rapporter un objet à un sujet pensant. Qu’est-ce à dire ? C’est que pour réfuter le réalisme appliqué aux phénomènes représentatifs, il faut invoquer l’existence de relations qui lient ces phénomènes entre eux. Autrement dit, le principe qu’on invoquera ici sera le suivant : poser les choses en soi, c’est par définition, en faire des essences séparées et se suffisant à elles-mêmes, en faire en un mot autant d’absolus, alors que les choses phénoménales qu’on veut ainsi réaliser ne sont ce qu’elles sont que grâce à des relations des unes avec les autres ; or les relations n’existent que dans et par la représentation, attendu qu’un rapport est précisément une sorte d’intermédiaire subtil entre deux termes, un lien qui ne se prête pas à la réalisation. Les relatifs, disaient les sceptiques grecs, après Aristote, n’existent que dans la pensée. Ainsi c’est en montrant que les phénomènes représentatifs sont indissolublement attachés à des rapports qu’on devra réfuter quiconque entreprend d’en faire des choses en soi. Assurément cette méthode peut s’appliquer aussi aux tentatives de réalisation des phénomènes représentés : mais, c’est assez d’indiquer brièvement cette application possible, car ici il y a d’autres ressources tandis que dans l’autre cas il n’y en a point. — Voilà, croyons-nous, comment il faut comprendre la pensée maîtresse qui préside chez M. Renouvier à la réfutation du réalisme des phénomènes représentatifs. Cette pensée nous paraît ressortir notamment des pp. 57 et 28-29 du tome I de la Logique. Nous devons reconnaître pourtant que l’auteur ne la dégage pas et que, du moins dans la partie du Premier Essai que nous analysons en ce moment, il se contente de prendre pour accordé et ne fait rien pour établir que les relations n’existent que dans la représentation. On y chercherait même vainement le rapprochement que nous avons indiqué entre sa manière de voir et celle des sceptiques grecs.

Forts du principe que nous croyons avoir correctement dégagé, abordons la démonstration elle-même (Logique, I, 5457). Pour y procéder, M. Renouvier commence par esquisser, mais tout empiriquement, dit-il, une classification des faits psychologiques. Il distingue l’attribut sensitif et intellectif : sensation, conscience, jugement, entendement, etc., avec les corrélatifs : choses, images, idées, principes, etc. ; l’attribut actif : cause, force, volonté ; l’attribut affectif joie, tristesse, attrait, répulsion, passion, etc. Sur lesquels de ces phénomènes s’exercera le réalisme ? Ce ne peut guère être ni sur les affections particulières, ni sur les forces particulières, ni sur les sensations, ni sur les idées particulières : « Il est trop manifeste que ces représentations sont relatives à d’autres, tant de même ordre que d’ordres différents et s’évanouissent aussitôt qu’on les met à part de leurs relations » (p. 54). Restent les idées générales : mais en posant des genres en soi, en supprimant les relations qui enveloppent les genres, on ne parvient plus à comprendre les relations des genres entre eux ni même celles des genres avec les représentations particulières. À vrai dire le général n’existe que par rapport au particulier et réciproquement. D’ailleurs l’impossibilité de concevoir un genre comme une chose en soi éclate au plus haut point dans l’idée générale par excellence, celle de l’être : dépouillée de tout caractère impliquant relation comme qualité, quantité, etc., cette idée devient une chose en soi au moment où elle n’a plus rien en soi, où elle est réduite à un pur néant. Passons-nous aux facultés ? Mais il n’y a pas de pensée sans quelque pensée particulière et relative, et de même pour la volonté : car ce n’est rien d’intelligible que le penser du penser ou le vouloir du vouloir. Les genres et les facultés écartés, nous arrivons au moment de prononcer un grand mot, dit M. Renouvier, le mot de substance, et en effet c’est à cet endroit de la Logique qu’il parle de la substance pour la première fois. Cela s’explique : car la substance telle qu’il l’entend, c’est le substrat ou sujet et, par conséquent, le moment de parler de la ou contre la substance est bien celui où l’auteur s’attache à montrer que l’anéantissement des déterminations ou rapports fait évanouir la réalité vraie, la réalité qui n’est pas celle des réalistes. La substance pensante n’est comme toute substance qu’une image, qu’une métaphore. Elle n’est rien de positif. Car, d’abord, dans ce qui pense, on ne connaît que l’attribut général « qui pense » et le ce demeure inconnu, et ensuite l’attribut général « qui pense » ne se manifeste lui-même que par des modes. En somme, tout phénomène représentatif, comme d’ailleurs tout phénomène représenté, implique des relations avec d’autres phénomènes. Poser en soi un phénomène représentatif ce serait supprimer ce qui le caractérise, ce qui le fait ce qu’il est. Donc il est impossible de faire des phénomènes représentatifs, sans détruire tout ce qu’ils avaient de vraiment réel, des choses en soi. Il n’y a de ce côté ni choses en soi à chercher, ni substance, cet autre nom de la chose en soi par excellence.

Preuve par l’application du principe du nombre aux représentés

Passons maintenant de la réalisation des phénomènes représentatifs à celle des représentés. L’argumentation phénoméniste va conclure que les prétendues choses en soi correspondant aux phénomènes représentés ne peuvent exister qu’en se confondant avec les phénomènes représentés et en étant comme eux pour un représentatif. Mais ce qui importe le plus c’est le principe sur lequel s’appuie toute l’argumentation. Dans le prélude de ce principe on retrouve l’idée générale que les phénomènes supposent certaines relations des uns avec les autres. Ce n’est là toutefois qu’un premier point de départ et l’intérêt se concentre de préférence sur ce qui vient après. Les représentés, nous dit donc M. Renouvier, impliquent toujours entre eux des relations. Mais dans certains cas il se rencontre une relation d’un caractère spécial. Elle est telle que si le phénomène représenté dont il s’agit est érigé en chose en soi, l’existence de cette chose entraîne celle de plusieurs autres choses en soi. Or cela posé, ou bien ces choses composent un tout ou elles n’en composent pas un. Est-il admissible qu’elles n’en composent pas un ? Non, sans doute. Nous partons en effet de la représentation et nous cherchons si des représentés, des phénomènes satisfaisant aux exigences de la représentation peuvent être érigés tels quels en choses en soi ; nous ne cherchons pas la chose en soi dans quelque chose qui ne serait pas conforme aux représentés, dans quelque chose qui différerait d’eux en nature. Or la représentation demande que des phénomènes de même ordre sous un certain rapport puissent toujours, sous ledit rapport, être considérés conjointement aussi bien que séparément, et par suite il en faut dire autant des choses en soi. Dans l’espèce, nous considérons certains phénomènes et par suite certaines choses sous l’aspect ou rapport de l’existence, et nous disons par conséquent que les choses en soi dont il s’agit sont susceptibles d’être considérées conjointement ou comme un ensemble ou comme un tout. Mais qu’est-ce qu’un tout, un tout fait de parties distinctes ? C’est un nombre. Donc les choses en soi, dans le cas dont nous parlons, devront former un nombre. En somme une pluralité d’unités homogènes est toujours en droit susceptible de former un tout, et ce tout on ne fait que le nommer autrement en disant que c’est un nombre. Tel est, au moins dans son expression originale et primitive (Logique, I, 29) le capital principe du nombre.

Toutefois sans nous occuper encore de son application aux cas particuliers, nous devons, pour achever de le caractériser, pour permettre d’en saisir le sens, indiquer d’une manière générale ce qu’il est appelé à renverser et sous quelle accusation : car c’est vraiment là un complément indispensable de sa définition, un complément qui ne saurait être remis à plus tard. Le principe du nombre est destiné à renverser l’infini actuel et à le renverser pour cette raison qu’un tel infini est contradictoire en lui-même. Il y a, comme on le sait depuis Aristote[1], deux sortes d’infinis : l’infini en puissance et l’infini en acte. L’infini en puissance consiste dans la possibilité d’ajouter toujours à un tout donné et par exemple à un nombre donné, la possibilité de créer un prolongement à une série de termes quelconques en instituant de nouveaux termes jusque-là inexistants. Par exemple la série des nombres est un infini en puissance parce qu’il est toujours possible à l’esprit de créer un nouveau nombre en créant une unité et en l’ajoutant au dernier nombre qui vient d’être conçu. Le vrai nom de cet infini c’est l’indéfini. L’infini en acte est fait de termes donnés et il est lui-même un assemblage donné tel qu’il ne réponde à aucun nombre déterminé, quelque grand que soit ce nombre (Crit. phil., 1877, I, 225). Si maintenant nous conférons la notion de nombre avec celle de l’infini, nous voyons qu’un nombre n’est jamais infini. Cela est évident puisque, par définition, il n’y a pas de nombre qui soit le plus grand possible, tout nombre pouvant être augmenté d’une unité. Au besoin la même vérité se prouverait encore par l’absurde en développant les contradictions renfermées dans l’hypothèse d’un nombre infini réalisé (voyez, par exemple, Logique, I, 34-36). Ces explications données, on voit que le principe du nombre permet de prouver l’impossibilité de l’infini actuel. Il la prouve en faisant apparaître un tel infini comme contradictoire : en effet, un tel infini étant fait de parties distinctes données est sommable, est en lui-même un nombre, et pourtant, comme un nombre est fini, l’infini actuel, en vertu de son titre d’infini, ne peut pas être un nombre. Il faudrait qu’il fût un nombre infini : c’est-à-dire qu’il serait à la fois et ne serait pas un nombre. Ainsi parce que, en vertu du Principe du nombre, toute pluralité donnée est un nombre, l’infini actuel est lui-même un nombre, de sorte que le Principe étant donné, l’infini actuel est contradictoire et, sous la condition que le Principe du nombre soit posé, condamné par le principe de contradiction. Et M. Renouvier a déclaré sous diverses formes que ce vieux critère de la vérité appuyé sur le nouveau Principe du nombre reprenait une importance souveraine en philosophie, qu’il était appelé à décider les plus graves problèmes (voyez notamment Crit. phil., 1873, II, 195 et 292).

Le principe du nombre et la conversion de Renouvier au finitisme

C’est autour du principe du nombre et du principe de contradiction liés l’un à l’autre de la manière que nous venons de rappeler, que s’est opérée la révolution de la pensée de M. Renouvier pour autant que le passage de l’article Philosophie au Premier Essai est une révolution et non une simple évolution, et il est bien certain que ce passage est en partie une révolution. Nous avons vu sans doute M. Renouvier presque aussitôt après la belle tranquillité du Manuel de philosophie moderne reprendre des inquiétudes devant la violation du principe de contradiction. Mais les atténuations laissaient subsister le mal et pour le décider à en couper la racine il lui fallut une crise. Disons comment il y a été conduit. C’est d’abord, nous venons de l’indiquer, par le principe du nombre. En effet, on pourrait concevoir, s’il ne nous avait pas renseignés, que la contradiction entre la liberté et le déterminisme eût produit en lui un malaise suffisant pour l’amener à reviser une bonne fois pour lui-même les titres du principe de contradiction et à prendre le parti de s’y soumettre et de choisir dès lors entre les deux doctrines contradictoires. En réalité ce n’est pas là ce qui eut lieu. Il nous dit expressément (Esquisse, II, 380) que sur ce point sa conversion fut lente, pénible, produite par une action étrangère, celle de Lequier, et non par le mouvement original de sa pensée. Ce mouvement s’est opéré autour du principe du nombre. Reste à préciser cette indication générale. La crise fut due à des méditations sur la philosophie des mathématiques. L’idée pivotale de sa nouvelle philosophie a procédé, nous dit l’avant-propos de la Logique (p. XVI) d’une méditation prolongée sur le sens et la seule justification possible des méthodes transcendantes en géométrie. Un passage correspondant de l’Esquisse d’une classification (II, 372) nous donne à penser que la lumière se fit un jour chez lui brusquement après de longs tâtonnements. Il s’agissait pour lui de choisir entre une théorie vraiment rationnelle de l’infini en mathématiques, puis aussi dans le concret (car il aperçut de bonne heure la solidarité des deux domaines) et une théorie irrationnelle et mystique dans ces deux ordres de choses. Nous avons vu et il nous dit combien il était attaché comme métaphysicien à l’infinitisme. Comme mathématicien pensant, ses tendances étaient toutes différentes. Il était, comme presque tous les mathématiciens, pénétré de cette idée irréfragable que le nombre infini est inacceptable, et il supportait avec peine l’embarras où ses professeurs l’avaient laissé touchant le moyen de se passer bien décidément et bien réellement des quantités actuellement infinies, et des infiniment petits à la rigueur. Lorsqu’il eut trouvé ce moyen, l’infinitisme fut condamné pour lui hors des mathématiques comme en elles. L’idée de l’impossibilité du nombre infini, victorieuse sur son terrain le plus propre, le fut en même temps dans tout le reste de la théorie de la connaissance.

Nous aurons peut-être l’occasion de revenir sur la philosophie mathématique de M. Renouvier. Il semble indispensable d’en donner aujourd’hui un bref aperçu (voy. notamment Crit. phil., 1877, I, 26, 135 et 263). Les quantités infinitésimales à la rigueur sont inadmissibles et en elles-mêmes et en tant qu’il s’agit d’en faire des sommes. Il est donc indispensable de s’en passer. Mais comment ? Recourir à des quantités très petites mais finies, conduit à enlever toute rigueur aux opérations transcendantes : on n’a plus que des approximations, même dans les formules générales et en dehors des applications numériques. Suffirait-il d’employer partout et exclusivement la méthode des limites ? Mais il y a une pétition de principe à supposer possible le passage à la limite qui est justement en question ; il y a pétition de principe parce qu’on prend pour limite une quantité d’un autre genre que la série qui tend vers elle. Pour justifier le passage, il est à craindre qu’on ne retombe dans les infiniment petits, qu’on y retombe au moins d’une manière détournée et dissimulée, ce qui ferait perdre tout le bénéfice qu’on espérait de la méthode des limites. Quelle est donc la solution ? C’est, quand on veut parler d’une limite, d’entendre par là une grandeur de même genre que les grandeurs qui y tendent, mais une grandeur indéfiniment croissante, une grandeur croissant autant qu’on veut. C’est, d’une manière générale, de substituer franchement l’indéfini à l’infini, d’adopter expressément les infinitésimales, mais en les entendant comme leur inventeur : car Leibniz, parfaitement correct comme mathématicien, n’a jamais admis ni, bien entendu, des grandeurs en acte finies quoique très petites, ni des grandeurs infiniment petites à la rigueur. Par une telle théorie, M. Renouvier satisfaisait pleinement au principe de contradiction et trouvait le moyen de se passer de l’infini actuel dans un domaine où il paraissait aussi inévitable qu’intolérable. Dès lors le principe de contradiction avait prouvé que ses exigences pouvaient bien ne rien avoir d’impossible et l’infini s’était laissé vaincre une première fois. Il n’y avait plus qu’à passer sur le terrain du concret et à formuler le principe du nombre.

Revenons à ce principe pour en suivre les applications à l’établissement du phénoménisme. Lorsque nous voulons poser sous certains phénomènes représentés des choses en soi conformes à ces phénomènes, le principe nous l’interdit : tel est le cas pour l’espace, le temps, la matière, le mouvement.

Si l’on prétendait que l’espace est un et indivisible, qu’il n’a pas de parties par lui-même, il ne s’agirait pas de l’espace tel qu’il nous est représenté, ce ne serait plus le lieu des corps, ce ne serait plus une étendue, mais un point. Ce n’est pas d’un tel espace que nous avons à montrer qu’on ne peut l’ériger en chose en soi. L’espace qu’on voudrait et qu’on ne peut, disons-nous, réaliser, c’est l’espace divisible, composé de parties, tel enfin que la représentation nous le donne. En effet, l’espace, un espace quelconque, est représenté comme constitué par des parties extérieures les unes aux autres. Supposons que l’espace ainsi entendu existe en soi, alors son existence entraîne celle des parties et celle des parties des parties à l’infini. Ces parties toutes existantes devraient pouvoir, comme telles, se totaliser et former un nombre : il faut que, en droit, elles soient un nombre ; pourtant cette exigence du principe du nombre ne peut être satisfaite puisqu’il y a dans un espace quelconque des parties à l’infini. Pour exprimer la condition de l’espace en soi il faudrait dire qu’il forme un nombre infini. Mais ce serait là énoncer une contradiction. Puisqu’il implique contradiction en tant qu’il serait un infini en acte, l’espace ne peut pas être réalisé, ne peut pas être une chose en soi. L’espace n’est qu’un phénomène. Dans la représentation en effet son existence ne présente aucune difficulté. Son infinité n’est qu’une infinité de puissance : la représentation y trouvera autant de parties qu’elle voudra, c’est-à-dire qu’elle fera les parties en les posant, qu’elles n’auront, en dehors de cet acte de les poser, qu’une existence virtuelle. Il ne faudrait pas d’ailleurs essayer de soutenir que l’espace en soi peut, lui aussi, comporter une infinité de divisions simplement virtuelle. Car on devrait alors professer que c’est l’introduction de corps dans l’espace qui détermine des divisions auparavant sans fondement et qui disparaissent avec les corps. Mais le lieu que vient occuper un corps était avant lui et il survivra à la retraite du corps.

Sous la réserve de changements faciles, la même argumentation s’applique au temps et nous interdit d’en faire une chose en soi. Le temps ne peut être un contenu indivisible, il faudrait donc que le temps en soi fût un emboîtement infini de parties. Il n’est pas, s’il est en soi, divisible en puissance seulement, puisqu’il s’écoule, puisque ses parties se déroulent l’une après l’autre.

Pour ce qui est de la matière, l’absurdité qu’il y a à en faire une chose en soi est plus palpable encore que l’absurdité correspondante relevée déjà contre l’espace et le temps. En effet, dans le cas de la matière, nous éprouvons une grande facilité à imaginer les parties dont elle se compose, parce que chacune est marquée comme d’un caractère particulier qui nous aide à la discerner. Il va de soi qu’on n’avancerait à rien en disant la matière composée d’atomes : car à propos de ceux-ci la question de composition renaîtrait. Arguer de la solidité ou au contraire de la fluidité de l’atome c’est en accentuer la divisibilité au lieu de l’éviter car la solidité c’est l’impossibilité de faire rentrer des parties les unes dans les autres, et la fluidité c’est un glissement de parties les unes sur les autres.

Enfin c’est dans le mouvement que l’infinité actuelle et contradictoire du continu comme chose en soi éclate le mieux : ce qui fait que c’est là qu’on l’a le plus tôt aperçue, car c’est contre cette absurdité que sont dirigés au fond les arguments éternellement vrais de Zénon d’Élée. Nulle difficulté contre le mouvement dans la représentation parce que les étendues parcourues et les durées écoulées ont toujours une grandeur déterminée, mesurable par rapport à d’autres étendues et à d’autres durées également représentées. Mais quand on veut réaliser l’espace et le temps dans le mouvement il faut concevoir le mobile comme s’appliquant successivement pendant des durées infiniment petites à chacune des parties infiniment petites de l’espace et comptant ainsi les unes et les autres. Bien entendu l’infinité du temps n’est pas un remède à l’espace : ce sont deux absurdités qui se superposent.

Ainsi il ne peut y avoir ni espace en soi, ni temps en soi, ni matière en soi, ni mouvement en soi. Ajoutons que, par suite, il n’y a non plus rien dont on puisse faire des choses en soi dans les qualités secondes, les qualités premières, et les modifications du sujet pensant, en tant que ces divers représentés s’offrent sous les conditions de l’espace et du temps.

Le principe du nombre ayant ainsi permis de démontrer que les représentés les plus susceptibles de passer pour des choses en soi ne sont que des phénomènes, ce premier et capital et plus difficile résultat se complète accessoirement par celui que nous avons exposé d’abord touchant la réalisation des phénomènes représentatifs, et M. Renouvier n’a plus qu’à combattre en quelques mots l’idée de rapporter à une chose en soi unique, à une substance universelle l’ensemble de tous les phénomènes tant représentés que représentatifs. Il déclare cette synthèse des contradictoires et cette réduction du déterminé à l’indéterminé absolument inintelligible, et il conclut que le phénoménisme a cause gagnée. Puis il ajoute que cette victoire n’a pas été payée de trop de subtilités laborieuses : car si, en un sens, nous sommes au même point qu’en commençant, c’est-à-dire en face des phénomènes, nous avons renversé les idoles et garanti ainsi notre esprit contre tout ce qui risquait de le troubler dans ses recherches Nous pouvons vaquer librement à l’édification positive de la science.

Examen du principe du nombre

C’est avant tout au principe du nombre que l’établissement du phénoménisme est dû : non seulement ce principe a permis, ainsi que nous venons de le dire, la réfutation du plus spécieux des réalismes, à savoir du réalisme matérialiste, mais comme nous avons aussi tâché de le faire voir, il a été le premier moteur de toute la pensée phénoméniste de M. Renouvier après l’article Philosophie où déjà il s’annonçait. Et sa fécondité n’est pas épuisée par toute la contribution qu’il a apportée à la démonstration de la thèse fondamentale du phénoménisme, il fournit encore des compléments à cette thèse. D’une part toute la philosophie du fini et la solution des antinomies kantiennes, de l’autre et par suite une certaine conception de la relativité de la connaissance en tant que celle-ci apparaît comme limitée, condamnée à ne pas s’achever toute dès que cet achèvement supposerait l’infini en acte. Il convient de voir ce que vaut un principe si prépondérant dans le système et en même temps ce que vaut la négation de l’infini actuel.

On peut donner de la pensée de M. Renouvier sur ces deux points étroitement solidaires deux interprétations. La première étant, il faut le reconnaître, celle qui répond le mieux à la lettre des ouvrages de l’auteur et à sa pensée la plus consciente. Cette première interprétation se laisse résumer dans les termes suivants : Toute pluralité actuelle est nombre ; l’infini actuel est pluralité actuelle, donc il est nombre ; ce qui est contradictoire en soi. — C’est contre cette interprétation que s’est élevée l’objection la plus forte ou, pour mieux dire, l’objection unique sans cesse reproduite par les adversaires de M. Renouvier. C’est elle qu’on trouve en 1877 (Crit. phil., 6e  année, I, 193) dans une lettre de M. Boirac, puis dans une réponse de Lotze à M. Renouvier, (réponse à laquelle M. Renouvier réplique dans la Revue de M. Ribot en juin 1880), puis encore dans le livre de M. Milhaud sur la Certitude logique et enfin dans l’ouvrage de M. Séailles[2]. Mais, comme l’idée que l’infini actuel est impossible parce que toute pluralité est un nombre a rendu sans doute des conséquences nouvelles entre les mains de M. Renouvier sans qu’il ait été le premier inventeur de l’idée, l’objection dont nous parlons est déjà dans Leibniz en beaucoup de passages, où M. Renouvier l’a souvent relevée (voy. notamment Crit. phil., 1876, II, 71). Elle consiste à dire qu’une multitude, une pluralité, n’est pas forcément un nombre, que dès lors une pluralité actuelle peut être sans nombre et par conséquent infinie sans qu’il y ait dans cette infinité actuelle la moindre contradiction. M. Séailles s’est efforcé de préciser au plus haut point l’objection en s’appuyant pour la soutenir sur la théorie même des catégories chez M. Renouvier. Selon M. Renouvier les catégories se formulent en trois moments : thèse, antithèse et synthèse, et le nom même du troisième moment indique assez que le lien entre lui et les précédents n’est pas analytique. Or la totalité ou le nombre est dans la catégorie du nombre le troisième moment, les deux premiers étant l’unité et la pluralité. Si l’on songe après cela combien une liaison synthétique chez M. Renouvier ressemble à une liaison de fait, on verra combien il s’en faut que la totalité soit au fond pour M. Renouvier inséparable de la pluralité. Ainsi raisonne M. Séailles. Mais il ne s’agit pas pour M. Renouvier d’établir un lien analytique entre la pluralité et la totalité, la contradiction ne consiste pas, selon lui, à séparer ces deux moments du nombre en tout état de cause, mais la séparation lui apparaît comme contradictoire quand certaines conditions sont données, savoir quand la pluralité est en acte, c’est-à-dire faite d’éléments discrets qui sont là, qui sont comme devant nos yeux. Reconnaissons pourtant que cette raison n’est peut-être ni parfaitement claire, ni, par suite, incontestable, et concluons qu’il est bien possible qu’il y ait parfois pluralité et même pluralité actuelle sans totalité et sans nombre. L’infinitisme n’a pas pour cela cause gagnée, car alors se présente la seconde interprétation de la pensée de M. Renouvier. En l’adoptant on s’obligerait sans doute à modifier le système dans la forme, dans la manière de le présenter : mais tout le fond, tout l’anti-infinitisme avec ses conséquences subsisterait.

Voici cette seconde interprétation : Lorsqu’on proclame qu’une pluralité est un infini en acte, on a opéré le passage des deux premiers moments de la catégorie du nombre au troisième. La synthèse n’est plus à faire, elle est faite, par cela qu’on parle d’infini en acte. L’infinité est l’analogue exact de la totalité ou même elle en est une espèce. M. Renouvier n’a pas besoin de chercher à passer de la pluralité à la totalité, ce sont ses adversaires qui se chargent du passage en parlant d’infinité. Cette interprétation, quoique répondant moins, encore une fois, aux déclarations les plus expresses et les plus habituelles de M. Renouvier, est cependant confirmée, rendue même incontestable par de bons textes. D’abord (et certes nous ne citerons pas tout ce qu’il faudrait citer) il y a le mot de synthèse qui revient souvent dans la réponse à Lotze et qui y est appliqué à l’infini actuel ; en second lieu on trouve dans un article sur Stuart Mill (Crit. philos., 1876, II, 161 milieu), cette synonymie significative « infini actuel ou infini sommé » ; enfin la définition de l’infini actuel que nous avons citée au début de la partie de cette leçon qui concerne le Principe du nombre spécifie très formellement que l’infini actuel est une collection effectuée et un assemblage. — Maintenant, que vaut la doctrine de M. Renouvier sur l’infini une fois qu’on l’a présentée sous cette forme historiquement légitime ? Remarquons d’abord qu’un penseur qui n’est pas suspect d’animosité contre l’infini, M. Lachelier, comprend lui aussi l’infini en acte comme étant un tout et pour cette raison le déclare impossible (Revue de Métaphysique, novembre 1903, pp. 700-701[3]). Ensuite si nous nous mettons en face de cette idée, elle paraît très solide. Car enfin qu’est-ce qu’une pluralité sans nombre ? Est-ce, comme le pensent les adversaires de M. Renouvier, une pluralité infinie en acte ? Non : c’est une pluralité pure et simple si l’on prend le mot sans nombre dans son sens naturel. Si l’on donne au mot sans nombre le sens de plus grand que tout nombre assignable, il faut bien qu’on ait essayé de nombrer la pluralité en question pour la dire ainsi plus grande que tout nombre. Comparer une pluralité pure et simple avec un nombre, cela n’aurait pas de sens. On ne compare avec un nombre que quelque chose qu’on a déjà élevé au rang du nombre, élevé au même degré que le nombre par la manière dont on l’a traité. Ainsi il est bien vrai que l’infini en acte est une pluralité qui prétend avoir été sommée sans avoir pu l’être, que c’est en un mot un nombre infini. L’infinitisme inhérent au réalisme matérialiste est donc en définitive condamné à juste titre comme contradictoire par M. Renouvier.


  1. Cf. Hamelin, Le système d’Aristote, p. 280-286. La distinction de l’infini en puissance et de l’infini en acte sert à réfuter les arguments de Zénon d’Élée. Cf. Aristote, Physique, VI, 9, 239 b, 9 à 33. Cf. aussi Renouvier, Logique, I, p. 49 : Renouvier traduit Aristote de la manière suivante : « À celui qui soulève la question de savoir s’il est possible de traverser les infinis, soit dans le temps, soit dans la longueur, on doit répondre que d’une manière c’est possible, et que d’une autre ce ne l’est pas. S’il s’agit de ce qui est accompli en acte, c’est impossible ; mais c’est possible s’il ne s’agit que de la puissance… » Voy. Aristote, Physique, VIII, 12). Renouvier ajoute qu’Aristote « a raison de ne vouloir compter (dans la ligne continue ou dans le temps) de divisions ou fractions qu’autant qu’elles sont effectuées », ce qui leur donne naissance, « c’est l’acte de la représentation qui les objective. Cet acte seul permet de supposer des possibles infinis qui, réalisés par avance dans l’essence d’un sujet tel que le continu en soi, impliqueraient contradiction ».
  2. Milhaud, Essai sur les conditions et les limites de la certitude logique. Paris, Alcan, 1895, 1 vol. in-8o, 3e  partie, ch. III « La prétendue solution des antinomies mathématiques de Kant ». Séailles, La philosophie de Ch. Renouvier, ch. II, § VI, p. 69-79.
  3. Autrement dit « l’observation de Platner » dans le volume Études sur le syllogisme, p. 134 : « Je prends pour accordé qu’il n’y a pas d’infini numérique actuel, en d’autres termes que tout ce qui est ou peut être donné en même temps à une même conscience est en nombre fini » et, en note, divers passages de Leibniz, dont celui-ci : « Datur infinitum syncategorematicum… possibilitas scilicet ulterioris in dividendo, multiplicando, subtrahendo, addendo progressus… Sed non datur infinitum categorematicum seu habens actu partes infinitas formaliter ».